Peut-être là, juste avant la colère
1Avant d’entrer dans le vif du sujet, de me risquer à déterminer quelle place il convient d’assigner à la colère dans le dispositif de résistance mis à jour par Françoise Proust, je voudrais au préalable rappeler deux ou trois choses, nécessaires à mes yeux pour ajuster cette foule d’impressions et d’images que la mémoire nous renvoie, et de la sorte tenter de les mettre au service d’une lecture qui ne saurait aller de soi lorsque précisément elle tend, ligne après ligne, à nous placer sous l’exigence, et le charme, de ce regard qui a été captivé, confisqué, par la mémoire.
2Chacun aura compris que « les interlocuteurs et lecteurs les plus proches » de Françoise Proust ne constituent nullement une école de pensée, qu’ils ne s’inscrivent pas dans une même tradition philosophique et qu’ils usent de tons – pour reprendre un terme ô combien chargé de sens pour elle –, sinon divergents ou inconciliables, mais pour le moins disparates, à des degrés divers parfaitement étrangers les uns aux autres. La proximité de nos lectures ne nous rapproche pas, elle témoigne simplement d’une configuration singulière et dynamique de l’esprit qui n’est pas nôtre, mais qui est celle de Françoise Proust. Au-delà de l’amitié qui nous lie à elle, et qui est une pièce déterminante de cette proximité non convergente, il y a cependant un second facteur qui nous est à tous commun, et qui n’est en aucune façon fortuit, à savoir que nous sommes tous passés par le Collège.
3Le Collège, rappelons-le, n’a pas été pour Françoise Proust qu’un lieu d’enseignement ou de recherche, de rencontre ou de débat, mais il a, à proprement parler, constitué son principal engagement. En nul autre lieu que celui-ci, elle n’a autant déployé ce rare et précieux talent consistant à exprimer une parole qui engage pleinement ; une parole qui n’a de sens réel que dans ce dépli de soi qui a pour nom l’engagement. Françoise Proust est entrée au Collège au titre de ce que l’on nommait alors l’intersection philosophie-politique, et nous pourrions dire que le Collège lui a permis d’expérimenter, dans la pensée, la parole et l’action, un engagement qui soit tout à la fois philosophique et politique. Un engagement d’une extrême radicalité grâce auquel elle a réussi à faire corps avec cette question qui se retrouve dans chacun de ses livres : « que peut être la politique ? » La formulation qu’elle en propose dans L’histoire à contretemps, lorsqu’elle écrit : « Une politique même est-elle possible dans un monde où l’exception à la règle est devenue la règle ? » [1], est peut-être celle qui pourra le mieux s’ajuster à ce que, selon elle, le Collège devait être : une sorte d’exception à la règle qui ne confirme ni n’infirme celle-ci, mais qui la soumet à un exercice constant et périlleux de critique réflexive. Le Collège a ainsi été, pour elle, le lieu par excellence de la politique : d’une part car la politique devait y être posée dans les termes de cette excellence qui ne compose pas, mais se risque à exercer vis-à-vis d’elle-même une réelle critique, tant en ce qui concerne sa pratique que ses postulats ; mais d’autre part aussi parce que le Collège était un vrai commencement, au sens où dans Le ton de l’histoire elle revient à plusieurs reprises sur ce concept et le distingue de ce que pourrait être une fondation, un début, voire même une création [2].
4Non seulement le Collège n’était pas destiné, dans sa pensée originelle, à devenir une institution de même nature que les autres institutions universitaires, voire même que les sociétés savantes, mais il était d’emblée entendu qu’il n’avait d’autres façons de persévérer que comme instrument de résistance à toutes velléités de normalisation. Au même titre que la révolution devient « proprement despotique et terrorisante lorsqu’elle veut instituer la liberté, lorsqu’elle veut fonder "une forme de domination", c’est-à-dire un pouvoir politique, sur la liberté » [3], le commencement philosophique et politique qu’a produit le Collège reniera fatalement l’une et l’autre, philosophie et politique, dès lors qu’il sera reconnu par tous comme une institution normative ; dès lors qu’il ne gênera plus personne, même ceux qui haïssent le risque d’une pensée libre ; dès lors qu’il sera devenu un passage quasi obligé pour les carriéristes de la philosophie, c’est-à-dire pour les plus abjects représentants de l’opportunisme qu’il soit possible d’imaginer, puisqu’ils n’ont d’autre mode d’être que de transformer la Critique en une langue morte. Le Collège a donc été un vrai commencement, fort des haines qu’il a pu susciter chez les défenseurs de l’ordre, de cet ordre établi sur le couple humiliation-servilité ; mais faible aussi, ou plutôt toujours sur le point d’en être réduit à la plus extrême faiblesse, du simple fait qu’il porte en lui-même assez de potentialités pour pouvoir à tout moment s’insérer et trouver sa place dans cet ordre. On comprend dès lors pourquoi De la résistance a été écrit au Collège. Cet essai est effectivement une production du Collège, en ceci qu’il témoigne de la position constante adoptée par Françoise Proust à l’intérieur de cette institution atypique qu’elle a aimée au-delà de toute mesure pour la simple et unique raison qu’elle constituait un authentique commencement forgé dans ce mixte de réalisme et d’idéalisme qui constitue l’essence, ou contribue à dessiner ce qu’elle nommera « la courbe », de la résistance [4]. L’exigence de fidélité et d’inventivité posée par ce commencement philosophique et politique du Collège instruit de la sorte un modèle de la résistance, chacune des contradictions qui forgent ou composent cette exigence constituant les pièces maîtresses de ce jeu où, pour vaincre, il convient précisément de mépriser la victoire, de la repousser dans un temps autre, de la conserver sous sa forme pure de perspective. Kantienne jusqu’au bout des doigts, c’est dans l’interrogation des limites que Françoise a voulu concevoir son idée du Collège, et certainement pas dans l’édification de bornes, fussent-elles destinées à le protéger d’un monde extérieur et hostile.
5On pourrait ainsi dire que si d’autres qu’elle ont peut-être mieux représenté – voire même mieux défendu – le Collège, personne n’est jamais parvenu à l’incarner d’une façon aussi exacte, d’une façon aussi juste. Confrontés à une crise, simple expression de la contingence gouvernementale ou remise en cause du Collège dans son expression, certains ont déployé toutes les gammes possibles de l’habileté, tandis que d’autres faisaient preuve d’un incontestable sens politique. Mais personne n’a été, comme elle, capable de placer habileté et sens politique devant leur propre limite, c’est-à-dire devant le spectre d’une victoire qui puisse porter dans ses flancs la plus rude des défaites. Aucun ne s’est jamais senti autant qu’elle engagé par sa propre parole, aussi intimement bouleversé, ému ou transporté, par les combats que cette résistance engageait. De ceci, je voudrais donc retenir trois indications qui me serviront de fil conducteur tout au long de mon propos.
6• En premier lieu, comme l’a rappelé Jacques Derrida lors du débat de l’Odéon consacré à Françoise Proust et à la résistance, s’il est une inquiétude qui est au centre de toute son œuvre, c’est bien la politique. La politique comme rupture de la norme sociale, comme anti-gouvernementalité, comme jaillissement de la parole dans un espace public qui n’est pas reconnu et ne doit qu’à lui-même sa propre promotion. La politique comme résistance à ce que l’on a longtemps appelé la philosophie politique, comme inquiétude constante du temps et de l’histoire. La politique, enfin, comme transcendance et non comme subjectivation ; ce qui d’ailleurs suffit en soi à expliquer que cette version-là de la politique nécessite l’ouverture d’un champ plus large dans lequel seront conviées l’esthétique, la poétique, et quelquefois aussi la métaphysique.
7• En second lieu, il est difficile de distinguer Françoise Proust de son œuvre en raison même de cet engagement de la parole dont je viens de faire état. Les combats menés par elle sont certes éminemment spéculatifs, mais ils puisent toute leur substance dans une expérience du combat poli tique, ou parfois aussi de l’intime, qui n’a de réelle valeur que dans la mesure où cette expérience peut donner lieu à un réel travail théorique. Dans le sens inverse, si le travail théorique ne saurait être validé dans ce qui pourrait être sa mise en pratique, il ne peut cependant accéder au rang de vérité que par cette étrange et sublime résonance qu’il parviendra à établir avec l’acte d’insurrection permanente qu’implique une fréquentation non artificielle au réel. Il convient ainsi de déployer cette relation, rare et précieuse, de la parole qui engage dans les deux sens. En effet, si d’un côté, elle procède bien d’une ferme volonté d’être, en chaque instant, fidèle au possible de la liberté mis en chantier dans chaque étape du travail spéculatif ; de l’autre côté elle est aussi conditionnée par le souci de porter la pensée là où il est possible de l’incarner pleinement, fût-ce dans son expression la plus idéaliste.
8• En dernier lieu, le ton employé par Françoise pour défendre son idée du Collège, ton qui lui a valu tant d’inimitiés et de critiques, ne témoigne pas d’un malgré soi plus ou moins fortuit qui impliquerait la fréquentation d’un psychologisme de bazar ou de salon, mais il s’inscrit justement dans cette relation dialectique portée par une parole qui engage. Il est une figure du conflit permanent qui se joue entre l’avancée théorique et l’acte de résistance ; une figure au sens où Pascal emploie ce terme pour joindre, sans les confondre ni les unir, l’absence et la présence, ou encore entre ce qu’il nomme la lecture littérale et la lecture spirituelle [5]. La figure n’a pas pour finalité d’effectuer une quelconque synthèse, elle ne valide pas plus notre bonne intention qu’elle ne nous conduit à nous accommoder du réel ; mais elle nous place d’emblée devant une contradiction qui sert de fonde ment à l’expression d’une passion de vérité. Le ton nous invite dès lors à nous saisir de cette contradiction dont il révèle le caractère tout à la fois permanent et fugitif: permanent dans la mesure où rien ne saurait la résorber si ce n’est l’usage d’un artifice ; fugitif car son expression n’est jamais libre, elle est le plus souvent contrainte, placée sous la chape de plomb de nos représentations et semble nous fuir alors même que c’est nous qui lui tournons le dos. Le ton, ce ton de la colère, est un cri (nous y reviendrons) contre la perte d’une vérité que l’on sait essentielle sans pouvoir être toujours en mesure de la démontrer ; un cri contre notre propre propension à détourner le regard lorsque la vérité ou la justice sont malmenées et, de ce fait, accèdent à cette visibilité négative du désir. Ton de l’œuvre et ton de la vie coïncident chez Françoise dans un engagement qui contraint l’œuvre à être autre chose qu’un bel objet et qui déchire la vie dans une insatisfaction constante de soi. Le ton de la colère par lequel cette contradiction de l’engagement advient comme figure de la vérité est, peut-être avec celui de l’ironie, l’une des uniques façons de mener une expérience de soi, ou sur soi, qui ne sombre pas dans le narcissisme dès lors qu’elle contrevient à cette conservation de soi que sous-tend la mobilisation des affects raisonnables. Ce ton de la colère délie l’être du serment d’être ; il engage dans une déconservation de soi qui n’implique cependant nul effacement ou humilité, mais qui tend à investir l’orgueil pur d’une pensée qui a renoncé à se poser comme prise d’intérêts.
9Ce dernier point me permet donc d’en venir là où mémoire et lecture se rejoignent sans se confondre, à cette colère qui, comme l’écrit Françoise Proust à propos de l’indignation, trouve une meilleure place dans un traité des passions que dans une théorie de la volonté. Une colère qui, comme je vais essayer de le montrer, occupe dans son œuvre une place aussi difficile à appréhender que cela pouvait être le cas dans sa vie publique.
10En effet, pour qui a eu l’occasion d’effectuer un voyage dans l’œuvre de Françoise Proust, que sa lecture procède d’une proximité ou qu’elle soit parée du sceau de l’anonymat, il y a dans ce titre, « juste avant la colère », un réel paradoxe, ne serait-ce que parce qu’il tend à temporaliser la colère, c’est-à-dire à l’extraire du domaine du jaillissement, de l’instant qui trouve en lui-même sa propre tonalité, son ton, sa propre raison de persévérer comme événement là où tout concourt à l’effacer dans l’oubli. Ce qui vient avant la colère, même dans ce fragile édifice du juste avant, ce n’est jamais qu’une parcelle de temps, de ce cours normal du temps où la justice fait toujours défaut, où la politique se fond dans son institutionnalisation. Ce qui vient avant ne compte pas mais se décompte, c’est une durée qui se capitalise et qui corrompt la vie, qui amenuise les forces et use l’espérance. Quant au juste avant, ce n’est jamais que la dernière carte étalée sur le tapis vert par le tenancier de cette banque infernale qui, même confronté à un échec ponctuel, sait bien qu’il parviendra, dans l’après, le juste après ou le plus lointain, à retrouver sa mise, voire même à y adjoindre un profit plus ou moins conséquent. A la différence de Bergson qui concentre toute son attention sur l’instant de l’entre-deux-instants, sur ce petit fragment de pellicule quasi invisible qui sépare deux images d’un film et permet d’introduire entre elles un mouvement indiscernable à l’œil nu [6], chez Françoise Proust, le film lui-même n’accède à ce mouvement que dans la mesure où la pellicule sur laquelle le récit est imprimé comprend une image incandescente susceptible d’enflammer la matière même du négatif.
11Il y a donc ici un authentique paradoxe dans la mesure où la question ne se pose pas de distinguer le juste avant de cette durée étouffante dans laquelle la colère intervient comme un pic, un éclat, une tentative désespérée d’infléchir ce cours normal du temps, ou au minimum de lui infliger une éraflure susceptible de compromettre ses propres défenses là où il ne s’y attend pas. Ce qui compte, c’est l’instant ; un instant qui est paré des mêmes vertus que cela peut être le cas chez Kierkegaard. Cependant si, chez ce dernier, on trouve bien cette catégorie de l’instant posée comme constituant « le non-être de la catégorie du temps », autrement dit signifiant une césure qui le dégage d’un maintenant tout à la fois permanent et fugitif, cet instant a aussi pour vocation d’être inséré dans une contradiction dialectique où il occupe, avec l’éternité, la fonction de limite extrême [7]. Cette contradiction dialectique effectuant sa synthèse dans l’homme lui-même, la saisie de cet instant constitue l’alpha et l’oméga de toute quête ontologique, ce qu’ailleurs il nommera « la contemporanéité du disciple » [8]. Chez Françoise Proust, en revanche, il n’y a pas d’ontologie de l’instant. Rien de l’être ne s’y déploie si ce n’est précisément ce dépassement de ses propres limites qui lui retire toute sa substance et le confronte à son propre inaccomplissement. Peut-être est-ce là d’ailleurs où Françoise se distingue le plus clairement d’Hannah Arendt, à savoir que si l’une et l’autre s’accordent sur la prééminence de l’instant sur la durée, Hannah Arendt y cherche pour sa part l’expression d’un plein destiné à déborder sur les durées à venir, c’est-à-dire à instruire les conditions d’émergence d’un espace public permanent ; tandis que Françoise Proust y cherche l’expression d’un vide ou d’un manque, c’est-à-dire la trace d’un espace public qui est déjà retourné contre lui-même à peine vient-il d’être instruit, constituant dès lors la nouvelle limite idéale sur laquelle seront fondés espoir de liberté et promesse de justice.
12Ce juste avant la colère ne s’impose donc pas, si ce n’est justement comme expression d’un paradoxe qui, pour reprendre une fois encore Kierkegaard, découvre – au sens littéral du terme – toute forme de vérité que la durée a tenté de retenir captive sous la cohérence fictive des mots. Un penseur sans paradoxe est comme un amant sans passion [9], ajoute-t-il, nous rappelant, pour ce qui concerne notre objet, la colère, qu’il y a bien dans l’étude – ou la poursuite – de ce ton quelque chose qui se refuse à plier devant les injonctions d’un savoir neutre ou supposé objectif.
13Reprenons l’œuvre de Françoise pour voir quand et comment la colère y intervient. Vous le savez, c’est dans le chapitre 2 de De la résistance, qui est d’ailleurs intitulé « De la colère au courage », que celle-ci accède vraiment au rang de concept. Mais cela ne veut pas pour autant dire qu’elle est absente de ses autres ouvrages. Ou plutôt, que son absence, en tant que telle, soit dépourvue de signification.
14En effet, dans ses ouvrages précédents la colère semble n’intervenir que par défaut, au gré d’une citation qui nomme ce que Françoise s’emploie à tenir caché, placé comme en embuscade derrière d’autres mots au premier rang desquels nous trouvons le cri.
15Dans Le ton de l’histoire, la première occurrence du mot colère intervient ainsi dans une citation de Kant :
« Cet arrêt (nous sommes ici dans l’instant du commencement) ne donne pas lieu à pathos, à silence recueilli ou à véhémence affectée, mais s’entend dans un cri. Le cri peut certes être la voix de la passion qui veut régner, du ressentiment jaloux et envieux, du caprice ou du despotisme. Mais le cri de la naissance signifie tout autre chose. “Le cri de l’enfant qui vient de naître n’a pas le ton de la plainte, mais de l’indignation et de la colère qui explose, ce n’est pas qu’il ait mal, mais qu’il est contrarié, probablement parce qu’il veut se mouvoir et qu’il éprouve son impuissance comme une entrave qui lui retire sa liberté.” » [10]
17Comme nous pouvons le constater, nous échappons ici à ce jeu des emboîtements qui voudrait que l’indignation engendre la colère qui elle-même serait vouée à se manifester dans un cri. Cri, indignation et colère relèvent d’un même instant qui, tous trois, sont l’empreinte d’un commencement. L’indignation et le cri abandonnent ces valeurs croisées de cause et d’effet de la colère, pour se fondre dans une relation de synonymie où seule compte une éventuelle graduation, laquelle ne prendra pas pour étalon l’intensité de la manifestation, mais l’extériorisation de soi. Ainsi, si le cri prend le dessus sur la colère, s’il tend à se substituer à elle, cela tient au fait qu’il ne saurait contrefaire l’intention qui le porte. Il ne peut être joué, mais à l’inverse constitue la plus pure expression d’un soi qui est incapable de composer dès lors que, pour advenir, il mobilise ce que le soi tend toujours à se cacher à lui-même comme à autrui. Le cri, c’est la colère pure, apurée de son sens.
18La seconde occurrence de la colère se trouve insérée dans une liste qui effectivement tend à la minorer vis-à-vis de ce cri qui est bien ce qui donne le « la » dans le ton de l’histoire. On trouve ainsi :
« Tristesse, chagrin, affliction, colère, indignation, désespoir emporté, toutes ces affections sont des signes que l’histoire adresse, lorsqu’elle se répète, lorsqu’elle revient identique à elle-même, lorsqu’elle semble s’arrêter, faire du surplace, lorsqu’elle s’ennuie. » [11]
20Chacune de ces affections adopte certes son propre ton, mais toutes se retrouvent confondues dans ce cri qui manifeste le seul affect historique susceptible d’accéder au sublime, décliné dans ce couple tout à la fois complémentaire et contradictoire de « la peur ravie et la jubilation inquiète » [12]. Il est cependant intéressant de comparer cette liste à une première [13] qui est quasi identique, si ce n’est que la colère y est absente. En effet, pour définir ce qu’éprouve l’homme face à ce « monde dans lequel maux et biens s’équilibrent », on retrouve bien indignation, affliction, tristesse et chagrin, tous étant rapportés au déplaisir, mais sont absents désespoir emporté et colère pour lesquels cette connotation du simple déplaisir n’aurait pu convenir. Pour reprendre ce qui est dit au chapitre 9, désespoir emporté et colère sont de vrais tons dans lesquels se confondent de façon presque idéale « peur ravie et jubilation inquiète », ce qui leur confère à l’un comme à l’autre cette dimension musicale de l’accord discordant [14] où l’on retrouve une fois encore le cri, « forme pure, originaire qui vient parasiter et détourner une forme donnée ».
21De ceci, nous pourrions déjà extraire une première question, centrale me semble-t-il à la lecture du Ton de l’histoire, à savoir : qu’y a-t-il de sublime dans la colère ? La première réponse qui nous est offerte pourrait nous entraîner à tout rapporter à ce cri dont la résonance est à ce point intense qu’il occupe à lui tout seul tout aussi bien le juste avant que le juste après, renvoyés l’un et l’autre dans une durée dont il aura rompu toute espèce d’harmonie. Cependant, une autre forme de sublime apparaît qui réside peut-être moins dans l’analyse elle-même que dans l’écriture et dans le ton qu’elle adopte. En effet, il y a dans cette façon de tourner autour de la colère sans la toucher, de l’appréhender sans la saisir, de parler d’elle sans la nommer, quelque chose qui fait corps avec l’objet, quelque chose qui procède déjà d’un engagement parfait, c’est-à-dire d’un engagement qui ne mesure pas l’effet de ses intentions, mais qui est lui-même l’unique mesure permettant d’évaluer la pureté de l’intention originelle. Tourner autour de la colère sans chercher à la caractériser, cela revient à lui assigner sa juste place, inquiétante dans sa capacité centripète à tout rapporter à elle-même, dévorante dans sa capacité centrifuge à toujours dépasser les limites du convenable, à rompre avec la tentation de la mélodie. La colère, ce qui désarticule la parole au point de la transformer en un cri, dévoile quelque chose d’essentiel, de primaire. Elle renvoie à cette part d’enfance que l’on tente de garder pour soi, non pas comme un trésor enfoui, mais comme une transparence originelle où tout de soi serait déjà, et pour toujours, révélé, offert à quiconque voudrait s’en saisir. Dans le ton de l’histoire, la colère est encore une espérance, une possible rencontre avec une histoire qui défile inlassablement derrière les murs antibruit de la modernité triomphante.
22Dans L’histoire à contretemps, la colère se laisse aussi deviner sans jamais oser s’imposer, si ce n’est à la page 170 où Françoise Proust intervient comme actrice de la colère, s’élevant contre cette abjection déjà soulignée des philosophes qui annoncent la mort de la critique. Elle écrit ainsi :
« Cette dénonciation de la thèse, par les détenteurs authentifiés de la bonne conscience, ferait sourire si elle ne devait susciter la colère. »
24Pour reprendre ce qui vient d’être dit, il n’est pas ici question de tourner autour de la colère, mais bien de l’investir comme juste ton, cette page du livre pouvant d’ailleurs en être retirée pour figurer, par exemple, dans le compte rendu d’une assemblée collégiale. Hors de ce dépassement, engendré par une colère à laquelle Françoise Proust est toujours restée fidèle, la colère est absente de son propos. En témoigne cette nouvelle liste d’affects qui, placée sous le patronage de Baudelaire, Nietzsche et Benjamin, comprend l’ennui, la mélancolie, la tristesse et le dégoût [15]. En fait, à travers ce second essai, on assiste à un glissement du musical qui semble abandonner le cri pour investir la plainte.
« Toute plainte s’arrache, écrit-elle. Elle se laisse arracher par le langage en même temps qu’elle proteste de cet arrachement à la “nature”. La plainte se tient sur le seuil du langage, là où le langage, simultanément, commence et finit. La plainte est ce passage du sens, ce moment, ce juste moment où le son que proférait la nature, ce son infralangagier et dépourvu de sens, se mue, comme en un arc ou en un grand écart, en vibration sonore au-delà du langage et au-delà du sens : en musique. » [16]
26La nature, ici mise entre guillemets, nous renvoie effectivement au son inarticulé, à ce cri qui est déjà perdu dans une sorte de justification langagière exprimée par la plainte. Ce glissement du cri vers la plainte est d’ailleurs expliqué plus loin lorsqu’elle écrit :
« Le cri de résistance et de protestation, le dernier cri du combattant qui s’exténue jusqu’à son dernier souffle, vire à la plainte. » [17]
28Ce glissement n’a cependant pas valeur de renoncement ou de reniement. Il pourrait, dans le cas précis de ce qui vient d’être lu, se traduire par cette question : qu’est-ce qui dans la plainte parvient à survivre du cri et du sublime de la colère ? Autrement dit, qu’est-ce qui se dérobe à la plainte, à cette petite mort du renoncement qu’elle porte en elle ? Dans cette histoire, déliée des passés qui ne se sont pas actualisés et où le présent se réduit à la posture d’une physionomie [18], la colère cède le pas, momentanément, devant une politique de l’ombre qui, pour user le soi de l’héroïsme, joue sur l’ironie. La leçon retenue de Benjamin pourrait donc être celle-ci : le désespoir emporté et la colère, pour advenir comme « peur ravie et jubilation inquiète » dont il a été question dans le ton de l’histoire, méritent d’être eux-mêmes soumis à l’exercice de ce contre-ton de l’ironie qui, sobre et retors, contraint l’un et l’autre (désespoir emporté et colère) à s’extraire de cette seule manifestation du cri : d’une part pour isoler toute parcelle de l’être qui pourrait vouloir se maintenir dans le cri, et qui donc contaminerait celui-ci d’un intérêt plus ou moins explicitement reconnu comme tel ; et d’autre part pour expérimenter les limites de cette colère rentrée dans laquelle l’instant est à ce point rompu qu’il réapparaît sous forme originelle de libération ; libération du ressentiment et du regret, libération d’un soi qui pourra dès lors céder le pas devant une colère pure, non entachée par une quelconque quête de reconnaissance, c’est-à-dire d’accession de soi devant, et aux dépens, d’autrui. La colère est donc, ici aussi, posée par défaut, à la différence près qu’il ne s’agit pas cette fois-ci de tourner autour d’elle, mais bien plutôt d’en dessiner l’ombre, d’évaluer non pas ce qui vient juste avant ou juste après, mais ce qui peut contribuer à les retourner l’un contre l’autre dans un geste de dérision, comme si la colère jaillissait en creux, sur son envers, dans un ton de tranquille emportement.
29Vient enfin De la résistance où, donc, la colère devrait intervenir en majesté. En fait, ce n’est pas aussi simple. Là, elle apparaît certes au grand jour, l’ordre aléatoire des occurrences cédant le pas devant une certaine rémanence. La colère ne se tient plus embusquée, mais peut-être est-elle encore plus fuyante que dans les deux autres livres. Le cri, jaillissement soudain et imprévisible du ton de l’histoire, en partie retourné dans l’histoire à contretemps, réclame dans de la résistance une stratégie pour advenir [19]. Quant à la colère, dès l’introduction, il lui est déjà attribué une valeur nouvelle, celle d’une réserve de puissance dans laquelle la résistance viendra puiser son énergie.
30La définition des concepts étant cette fois-ci, au moins pour partie, confiée à Spinoza, ce ne sera ni l’intention préalable ni la réflexivité de l’ironie qui seront prépondérantes, mais la disposition des puissances en jeu, la confrontation des passions actives et passives. Pour dégager la colère de ce second cercle qui force à l’impuissance, pour donc parvenir à mettre en batterie cet « effort pour faire le mal à celui que nous haïssons » [20] qui caractérise la colère lorsqu’elle est encore captive de cette nature originelle mise entre guillemets dans l’ouvrage précédent, un effort est nécessaire, sinon pour la contenir ou l’orienter, mais pour en extraire une force qui lui appartient en propre mais dont cependant elle ne cesse de dilapider ce que nous pourrions nommer les ferments émancipateurs. Trois traits essentiels sont ainsi identifiés pour la caractériser, à savoir :
- premièrement que la colère est une modalité de la haine qui effectue le mal sans chercher à le rendre, ce qui la différencie de la vengeance ;
- deuxièmement qu’elle est moins une émotion qu’une action ou une conduite, autrement dit, qu’elle donne le ton de la praxis ;
- troisièmement qu’elle est un rapport réversible, ce qui permet de comprendre que l’acteur de la colère en souffre au moins autant que son objet [21].
« Le courage est une colère mobilisée pour repérer les dangers et y faire face avec patience et endurance, avec constance et persévérance. » [24]
32Qu’est-ce donc en effet que cette colère qui se produit dans la patience et la persévérance, qui est en mesure de repérer, c’est-à-dire d’établir un constat préalable, de faire le point et de dresser des inventaires ? Qu’est-ce donc, sinon autre chose que cette colère du cri annoncée dans le ton de l’histoire, puis retournée sur son ombre dans l’histoire à contretemps ? On pourrait ainsi se demander si la quête du transcendantal annoncée dans l’introduction de la résistance ne porte pas en elle-même une nécessaire crucifixion de la colère, autrement dit un accomplissement dans son dépassement, voire même dans sa négation.
33Dans sa conclusion, Françoise rapporte la colère au versant idéaliste de la résistance, lequel est contrebalancé, ou trouve son appui, sur un versant réaliste qui mesure les capacités, évalue en conscience les opportunités [25]. La colère n’a donc pas été évacuée, réduite au rang de nuisance de l’esprit ou de flatulence de l’être, mais elle a été épurée, en partie aussi laminée, dans son expérimentation. Elle a été tirée hors d’elle-même, comme si le vif du sujet qu’elle pouvait porter devait être évacué afin de ne pas compromettre l’intention qui l’a amené à se défier de l’objectivité du temps qui dure et perdure. De la résistance réintroduit la colère là où sont mobilisées des capacités qui lui semblent contraires, telles que la patience et la constance. Elle reconnaît certes la nécessité de l’égalité d’humeur, mais elle contraint cette dernière à sortir de son axe naturel et raisonnable jusqu’au point où elle exprimera une tension permanente que rien ne saurait contenir ni renverser. Elle ne temporalise pas la colère, mais elle la déplace sensiblement vers cet instant secret du juste avant la colère. Non pas là où il serait possible d’en qualifier la cause, mais dans cet éclair fugitif qui voit l’être renoncer à lui-même, à sa condition de sujet, pour incarner pleinement tout le refus, et l’attente, du présent qu’il porte en lui.
34Je ne compte pas apporter une conclusion à mon propos, mais simplement tenter de retrouver, dans cet itinéraire intellectuel, dans cette traversée de la colère, ce qui, dans l’ici et le maintenant des combats à mener contre l’injustice, nous permet d’investir un juste ton. L’œuvre de Françoise Proust, et c’est là une vraie vertu, ne clôture pas son interrogation sur une quelconque vérité définitive. Elle donne à voir ce que nous engageons de nous-mêmes dans notre quête d’émancipation. Les cyniques et les opportunistes ne la concernent pas. Seuls comptent pour elle ceux qui luttent sans espoir de triompher, ceux qui se sont dérobés à la tentation de l’héroïsme pour faire corps avec leur colère.
35A ceux qui, dans la rue, crient d’une voix discordante : « qui sème la misère récolte la colère », elle offre plusieurs réponses, ou plutôt plusieurs niveaux de réponse qui, chacun, dégage une perspective, engage le cri au-delà de sa propre détermination. Dans Le ton de l’histoire, elle introduit juste ce qu’il faut d’intention pour que la récolte échappe à la semaille, autement dit pour que le cri se suffise à lui-même pour déchirer cette logique du temps qui assigne à la révolte sa dimension réactive. Dans L’histoire à contretemps, elle inclut dans son dispositif cette réflexivité de l’ironie qui interdit l’accès à une colère contrefaite qui permettrait au moissonneur de se prétendre semeur ou laboureur, acteur ou sujet d’une histoire dont il devrait retrouver le sens caché. Dans De la résistance, enfin, elle décompose et le soumet au jugement de vérité chacun des actes qui est associé à la récolte, du premier coup de faux donné jusqu’à l’ultime grapillage. Elle en montre le caractère tout à la fois ambivalent dans sa réalisation, voire même dans son immanence, et transcendant dans son renoncement à être autre chose qu’un bras qui coupe.
36« Qui sème la misère récolte la colère », elle nous engage à porter toute notre attention sur le second terme de ce distique et à le dégager de sa position funeste de simple effet. Elle lui offre la prééminence, non pas car il conclut un processus, mais simplement car il porte en lui une authentique ferveur, quelque chose qui n’est peut-être pas de la jubilation, mais au moins un commencement de vie.
Notes
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[1]
L’histoire à contretemps, Éditions du Cerf, 1994, p. 99.
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[2]
Notamment lorsqu’elle écrit : « Tout commencement, tout essai n’énonce et ne déclare pas autre chose que : il faut commencer, il faut essayer, il faut expérimenter. » Le ton de l’histoire, Payot, 1991, p. 22.
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[3]
Ibid., p. 166.
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[4]
De la résistance, Éditions du Cerf, 1997, p. 186.
-
[5]
Les pensées, Classiques Garnier, 1991, notamment les § 291 et 303.
-
[6]
La pensée et le mouvant, PUF, 1934, p. 9-10.
-
[7]
Le concept de l’angoisse, Gallimard, 1935, p. 121-124.
-
[8]
Dans Les riens philosophiques, Gallimard, 1942, chapitre iv.
-
[9]
Ibid., p. 100.
-
[10]
Il s’agit du chapitre 5 intitulé « Le souffle de la liberté », op. cit., p. 171.
-
[11]
Ibid., p. 247.
-
[12]
Ibid, p. 251.
-
[13]
Ibid., p. 105.
-
[14]
Ibid., p. 327-329.
-
[15]
L’histoire à contretemps, op. cit., p. 53.
-
[16]
Ibid., p. 62-63.
-
[17]
Ibid., p. 87.
-
[18]
Ibid., p. 30.
-
[19]
Op. cit., p. 12.
-
[20]
Définition spinoziste que l’on retrouve p. 49.
-
[21]
Ibid., p. 49-50.
-
[22]
Ibid., p. 57.
-
[23]
Ibid., p. 75.
-
[24]
Ibid., p. 68.
-
[25]
Ibid., p. 184.