Escamotage(s) : un couple en ses épiphanies

« Éclipser est un mot riche. Outre le soleil, plus visible si la lune l’éclipse, tout événement, homme, figure, éclipsés par d’autres ou d’autres choses reviennent régénérés, la disparition fût-elle brève a fait son œuvre qui est de nettoyage, de polissage. »
(Un captif amoureux, p. 441.)

1Un captif amoureux, tissu à spectres, se laisse volontiers hanter par ce qui se laisse regarder, par les simulacres et leurs ombres et révolutions astrales qui leur sont liées. Le jeu de l’apparition/ disparition en détermine le fonctionnement et, par toutes sortes de jeux de main, introduit la notion d’escamotage.

2Le sens propre du terme : « faire disparaître un objet subrepticement subtilisé », « faire disparaître par un tour de main qui échappe au spectateur », prêtera passage, par quelque tour de main à l’acception figurée : « esquiver, éluder habilement une question », ou encore « sauter en allant trop vite ( dans la prononciation d’une phrase, d’un mot) » [1].

3À l’Origine, l’escamotage premier : l’écrivain se plume de sa plume et voit et entend à l’image de ce vieux Palestinien, suprême imposteur, espionnant les Jordaniens, escamotant son âge véritable.

4Alors la question d’emblée est posée : que voit-il, qu’entend-il ?

5

« Et ce livre que j’écris, remontée dans mon souvenir d’instants délicieux, est, mais le dirais-je ?, l’accumulation de ces instants afin de dissimuler ce grand prodige : “il n’y avait rien à voir ni à entendre.” »

6Précisément, l’entreprise théâtrale de Genet ruinait la mimésis et laissait au spectateur à entendre : quoi ? rien, témoignait du rien – ce qui n’est certes pas peu.

7Lou-Divine dans Notre-Dame-des-Fleurs faisait déjà l’expérience de la vacuité, de la transparence du témoignage : le miracle résidait précisément dans l’absence de miracle.

8

« Et le miracle eut lieu. Il n’y eut pas de miracle. Dieu s’était dégonflé. Dieu était creux. Seulement un trou avec n’importe quoi autour. » [2]

9Filiation revendiquée, Un captif amoureux met en spectre une autobiographie détournée, par le biais de la révolution palestinienne et des Blacks Panthers. Un couple, mère et fils agrégés, propose à déchiffrer ses fantômes à ce Chrétien sans Dieu.

10

« Tout ce que j’ai dit, écrit, se passa, mais pourquoi ce couple est-il tout ce qui me reste de profond de la Révolution palestinienne ? » [3]

11Loin de la surface des événements narrés, une énigme profile son vertige : Hamza et sa mère seraient-ils le seul élément tangible de la révolution palestinienne, c’est-à-dire que l’on pourrait préhender, matérialiser, réaliser, se représenter ?

12Vingt-quatre heures passées chez ce couple palestinien égalent quatorze années durant lesquelles Genet est littéralement habité par le secret de cet agrégat.

13

« Ce point fixe se nomma peut-être l’amour, mais quelle sorte d’amour avait germé, crû, s’était étendue en moi pendant quatorze ans pour un gamin et une vieille que j’avais vus, en tout et pour tout, vingt-deux heures ? » [4]

14Précisément, un déplacement, un escamotage temporels ont lieu : comment vingt-deux heures peuvent-elles commutare – origine du terme « escamoter » – c’est-à-dire se changer en, s’échanger avec quatorze années ?

15Un prodige en escamote un autre, une digression mute en point nodal, obsession dont le narrateur est le siège. Vingt-deux heures ensemencent quatorze années : vingt-deux heures croissent, se développent et finissent par valoir quatorze années, à l’image du couple lui-même « dévorant » le poète.

16

« […] que cette existence de Hamza avec sa mère – ou plus exactement leur rapport mère-fils et fils-responsable – se poursuivit en moi au point d’y vivre une vie autonome aussi libre qu’un organe envahisseur, un fibrome multipliant son audace et ses pousses, me semblait de l’ordre de la vie animale et de la végétation des tropiques ; […] » [5]

17Le couple échappe à la cosmogonie genettienne ; ses propres lois -insondables – voient le jour et le régissent en même temps que le narrateur en est habité – à son gré et malgré lui. Le couple n’est jamais fixe, « les images ne restaient jamais immobiles » [6], ce fibrome opérant maints et maints tours de passe-passe afin de subsumer les genres et de se dérober continûment aux classifications étanches du poète. Dès que le narrateur quitte la Jordanie pour entrer en Syrie, il ne peut s’empêcher de penser au couple et la succession d’éléments-bascule tout au long de la séquence procède à un travail d’escamotage incessant du texte et, partant, du couple.

18

« Ou bien, si j’évoquais la mère […] Finalement, je n’imaginai jamais une figure seule […] Afin de résumer peut-être ce qu’était cette apparition […]
Évidemment, ces quelques lignes disent mal ce qui se passa […] ou plutôt une espèce de montagne qui aurait le dessin de sa mère. » [7]

19L’écriture biffante – sous-rature – produit une syntaxe sans cesse pivotante, révolution astrale, réglée sur le mouvement de l’éclipse, d’une dérobade qui soustrait aux yeux du monde, escamotante. La phrase court pour capter le processus à l’œuvre des métamorphoses, exhausser l’indécidable. Quatorze années s’entredévorent – et le processus en cours interroge finalement la « nature » de ce couple :

20

« Les rapports de Hamza-Sa Mère étaient-ils la singularité de ces deux êtres, obéissaient-ils, elle et lui, à une loi générale chez les Palestiniens où un fils aimé et la mère veuve ne sont qu’un ? Aujourd’hui, après avoir porté et nourri en moi ce couple, une sorte d’inceste s’y trouvait niché. » [8]

21L’inceste file alors sa chaîne ; le poète poursuit l’entreprise du scandale sous d’autre formes. Les pronoms personnels contaminent le texte et leur épiphanie commet l’inceste (impur, souillé) – inceste de la langue. Où un fils aimé et une mère veuve ne sont qu’un et non pas : ne font qu’un. Altération de la langue due à la loi palestinienne.

22Genet se fait alors matrice du couple – tout père géniteur est d’emblée écarté ; mais déjà le mater revêtait les caractères du pater, s’y substituait, ou bien plutôt, l’outre-passait :

23

« […] et faut-il tant se préserver de l’inceste s’il eut lieu, à l’insu du Père, dans la confusion des rêveries de la mère et du fils. » [9]

24Confondre : n’est-ce pas là ce dont il s’agit ; l’inceste perd de sa subversion car il résulte alors de l’action de confondre, d’un brouillage. L’état des rêveries permet cet escamotage de l’inceste et empêche donc totalement l’épiphanie du couple. La question est, ainsi, par là même, escamotée – c’est-à-dire esquivée.

25Le jeu entre ombre et lumière pointe la racine étymologique de l’épiphanie : elle consiste littéralement à faire briller son objet ( : phalein).

26Il n’y a pas apparition sans disparition ; il ne peut donc y avoir épiphanie sans son envers, l’escamotage, la spectralité. De trop briller, le couple s’épuiserait à la lettre, deviendrait tache aveugle : l’un brille pour le poète sur l’ombre, le spectre de l’autre.

27Le mythologique équivalant ici à l’évanescence, la fictio d’un couple-symbole, de quatorze années encloses dans vingt-deux heures.

28

« Cette image s’imposait d’une façon curieuse : je voyais Hamza seul, le fusil à la main, souriant et ébouriffé, tel qu’il apparut avec Khaled Abou Khaled, et sa silhouette ne se dessinait ni sur le ciel ni sur les façades des maisons, mais sur une grande ombre, une ombre que je peux dire épaisse, aussi étouffante qu’un nuage de suie dont les contours, ou comme disent les peintres, les valeurs, sculpteraient la forme lourde et immense de sa mère. » [10]

29L’art apparaît ici au sceau de l’épiphanie : accompagnant les apparitions-disparitions d’un couple, l’ombre tutélaire de la mère se trouve relayée par le spectre de la poésie, en la personne de Khaled Abou Khaled, et la peinture et la sculpture, attributs de la mère.

30Tout est affaire de formes : le texte fourmille de revenants, de revenances, se comporte tel un revenant et dessine un art de l’éclipse, c’est-à-dire de la porte dérobée.

31La seconde épiphanie du couple dans le texte genettien introduit la transgression, établissant des passerelles entre cultures pour le moins surprenantes.

32Une expression quasi idiomatique révèle la porte dérobée :

33

« Hamza et moi nous restâmes à la maison de sa mère. » [11]

Genêt pointe aussitôt le glissement, la tangente que prend la phrase :

34

« Cette dernière phrase semble indiquer que le chef de famille était la mère, […] » [12].

35Suit alors une analyse des rapports entre Hamza et sa mère, rapports que Genet perçoit après coup. C’est là l’un des attributs de l’éclipse que d’être raisonnée après sa manifestation.

36Le Refoulé, spectre fondateur, fait alors retour et le texte recèle alors une porte dérobée qui se nomme roman familial du poète. Le mythe judéo-chrétien renvoie Genet, à travers le couple palestinien, à ses propres origines : autobiographie détournée.

37Mais toute approche des Palestiniens demande posture respectueuse, affective, cultivant le mystère : Genet file le lexique de l’incertitude, du divin.

38

« […] en la voyant près de son fils, en me souvenant de leurs rapports qui étaient un aller-retour jamais interrompu, je devine aujourd’hui cet échange invisible alors ; […] » [13]

39Le poète revêt alors la fonction de devin, prophète et libère une vision jusque-là dérobée, escamotée. Il livre les clefs de l’interprétation au lecteur. Libre au lecteur d’actionner la clef. Genet finalement ouvre la porte dérobée, emprunte le passage secret, séparé ( : segretum), le relie au reste de la demeure.

40

« Repensons, à elle, revoyons la Vierge de Montserrat montrant, exhibant son fils plus fort qu’elle-même, la précédant afin qu’elle fût, mais l’enfant afin qu’il demeurât. » [14]

41L’anacoluthe – escamotage syntaxico-sémantique – renforce la rupture de la temporalité commune ; les lois de la filiation remises en cause soulignant un escamotage de la généalogie pointent un chevauchement des diverses temporalités : là où il y a escamotage, dérobade, il y a temporalités.

42Le texte s’épiphanise une nouvelle fois, mais pour accueillir en lui l’épiphanie première, fondatrice : la divine.

43La porte dérobée fonctionne une fois encore : Genet évoque l’art médiéval et ses pietà. Puis l’impensable a lieu : une contamination.

44

« Dans ce monde, langue, population, profils, animaux, plantes, territoires qui respiraient un air islamique, le groupe qui s’imposait à moi était celui de mater dolorosa. » [15]

45La phrase se scinde en deux, se fait face : un air islamique, gaz et apparence, engendre une mater dolorosa. Mater dolorosa vite escamotée, amputée d’elle-même :

46

« La mère et le fils ; non tels que les artistes chrétiens les ont représentés – peints ou sculptés dans le marbre ou le bois, le fils mort, allongé sur les genoux de la mère plus jeune que le cadavre décrucifié – mais toujours l’un ou l’une veillant sur l’autre. » [16]

47Aller-retour, réciprocité dessinent un couple mobile, debout: une mère et un fils armés et souriants – écho atténué du Rire de la Tragédie – font tourner le Pouvoir, organisent la circulation du Phallus.

48Le couple Hamza-Sa Mère escamote la douleur maternelle chrétienne, la compassion, pour exhausser le fusil en lieu et place du Phallus. Le groupe de la Pietà transmigre d’un genre sexuel à l’autre.

49Genet pose finalement les termes de l’énigme, s’assure de son existence et ne cherche donc pas à dévoiler sa signification mais met au jour son visage stupéfiant, déjouant la logique commune.

50

« Ce n’était pas tout. Ce groupe, tant de fois répété, profondément chrétien, symbole de la douleur inconsolable d’une mère dont le fils était Dieu, comment pouvait-il m’apparaître, et si vite, avec la vitesse d’un coup de foudre, le symbole de la résistance palestinienne, ce qui serait assez explicable, mais au contraire “que cette révolte eût lieu afin que me hantât ce couple” ? » [17]

51Epiphanie ultime : l’apparition convoque les foudres du ciel divin et d’un amour incommensurable, et l’itérabilité de la Pietà recouvre le couple novateur de la résistance palestinienne, les téléscopages culturels se drapent de raison, et ce qui appert à la suite de cette opération épiphanique inouïe se nomme escamotage de la Révolution palestinienne.

52L’escamotage s’accomplit sous l’éthique du soupçon ; soupçon du poète vis-à-vis de lui-même, mauvaise garde. Simulée.

53

« J’en isolai les deux composantes que je pouvais agréger – la mère et l’un des fils – écartant comme par mégarde les deux autres fils, la fille, le gendre, probablement une famille, une tribu, et même un peuple car je ne suis plus sûr d’être attentif aujourd’hui aux nuits de la Révolution, comme je l’étais en 1970. » [18]

54L’énigme s’est donc posée, mais à jamais « transparente » [19], elle réfute sa résolution : un peuple s’en trouve écarté, une question est escamotée dans sa signifiance, mais elle existe profondément, imprégnant l’épiderme du texte.

55Le couple, quatorze années plus tard, amorce son naufrage, un, non divisé malgré les épreuves : le fils, Hamza, travaille en Allemagne, éclipsé, escamoté géographiquement, la mère est accablée par la fatigue et la vieillesse, au terme d’elle-même, s’escamotant en s’évaporant progressivement :

56

« Si c’est la mère de Hamza, elle est déjà au royaume des ombres. En lui posant une question un peu précise, dont l’angle va la heurter, elle se dissoudra sous mes yeux, j’aurai en face de moi feue la mère de Hamza. » [20]

57La mère, spectralisée à l’extrême, conserve néanmoins une trace de son phalein ; l’épiphanie couve sous les ténèbres :

58

« Bien rabotée par les misères, mais non éteinte, aura-t-elle, devant elle, le temps de retrouver celle qu’elle fut ? » [21]

59Hamza, un instant escamoté par un faux Hamza, met vite la chaîne des copies en défaut ; l’union de la mère et du fils apparaissant à Genet comme une évidence, la mère de Hamza II remariée, le poète n’est pas dupe :

60

« […] l’image d’une veuve remariée ne correspondait pas à l’idée que m’avaient imposée le premier et le dernier salut de la mère, ni les quelques heures de ma visite chez elle et son fils. Quand on avait un fils pareil, on ne se remariait pas. » [22]

61D’autres poètes ont évoqué le lien de la mère palestinienne avec son fils feddaï : gardant en elle la mémoire de la fuite de la mythique Agar avec son fils Ismaël :

62

« Tu n’es sorti que ce matin, fils.
Il me semble qu’un siècle a passé.
Quand reviendras-tu ?
Mon Ismaël, mon roi de dix ans
Mon héros et ma douleur.
Je reste à la porte et j’attends.
Ton déjeuner t’attend aussi.
N’oublie pas. » [23]

63Un étrange écho relie Dib et Genet : rapports invisibles, simples, dépouillés, bouleversant le rapport au Temps ; rapports prenant en compte la matière, le solide, rapports excluant les autres. À l’image d’un Genet prenant place dans le couple, mais vite escamoté, car victime d’un leurre. Le sourire circule de Hamza à sa mère, de la mère à Hamza et offre l’obole de ce sourire aux autres mais dans un mouvement de retrait simultané. Comment donner tout en se gardant soi-même, tout en gardant le couple invisiblement. Là gît l’énigme.

64Finalement, reste : une mère et son fils, énigme première du poète Genet, et un couple peut-être annexé par le narrateur pour y exorciser ses propres démons.

65

« Ai-je éclairé ce couple d’une lumière qui m’était propre, faisant d’eux non des étrangers que j’observais mais un couple issu de moi et que mon habileté à la rêverie aura plaqué sur deux Palestiniens, le fils et sa mère, un peu à la dérive dans une bataille en Jordanie ? » [24]

66Dernier tour de passe-passe, du poète lui-même cette fois : a-t-il été cette Étoile polaire, ce guide pour un couple qu’il a porté en véritable mater, cette mère qu’il a escamotée pendant tant d’années pour la dérober en lui-même et se substituer à elle ?

67Genet est enfin sa propre mère : il y aura fallu cette perte de sens pour que la quête trouve son terme : transparence – pour aller au-delà des apparences.

Notes

  • [1]
    Cf. le Dictionnaire historique de la langue française, 1998, « escamoter », p. 1290.
  • [2]
    Cf. Genet, Jean, Notre-Dame des Fleurs, Décines, L’Arbalète, 1948, p. 118-119.
  • [3]
    Cf. Genet, Jean, Un captif amoureux, Paris, Gallimard, 1986, p. 504. Les italiques sont dans le texte.
  • [4]
    Ibid., p. 460.
  • [5]
    Ibid., p. 345.
  • [6]
    Ibid., p. 241.
  • [7]
    Ibid. C’est moi qui souligne.
  • [8]
    Ibid., p. 357.
  • [9]
    Ibid., p. 242. C’est moi qui souligne.
  • [10]
    Ibid., p. 241.
  • [11]
    Ibid., p. 228. C’est moi qui souligne.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    Ibid. C’est moi qui souligne.
  • [14]
    Ibid.
  • [15]
    Ibid., p. 241-242.
  • [16]
    Ibid., p. 242. C’est moi qui souligne.
  • [17]
    Ibid., p. 243. Les italiques sont dans le texte.
  • [18]
    Ibid. C’est moi qui souligne.
  • [19]
    Cf. p. 504.
  • [20]
    Ibid., p. 471.
  • [21]
    Ibid., p. 482.
  • [22]
    Ibid., p. 466.
  • [23]
    Cf. Dib, Mohammed, L’Aube Ismaël, Paris, Éd. Tassili, 1996, p. 17.
  • [24]
    Ibid., p. 504.