Déconstruction de la Genèse. De la différence sexuelle
« Même dans un tel lieu, il y a des dieux. »
« Oui commence nous. »
Une hypothèse ?
1Le terme hupothesis désigne l’« action de mettre dessous » ; d’où le sens, d’une part, de « ce qu’on met dessous », « base », « fondement » ; d’autre part, de « ce qu’on soumet aux autres ou à soi-même » (Bailly). Une constellation se dessine : entre une « action », son destinataire, le « quelque chose » dont s’occupe cette « action » envers le destinataire et le cadre de l’action que figurent les « autres » et « soi-même », destinataire(s) et destinateur de ladite « action ». Le sens de hupothesis se dissocie donc, se compose par dis-sociation, par sociation différentielle. Par quoi sont désignés : un sens plutôt objectif, le « principe d’une chose » ; un sens plutôt subjectif, la « base d’un raisonnement, d’un discours ou d’un écrit » ; un sens indiquant que l’hupothesis s’inscrit dans un cadre dialogique qui contraint à respecter une équivalence. C’est une équivalence vis-à-vis de ce « quelque chose » impliqué, « qui sert de fondement » sans l’être, un « pré-texte » donc, sans être déjà texte ; et vis-à-vis de l’autre, des autres-tiers et de l’autre « soi-même » de soi-même, « suggestion », « proposition » ou « conseil » donnés à un tiers ou à soi-même (Bailly). Le cadre dialogique respecte, dès lors, l’équivalence de ses éléments : une « hypothèse » ne s’impose pas, elle est proposée au moment qu’elle s’expose à un « fondement » visé ou à comprendre et à un destinataire de l’« action » du destinateur, c’est-à-dire à un partenaire qui discutera cette « hypothèse ».
2Une hypothèse, en somme, est tout autre que simplement une, unifiée en elle-même servant de base. Elle est signe d’une équivalence, tenue par son exposition aux reprises, aux perlaborations ou ajustements et aux discussions à son égard. En ce sens, une hypothèse est le signe d’un ordre de l’entre, est inter-rogative : « une hypothèse ? » Elle n’est attentive à ses significations que pour autant qu’elle tient compte de ce qui les constitue par « en dessous », de leur base-basis, « pas », leur « entre-deux » : l’« hypothèse » ne prétend à son effectivité qu’en coupant son monolithisme, en s’entrecoupant, en figurant sa (dé)marche, son « pas » adopté-engagé. « Mise en dessous », elle est elle-même tenue par « en dessous », l’entre. Cela balise déjà considérablement, par une démarche méta-méthodologique (du gr. meta, « entre »), l’ensemble du cheminement à entreprendre ici. Ce « cheminement » procède en se basant sur ce qui le précède, indication ou entre-vue titulaire.
Déconstruction ?
3Suivant la perception du terme hypothèse, il s’agit d’aborder et discuter la déconstruction selon l’ordre que lui signifie ou que représente l’entre de sa dis-sociation, d’une constellation à l’intérieur de ce que « déconstruction » comporte. Deux étapes dessinent la voie à suivre : (1) engager un découpage lectoral qui dégage un entre-deux à l’intérieur du processus de « déconstruction », c’est-à-dire une dis-sociation de la déconstruction en « destruction » et « construction »; (2) interroger le sens et le rôle de ce qui s’avère base dans leur intersection et que le corps notionnel figure par une composante en commun, la « -struction » laquelle, tout en étant racine constitutive de ses partenaires dis-sociés, ne constitue pas un mot autonome.
4Or, ces préalables (méta)méthodologiques répondent précisément de façon curieuse sinon heureuse à l’exigence conceptuelle que Jacques Derrida attache à la notion de déconstruction, depuis qu’il l’a introduite, au milieu des années 60, afin de rendre compte des termes heideggériens Destruktion, Zerstörung et Abbau [1], de les situer et de mieux répondre à leur défi [2]. Tout en affirmant que les « mouvements de déconstruction ne sollicitent pas les structures du dehors » et qu’ils n’interviennent « qu’en habitant ces structures » [3], Derrida localise aussitôt une dis-sociation interne, puisque lesdits mouvements déconstructeurs empruntent « à la structure ancienne toutes les ressources stratégiques » pour promouvoir le projet (déconstructeur) « de la subversion » [4]. La « dé-construction » est, autrement dit, constituée par un rejet, au double sens de « reconnaissance » et « refus » : « Il s’agit de poser expressément et systématiquement le problème du statut d’un discours empruntant à un héritage les ressources nécessaires à la dé-construction de cet héritage lui-même » [5]. Comment entendre cette « dé-construction » marquée de « subversion » ? La simple opposition entre « destruction » et « construction » paraît relevée (aufgehoben) : l’une n’exclut pas l’autre, et inversement. Ce n’est qu’ainsi que se forme une plus petite constellation où « destruction » et « construction » s’incluent, de façon différentielle s’entend, en composant la « déconstruction ». C’est en ce sens que Derrida relit l’étymologie du mot déconstruction [6] et récuse toute « opération négative » [7] qui signifierait « annihilation » [8], « destruction » [9] ou « démolition » [10] car, au lieu de « détruire », il faudrait « aussi comprendre comment un “ensemble” s’était construit, le reconstruire pour cela » [11]. Heidegger, déjà, n’entendait la « tâche de la Destruktion de l’histoire de l’ontologie » [12] ni au sens d’« une mauvaise relativisation des positions (Standpunkte) ontologiques » ni au « sens négatif d’un refus (Abschüttelung) de la tradition ontologique » [13] : « La Destruktion ne veut pourtant (aber) pas enterrer le passé comme étant caduc (in Nichtigkeit begraben), elle a intention positive. » [14] Tout paraît autoriser à entendre, par « déconstruction (Destruktion) », une véritable dé-construction, une action de « désassembler » [15], « de défaire, décomposer, désédimenter des structures » [16]. C’est encore en ce sens qu’on peut résumer, avec Jean-Luc Nancy : « [La] “déconstruction” a ceci de particulier, si on reprend en vue son origine dans le texte de Sein und Zeit où le mot apparaît, qu’elle est le dernier état de la tradition – son dernier état en tant que retransmission, à nous et par nous, de toute la tradition afin de la remettre en jeu totalement. Remettre en jeu la tradition selon la déconstruction, selon la Destruktion (terme que Heidegger a tenu à garantir contre la Zerstörung, c’est-à-dire contre la “destruction”, et qu’il a caractérisé comme Abbau, “démontage”), ne signifie ni détruire pour refonder, ni perpétuer – deux hypothèses qui impliqueraient un système donné comme tel et intouché comme tel. Déconstruire signifie démonter, désassembler, donner du jeu à l’assemblage pour laisser jouer entre les pièces de cet assemblage une possibilité d’où il procède mais que, en tant qu’assemblage, il recouvre. » [17] Nancy lit, en somme, la « déconstruction » en un sens horizontal, pour ainsi dire, entre les pièces d’un assemblage, et de façon verticale, puisqu’il ne la présuppose pas en tant que « système donné comme tel et intouché comme tel », mais tient compte de la sui-référentialité, de l’auto-affection de la « déconstruction ». Il rejoint ainsi ce que Derrida dit du rôle de l’invention, et du travail en général : « La déconstruction est inventive ou elle n’est pas ; elle ne se contente pas de procédures méthodiques, elle fraye un passage, elle marche et marque […]. Mais elle ne peut le faire qu’en déconstruisant une structure conceptuelle et institutionnelle de l’invention qui aurait arraisonné quelque chose de l’invention, de la force d’invention : comme s’il fallait, par-delà un certain statut traditionnel de l’invention, réinventer l’avenir. » [18] Ceci ne fait que confirmer une des thèses les plus anciennes de Derrida : « l’entreprise de déconstruction est toujours d’une certaine manière emportée par son propre travail » [19]; d’où l’intérêt que Derrida porte à une performativité de second degré, laquelle reprend et déjoue l’« opposition simple entre performatif et constatif » [20].
5Cette argumentation se résume comme suit : La « déconstruction » engage une lecture selon l’équivalence entre « destruction » et « construction » et, conjuguant l’« héritage » (n. 5, p. 25) et l’« invention » (n. 3, p. 26), elle se tourne contre elle-même afin d’empêcher, auto-affectée-s’auto-affectant, que ses traits hérités et inventés s’arraisonnent l’un l’autre; surtout que sa « force d’invention » soit « arraisonnée ». L’intersection entre « destruction » et « construction » se lit alors horizontalement et verticalement de sorte que leur équivalence désignée s’auto-affecte ou, plus précisément, marque leur autoaffection. Or, si la « déconstruction » consiste à redécouvrir du jeu entre les pièces, c’est-à-dire une possibilité d’où il procède que d’ordinaire leur assemblage « recouvre » (Nancy), ne doit-on pas interroger en quoi la « déconstruction » elle-même recouvre son assemblage déconstructeur, opérant et autoaffecté, et recouvre, de même, « une possibilité d’où [elle] procède » ? Car, tenant compte de l’« intention positive » de la Destruktion, selon Heidegger (n. 14, p. 25), et de « [sa] démarche » qui « engage », avec Derrida, « une affirmation » [21] force est de constater que de telles intentions conceptuelles, impliquant le refus de toute « opération négative », « annihilation », « destruction », « démolition » ou de tout « refus » (n. 7-10 et 13, p. 25), risquent de connoter une positivité originaire monolithique (contre laquelle Derrida est intervenu, avec pertinence, dans un contexte semblable) [22]. Le problème que pose la « déconstruction » se reformule donc de la façon la plus aiguë : est-ce que l’intention « positive » ou affirmative de la « déconstruction » qui consiste à solliciter les structures non pas « du dehors », mais à partir de l’intérieur d’un « héritage », « en les habitant » (n. 3 et 5, p. 25), sous-entend sa propre « démarche » (n. 21, p. 27) selon un refus, selon ce qu’elle refuse par sa « démarche », faisant ce qu’elle fait, ou bien selon un rejet de ce que sa « démarche » refuse, à savoir l’arraisonnement (n. 18, p. 26) ? Si la « déconstruction » est synonyme d’une équivalence à respecter, l’enjeu consiste à évaluer l’effet différent qu’ont « refus » et « rejet » sur l’équivalence. Le « refus » désigne la récusation pure et simple de tout arraisonnement de l’équivalence ; le « rejet » appelle une perlaboration du rapport entre « équivalence » et « inéquivalence » selon l’équivocité qu’il indique, « reconnaissance » et « refus ». Et l’on comprend que la démarche (méta)méthodologique nous contraint à opter pour la deuxième possibilité en ce qu’elle expose un entredeux. D’autant plus que l’équivocité dont il faut tenir compte, ici, ne signifie rien d’autre que l’autoréflexivité de l’équivalence et l’inéquivalence – l’auto-affection de l’équivocité.
6Cela revient à problématiser la venue à l’équivalence de l’équivalence que la « déconstruction » implique, donc de déconstruire, relativement, l’équivalence envers son « autre » qui conduit à sa venue. Or, afin d’explorer cette situation, il convient non seulement de dégager l’entre-deux que les deux composantes de la « déconstruction » (« destruction » et « construction ») exposent entre elles, mais d’interroger précisément sa matérialisation, la composante en commun, la « struction ». La venue à l’équivalence est à l’équivalence même ce que la « -struction » est à la « déconstruction (destruction + construction) ». Rappelons à cet effet que tout le champ sémantique, qui nous importe ici, est frappé d’équivocité : destruere signifie, en latin, « défaire » du bâti selon l’ordre des couches disposées (moenia) aussi bien que « démolir » ou « abattre » (aedificium) et « détruire », au sens littéral (navem, hostem) et figuré (jus). Cette équivocité vaut, de même, pour le terme postclassique structio signifiant un ordre (« disposition ») ou un désordre (« tas »), une « préparation » en cours ou une « organisation » accomplie. Il ne s’agit pas, ici, d’assimiler deux occurrences de l’« équivocité », mais, au contraire, d’évaluer l’effet que produit sur l’« équivocité » en tant que registre la différence entre destruere et structio ou, plus précisément, entre « déconstruction » et « -struction ». Si l’on tient compte de cette « différence », il s’avère que « déconstruction » est à « -struction » ce que « l’équi-vocité » est à sa variation en retrait, donc ce qu’un certain assemblage est à sa mise en abyme. En résultent deux constats : le premier remarque la diminution d’une constellation équivoque, allant d’un mot équivoque, mais entier (« déconstruction »), à un corps aussi équivoque, certes, mais tronqué, inachevé puisque racine (« -struction ») ; le deuxième constat poursuit cette régression diminutive jusqu’à la plus petite proportion analogique et au-delà, jusqu’à une (leur) coïncidence unitaire portant à l’annulation de toute constellation. La justification de ce mouvement analytique provient des deux occurrences de l’« équivocité » (« déconstruction », « -struction ») dont l’écart est remarqué et projeté jusqu’à épuisement de la plus petite constellation (« l’équivocité ») et de leur « différence » constitutive, jusqu’à écarter l’écart auto-affecté.
7Ce que « déconstruction » veut dire ou comporte, somme toute, se décide entre (1) sa présence (ou intervention) équivoque, (2) la diminution jusqu’à l’annulation de la constellation qu’elle figure et (3) l’entre-deux du rejet (au sens double) entre elles. La « déconstruction » tient compte, dans son opérativité, de la « déconstruction de la déconstruction », c’est-à-dire de la « déconstruction à déconstruire » et, à travers sa venue, du rejet (équivoque) de son impossibilité. La diminution de l’équivalence que figure la « déconstruction » se radicalise jusqu’à l’impossible qu’elle met sous rejet, qu’elle « reconnaît » en tant que condition originaire et qu’elle « refuse » par sa venue. De ce fait, la « déconstruction » touche, par son étendue bi-directionnelle, « horizontale » et « verticale », au fond (au problème) onto-théologique de son ordre. Ce qui permet d’esquisser le pas suivant.
De la genèse ?
8Il ne s’agit pas d’aborder la Genèse dans toute l’ampleur de sa textualité, de ses significations et interprétations, mais de ne poursuivre que ce qui répond à la démarche (méta)méthodologique adoptée ici et à son issue conceptuelle : « l’écart » qui s’inscrit dans la plus petite constellation de la « déconstruction » bidirectionnelle, à savoir dans le rejet en tant qu’équivocité entre son impossibilité et sa possibilisation, entre unité exclusive et pluralisation (« multiplication »), entre inéquivalence dominante et équivalence plurielle. Malgré l’exigence accrue de ces contraintes, des modes d’approche différents se proposent. Faudra-t-il partir du partitif (« de la Genèse ») afin de problématiser le rapport à une totalité ? Ou partir de la différence que comprend le double génitif de l’assemblage titulaire (« Déconstruction de la Genèse ») pour mieux explorer les effets dé/constructeurs de cette faille constitutive ? Optons pour le biais le plus proche de la « Genèse », c’est-à-dire celui qui est attentif à la confrontation genèse/Genèse, afin de dégager l’impact d’un aspect ou d’un élément différentiel pour la génération de la « genèse/Genèse » même.
9L’alliance entre l’instance divine et l’existence terrestre, humaine en particulier, constitue un événement différentiel lequel figure et règle cette génération.
10Notons d’abord que l’« alliance », dans le Pentateuque ou la Torah, n’est pas un événement unique mais pluriel, et paraît se former, chaque fois, sur les deux versants d’un acte (ou contrat) – dis-socié quoique même et exposant ainsi un entre-deux : qu’il s’agisse de l’« alliance » d’Élohim Iahveh avec Noé et tous les vivants terrestres, mâles et femelles, alliance dis-sociée en un avant et un après le déluge, passant de l’arche protectrice à l’arc-en-ciel (Gen 6 : 18-20 ; 9 : 8-17); ou de l’alliance envers Abram-Abraham, qui va d’un engagement unilatéral de Iahveh (Gen 15 : 17-18) à la circoncision requise (Gen 17 : 9-11); ou encore de l’alliance avec Moïse et le peuple d’Israël, sanctifiant le Sabbat (Ex 20 : 8 ; 31 : 13-17) sur le Sinaï (Horeb), y compris par le sang (Ex 24 : 8) et confirmée dans le pays de Moab (Deut 28 : 69) – pour ne nommer que les « alliances » les plus importantes. (Il faudrait ajouter l’alliance au moyen des deux Tables de la Loi, écrites par « Iahveh », puis cassées par Moïse et réécrites [Ex 31 : 18 ; 32 : 19; 34 : 27-29 ; mais aussi Deut 10 : 2, 4] et celle du Nouveau Testament par rapport à l’Ancien.) Notons encore que le récit de l’alliance se fait toujours après coup, qu’il fait partie de la prise de conscience d’un ordre au profit de l’existence de l’humain-partenaire. Notons enfin que la reprise qui pèse sur l’« alliance » sous forme d’un risque d’oubli [23] et sous forme de nécessaire renouvellement dont témoigne la multiplicité de l’« alliance », cette reprise ne fait que confirmer l’affinité intime entre l’« alliance » et l’entre-deux, entre l’interruption menaçante et les reprises. Et ceci d’autant plus que l’expression « conclure une alliance » signifie, en hébreu, karat berit, « couper entre-deux » ou « en deux » [24]. Il convient dès lors de concentrer l’analyse sur l’alliance entre Iahveh et Abra(ha)m, puisque celle-ci se présente sous la forme d’une description performative de sa mise en acte et en action.
11Comment le récit de la Genèse fait-il venir l’« alliance » ? Lors de la première occurrence de la tournure « Je vais établir mon alliance avec toi » (Iahveh à Noé : Gen 6 : 18) [25] que Chouraqui rend par « Je lève mon pacte avec toi » [26], il est tout à fait incertain, comme le remarque Nahum Sarna dans Torah Commentary, si le causatif (heqim) signifie qu’on « façonne une alliance à nouveau (anew) » ou qu’on ne fait que remplir une alliance « déjà conclue (already made) ». Mis à part le récit du déluge, toutes les occurrences bibliques de cette phrase favorisent la seconde lecture. Ceci implique que l’« alliance » dont bénéficie l’humain remonterait jusqu’à la bénédiction de Genèse 1 : 28 et se réaliserait à travers Noé et sa lignée, assurant la régénération de l’humain et du monde. Pour autant que le terme d’« alliance » n’est pas explicitement associé à cette bénédiction, ladite phrase peut aussi désigner une garantie vraiment « nouvelle, inconditionnelle (new, unconditional) » de salut accordée à Noé. Enfin, ce rapport au passé se lit, non moins, selon un autre axe temporel, le verbe qum (« établir ») pouvant signifier qu’on anticipe en Genèse 6 : 18 sur l’alliance faite après le déluge (Gen 9 : 8-17) [27]. Sans vouloir trancher entre ces interprétations, il importe de constater que la venue de l’alliance s’inscrit dans un ordre d’équivalence selon quoi une occurrence n’est que la condition nécessaire mais non suffisante de son fonctionnement. L’alliance en effet n’est jamais une mais (du point de vue temporel) bidirectionnelle, équivoque. Malgré son caractère de don, elle requiert une réponse ou une réplique minimale : le donateur « Élohim Iahveh » (s’)oriente grâce à la nature (par l’arc-en-ciel), grâce à l’homme (i.e. mâle, par la circoncision d’Abra[ha]m), grâce à son peuple (par le Sabbat d’Israël). Ceci oblige à interroger la dis-sociation de l’« alliance » entre « venue de l’alliance » et « signe de l’alliance ».
12Répondant à un scepticisme répété (Gen 15 : 2-3, 5-6, 8), Iahveh demande à Abram de lui préparer un site sacrificiel (v. 9) : Abram se procura les animaux indiqués « et les fendit par le milieu. Il plaça chaque moitié en face de son autre moitié » (v. 10). Sur cette voie préparée d’un entre-deux se produit, selon la vision d’Abram (ou du scribe), la théophanie de Iahveh : « Quand le soleil fut couché et qu’il fit très sombre, voici qu’un four fumant et une torche de feu passèrent entre les morceaux des victimes. En ce jour-là Iahveh conclut une alliance avec Abram » (v. 17-18). L’« alliance » est signifiée par deux signes s’inscrivant dans l’espace (ou l’écart) de deux moitiés de vie animale sacrifiée, et ces « morceaux » qui font paires proviennent, chacun, d’une unité vivante et entière qu’Abram a partagée « par le milieu ». Un entre-deux (sémiotique : v. 17) est inscrit dans un autre entre-deux (sacrificiel : v. 10), et tous deux, en tant qu’ensemble d’entre-deux, renvoient à une unité vitale (v. 9) à sacrifier (v. 10 a) et sacrifiée (v. 10b). L’ensemble de ces entre-deux figure un entre-croisement : l’apparition des deux signes dépend de la présence de deux moitiés d’animal sacrifiées et, à travers cette présence et l’entre-deux des moitiés, de la venue de l’entre-deux, pour les deux, à partir d’une unité précédente que figure l’animal vivant – à l’image des deux moitiés du sacrifice qui se confrontent horizontalement (laissant entrevoir une voie ou un écart entre elles) et dépendent du coup vertical par lequel Abram fend l’animal entier. La « venue de l’entre-deux » et la « venue de l’alliance » formant synonymes permettent de constater que l’entre-deux est à l’unité animale ce que l’alliance entre partenaires est à une totalité indépendante, et que l’événement de la « venue » est, dans les deux cas, ce que le coup divisoire d’Abram figure vis-à-vis de l’unité vivante à sacrifier (en mémoire de sa condition de vie). L’affinité entre l’« alliance » et le sacrifice, par division d’une « unité originaire » est telle qu’elle est inscrite, littéralement, dans le corps des notions « alliance » (berit: v. 18) et « séparer, couper en deux » (botar: v. 10; aussi Jér 34 : 18) dont les consonnes b-r-t et b-t-r forment un rapport anagrammatique, comme le remarque Sarna [28]. En effet, l’archi-division d’une unité originaire conduit à la venue de l’alliance-l’entre-deux : karat berit. Toutefois, l’action sacrificielle d’Abram ne tient pas compte de ce que ce dernier est, par là même, devenu partenaire de l’alliance et qu’il est, par suite, tenu d’agir selon l’ordre d’équivalence reçue. Puisque Iahveh a signé son alliance par l’intermédiaire de l’entre-deux de deux signes, le partenaire Abram qui est appelé à contresigner lui doit un signe. Question : Quel est le signe par lequel Abram peut prouver son équivalence avec Iahveh ? On peut induire que c’est par le seul signe avec lequel Iahveh dorénavant ne peut plus apparaître, sous peine de contrevenir à l’équivalence de l’« alliance ». Ceci conduit au récit du chapitre 17 de la Genèse où Abram prend sur lui de produire « le signe de l’alliance » (v. 11), c’est-à-dire la circoncision qui entraîne le changement de son nom, « Abram » devenant « Abraham ». Autrement dit, la circoncision figure l’échec de l’indépendance absolue, de la totalité fermée sur elle-même et, par là même, l’échec de l’inéquivalence dominante, c’est-à-dire de tout pouvoir en dehors de l’équivalence. Ceci est possible à condition, comme l’indique le nom d’Abraham, de produire le signe de la totalité déchue, nécessaire pour qu’orientation soit donnée à la voie qui mène, par l’entre-deux, à l’équivalence à vivre et à (re)former. Le prix à payer pour la mise en échec de la domination originaire, de l’exclusion du possible pluriel d’équivalents, c’est en l’occurrence le signe monstrueux « circoncisionnel ». On comprend que le Zohar en induise que la « création » s’inscrit dans l’écart entre « Abram » et « Abraham », que Élohim Iahveh a créé « par le hé » [29], que « jour et nuit », « les cieux et la terre » ne tiennent ensemble que grâce à cette « alliance » (Jér 33 : 25), que « le monde ne subsiste que grâce à l’alliance de circoncision » [30] et sur son maintien ou sa réfection (Jos 5 : 2). On comprend également que la Genèse Rabba puisse aussitôt conclure de l’acte même de l’alliance que Genèse 15 : 18 (« Ce jour-là IHVH trancha une alliance avec Abraham ») signifie, par sa préposition avec (aet), une équivalence qui fait dire au commentateur que IHVH « aida Abraham à “trancher” » ladite alliance [31].
13Qu’il soit permis de synthétiser l’argumentation proposée par trois figures formant un ensemble [32]. La première figure représente la forme référentielle de l’engagement unilatéral de Iahveh dans l’« alliance » en faveur d’Abram :
Forme référentielle de l’alliance
Forme référentielle de l’alliance
14La seconde figure confronte la sémiotique de Iahveh, devenu par l’alliance IHVH, à l’écriture corporelle d’Abram-Abraham et signifie la forme sémiotique de l’alliance :
Forme sémiotique de l’alliance
Forme sémiotique de l’alliance
15La troisième figure lit les formes référentielle et sémiotique ensemble et présente l’alliance des alliés dans leur entre-croisement :
Étoile de l’alliance
Étoile de l’alliance
16Ne pouvant discuter ici la signification du « bouclier de David » (ainsi nomme-t-on, d’ordinaire, cet hexagramme) dans toute son ampleur [33], nous nous limitons à relever, avec Nahum M. Sarna [34], l’identité du corps non vocalisé entre l’hébreu magen (« bouclier » : Gen 15 : 1) et miggen (« livrer » : Gen 14 : 20, Iahveh « qui a livré tes adversaires en ta main »). En effet, la protection dont jouit Abra(ha)m grâce à l’alliance présuppose que Iahveh ait « livré » tout pouvoir exclusif, théocratique voire le principe même de domination à l’ordre (« la main ») de l’équivalence. (C’est pourquoi Joseph, par exemple, ne se substitue pas à Iahveh pour se venger de ses frères [Gen 50 : 19 ; aussi Lév 19 : 18] et que IHVH lui-même, exemplaire, ne « punit » Caïn, pour le fratricide commis, que de l’exil, le protégeant d’un signe sacré [Gen 4 : 15] : ce qui importe c’est la vie, même « criminelle », non pas sa suppression.) Toutefois, ce qui est figuré par « IHVH » ne fait don de l’alliance par (aban)don du Soi dominant qu’à la condition qu’Abra(ha)m produise le signe équivalent de cette donation. Le « don » de IHVH est donc donné-et-pas-donné ; il est pharmakon au sens derridien, gift/Gift, « cadeau/poison » ; il est « don » suspendu à l’effort sémiotique d’Abra(ha)m lequel décide de cette situation équivoque selon l’ordre librement instauré d’une équivalence. Suivant l’Étoile de l’Alliance (figure III), on comprendra que les signes de IHVH (2 : A et B) barrent réellement la voie à l’incursion ou l’irruption de toute domination figurée par l’unité animale (voir 1 pour autant que l’humain (voir 3) rend la pareille (C) par le rejet de la totalité qu’Abra(ha)m inscrit dans son corps. C’est le « refus » d’une indépendance absolue, marquée d’un trait dominateur et le ménageant afin de vivre une « reprise » qui reconnaisse la valeur de la domination non comme réalité mais comme signe balisant de façon réfléchie la mise en œuvre de l’équivalence. L’indépendance de Iahveh devient l’interdépendance de IHVH et d’Abraham. Ce n’est qu’à cette condition que la mise en abyme de l’entre, dans l’entre-deux des signes divins et l’entre-deux des traces sacrificielles (émergeant d’une unité exclusive sous rejet : voir n. 36, p. 36), s’abîme d’heureuse façon : faute de quoi, la méprise des signes et des gestes risquerait de ré-introduire, contre l’équivalent possible, une inéquivalence dominatrice dont le rejet est figuré par « IHVH ». On remarquera, non moins, le tournant surprenant du sens d’élection qui lie par tradition l’hébreu berit-« alliance » au verbe barah, «voir, élire, choisir» (cf. Gen 4: 18 n.) : Abra(ha)m est « élu » pour faire valoir la non-domination. Car IHVH est à Iahveh ce que Abraham est à Abram, ce que l’« alliance » est à toute forme de domination et ce que l’équivalence est à toute prépondérance. La « supériorité » du comportement d’un individu ou d’un peuple (cf. aussi Deut 26 : 18-19) provient donc de la déconstruction de l’ordre hiérarchique dont la réalisation procède par « rejet », au sens équivoque du terme : à savoir figurer le hiérarchique pour mieux le soumettre à l’alliance d’équivalents, à savoir raconter des récits apotropaïques [35]. L’importance de ces récits « apotropaïques » est d’autant plus grande que la part hors « alliance », c’est-à-dire exclusive par domination, s’avère proprement part maudite, si l’on en croit l’interprétation que von Rad donne au passage de Genèse 15 : 9-12 [36]. Ce qui est mis à part et « mis à mort » là, c’est la domination même. On comprend combien nous sommes tous encore fort éloignés de l’injonction de l’« alliance » (et, non moins, de l’« élection »).
De la différence sexuelle ?
17On pourrait objecter à ce qui précède que, tout en considérant l’équivalence comme une qualité constitutive de l’« alliance », on ait négligé l’aspect corrélatif au plan humain, à savoir la génération de l’humain qui implique la différence sexuelle. Cette objection présuppose que le présent raisonnement se situe à même la confrontation entre féminin et masculin, à même la différence sexuelle et qu’Abra(ha)m soit synonyme de mâle. Or, soulignons-le, il n’en est rien puisque la venue de l’« alliance » et de l’équivalence se traduit en la venue de l’humain que figure le changement d’« Abram » en « Abraham ». La question ne concerne donc pas l’oubli du féminin ou de la différence sexuelle par la faute d’un discours qui serait trop axé sur l’être mâle « Abra(ha)m », la question est de savoir en quoi l’« alliance » entre Iahveh-IHVH et Abram-Abraham constitue l’amorce, la venue de la différence sexuelle, du féminin et du masculin.
18Nous nous limiterons à ce qui s’attache à notre démarche (sans faire référence ici à l’immense richesse de la pensée juive quant au féminin et à la femme par qui, notamment, passe la filiation tout entière de la judaïté). À l’instant de l’« alliance », Abram est sans « héritier » ou « postérité » (Gen 15 : 2-3) et sa femme, Saraï, est « stérile » (Gen 11 : 30). Suite à l’« alliance» continuée par la circoncision (Gen 17 : 2-15) qui procure à Abram le nom et le statut d’un « Abraham-Ab-hâmôn », « Père de multitude », la promesse de la descendance (Gen 15:5) est aussitôt confirmée (Gen 17 : 15-16) ; elle se traduit aussi par le changement du nom (v. 15) et du statut de Saraï laquelle devenant mère d’Isaac (Gen 18 : 10-14; 21 : 1-3) devient « Sarah » (« reine »). Relevons, rapidement, que le hé créateur de IHVH (voir n. 1, p. 32) s’ajoute à Abraham et à Sarah. Une longue tradition d’exégèse perçoit toutefois ce hé dis-socié et valorise les deux aspects différemment : « le hé supérieur dépend du masculin », c’est celui d’Abraham ; « le hé inférieur, du féminin », c’est celui de Sarah [37]. Plus proche, Lévinas procède à témoignage semblable lorsqu’il pose l’« audacieuse question » (que Derrida relit et critique avec autant d’attention que de circonspection) [38] : « Comment l’égalité des sexes peut-elle provenir de la priorité du masculin ? » [39] Réponse : « Il fallait procéder non pas en stricte justice, qui, elle, exige en effet deux êtres séparés ; il fallait, pour créer un monde, qu’il les eût subordonnés l’un à l’autre. Il fallait une différence qui ne compromette pas l’équité : une différence de sexe ; et, dès lors, une certaine prééminence de l’homme, une femme venue plus tard et, en tant que femme, appendice de l’humain [40]. Nous en comprenons maintenant la leçon. L’humanité n’est pas pensable à partir de deux principes entièrement différents. Il faut qu’il y eût du même commun à ces autres : la femme a été prélevée sur l’homme, mais est venue après lui : la féminité même de la femme est dans cet initial après-coup. » [41]
19Lévinas écrit ceci en tant que commentateur certes, mais, comme le remarque Derrida, « la distance du commentateur n’est pas neutre » [42]. Le problème se pose brutalement : comment peut-on, à partir d’un « même commun » (Lévinas), induire la « prééminence de l’homme » et juger que le « féminin est chose secondaire » [43] ? Ne devrait-on pas, face à la différence sexuelle, induire une « certaine » (n. 41, p. 37) secondarité du féminin et du masculin ou une « prééminence » double, équivoque ? Or, Lévinas admet qu’il s’agit là de « concilier l’humanité des hommes et des femmes avec l’hypothèse d’une spiritualité du masculin, le féminin n’étant pas son corrélatif, mais son corollaire, la spécificité féminine ou la différence de sexes qu’elle annonce ne se situant pas d’emblée à la hauteur des oppositions constitutives de l’Esprit » [44]. Mais pourquoi, répétons-le, pourrait-on rabattre, en un geste de secondarisation, la « femme » sur le « féminin » et sur la « différence sexuelle » alors qu’on élèverait au même moment, en un geste de priorité, « l’homme » ou le « masculin » au niveau supérieur d’une « spiritualité » et des « oppositions constitutives de l’Esprit » ? De quel droit le « masculin » est-il exempté de ce qui pèse sur la différence sexuelle, alors que le « féminin » est apparemment chargé pour les deux (féminin et masculin) ? Ou comme le formule Derrida : Il faudrait « vérifier que chaque fois la secondarité de la différence sexuelle y signifie la secondarité du féminin (mais pourquoi donc ?) et que l’initialité du prédifférentiel s’y marque chaque fois de ce masculin qui devrait pourtant, comme toute marque sexuelle, ne venir qu’après coup » [45]. Ceci revient à interroger le bien-fondé d’une hiérarchisation entre « masculin » et « féminin », « spiritualité » et « différence de sexes » ou prédifférentiel et différence sexuelle.
20Afin de relever le défi quant à cette question, nous nous arrêtons à présent sur les deux récits de la création de l’humain dans la Genèse. Au lieu d’une hiérarchisation quelconque, il résulte de la lecture du chapitre 1 : 27 (« Élohim créa donc l’homme [’âdâm] à son image, à l’image d’Élohim il le créa. Il les créa mâle et femelle ») une double équivalence : équivalence de l’humain à « Élohim » par reflet, « l’image [sêlêm] », et entre « mâle » et « femelle » par partage de la même origine et désignation, du même statut et du même nom (Gen 5 : 2). Le terme générique et collectif ’âdâm se prête à devenir nom propre (Gen 2 : 20 ; 3 : 17, 21 ; 4 : 25 ; 5 : 3-5) et obscurcit un subtil équilibre du masculin et du féminin (Gen 2 : 7) lequel rappelle le Midrach Rabba : « l’homme (’âdâm) » est « poussière (afar) tirée de la terre (’adâmâh) ». Cela fait entendre ofer, « jeune homme », dans afar et permet de conclure que afar c’est masculin, ’adâmâh c’est féminin. Ainsi Élohim « le potier (yotser) prend-il de la poussière mâle et de la terre femelle » pour « former (va-yytser) » l’humain [46]. Toutefois, ce raisonnement des plus subtils [47] n’est pas encore situé par rapport à une possible hiérarchisation. Or, si le premier récit de la création de l’humain se fonde sur l’équivalence, il faudrait repérer (ou inventer un autre récit qui problématiserait une inéquivalence, une « subordination » [48] s’entrecroisant avec l’ordre de l’équivalence et cernant, ainsi, le problème de la hiérarchisation. C’est, on l’a compris, le récit de Genèse 2 : 7 où « Iahveh Élohim forma l’homme, poussière provenant du sol » et où, dans l’intention de l’accompagner par un être « semblable à lui » (v. 20), « Il prit une de ses côtes et enferma de la chair à sa place. Iahveh Élohim bâtit en femme la côte qu’il avait prise de l’homme. Il l’amena vers l’homme et l’homme dit : Cette fois, celle-ci est l’os de mes os et la chair de ma chair. Celle-ci, on l’appellera Femme (’îchchâh) parce que d’un homme (’îch) celle-ci a été prise » (v. 21-23) [49]. À croire le commentaire de Lévinas, c’est ici que s’avère la « prééminence de l’homme » ou du masculin et le caractère d’« appendice » de la femme ou du féminin (voir n. 4, p. 37). Quoique l’ouverture – « la femme a été prélevée sur l’homme » – paraisse encore témoigner d’une équivalence, la conclusion la contredit par le verdict : « mais [elle] est venue après lui », « plus tard » (n. 4, p. 37). La hiérarchisation du masculin et la « subordination » du féminin s’articulent à partir de la conjonction mais, exploitant un prétendu décalage chronologique (avant/« après, plus tard »). Or, rien ne justifie une telle hypothèse : l’équivalence du féminin au masculin ou de la femme à l’homme est inscrite dans les corps et se manifeste de façon métaphorique par deux fois (« os de mes os », « chair de ma chair »). Le soupçon d’une hiérarchisation effective provient de l’assimilation que le commentateur pratique entre ’âdâm-homme ou terme générique et « l’homme » au sens masculin, entre « Adam » avant et Adam après la création de la femme.
21Or, une telle assimilation est contredite si on lit les deux récits de la création côte à côte : Élohim est à l’homme-mâle-et-femelle (Gen 1 : 27) ce que l’homme-être-générique est à l’humain-êtres-masculin-et-féminin (Gen 2 : 22-23) ou ce que ’âdâm-’adâmâh est à Adam et Ève. Entre ces deux récits, il y a l’ordre d’une double ressemblance : âdâm-mâle-et-femelle est « à l’image d’Élohim » ; et êtres féminin et masculin (« Adam » et « Ève ») sont « à l’image » d’’âdâm- ’adâmâh, être générique, parce que l’un est « semblable » à l’autre (Gen 2 : 20). Pourtant ceci n’explique pas tout à fait la méprise possible en faveur du masculin et au détriment du féminin. Afin d’aiguiser le problème, nous soulignons l’interrogation : en quoi « le masculin » peut-il, au plan métaphorique (plus précisément catachrétique), l’emporter sur « le féminin » ? De cela, les deux récits de la création de l’humain ne disent rien, il faut attendre les deux alliances avec Abram-Abraham.
22Comment la différence sexuelle s’inscrit-elle dans ces « alliances » ? Explorons une réponse par l’hypothèse suivante : Beréchit24 b décode le premier mot de la Genèse, beréchit (« Au commencement »), au sens de berit éch, « alliance de feu » [50]. Commentant les offrandes par le feu (’ôlâh) que Noé présente à Iahveh après le déluge (Gen 8 : 20), Noah 70 a rappelle un autre mot désignant « offrandes par le feu », ’îchchéh (Lév 1 : 17 ; Ex 29 : 18), dérivé de ’éch (« feu ») et note qu’il faudrait lire ’îchchéh en clef de ’îchchâh, « femme » ; il conclut qu’on ne devrait pas séparer l’élément féminin du masculin, lequel est offert à travers lui, de sorte que tous les deux sont réunis [51]. Il y a davantage : le mot ’îchchâh lui-même est lu au sens de éch hé, « feu du hé » [52]; les deux hé, malgré leur forme dis-sociée en hé supérieur et hé inférieur, font un [53]; le premier mot de l’Écriture sacrée, beréchit, commence non pas avec la première lettre de l’alphabet, aleph, mais avec la seconde, bet [54], et de ces deux lettres Beréchit 30 a dit : « Bet est femelle, aleph masculin » [55]… Si alors (le récit de) la création commence avec la secondarité d’un bet tout en honorant la priorité d’un aleph [56] et si le bet, en tant que préposition (« dans », « à »), exprime une équivalence ou liaison (contrastant ainsi le lamed qui, de fonction et signification semblable, signifie une inéquivalence ou séparation), ne faut-il pas mettre en parallèle cette situation d’une primauté tronquée, quoique « sacrée », et la théophanie de Iahveh-IHVH dans la Genèse 15 : 17 ?
23Ceci revient à faire apparaître les liens par proportions analogiques : Aleph est à Bet et aux autres éléments alphabétiques ce que beréchit- « au commencement » est à berit éch-« alliance de feu », ce que le hé supérieur est au « feu du hé »-éch hé, ce que le masculin (condition stérile de la génération à deux) est au féminin (synonyme de fructification-multiplication réelle), ce que ’âdâm-« l’homme générique » est à mâle et femelle, ce que « Adam » est à Adam et Ève et ce que, revenons à l’Étoile de l’Alliance (fig. III), l’animal entier est au partage sacrificiel. Et, non moins, ce que l’unité exclusive est à la venue de l’entre-deux, ce que Iahveh-dominateur est au partenariat par alliance, autrement dit ce que Iahveh est à IHVH et ce qu’Abram est à Abraham.
24Un seul et unique message en résulte pertinemment : ce qui figure une Domination-Unité-Exclusion (Aleph, beréchit, hé supérieur, le masculin, ’âdâm, Iahveh, Abram…) est « sacrifié » ou plus précisément relevé (aufgehoben : voir aussi n. 1, p. 36) en faveur d’une équivalence. « Relevé » au sens équivoque s’entend : « distancé » par une réalité émergeante de l’équivalence et, en même temps, « rappelé » par un signe désignant une précédence dominante, mais dis-sociée (comme l’est l’impossible « maudit » sous rejet par rapport à l’émergence du possible pluriel). L’obligation pour l’humain de produire un signe se multiplie aussitôt, à l’enseigne de l’équivalence : Abra(ha)m signifie par sa circoncision le passé de IHVH, le rejet du Même par Lui-même de Iahveh-dominateur par IHVH-entre-deux, et exhibe ainsi, en signe d’alliance, l’héritage de la non-domination. C’est à partir de ce moment-là qu’Abraham devient digne de descendance (Gen 17 : 15-19 ; 18 : 10-14 ; 21 : 1-3 ; aussi 16 : 1-3). Quant à l’autre patriarche de l’humain, Adam, il entre dans l’équivalence du réel lorsqu’il s’adresse, pour la première fois en discours direct, à « celle » qui vient de sa « côte » à son côté, Ève (Gen 2 : 23). Car, précisons-le, c’est par la naissance de la femme-Ève que l’Homme-Adam naît à lui-« même » au masculin : l’Adam-’adâmâh n’est que figure d’une stérilité initiale à relever, ainsi qu’il en va de la figure de Iahveh pour IHVH, Abram pour Abraham, Saraï pour Sarah. Notons aussi, cependant, que l’homme (ou son scribe), en utilisant une formulation biaisée (« celle-ci » : v. 23) au lieu du tu dialogique, traite la femme comme un cas particulier parmi les « animaux » dont la désignation lui était déjà familière (Gen 2 : 19-20) et qu’il fait ainsi le premier pas vers son surélèvement, vers la phallocratie jusqu’à une domination générale. Or, le rapport qui s’établit par rejet entre l’Unité exclusive car dominante et l’équivalence indique clairement que le masculin, figure de domination, de « prééminence » ou de « hiérarchie » [57], n’a de réalité que sous rature : Adam est avec Ève le rejeton fertile d’« Adam »-générique, de même qu’Abraham est l’héritier fertile d’Abram stérile. Comme le dit Beréchit 29 a, ce qui est inférieur est l’héritier de ce qui est supérieur [58]. Tout le problème de l’équivalence héritant du trait de la domination se résume à cette métaphore catachrétique. Abra(ha)m est la figure de ce rejet originaire et le (co)signataire de l’« alliance », de l’ordre de l’équivalence.
25Où se situe maintenant la différence sexuelle ? Au plan du partitif qu’indique son contexte titulaire (« de la différence sexuelle »). Elle n’est pas une, mais re-lationnelle, « portant en arrière », « re-port » et rejet. Le « pré-différentiel », dont parle Derrida (voir n. 2, p. 27), est à la « différence sexuelle » ce que le placenta est aux genres sexués. Iahveh-Entier, Adam-’adâmâh et Abram sont des êtres fictifs, quoique nécessaires, de constitution placentaire pour la venue de la genèse-Genèse.
26*
27Les raisonnements ont procédé jusqu’ici à l’enseigne de l’interrogation, processus à négocier selon l’ordre de l’équivalence. Les quatre approches interrogatives ci-dessus (Une hypothèse ?, Déconstruction ?, De la Genèse ?, De la différence sexuelle ?) se sont efforcées de tenir compte du cumul des doubles génitifs titulaires et de leur articulation. Un génitif interrogeant l’autre tient, certes, sa tournure en suspens, mais cette double lecture permet surtout de repérer un élément en retrait : au bord ou à l’intersection des deux autres. La déconstruction de la Genèse reconduit ainsi jusqu’à une instance auto-théo-cratique inclinant vers son (auto-)re-jet au nom de l’équivalence. La déconstruction de la différence sexuelle va jusqu’au « pré-différentiel » sous rature dont témoigne le placenta, agent de la genèse humaine, et elle rend ainsi transparente la genèse de la différence sexuelle, lahveh-auto-crate équivaut à l’ouverture (« IHVH »), il est constitutif (« placentaire ») au prix d’un signe circoncisionnel (ou équivalent). La non-domination divine, moyennant l’équivalence, équivaut à la déconstruction des pouvoirs terrestre et humain. La genèse de la Genèse est explorée par des pas en arrière déconstructeurs. En arrière jusqu’à l’intitulé qui a ponctué, d’entrée, l’intersection des deux doubles génitifs : « déconstruction de la genèse. de la différence sexuelle ». Cette ponctuation entend marquer le poids équivalent que prend la « différence sexuelle » par rapport à la « Genèse », par rapport à sa genèse et à la genèse de la Genèse. En ce sens, le point de ponctuation ici déconstruit toute interrogation; il dis-socie les deux signes qui assemblent la marque de l’interrogation; il est littéralement le point en dessous de l’interrogation : «. » sous « ? ».
28Dès lors, ce n’est plus l’interrogation « ? » qui est titulaire [59] mais le «. », support de tout questionnement. Titulaire est ce signe infime : il figure, trait lumineux, un « éclat » [60] – marque d’un partage irrésistible à l’endroit d’une part « maudite ».
Notes
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[*]
Je remercie Ariane Cordes, hébraïsante à l’Université de Bonn, pour ses conseils avisés.
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[1]
Martin Heidegger, Sein und Zeit (1927), Tübingen, Niemeyer, 15/1979, § 6.
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[2]
Voir Jacques Derrida, « Lettre à un ami japonais » (1985), in id., Psyché. Inventions de l’autre, Galilée, 1987, p. 388.
-
[3]
Jacques Derrida, De la grammatologie, Minuit, 1967, p. 39.
-
[4]
Ibid, p. 39.
-
[5]
Jacques Derrida, « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines » (1966), in id., L’écriture et la différence, Seuil, 1967, p. 414.
-
[6]
Derrida, « Lettre à un ami japonais », op. cit., p. 388-390 (se référant au Littré).
-
[7]
Ibid., p. 390.
-
[8]
Ibid., p. 388.
-
[9]
Ibid, p. 388.
-
[10]
Ibid, p. 388 et 390.
-
[11]
Ibid., p. 390.
-
[12]
Heidegger, Sein und Zeit, op. cit., p. 19 (§ 6). Trad. de l’ail, ici et dans les citations suivantes : EG.
-
[13]
Ibid, p. 22 (italiques : MH).
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[14]
Ibid, p. 23 (italiques : MH).
-
[15]
Derrida, « Lettre à un ami japonais », op. cit., p. 388 (Littré).
-
[16]
Ibid., p. 389; voir aussi p. 390.
-
[17]
Jean-Luc Nancy, « La déconstruction du christianisme », in Les Études philosophiques, n° 4, 1998, p. 511 sq.
-
[18]
Jacques Derrida, « Psyché. Invention de l’autre » (1984), in id., Psyché. Inventions de l’autre, op. cit., p. 35.
-
[19]
Derrida, De la grammatologie, op. cit., p. 39.
-
[20]
Derrida, « Psyché. Invention de l’autre », in id., op. cit., p. 35.
-
[21]
Ibid., p. 35.
-
[22]
À savoir contre la « positivité originaire (ursprüngliche Positivität) » du neutre, chez Heidegger. Voir Jacques Derrida, « Geschlecht. Différence sexuelle, différence ontologique » (1983), in id., Psyché. Inventions de l’autre, op. cit., p. 395-414.
-
[23]
Iahveh « se souvient » de son engagement grâce aux signes, « l’arc-en-ciel » (Gen 9 : 14-16) et le « soupir » (Ex 2 : 24 ; 6 : 5), par exemple. Et l’humain « se souvient » grâce à la « circoncision » (Gen 17 : 9-11) et au « Sabbat » (Ex 20 : 8; 31 : 13-17) ou au « sang » (Ex 24 : 8).
-
[24]
Dictionnaire encyclopédique de la Bible, Brepols, 1987, p. 35 a.
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[25]
Nous citons d’après l’édition de la Pléiade (tr. et notes par Édouard Dhorme), Gallimard, 1956.
-
[26]
La Bible. Entête (La Genèse), traduite et commentée par André Chouraqui, Lattès, 1992.
-
[27]
Voir The JPS Torah Commentary. Genesis. The Traditional Hebrew Text with the New JPS Translation, Commentary by Nahum M. Sarna, Philadelphia/New York/Jerusalem, The Jewish Publication Society, 5749 / 1989, p. 53.
-
[28]
The JPS Torah Commentary. Genesis, op. cit., p. 115.
-
[29]
« Beréchit 25 a », Le Zohar, vol. 1, traduit et annoté par Charles Mopsik, Verdier, 1981, p. 142. [La transcription de l’hébreu peut varier selon la source citée, par exemple « beréchit » et « beréshit ».] Mopsik précise (n. 1) que le « petit h d’Abraham désigne traditionnellement la circoncision ». Voir aussi « Lekh Lekha 93 a », ibid., p. 462 sq ; ou encore « Préliminaires 13 b », ibid., p. 88 (« hé », la seconde lettre du Nom Divin).
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[30]
« Lekh Lekha 93 b », ibid., p. 464.
-
[31]
« Genèse Rabba. Lekh Lekha XXXXIV, 21 », Midrach Rabba, t. 1, annoté par Bernard Maruani et traduit avec Albert Cohen-Arazi, Verdier, 1987, p. 466.
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[32]
Voir à ce propos plus amplement mon étude Kein Bund zwischen « Jüdischem » und a Christlichem » ? (à paraître).
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[33]
Voir Encyclopaedia Judaica, vol. 11, Jérusalem et New York, Keter, 1971, col. 687-697. Les formes triangulaire et hexagrammatique chez Franz Rosenzweig (L’Étoile de la rédemption, 1921) portent une tout autre signification (cf. à cet égard Peter Kemp, « Franz Rosenzweig », in id., Lévinas. Une introduction philosophique (1992), Paris, Encre Marine, 1997, p. 33-42, en particulier p. 39 sq).
-
[34]
The JPS Torah Commentary. Genesis, op. cit., p. 112.
-
[35]
Ce qui ébranle toute tragédie en tant que genre en relevant le tragique en élément de salut. Voir à cet égard les tragédies d’Hélène Cixous et mon étude « Réécritures du tragique », in Hélène Cixous, croisées d’une œuvre (Colloque de Cerisy, 1998), éd. par Mireille Calle-Gruber, Galilée, 2000, p. 163-187.
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[36]
Gerhard von Rad, Dos erste Buch Mose. Genesis, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1956 (commentaire).
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[37]
« Lekh Lekha 96 a », Le Zohar, op. cit., p. 475. Voir aussi The Zohar, tr. by Harry Sperling and Maurice Simon, vol. 1, London, The Soncino Press, 1931, p. 316 : « Hence Abraham ascended with the hé of the higher sphere, and Sarai descended with the hé of the lower sphere » (traduction différente).
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[38]
Jacques Derrida, « En ce moment même dans cet ouvrage me voici » (1980), in id., Psyché. Inventions de l’autre, op. cit., p. 193 sq.
-
[39]
Emmanuel Lévinas, « Quatrième leçon. Et Dieu créa la femme. Traité Berakhot 61 a », in id., Du sacré au saint. Cinq nouvelles lectures talmudiques, Minuit, 1977, p. 141.
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[40]
Italiques jusqu’ici : EG.
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[41]
Lévinas, « Et Dieu créa la femme », op. cit., p. 142 (italiques : EL). Voir aussi p. 148.
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[42]
Derrida, « En ce moment même », op. cit., p. 196.
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[43]
Lévinas, « Et Dieu créa la femme », op. cit., p. 142 et 135.
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[44]
Ibid., p. 141 (italiques : EG).
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[45]
Derrida, « En ce moment même », op. cit., p. 475.
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[46]
« Genèse Rabba. Beréchit XIV, 7 », op. cit., p. 174.
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[47]
Également extrême est l’effort fait pour dégager un ordre d’équivalence à l’égard de l’« alliance » par circoncision : « De l’avis des commentateurs unanimes, le prépuce est féminin et le résidu de peau est masculin », annote Charles Mopsik dans son édition du Zohar, op. cit., p. 85, n. 2 (« Préliminaires 13 a »).
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[48]
Lévinas, « Et Dieu créa la femme », op. cit., p. 142. Voir aussi n. 4, p. 37.
-
[49]
On traduirait plus justement, c’est-à-dire en tentant de restituer en français le jeu du signifiant hébreu : « on l’appellera Ma Dame parce que prise d’Adam ».
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[50]
Le Zohar, op. cit., p. 141. Voir aussi « Lekh Lekha 89 a », ibid., p. 440.
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[51]
« Noah 70 a », ibid., p. 355. Voir aussi The Zohar, op. cit., p. 234.
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[52]
Le Zohar, « Beréchit 49 a », op. cit., p. 255.
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[53]
« Beréchit 39 b », ibid., p. 214.
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[54]
« Préliminaires 3 a-b », ibid., p. 40.
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[55]
« Beréchit 30 a », ibid., p. 169.
-
[56]
« Préliminaires 3 a-b », ibid., p. 39 sq.
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[57]
Lévinas, « Et Dieu créa la femme », op. cit., p. 142 et 148.
-
[58]
The Zohar vol. 1, op. cit., p. 110 : « The lower is contained in the upper, and the mnemonic is that the lower is heir to the upper, so that both are as one, together constituting beth (= bayith, “house”) ». Voir aussi Le Zohar, op. cit., p. 166 (traduction différente).
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[59]
Tel le titre du poème De plus haut ? que Victor Hugo, en octobre 1840, biffe en ne laissant que le point d’interrogation.
-
[60]
Voir le vers de l’époque dite de la « folie » de Friedrich Hölderlin, « Das Glänzen der Natur ist höheres Erscheinen » (12 juillet 1842) que Michel Deguy traduit par « L’éclat de la nature exalte l’apparence [apparition] ».