L'Enregistrement de maman
1Chaque année je dis qu’elle vieillit, me dis-je, le lundi nous arrivons dans La Maison, et le lendemain matin je dis elle a vieilli, pensais-je, effet de reproche me dis-je car pendant l’année nous ne sommes pas sous le même toit, c’est lorsque nous sommes ramenées sous le même toit que je trouve qu’elle a changé ou bien c’est l’effet de La Maison qui du jour au lendemain l’altère. Nous ne savons pas quand cela a commencé, cette époque, quand exactement nous y sommes entrées, si nous y sommes entrées ensemble avec l’Autre ou séparément, mais, plus de doute, nous y sommes, nous sommes dans La Maison avec la mort, c’est d’une Unheimlichkeit particulièrement Unheimlich, une étrangeté familiale étrangère dont nous parlons de temps à autre en commençant par dire : il ne faut pas en parler, ou je ne veux pas en parler, et en en parlant aussitôt après, elle doit rester l’étrangère disons-nous, d’ailleurs elle l’est, cependant nous parlons d’elle, et chaque année, notais-je, nous faisons moins de manières surtout ma mère même moi, j’en fais moins et autrement, je ne veux pas en parler non seulement j’y pense mais ce n’est plus l’atroce représentation d’un événement qui me dévaste soudain, c’est une conversion généralisée de tout mon être, de mon attitude mentale, de mes positions de pensée, de mes figurations du temps, et pour résumer cet immense pernicieux déplacement, je vis tout en double je vois, pense, parle, veux, tout en double, chaque instant a sa doublure mélancolique, je vis avec une ombre bistre appelée encore tout moment est lined par sa remémoration immédiate constate ma mère, ça me fait penser que je penserai dit-elle depuis que « je sais » que la mort est proche, les statistiques disent quatre à cinq ans. Ma mère compte vivre encore deux ans me disait-elle hier, deux ans m’écriais-je, un chiffre abominable, faux, autant dire que j’ai reçu ma propre condamnation à mort, je compte encore dix ans dis-je, c’est ce que je pensais, cent ans au moins, mais à ces mots, à mes mots à mes oreilles je me suis épouvantée, dix ans seulement, j’ai pensé ai-je pensé avec horreur et honte, comme si je l’avais condamnée à mort, mais là-dessus ma mère a dit : cela peut être et cela peut ne pas être, comme disait ma grand-mère modestement, dix ans c’est vraisemblable chez nous, mais il faut toujours compter sur un accident, deux ans c’était ce qui lui resterait compte tenu d’une fracture du col du fémur, un accident qu’elle met dans sa comptaprobabilité, mon frère aussi doit compter sur un accident, moi aussi je dois compter sur un accident, mais selon ma mère on peut compter sur deux ans raisonnablement. Nous n’avons pas la même mesure, songeais-je deux ans de Selma valent dix ans pour moi. Pour elle cela signifie changement de vitesse, tout doit être beaucoup plus rapide, faire les choses vite et bien j’ai toujours aspiré, pour cela il faut avoir un certain réflexe, s’écrie-t-elle. Quand je sors de la cuisine moi je prends déjà trois objets Jennie deux, tandis que les autres rien du tout, il y en a qui restent dans la cuisine à ne rien faire alors qu’il y a toutes les assiettes à ramasser. Et comme il faut. Elle parlait tellement vite de la vitesse, c’était hier, que ma feuille de notes est restée pleine de blancs. Je ne rattrapais qu’une phrase sur trois. Les gens qui m’accompagnent sont une catastrophe. Le temps qu’ils réfléchissent et qu’ils s’avancent, c’est déjà passé. À Osnabrück on nous a traitées avec lenteur sous prétexte qu’on est vieilles, c’est une erreur. Nous sommes pressées. J’ai un coup d’œil, c’est inné. Qui veut vivre longtemps doit vite. Les autres ne font rien du tout pendant ce temps, ils perdent du temps, c’est tout. Toi aussi tu es très rapide, si tu ne l’étais pas, tu ne pourrais pas être dans cette lenteur interminable où tu te coinces car il faut quand même réfléchir entre les mots pour écrire, mais pour le reste, tu es vite. À Oran Omi aussi était très ponctuelle au moment où ton père rentrait dans la porte elle arrivait avec la soupière fumante. Une cousine Marga, je ne savais pas sa façon de vivre, sinon, une fois je suis arrivée chez elle elle m’a dit je vais te faire un sandwich une demi-heure après elle n’était pas revenue, je n’appelais pas ça vivre, mais souvivre disait ma mère hier, tout en faisant trois choses à la fois, ranger la vaisselle, Kartoffelpfannkuchen et m’épier. Elle veut que je note, elle l’ordonne, elle me donne des indications, ça tu dois noter, ça tu ne dois pas, et je ne les suis pas. Râper les pommes de terre pas trop long et garder l’amidon.
2C’est un crime contre sa nature de ne pas vivre toute sa vie et parfois on le commet dit ma mère. Elle s’assied dans le fauteuil de mon frère qui est le fauteuil métaphysique. Elle avoue : hier matin à huit heures par bêtise je me suis presque enterrée moi-même. Mon collier était introuvable, que je l’aie depuis cinquante ans était une aggravation. Je ne te l’ai pas dit quand tu as appelé à neuf heures je ne vais pas étaler ma viéiillesse au téléphone, je suis restée seule avec ma honte
3il serait possible que le collier soit tombé sans que je m’en aperçoive j’aurais dû m’en apercevoir
4Je remuai tout l’appartement. Les heures passent. L’inquiétude monte. La viéiillesse commence. Je cherche le collier au milieu de mes idées de plus en plus morbides tout à fait exotiques il y en a qui perdent le collier ensuite la tête. Je me suis fait des reproches de haut une honte voilà ce que c’est l’âge cinquante ans jamais d’accident de collier je m’assieds sur le divan j’allume la télévision que j’éteins j’ouvre je prends le Süddeutsche Zeitung que je ne lis jamais j’éteins. C’est un tribunal partout où-est-ce-collier tout à fait comme dans mon policier. Je fais effort me disais-je je me mets à genoux je vais chercher partout jusqu’à l’humiliation je vais recommencer à chercher comme un chien je suis incapable de m’arrêter de chercher et c’est ce que j’ai fait à quatre pattes alors qu’Omi cherchait toujours mentalement dans toutes les pièces et Mémé disait toujours quand on n’a pas de tête il faut des pieds jusqu’à ce que je rampe dans la salle de bains et là je me suis rappelé à sept heures le matin quand je prenais le bain avoir entendu un petit bruit je regardai par terre et j’avais vu derrière la cuvette du cabinet un petit morceau de savon que par vieillesse je n’ai pas ramassé. Et voilà que je retrouve ce collier allongé comme un serpent à côté de la cuvette qui me dit : le savon c’était moi, le collier. Là ! J’ai ressuscité dans mon estime. J’étais rampée dans la salle de bains avec une foule d’idées de bassesses et de vieillesses j’avais dit ça y est la vieille a commencé tout de suite on est déjà comme un chien qui est tellement attaché à son collier qu’il en fait une maladie mortelle, pensant bêtement que c’est le collier qui fait le chien, on a détesté les chiens toute sa vie subitement on se déteste soi-même. C’est le soir de la vie comme on dit. Et tout aussi subitement j’ai ressuscité : je n’avais quand même pas perdu mon collier bêtement j’avais quand même bien entendu son petit bruit de savon qui était son sifflement de serpent. Le temps change la nature de tout disait ma mère sauvée du chien assise dans le fauteuil à philosopher de mon frère. Rien ne reste semblable à soi de forme en forme du matin au soir. La Nature, en poussant tout oblige tout à changer. J’étais un chien hier le collier un serpent que j’ai cru un savon aujourd’hui je resuis ta mère et tu peux en être fière. Je n’ai pas eu peur de me mettre à quatre pattes quand je vois les autres hésiter. Je peux ramasser des choses tombées à terre avec une incroyable facilité. Il y en a qui peuvent les ramasser et ne ramassent rien. On dirait qu’ils ont tous mal au dos, ils ne peuvent pas se baisser. La vérité : personne ne veut se baisser. Qui peut juger de nos propres différences ? J’ai cru la viéiillesse commencer. Nous ne savons pas. Où commence la viéiillesse ? Quand finit la jeunesse ? J’ai quelques gênes qui ne me gênent pas trop et pour ce soir j’ai une sole pour toi. Sur ce j’ai assez travaillé pour l’esprit je m’en vais. Le tout c’est que j’ai retrouvé mon collier. En se levant d’un bond elle a renversé le fauteuil. Les Choses ne vont pas assez vite pour la suivre. Il y a toujours une chaise qui n’a pas reculé assez vite derrière elle. Une assiette qui ne s’est pas posée assez vite sur la table. Un drap qui ne s’est pas décroché assez prestement de la corde à linge. Elle passe : c’est une bousculade. La voix de ma mère sort avec le bruit de ma mère. Mon temps entre en silence. Le chat mon silence entre. On ne pourra pas comprendre les nuances de ce récit pensais-je si je ne l’écris pas comme elle le prononce : elle ne dit pas jeunesse et vieillesse. Elle dit : je naisse et vie-et-yes avec accent tonique. De manière que ses concepts sont constamment en branle, sa vie-et-yes n’est jamais si décrépitée qu’on imagine vieillesse en français.
5« Je sais bien que la mort est proche mais quand même je crois – je ne crois pas, rien n’a changé. Seulement une disposition d’archives. J’enregistre sans arrêt je dépose les instants, je m’épuise à recorder, j’appuie sur la touche mentale chaque minute, je suis constamment à côté de moi, de ma mère, c’est comme si j’avais été décidée à me précéder et déposer mes archives à la Bibliothèque nationale, un geste qui m’annoncerait chez les morts si je le commettais. Je me dépose. En tant que fille de ma mère, or que suis-je autrement ? – Je me dépose. Me voilà soudain accompagnée de mon image, expérience létale précoce. C’est le stade du miroir de mort. Je me vis regardée maman morte. Et pourtant je ne le crois pas. Mais le travail se fait : sur mon visage s’œuvre un autre visage. De mon visage monte le visage suivant, mon visage de vieillesse pour quand la vieille ne sera plus Selma mais moi. Cela travaille sans arrêt, chaque millimètre du visage téléphone, pince durcit s’endort tiraille s’éveille la figure se pétrit se tricote lâche des mailles on finira par ressembler à quelqu’un d’autrefois qui attendait caché sous le temps. Et l’asymétrie. Tantôt c’est le côté du passé qui ne cesse de se remanier. Tantôt ce sont toutes les images du futur. Voyages du visage. Et maintenant dans l’escalier se répand l’odeur de poivrons grillés. Celle-là pour nous c’est la madeleine, elle nous ramène à Paradis-plage mon frère et moi et sans mélancolie : ce n’est pas la petite enfance qui va mourir, elle nous restera intacte. La mort va nous tuer la moitié la plus récente de notre être, ces jours-ci par exemple. Le Poivron Grillé reste inextinguible. » J’écrivais cela le 23 avril 1999. De là le jeudi 24 nous vînmes mon ami et moi au château de Montaigne.
6Ce n’est pas que j’aime retourner au château de Montaigne, c’est que j’en ai vitalement besoin. Je ne suis jamais allée chez Montaigne, dès la première fois, il y a des dizaines d’années, j’y suis retournée. On n’y arrive pas. On s’y trouve depuis toujours ou jamais. Dès qu’on entre dans la tour on reconnaît Montaigne, sa respiration, sa taille, sa pierre. Au monde il n’y a qu’une tour. C’est avec sa tour que Montaigne a fait le tour de l’Italie. L’Italie était sa tour. Il la notait pas à pas, pierre à pierre, mille à mille, il la citait et la gravait sur le vif. Il l’a vue en double, quand il était dans la tour il était en Italie, quand en Italie, dans la tour. Quand je suis dans la tour, je me retrouve. Chaque fois. Comme l’odeur du Poivron Grillé toute puissante ainsi l’odeur psychique physique de la chair de Montaigne de ses proportions, de sa voix, du torrent de ses pensées, inextinguible. J’ouvre les Essais, la porte, son chien de joie aboie, le grand chat noir sur pattes blanches s’appelle maintenant Balzac, la Tour est construite comme un Essai et vice versa, Montaigne reçoit, la Tour, le Livre, tout nous dit ouvrez. De la Tour se voit le monde entier. La Tour voit le Monde. Il était de taille moyenne. Autrefois la Tour était un éléphant se disait-il, on voit cela sur l’échiquier de Charlemagne, comment d’éléphant l’alfil se fit au fil du temps d’une part tour d’autre part fou, pour transporter l’esprit tantôt en droite ligne tantôt en oblique selon la démarche alternée des Essais. Chaque fois que nous entrons dans la Tour je pense vie mon ami pense mort et nous pensons aux retours, lorsque dans la Tour mon ami se faufile dans la petite pièce à côté de la chambre d’études où le maître se réfugiait pour mener en secret l’occupation qui réclamait une inviolable solitude, je ne le regarde pas glisser sa prière dans la prière de Montaigne, je prie dans le coin de la chambre pour que la prière faite sous ce toit soit exaucée nous restons dans la Tour une heure pour faire lecture, chaque fois nous contemplons en silence la route étoilée qui s’étend en bas de la construction puis le plafond imprimé dans la librairie en haut de la tour, nous restons debout dans un merveilleux état d’hallucination qui pourrait durer encore des siècles, ayant commencé à écrire en 1571 le 28 février. Une fois dehors mon ami prend le chemin qui longe la cour du château jusqu’à son angle d’orient et là ayant à sa droite une campagne immense fort bien labourée et plus loin le pays et plus loin la mer il urine à l’endroit où le maître venait rendre tantôt avec beaucoup de souffrance tantôt sans beaucoup de peine une fois une quantité de sable avec une pierre longue plus grosse qu’un gros grain de froment, une fois une pierre ronde dure massive blanche en dedans rousse en dessus beaucoup plus grosse qu’un grain. On voit par là disait Montaigne, rappelais-je à mon ami, que la nature se soulage souvent d’elle-même. Nous-mêmes nous souffrons si souvent de pierres de chagrin dans l’âme, moi-même en ce moment j’ai ma mère dans la tête qui me donne une cruelle acrimonie mais la nature se soulage d’elle-même me répète-t-elle, je ne sais pas ce que tu vas faire avec ton caractère d’être trop attachée. La mort c’est chose naturelle. Ne va pas te casser la tête sur une pierre. Une fois que je m’endors et je suis refroidie ce sera pour moi la fin des haricots m’avait-elle dit le 23 avril 1999. Encore une de ses expressions françaises. Les haricots sont entrés tout d’un coup dans mon souci. A jamais j’entretiendrai un rapport ambigu avec les haricots aussi ai-je pensé. Elle me regardait avec regret, qui va te les faire pensait-elle, j’ai vu ça. Les haricots après la fin des haricots.
7Il faut une construction à deux étages avec soupente rez-de-chaussée sous-sol, je dors au-dessus de la vie de ma mère, Montaigne dormait avec le ciel sous son lit les pieds sur les étoiles au-dessus de son front le livre la disposition de La Maison est essentielle pour survivre avec ma mère avec paix la distance verticale est vitale chaque fois que je pense à elle à travers le plafond, je souris. Sous mon corps le bruit des pantoufles, la porte du séjour claque la porte de la cuisine claque, plusieurs fois les portes, le volet bat, elle le nie, elle passe l’aspirateur allemand dans l’escalier elle dit qu’il n’y a pas d’autre moyen. Elle vit. Je pense. Je ne fais que penser : elle vit. Je pense sans cesse : elle est là. Au lieu de vivre je pense elle est vivante. Je pense : elle éteint la lumière. Je pense aussi : dixième ouverture de porte, dixième claquement. Je pense : paix. Paix et reconnaissance. Je pense : qu’est-ce qu’elle a encore fait ? Je parie qu’elle a ouvert la fenêtre du sous-sol, le chat va s’échapper. Je descends. Il est minuit. La fenêtre du sous-sol est ouverte, le chat s’est échappé. Au matin le chat est revenu. En une nuit il a changé. Je le sens à son odeur. Il a fait ses occupations. Je ne pourrai plus jamais lui interdire de s’échapper. Désormais le chat est en danger. Je ne dormirai plus. La nuit au lieu de m’occuper à rêver je veillerai en attendant le retour du chat. Ma mère happe son café au lait. Je dis : quelqu’un a ouvert la fenêtre du sous-sol à minuit et le chat s’est sauvé. Elle dit : qu’il ne revienne pas c’est naturel. Elle dit : je ne croyais pas qu’il sauterait jusqu’à la fenêtre. Je dis : à minuit tu as ouvert ? – C’était pour aérer dit ma mère. Nous arrêtons de dire. Café. Selma s’occupe avec la deuxième occupation. Je pense sec : je devine tout ce que tu penses. Elle pense : moi morte le chat vivant, image obscène. Mort au chat. Il ne faut pas le dire mais penser j’ai le droit. D’un bond je saute sur la pensée. Je dis : tu penses une méchanceté. Le nez baissé elle dit : c’est naturel que les chats meurent. Et sans réticence elle dit : Man sagt der Apfel fällt nicht weit von der Apfelbaum, on le dit, ça que la pomme ne tombe pas loin du pommier mais ce n’est pas vrai. Les fruits ne ressemblent pas toujours aux parents. Tu es tombée très loin de moi, et tu continues quand même. Tomber. De plus en plus loin. Je te vois et tu ne te vois pas. Tu communies avec ton chat. Chez nous, le chat et autres gens, on ne se laisse pas attacher. Le chat j’excommunie. Je ne vois d’ailleurs pas pourquoi l’on doit se ressembler. Goethe sagt dit ma mère, et je voyais à sa façon de citer tantôt l’un tantôt l’autre en allemand, qu’Omi ma grand-mère n’était pas très loin, chaque fois qu’Omi remonte d’entre les morts, cela se signale tout de suite dans la langue de ma mère, dès qu’Omi bouge l’allemand se répand dans La Maison et inversement, les deux sœurs parlent-elles allemand, aussitôt Omi remonte, elle s’assied dans son fauteuil près de la fenêtre dans lequel ma mère empile des sacs et des valises en permanence, elle ouvre un policier, et les joues roses l’œil bleu elle suçote un carré de chocolat noir et cite Goethe dans la pièce. Alors ma mère dit Goethe dit Wahlverwandschaften, des parentages électifs, mais ce n’est pas vrai. Il aurait dû savoir.
8Une famille et des enfants, c’est ça la vraie vie. En fin de compte, dit ma mère son fils était la fille de sa bonne qui ne parlait pas et ne comprenait rien. Il aurait dû avoir l’amour-propre de se créer une famille. Enfin toi aussi tu as ton chat. Un chat a aussi un âge. Tu ne veux pas que je le dise. Ce chat n’a que quarante-deux ans pensais-je. Ce chat a assez duré, Omi aussi haïssait les chats pensait ma mère. Je pense grandement troublée : Que ma mère soit jalouse du chat, c’est antiquement naturel. – Pas du tout, dit ma mère. Qu’est-ce que ça peut me faire ? dit ma mère lisant à son tour ce que je pense. Une fois refroidie, ça ne m’intéresse pas ce que tu fais avec ton chat. Mais tu es en sursis. Tu devrais le savoir. Tandis que moi je suis en sursis et je le sais, dit ma mère et elle secoue sa serviette de table qui pendait devant elle. Des miettes et des bouts de pain tombent du balcon sur le peuple animal, bestioles et chat compris. Il se fait en bas tout le trouble du monde disait Montaigne lorsque le pape ayant lu à haute voix une bulle en latin où sont excommuniés une infinie sorte de gens. Cette lecture durait une bonne heure et demie dis-je ensuite il secouait une grande pièce de taffetas noir qui pendait sur l’accoudoir du balcon et il jette par-dessus bord sur le peuple animal en contrebas deux ou trois torches allumées. Toutes sortes de gens excommuniés disait Montaigne, surtout les princes qui détiennent quelque chose des terres de l’Église. Les cardinaux qui accompagnent le pape se tordaient de rire. Ils sont en sursis disaient-ils en italien, je racontais cela à ma mère. On est en sursis. L’être humain dit ma mère. On est toujours en sursis, ce mot ça m’a toujours plu, sursis les gens ne se rendent pas compte. Mais quand premièrement on arrive à un certain âge et ensuite quand on sait encore compter on sait. Est-ce que ça peut se lire Montaigne pour moi demandait Selma ? Est-ce que ce n’est pas trop antique ? Je sais que je suis près de cette date critique dit-elle, je m’approche d’un terme fatidique où il n’y a rien à faire. Mon capital vital est en train de diminuer mais il m’en reste encore suffisamment, Omi disait toujours j’aime la vie, j’aime le soleil couchant. J’ai très bien survécu à Omi, il n’y avait pas de raison, chacun son temps, elle est devenue une charge mais elle était quand même une compagne. Vieillir je l’accepte. Il faut savoir compter un minimum. Il y a des vieilles si décrépites, elles comptent leurs sous pensant avoir encore vingt ans dans le corps, ma sœur ne peut pas dépenser, pauvre folle que tu es, chaque fois je pense ça de ma sœur mais je ne le dis pas tu vis déjà passé le terme accoutumé de vivre, dit ma mère combien il en est mort avant ton âge, tout le monde est parti raisonnablement, il n’y a plus personne de ma génération et la tienne est tout comme, et pour ma sœur, de mort, nulle nouvelle, elle oublie l’essentiel et tout le reste aussi. À quoi sert de compter ses sous à notre âge on doit vivre. J’ai quand même une certaine sérénité, ce n’est pas une jubilation. L’an dernier je voulais retourner sur les lieux de notre jeunesse. On n’a pas fait. Jennie n’aime pas retourner en 1934 au début où on a habité près d’Alma Marceau rue Képler, il y avait pas mal de réfugiés dans un petit hôtel, retourner ça l’angoisse, revoir ça ne l’intéresse pas, savoir surtout pas. En tant que pomme tu veux toujours tomber très loin du pommier. Tu détestes la vraie vie, la famille tu veux seulement en entendre parler. Et ton Montaigne ? – Il voyageait il écrivait. Il voyageait : il écrivait : il voyageait. Il est toujours là. Sur ton bureau. Le chat. Montaigne. Je suis prête de le lire dit ma mère. Il y a beaucoup de classiques français encore à lire. Ton ami aussi je n’ai pas lu non plus. Il faut lire au moins un quart d’heure, dis-je et lui tendis le livre ouvert au chapitre 20 du livre I, pensant : assise dans mon fauteuil et sage comme une image ma mère ouvre la porte de ma maison spirituelle. « Que philosopher c’est apprendre à mourir », dit ma mère tout de suite évidemment c’est ce qu’il dit mais c’est pas mon avis, laisse-le parler quand même dis-je lis quelques lignes, mais je lis, s’écrie-t-elle et j’ai pensé qu’en effet elle lisait vraiment et tout de suite s’était ouverte la scène de la cuisine, ma mère reçoit Montaigne chez elle pensais-je. Et recevoir c’est repousser, cela signifie qu’elle le considère son hôte. Tout de suite elle n’était donc pas d’accord, elle le trouve très très loin du pommier, cela veut dire qu’il y a quand même affinité, même toute jeune je savais bien qu’on allait mourir mais ce n’était pas un problème ma vie n’a jamais tendu vers la mort c’est drôle qu’il parle tellement de la mort, je pense que l’homme n’a pas les mêmes idées que nous, lui c’est la procréation, le plaisir dit-il, moi j’ai besoin d’action, c’est du plaisir dis-je, pas du tout, agir ça ne me déplaît pas, il y a des gens à qui tout déplaît, aller acheter un pain ça leur déplaît ou ramasser une feuille, je ne sais pas si c’est le plaisir que je cherche là-dedans c’est l’action tu écris, et pourquoi écris-tu ? Je vais te le dire. Pour commencer parce que c’est un besoin comme d’autres ont besoin de faire la vaisselle ou de balayer, en plus c’est une sorte d’obligation que tu dois ressentir de mettre sur le papier ce que tu as dans la tête, comme ranger dans le placard. Maintenant ça me suffit comme ça, j’ai lu, dit ma mère, un quart d’heure c’est bon. Elle me rendait Montaigne lu. C’est bien pour lui, il réfléchit. Pas pour moi. Réfléchir à toutes les choses que l’on fait une à une pour l’esprit c’est trop fatigant. Je fais et je me passe de l’explication. Je ne vois pas d’inconvénient à ce que tu écrives. Mais ne me demande pas de lire. Je ne vais pas m’enfoncer dans le dédale de pensée. J’aime bien m’enfoncer pas dans la pensée. Il y a deux choses qui m’intéressent, d’abord les cathédrales avec dessus sculptures et peintures. J’aime aussi les vieux quartiers, les ruelles mystérieuses, le secret. Tu penses, dis-je. Avec mes pieds dit ma mère. Et si ma mère n’était pas mon pommier ? Je suis tombée de la gaîté mélancolique de mon père et il se peut très bien que ce soit ma mère qui m’ait décrochée de l’arbre, non point par goût de volupté mais en cherchant l’action. Je descends dans la cuisine et je te laisse dans tes hauteurs, avait-elle dit. À midi je vais manger une soupe Liebig toute prête. Les pommes de terre, il faut te méfier, parce qu’elles sont vertes. Dès qu’on les expose à la lumière elles deviennent vertes et tu es empoisonnée. On ne voit pas qu’elles sont vertes sauf quand on les épluche. Épluche-les. Jette-les. Cependant je peux encore les manger, je suis immunisée. Elle ne cessait plus de m’apprendre à survivre. Le testament de maman va durer des années pensais-je, elle compte deux ans, je compte dix ans, elle espère que j’aurai raison, mais on ne sait jamais, Montaigne aussi pensait aux surprises fièvres pleurésies, renversement par un tramway, fracture du crâne causée par la chute du toit d’une tortue empoisonnement aux pommes de terre vertes et mille exemples ordinaires qui déjouent les calculs. Elle était remontée aussitôt avec un verre de jus d’orange disant : je suis plus psychologue que philosophe. J’ai réfléchi en pressant l’orange. Montaigne ces réflexions sur des choses impalpables, c’est presque de la religion. La vie la plus douce c’est de ne penser à rien dit ma mère, et pour le reste d’être sans souci. Bois ton jus. Ça, tu peux le noter.
9…
10Je ne peux plus remplacer ma mère. Voici qu’elle est devenue dangereuse. Elle peut me condamner à mort. Je me défends violemment. Je ne me laisse pas faire par la menace. Sa mort me fait du chantage, ma mère n’en fait pas au contraire, elle rate calmement ses rendez-vous avec moi, étant bien assurée dans la vie douce, cependant que Le Fantôme me pique et me larde de Et Si malveillants. Il est déjà trois heures elle aurait dû être là à deux heures trente dit Sa Mort Le Fantôme. Elle a oublié, dis-je. Et Si elle était tombée ? dit La Mort. À tout raisonnement on peut opposer un raisonnement d’égale force, cité-je. Elle est sortie et elle a filé à droite vers Monoprix, elle n’a pas pu résister à l’appel du marché. – Tu dis ça. Et Si elle avait été heurtée par une voiture en regardant à droite vers Monoprix avant de traverser au lieu de regarder à gauche. – Notre esprit erre dans les ténèbres dis-je, ne soyons pas plus affolée qu’il ne faut – Et Si tu allais voir chez elle ? Et Si j’avais raison de t’alerter. Plus tard tu t’accuserais et tu ne pourrais plus jamais te pardonner – Tu as raison dis-je mais d’un autre côté je t’oppose un raisonnement d’égale force : Si je me rends à ta menace c’en est fait de mon existence. Cette scène se répétera quatre fois par semaine pendant deux ans au moins et dix ans très probablement j’espère. Elle n’arrive jamais au rendez-vous avant une demi-heure de retard. Je suis libre dit-elle je suis vivante. Toi et tes rendez-vous à la noix. N’attends pas et laisse-moi faire. Si je te cède, alors quatre fois cinquante-six multiplié par deux ou dix soit deux mille deux cent quarante fois je me rendrais en courant chez ma mère obéissant au Fantôme et à la peur des représailles intérieures et Vivre ne sera plus que courir devant la mort. L’homme est d’argile dit Le Fantôme – Pas ma mère dis-je. – Mais toi dit le Fantôme. – Je ne le nie pas. Mais la tête levée, j’arrime mon âme flageolante aux solives parlantes de la librairie de Montaigne. Contre l’angoisse, la pharmacie idéale. Je peux prendre au hasard n’importe laquelle des cinquante-sept sentences peintes sur les travées. Chacune répond à l’épouvante. En voilà un pensais-je qui tremblait. Comme je le comprends. Contre la peur cinquante-sept sentences d’apaisement. Un arsenal. Mon ami aussi a un arsenal. Une sentence ne suffit pas, il faut réunir tout ce qui est nécessaire à la construction de défenses à la réparation et l’armement de l’âme attaquée par ses propres cruautés : sentiments de culpabilité, remords, compulsion à précéder et aider la mort, tendances à la lâcheté. Et cet arsenal me dis-je que l’être humain cache dans un coin, c’est sa mère ou ma mère. Dès que je m’étais retrouvée la première fois dans la Librairie, je l’avais reconnue, c’est ma mère tout craché en latin et en grec, ce sont ses pensées, si elles avaient pu trouver leur traduction équestre et virile. Les pensées de ma mère je les note sur les blocs Leader Price, mais elle n’appellerait pas ça « Pensées », voilà un mot qui offenserait sa modestie. À notre arrivée dans La Maison elle a fouillé son armoire qui est très grande, et fut celle d’Omi sa mère, comme d’habitude. Cette armoire est tout : mine, coffre, réserve et son arsenal à elle-même inconnu. C’est dans cette grotte de bois blanc qu’elle perd égare retrouve les innombrables débris de ses métaphores, parmi lesquelles les Rescapés, les livres d’Allemagne qui n’ont été ni brûlés ni jetés ni oubliés, et les robes de chambre d’été et d’hiver d’Omi ma grand-mère qui sont devenues les représentations indestructibles et donc immortelles de notre petite ancêtre. Comme elle était très petite, personne de la famille ne peut mettre une robe de chambre d’Omi. C’est donc l’esprit qui les revêt. Il y en a trois. Selon moi nous les gardons pour l’Esprit. C’est derrière les robes de chambre d’Esprit que ma mère a déniché le petit Brevier der Lebensfreude d’Omi. Chacun son arsenal. Pour moi Montaigne et mon ami. Pour La Maison c’est un mince recueil relié en toile qui fut jaune que ma mère s’est mise à me lire en chantonnant, ce sont des paroles extraites de grands auteurs Nietzsche Démocrite Upanishad, avait-elle cité, nous aussi les vieilles juives nous avons de grands philosophes allemands. Und Goethe c’était le philosophe préféré d’Omi : die Freudigkeit ist die Mutter aller Tugende. C’est très bien. Tout le livre est plein de petites paroles comme ça. Disait ma mère. Elle recommence avec l’Allemagne pensais-je. Comme je le comprends. Le vieux chant n’est pas éteint. André Chénier aussi il y a un livre très bien. Dichtungen. Ce sont des poésies. L’Allemagne revient, cela ne veut pas dire qu’elle est revenue. Chaque fois que ma mère l’être-allemande fait retour aussitôt l’être-juive fait retour. Est-elle allemande la voilà juive. Un monde ne resurgit pas des fonds sans l’autre. D’autant plus allemande que juive d’autant plus allemande alors qu’en France elle n’est ni l’une ni l’autre mais quand même.
11(Extrait de Benjamin à Montaigne, à paraître aux éditions Galilée, Paris, septembre 2001)