La doublure du temps

1Au tout début de son article intitulé Le Narrateur (Der Erzähler : le récitant) daté de 1936, Benjamin écrit :

2« La cote de l’expérience a baissé ; et il apparaît bien qu’elle tend à zéro. Il suffit, chaque matin, de jeter un coup d’œil sur un journal pour constater que, depuis la veille, le cours de l’expérience est descendu encore plus bas, que non seulement l’image du monde extérieur, mais même celle du monde moral, ont subi des transformations qu’on n’aurait jamais cru possibles. Avec la guerre mondiale, on a vu s’amorcer une évolution, processus qui, depuis lors, n’a jamais cessé de s’accélérer. N’avions-nous pas constaté, après l’armistice, que les combattants revenaient muets du front, non pas plus riches, mais plus pauvres d’expérience communicable ? Ce qu’on devait lire dix ans plus tard dans la masse des livres de guerre n’avait rien à voir avec cette expérience qui passe de bouche en bouche. Rien d’étonnant à cela. Jamais on n’avait vu expériences aussi foncièrement convaincues de mensonge – les expériences stratégiques par la guerre des tranchées, les expériences économiques par l’inflation, les expériences corporelles par la guerre de matériel, les expériences morales par les gouvernements. Une génération qui avait encore connu, pour aller à l’école, les tramways à chevaux, se trouvait en plein air, dans un paysage où tout avait changé : sauf les nuages et, au-dessous d’eux, dans un champ de forces d’explosions et de courants destructeurs, le tout petit corps fragile de l’homme. » [2]

3Texte souvent partiellement cité, et, par suite, mécompris. L’« expérience perdue » décrite par Benjamin n’est pas la perte de l’expérience. Expérience d’une « génération perdue » et expérience d’un « temps perdu », elle désigne la forme nouvelle de l’expérience dans la modernité. La modernité ne connaît pas la destruction (ou l’explosion) de l’expérience, elle fait, ce qui est tout différent, l’expérience de la destruction (de l’explosion). C’est là le sens de la Première Guerre mondiale dont les acteurs et les contemporains surent, d’emblée, qu’ils faisaient là une expérience décisive : décisive par sa nouveauté (et cette nouveauté arriva à une vitesse folle) et décisive par sa radicalité. Toutes les expériences y sont poussées à l’extrême et s’il est vrai que, depuis l’aube des temps, c’est la mort qui donne à l’expérience sa vérité et sa dignité, un des traits essentiels de la modernité est que la mort y est extrême : extrême en intensité (radicalité) et extrême en extension (mondialité) : construction et destruction s’équivalent, non pas que l’une succéderait à l’autre en un cercle infernal (encore que c’en soit la présentation empirique), mais plus profondément la même logique – celle de la destruction – préside aux deux : paix et guerre (techniques, situations, etc., de guerre et de paix) deviennent interchangeables, parce que la même loi de la guerre gouverne les deux. C’est cette loi de l’extrême (la loi de la destruction) dont firent l’épreuve les contemporains de la guerre mondiale et qui fut la scène primitive de la modernité.

4Comme toute scène primitive, celle-ci fut déniée. Et de fait, la destruction des existences est désormais si radicale qu’elle détruit également sa vérité, c’est-à-dire l’existence et les formes d’existence de cette destruction. C’est ce que Benjamin rappelle : là où l’État parlait de patriotisme, les hommes faisaient l’expérience de la barbarie des tranchées, là où le capital parlait de croissance, ils faisaient l’expérience de la misère due à l’inflation, là où les gouvernements parlaient de moralité, ils faisaient l’expérience du mensonge et de la corruption, etc. Et c’est, notons-le, parce que les expériences décisives furent recouvertes par le mensonge que leurs acteurs préférèrent le silence, au risque de faire croire qu’ils ne vécurent aucune expérience, et a fortiori aucune expérience nouvelle.

5Or, c’est bien évidemment la même loi, celle de la destruction, qui gouverne et le meurtre et le mensonge. Et, apparemment, cette loi est l’inverse de celle qui gouverne l’expérience telle que l’aube de la modernité l’a vécue et pensée : à savoir sous sa forme hégélienne. Depuis Hegel, l’expérience désigne le procès de formation d’une conscience, c’est-à-dire la constitution en vérité d’une subjectivité. Or que manifeste la modernité ? Des existences brisées, des consciences traumatisées, des générations perdues, des expériences privées de la possibilité de se dire et de se raconter (de se transmettre). Et de fait, si les expériences sont privées de sens et semblent vaines, si elles sont vécues comme des « faits de nature », c’est bien parce qu’elles ne sont plus recadrables dans un tout, qu’elles ne peuvent plus prendre place dans un horizon. Depuis 1914, on meurt à la guerre pour rien, et peut-être depuis 1917, lutte-t-on en vue de la justice pour rien. Mieux, et par la même nécessité, la boucle se ferme lorsque, à ces expériences privées de sens, se surimpose un discours spiritualiste peut-être aussi dangereux que la perte de parole. La « sursignification » massive en cette fin de siècle est sans doute aussi mortelle pour l’expérience que l’oubli. Son nom, on le connaît, est la commémoration pieuse.

6On le voit donc, avec cette dernière remarque, l’expérience moderne est, contrairement aux apparences, l’accomplissement, l’effectuation radicale de l’expérience hégélienne. Hegel espérait arrêter le procès destructeur en le nommant négativité, c’est-à-dire en le replaçant dans un tout qui lui donnait sens, qui lui révélait après coup que sa vérité était dans son devenir, non dans son être. Mais lorsque le devenir est totalement accompli, lorsqu’il n’a plus d’extériorité à dévorer et à intérioriser, sa positivité absolue (la positivité absolue de l’absolu) se retourne en négativité absolue. Elle est condamnée à se détruire elle-même sans relâche pour se produire et se reproduire. Le paradis du sens s’accomplit et se révèle comme enfer du sens : se détruire pour se produire. Telle est bien la modernité : toute nouveauté est toujours déjà recyclée, toute altérité toujours déjà réappropriée, toute extériorité déjà intériorisée. Le trop-plein de sens est condamné infernalement à produire du non-sens pour refaire indéfiniment, sur son dos, du sens, pour en extraire une plus-value de sens.

7Tenter de rendre justice aux expériences décisives de la modernité, c’est donc d’abord les faire parler dans leur vérité nue. C’est reconnaître le régime de vérité propre à l’expérience moderne : celui de la destruction, de la destruction nue (et non de la destruction convertie ou relevée en négativité). La destruction est terrible : elle comporte un risque mortel pour l’expérience, car, par une nécessité de structure que nous avons déjà notée, la destruction est non seulement destruction d’être, mais aussi destruction de l’être de la destruction. La destruction et l’expérience de la destruction risquent de ne laisser aucune trace. Car la trace est encore un espace et un temps et le mensonge précisément consiste à affirmer que rien n’eut lieu, qu’il n’y eut aucune expérience d’un temps et d’un espace nouveaux.

8Mais paradoxalement, la destruction (et particulièrement la destruction par explosion) est aussi une chance, l’ultime chance. Car l’expérience de la destruction, c’est aussi celle de la destruction des traditions mensongères, des récits trompeurs et, en même temps, ce démembrement, cet éclatement de l’expérience et de sa tradition laissent derrière eux de petits éclats, des petits cailloux, voire parfois seulement quelques cendres, à même de permettre de donner son sens et sa vérité à l’expérience de la destruction.

9Qui dit expérience, dit, depuis Kant, synthèse. L’expérience est synthèse, « unité synthétique du divers ». Rappelons brièvement ce qu’il en est de la synthèse, de la triple synthèse : synthèse de l’appréhension dans l’intuition, synthèse de la reproduction dans l’imagination, synthèse de la récognition dans le concept. Il faut, en effet, dans un premier temps, que la conscience puisse lier ou mettre en rapport deux ou plusieurs « unités absolues » dans le temps, qu’elle puisse les rapporter l’une à l’autre comme se déroulant dans le même temps, comme formant une séquence temporelle : ce que nous appelons un moment du temps ou une unité de temps. La première synthèse est donc celle de l’appréhension ou de la compréhension (Zusammennehmung). Il faut, dans un deuxième temps, que la conscience puisse reproduire dans son « sens interne » les représentations antérieures au moment même où s’en présentent de nouvelles, qu’elle puisse tenir rassemblé sous son regard le divers de ses représentations car « si je laissais toujours échapper de ma pensée les représentations précédentes (les premières parties de la ligne, les parties antérieures du temps ou les unités représentées successivement) et si je ne les reproduisais pas à mesure que j’arrive aux suivantes, aucune représentation antérieure, aucune des pensées susdites […] ne pourrait se produire » [3]. Il faut donc une deuxième synthèse, une synthèse de la reproduction. Il faut enfin que la conscience soit consciente de son acte, il faut qu’elle se saisisse elle-même comme sujet et auteur de la synthèse, il faut qu’elle pense les deux premières synthèses comme effectuées par une unique conscience : elle-même, car, sans auteur unique, les synthèses pourraient se succéder comme synthèses distinctes et le divers resterait divers. Il faut donc une troisième synthèse, la synthèse de récognition.

10Ces trois synthèses disent toutes la nécessité pour la conscience de maîtriser le divers, le donné chaotique, en une unité minimale de sens. Qui dit expérience, dit unification d’une multiplicité informe de données brutes sous une forme sensée, dit rassemblement de « thèses » en une « synthèse ». Pour qu’on puisse parler d’expérience, il faut que la conscience puisse comprendre (première synthèse), se remémorer (deuxième synthèse) et reconnaître (troisième synthèse) deux impressions, deux données distinctes et les assembler en une unité identifiable et sensée. La condition de possibilité d’une expérience est donc la synthèse de données par la conscience, l’« unité synthétique de l’expérience ».

11Dit d’une autre manière, la synthèse est synthèse du temps (et de l’espace). Plus rigoureusement, la synthèse est le temps (et l’espace) : le temps (l’espace) est la synthèse du divers. C’est pourquoi, comme le répète Kant dans L’esthétique transcendantale, il n’y a qu’un espace et un temps, parce que tous les rapports possibles à l’espace et au temps auront déjà supposé – telle est leur condition de possibilité – le temps et l’espace, ou, si l’on veut, une temporalité et une spatialité transcendantales. Par suite, il n’y a d’expérience que synthétique. Toute expérience occupe un temps et un espace donnés. Sinon, il ne se passe purement et simplement rien. S’il n’y a aucune donnée temporelle permettant son identification et sa reconnaissance et aucune donnée spatiale permettant de désigner un lieu, alors, au sens strict, rien n’a lieu.

12Comment donc faire synthèse de ce qui se présente comme la destruction de toute synthèse ? Comment, sans se contredire, affirmer simultanément la dissolution de toute synthèse de l’espace et du temps et la nécessaire existence d’une synthèse ? Bref, quelles sont les conditions de possibilité de l’expérience de la perte de l’expérience ?

13Dans la modernité, tout ce qui se produit arrive sous forme de coup (ou de choc, pour reprendre le mot de Benjamin) : coup d’État (entendons par État toute forme d’institution politique, économique, militaire, culturelle, etc.), coup monté ou déjoué, coup de poing, coup de main, coup publicitaire, etc. [4] Ce n’est pas que les temps modernes soient plus nouveaux ou plus imprévisibles que les temps précédents : toutes les époques connaissent inventions et transformations. Toutes voient surgir des événements surprenants qui causent le déclin puis la disparition des époques qui les ont vus naître. Mais dans la modernité, depuis la fin du xviiie siècle, les événements se succèdent à un rythme tel qu’ils ne peuvent plus constituer l’origine d’institutions durables et de fondations achevées. Ce sont des commencements mais, pour reprendre un lexique kantien, qui ne commencent aucune série, qui ne sont plus le principe (le début et l’inspiration) d’une époque ou d’une situation. Ce sont des commencements purs, à eux-mêmes leur propre fin et dont le simple et terrible pouvoir est de frapper et de marquer. De même, nul ne peut affirmer que les temps modernes soient plus violents que les temps précédents. Guerres (religieuses), émeutes, oppressions (exploitations, persécutions, colonisations) ont ravagé les siècles antérieurs. Mais la violence moderne est telle qu’elle annule la différence entre violence et non-violence, entre guerre et paix. Désormais, le lexique de la guerre est utilisé en temps de paix : « rafales » d’informations, « bombe » sexuelle, « commando » terroriste, « armada » de journalistes, « Q.G. » d’un parti, etc. Les événements modernes se produisent à une vitesse folle et avec une force démesurée. C’est pourquoi leur violence est agressive, choquante et éblouissante, et la conscience violée et traumatisée.

14Or, que les événements dont la modernité fait l’expérience soient des coups interdit de saisir les « principes de possibilité de l’expérience » dans la « synthèse du divers », comme le pensait Kant. Précisons :

151. Un coup est une frappe, une marque, un trait. Un coup se mesure à son seul effet : rayure, striure, encoche, incision, etc., et non pas à son contenu qui se dissout au moment même où le coup porte. La seule preuve, ou plutôt le seul témoignage, du coup est la trace qu’il laisse. Encore faut-il préciser que la trace ne fait signe vers rien de déterminé et n’est pourvue d’aucun vouloir-dire, d’aucune intention, d’aucune signification. Une trace est simplement la trace d’un avoir-eu-lieu. Elle est une pure inscription, une « archiécriture », dirait Derrida, qui témoigne qu’un « quelque chose » s’est produit en ce lieu et à un moment donné. Elle ne dit pas si cet événement était historique (produit de la liberté et de l’action des hommes) ou naturel (fait de la nature). Elle ne dit pas si on voulut faire trace ou si cela se fit de soi-même. Elle ne porte avec elle ni la signature de son auteur ni la date de l’événement qui laissa ici une trace. Ce n’est que dans l’acte de lecture et d’interprétation (dans la « remarque », si l’on veut) que la marque sera saisie rétrospectivement comme la marque de ceci. Ce n’est que dans l’après-coup que le coup antérieur sera entendu comme coup expressif et signifiant. Ce n’est que dans la reproduction, c’est-à-dire dans l’apposition d’un second coup, que le premier coup, de fait insignifiant, aura la chance de devenir événement signifiant, porteur d’un nom propre, d’une date.

16En attendant, il y a une inscription dont les signes ne font pas encore une écriture : il y a la pure trace d’un avoir-eu-lieu. En ce sens, Kant a raison et ne saurait être dépassé : la condition d’un phénomène est sa donation spatio-temporelle, c’est-à-dire à la fois la présence d’une matière (un espace a priori offert à l’impression et à l’inscription) et d’une forme (une opération, une intervention, une temporalité). Toute donation d’un phénomène est d’abord, au titre de sa condition originaire, l’ouverture d’un espace et la naissance d’un temps. Mais, s’il y a précisément ouverture et naissance, alors il faut penser un espace et un temps plus originaires que ceux que nous propose Kant dans la première synthèse. Antérieurement à la « synthèse de l’appréhension dans l’intuition », il y a la donation d’un trait qui rend à la fois possible et impossible « le parcours et la compréhension du divers ».

17Tout divers, en effet, est déjà une forme d’unification de ce que Kant nomme lui-même des « unités absolues » [5]. Pour que le divers soit appréhendable comme tel, pour que les composantes qui le constituent soient unifiables, il faut que ces « unités » soient déjà elles-mêmes unifiées et forment des unités « insécables ». Or c’est justement ce que l’expérience moderne n’offre plus : un donné n’est jamais unifié, il est une multiplicité feuilletée et indéfiniment divisible de traits purement différentiels et en soi insignifiants. Une suite de traits peut donner lieu à une forme, à une ligne ou à une figure. Mais il aura fallu alors une intervention, une décision de sens, une remarque de la marque. La synthèse est donc à la fois possible et impossible. Plus exactement, elle n’est possible que sous l’effet d’un « coup de force », c’est-à-dire un deuxième coup, voulu ou non, assumé ou non. La synthèse est une unification forcée d’une séquence de traits qui ne se laissent pas unifier sans résister et persister « sauvagement ».

18Récapitulons : le trait est la condition d’impossibilité et de possibilité de « l’unité de l’intuition », c’est-à-dire de l’espace et du temps (de la première synthèse).

192. Si le trait peut être retracé, c’est qu’il est retraçable dans son essence. Si la marque peut être remarquée, c’est qu’elle est réitérable. Si le trait est reproductible, c’est qu’il est lui-même reproduction. Le trait est toujours une unité précaire et provisoire d’un jeu de forces qui nécessairement frappent plusieurs fois de suite, c’est-à-dire se reproduisent. La reproduction est à la fois l’effet de la nécessité et du hasard. La nécessité, c’est le temps qui passe et la nécessaire scansion des coups indéfinis qui frappent. Le hasard, c’est l’assemblage précaire de coups en une figure ponctuelle vouée à sa prochaine disparition.

20D’un côté, la reproduction efface. Un trait reproduit est oblitéré : un autre trait s’est logé à l’endroit du premier, s’est superposé à lui et s’y est substitué. Entre l’« ancien » et le « nouveau », entre le même et l’autre, il n’y a pas alors de différence : la répétition, dans ce cas, est réappropriation. Le coup précédent qui se croyait unique est réapproprié, c’est-à-dire recyclé dans le « présent » du coup suivant, comme le coup à venir est anticipé et d’avance intériorisé. C’est d’ailleurs là la caractéristique du temps depuis Augustin : le passé et l’avenir sont des modalités du présent, parce que le passé est ce dont je me souviens à présent, comme l’avenir est ce que j’attends, ce que j’espère ou ce que je crains à présent. En d’autres termes, mémoire et anticipation sont les modalités de la structure nécessairement répétitive du temps, structure que la modernité a fait sienne en pratiquant de manière systématique l’archivage et la simulation de scénarios. Qu’il se soit produit autrefois ou qu’il ne se soit pas encore produit, tout nouveau est susceptible de revenir au même, de revenir comme même. Nietzsche l’avait déjà pressenti et il avait nommé cette boucle moderne du temps où toute nouveauté est emportée, balayée, puis finalement recyclée : « l’éternel retour du même » [6].

21Mais si la reproduction est le risque inéluctable que court toute donation spatio-temporelle (tout coup), elle est en même temps sa chance. C’est même la seule chance du sens. La marque, comme nous l’avons vu, n’advient au sens que dans la remarque. Si la reprise peut toujours être réappropriation, elle est en même temps l’ouverture imprévisible et non anticipable à un autre coup, nouveau et totalement inédit. L’originalité, la nouveauté au moins temporairement non réappropriable, se donne en dépit et au prix de la réappropriation. Elle est le produit de l’entrelacs de ces bouts de mémoire qu’on dit depuis Proust « involontaire » et qui se donnent par « intermittences » malgré mais aussi grâce à la mémoire dite « volontaire », et de ces attentes d’un inattendu malgré mais aussi grâce aux anticipations. Toute originalité survient à la fois trop tard et trop tôt. Trop tard, car tout événement est toujours réappropriable, sinon réapproprié. Trop tôt, car comme nous l’avons vu, un événement ne fait date (n’est historique) qu’à l’issue d’un deuxième événement qui rétrospectivement lui donnera sens. Un premier coup, un coup « originaire », ne se sait jamais tel : il appelle un deuxième coup qui est le seul vrai « premier coup », alors même qu’il aura supposé un avant-coup. Il faut donc, avec Benjamin, tenir le paradoxe suivant : « Une œuvre significative ou bien fonde un genre ou bien l’achève et, quand elle est parfaite, fait les deux en même temps. » [7]

22Récapitulons : la reproduction est le risque et la chance, tous deux inévitables, de l’unicité d’un trait. La reproductibilité de l’événement est la condition de l’impossibilité et de la possibilité de « la reproduction dans l’imagination », c’est-à-dire dans la mémoire et l’anticipation, nécessaire à la constitution synthétique (deuxième synthèse) du donné.

233. D’un côté donc, tout événement rappelle un événement précédent dont aucune mémoire ne porte le souvenir mais qui, comme l’indique l’expression familière, « dit quelque chose ». Cette parenté, « cet air de famille » comme dirait Wittgenstein, entre un « maintenant » et un passé qui jamais ne fut présent (puisque le « premier » coup ne se sait pas tel), se manifeste dans le sentiment, nullement pathologique, du « déjà-vu ». D’un autre côté, ce même événement promet (ou menace) de se répéter et de revenir : tout événement semble en annoncer un autre et c’est bien là ce que signifie ce trait propre à la modernité qu’on nomme communément : « la course au temps ». Tout événement semble « courir derrière le temps » pour tenter de le dépasser, de le doubler. Tout événement est donc bordé et doublé d’un côté par des spectres et des revenants et de l’autre par des présages et des avertissements, comme s’il était toujours à la fois en retard par rapport à lui-même (il vient après le second coup qu’il aurait dû être) et en avance par rapport également à lui-même (il vient avant le vrai premier coup qu’il se contente de porter et d’annoncer).

24Kant a donc d’une certaine manière raison : il n’y a d’expérience que s’il y a « récognition », c’est-à-dire re-connaissance d’un phénomène. Le « re » de la reconnaissance explicite la condition transcendantale de tout événement que nous venons de mentionner : tout événement reproduit un précédent événement, par rapport auquel cependant il est premier et « sans précédent », de même qu’il annonce un prochain événement dont il attend une révélation décisive et par rapport auquel il ne sera qu’un précurseur. En d’autres termes, pour être tel, un événement (un « phénomène ») doit être reconnu par la conscience : elle doit pouvoir le situer dans une série et lui donner une place, le « présent », située entre un « déjà passé » et un « pas encore arrivé ». Mais, et c’est là que la troisième synthèse kantienne s’effondre, le « déjà » et le « pas encore » ne se succèdent pas, mais s’entrelacent inextricablement et forment une boucle ou dessinent une arabesque. Car le présent est « toujours déjà » passé, puisqu’il est toujours déjà réapproprié par un autre prochain présent, de la même manière (en même temps) qu’il est « toujours déjà » à venir, puisqu’il en appelle à un autre événement qui, lui, serait décisif. De ce fait, aucun événement n’arrive au présent, maintenant. Il n’est jamais encore passé, c’est-à-dire conservé ou archivé dans la mémoire, de la même manière (en même temps) qu’il n’est jamais à venir, puisque tout avenir s’annonce dans le présent.

25Le présent, donc, ne vient pas : il revient. Il revient de loin, depuis le plus lointain des temps, comme depuis le plus lointain avenir. A ce titre, il est à la fois non reconnaissable et reconnaissable, non identifiable et identifiable. Il n’est pas reconnaissable, car il ne constitue pas une unité de temps séparable et détachable dans un cours du temps et, là encore, ce détachement d’un « encore » et d’un « déjà » ne peut être que le produit d’un coup de force ou d’une intervention. Mais il est en même temps reconnaissable : il a bien lieu, il fait date dans l’histoire, car il aura fallu une inscription ineffaçable, fût-elle de toujours et nécessairement effacée, pour qu’il y ait remémoration (« encore ») et réactualisation (« déjà »).

26Récapitulons : la revenance est la condition de l’impossibilité et de la possibilité de « la récognition dans le concept », c’est-à-dire de l’unité du divers telle que l’expose la troisième synthèse kantienne.

27L’expérience moderne est fantômale. Qui dit expérience, dit bien synthèse. Mais la synthèse avorte et bute sur la résistance d’un non-synthétisable. L’unité temporelle du divers est toujours hantée par des revenants, par le retour d’un « encore ». Le « encore » n’appartient ni au passé ni à l’avenir : il est le passé qui revient à nouveau et toujours, comme il est l’avenir qui revient du passé.

28Si Benjamin nous fournit un fil directeur pour écrire, dans une fidèle infidélité à Kant, une nouvelle ou seconde Analytique de la temporalité, c’est parce qu’il mène son analyse depuis l’épreuve de la modernité. La modernité est désenchantée et ce désenchantement lui est essentiel. De lui découlent tous les caractères propres aux Temps modernes : radicalité, extrémité, reproductibilité. La modernité est privée – et c’est un fait qui, qu’on s’en réjouisse ou qu’on s’en plaigne, ne peut être nié – de la possibilité de penser un au-delà : un au-delà du temps (l’éternité) et un au-delà du monde (« l’autre monde »). Elle n’est plus en mesure de fournir à ses expériences un horizon de sens, qu’il soit dialectique (totalisation progressive, possibilité, à chaque moment, de subsumer sous un tout, même partiel, toutes les expériences qui se sont produites aux moments précédents) ou qu’il soit « transcendant » (autre monde qui rassemble, reprend et élève ce monde-ci à un autre monde qui le transfigure). Toute possibilité de projeter ou d’espérer en un « après » situé en « avant » de soi, apparaît comme une « fuite en avant » et comme une « course » au temps. Le sens ne peut plus être posé en avant ou devant soi. Mieux, rabattu sur le monde ou le temps, l’horizon d’autrefois fonctionne comme un miroir réfléchissant et grossissant : il renvoie le temps à lui-même qui révèle ainsi sa vraie nature : le temps se répète, il revient, il tourne sur lui-même et forme des boucles ou des arabesques.

29En d’autres termes, le procès de désenchantement qui se déroule depuis deux siècles sous nous yeux a d’abord une vertu de révélation : le couple linéarité-éternité n’est plus possible. L’éternité était la contraction de l’étendue ou de l’extension exigée par la successivité du temps et, inversement, la successivité était le déploiement, le « dépliement », de l’atemporalité. Il ne s’agit pas de renverser ou de retourner ce couple, il s’agit de le détourner, de lui donner un coup de pouce, une chiquenaude, une pichenette, pour le redresser ou le remettre à l’endroit, et pour inventer, depuis l’extrême désenchantement, une nouvelle manière de chanter le temps.

30Le temps à l’endroit (l’endroit du temps), c’est le lieu ou l’avoir-lieu du temps. Et cet « avoir-lieu » est, d’une certaine manière, éternel : chaque fois est un coup ; à chaque fois, c’est encore un autre coup qui frappe. Cette éternité est non pas paradisiaque, mais infernale. Elle est diabolique, satanique. Le temps est mécanique, machinique, il se reproduit à l’identique, comme un article de masse ou un produit de série. C’est donc, au contraire, paradoxalement, le temps qui sauve de l’éternité. C’est la promesse que le temps se poursuivra et continuera de se donner qui sauve de l’éternité infernale. Là est l’ironie de la modernité : ce n’est pas l’éternité qui sauve le temps, c’est le temps (le temps des chances, le temps « messianique ») qui sauve de la menace de l’éternité.

31Le temps est double. Cela signifie trois choses : il se répète, il se dédouble, il « se remet ».

32Reprenons.

331. Le temps est répétitif: il ne vient que s’il revient. Comme nous l’avons exposé plus haut, le temps est une suite de coups dont chacun aura supposé, par définition, un coup qui le précède, mais ce coup (cet « avant-coup ») ne peut être perçu comme tel, c’est-à-dire comme temporel, qu’à la suite d’un second coup, c’est-à-dire dans l’après-coup. Le temps est répétitif, parce que la temporalité est scansion et la scansion « avant/après » est seconde et dérivée par rapport à la scansion originaire qu’est la répétition ou le retour de l’identique. Le temps s’éprouve, d’abord, dans le retour à l’identique d’un coup ou d’une frappe sonore, visuelle, etc., et c’est pourquoi l’impression originaire et archaïque du temps est soit l’ennui (le temps vide et vain) soit l’ivresse (le temps qui s’enroule sur lui-même). C’est ce que manifeste clairement la musique, cet « art du temps ». La musique naît du retour d’un coup sonore. C’est la reproduction à intervalles variables (à tempo différencié) d’un même son qui produit une suite sonore, c’est-à-dire transforme le bruit en son. C’est le jeu différencié de la répétition qui permet de reconnaître un son, de l’articuler de manière sensée et c’est cette reconnaissance qui produit une émotion, un enchantement. La musique est un chant et le chant n’est autre que la ronde des coups sonores [8]. L’enchantement vire à l’ivresse, voire à l’hypnose, quand la reproduction devient indifférenciée, quand le retour des sons est à l’identique, quand le même n’est plus perturbé et troublé par l’autre (par un son altéré), quand il n’y a plus de jeu avec les sons et que la suite sonore ne connaît plus de « sautes de ton » [9].

34La reproduction est la gardienne du temps [10]. D’un côté, garder, c’est surveiller, protéger des regards, des expositions et des agressions possibles, c’est conserver quelque chose dans l’état dans lequel il était initialement. Mais garder c’est aussi veiller à, prendre soin de l’existence, c’est garder en réserve et réserver « pour ». Garder, c’est garder de et garder pour. C’est préserver et promettre en même temps. Le temps ne promet de venir (il ne viendra et ne continuera à se donner) que s’il est préservé et, inversement, il n’est préservé que s’il est remis au présent et si le présent en fait luire la « flamme messianique ». En termes benjaminiens, il n’y a mémoire que s’il y a remémoration présente. Conservé, archivé, emmagasiné, le passé meurt, et, inversement, un présent qui ne reprendrait pas un passé est un présent vide. La remémoration est l’arc ou la boucle que forment passé et présent.

352. Le temps est double. A chaque fois que quelque chose se produit ou arrive, il s’écrit et cette écriture (ou cette inscription) est le reste d’un événement. Il n’y a jamais événement sans inscription sous une forme quelconque et sans reste sous une forme quelconque également. Ce reste ne subsiste pas : avec le temps, l’inscription devient illisible, anonyme et muette. Elle s’efface et ce n’est qu’à la suite d’un nouveau coup (d’une nouvelle inscription), ce n’est donc qu’après coup que l’inscription parlera, s’éveillera et se révélera une écriture. Mais il aura fallu, pour cela, une première inscription qui, comme telle, insiste et résiste. « Le souvenir, comme des rayons ultraviolets, révèle à chacun, dans le livre de sa vie, une écriture qui, invisible, annotait le texte comme une prophétie. » [11] Tout événement se double de son inscription qui lui survit. La survivance (le reste, la trace, le souvenir) ne succède pas à un événement, elle le double et l’accompagne. La survie coexiste avec la vie et en est contemporaine : la vie est toujours bordée de fantômes, de spectres et de revenants. Un événement a ou est toujours un dépôt. D’une part, il reste toujours d’un événement, et particulièrement de ces événements qui arrivent à une vitesse folle et qui se précipitent sur la conscience, un dépôt, un précipité, un amas, fut-il de cendres. Ces événements violents et extrêmes sont des événements de feu : ils consument et calcinent, ils détruisent et s’autodétruisent, et, pourtant, de cette action violente et suicidaire, restent toujours des cendres, car même si les cendres sont dispersées, il y a acte et donc trace de la dispersion. D’autre part, tout événement, qu’il le veuille ou non, se confie en dépôt à un autre événement qui, venant après lui, réanimera, là encore qu’il le veuille ou non, le spectre ou le fantôme qui attendait, en dépôt dans le précédent événement, et il sera hanté par lui. Et certes, pour qu’il y ait dépôt, encore faut-il que celui qui veille sur lui s’en éprouve le destinataire ; pour qu’il y ait délivrance des promesses captives, encore faut-il qu’il y ait eu livraison vécue comme telle. Mais il faut qu’il y ait d’abord et d’une certaine manière plus originaire, dépôt, précipité de quelque chose. C’est le secret ou le spectre celé dans ce dépôt que réveille un nouvel événement et qui, du même coup, l’habite et le hante. C’est d’un seul et même geste que le passé renaît et revient en « esprit » dans le présent pour lui donner vie et que le présent, hanté par le passé, est mort-né, mort-vivant, survivant.

36Il y a donc deux lignes, deux lignées, deux espaces du temps qui se doublent et se suivent continuellement l’une l’autre : la ligne des traces (« phénoménale », eût dit Kant) et la ligne des fantômes (« nouménale », eût dit Kant). Il y a événement lorsque les deux lignes se croisent et que l’une intercepte l’autre et lorsque deux espaces, au lieu de se superposer, se recouvrent et se confondent. Au moment où un fantôme du passé (re)vient hanter un présent, il se consume et se dissout : il donne précisément vie à un nouveau présent. Mais, de ce fait même, le présent, à son tour, explose, éclate et, de ce feu événementiel, monte une fumée qui, lorsqu’elle se sera évaporée, laissera apparaître un amas de ruines et de cendres refroidies où quelque « esprit » celé attend sa renaissance sous une autre forme, à un autre moment.

373. Le temps se remet. Le temps est une suite de coups, c’est-à-dire une suite de sauts. Par définition, un saut saute par-dessus, mais non par-delà, le cours ou le continuum du temps. Il y a bien évidemment une ligne du temps qui est causale ou successive. C’est ce qu’on a coutume d’appeler, à juste titre, le cours du temps et qui n’est autre chose que la répétition à l’identique dont nous avons parlé plus haut. Mais il y a une autre ligne de temps qui court en pointillé de sauts en sauts. Un événement, en effet, s’excepte du temps : c’est un bond du et dans le temps. Il interrompt le temps et, sauf à se contredire, il s’interrompt également lui-même. Tout événement est voué à avorter, à rester mort-né, à disparaître aussitôt qu’apparu, à être passager, précaire et fugitif. Pour la même raison, cependant, il est voué à revenir, comme s’il espérait, cette fois-là, enfin, s’accomplir et s’achever, enfin délivrer ses secrets et réaliser ses promesses. Mais, à nouveau et pour la même raison, l’événement historique avorte et remet au suivant le soin de reprendre la tâche et de mettre en œuvre ses promesses avortées : « Il existe une entente secrète entre les générations passées et la nôtre. Sur terre nous avons été attendus. A nous, comme à chaque génération précédente, fut accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention. » [12]

38Tous les sauts forment donc une suite à la fois interrompue et ininterrompue. Suite interrompue, parce que rien n’empêche de penser que le dernier événement ne sera pas l’ultime, parce que rien n’interdit d’imaginer que le temps s’arrêtera et cessera de se donner, parce que rien ne garantit qu’un autre événement reprendra en héritage les promesses du précédent ; suite interrompue, plus profondément encore, parce qu’un événement, par définition, est interrompu, suspendu, en suspens. Ininterrompue, cependant, parce que, s’il y a événement, alors tous les événements, rétrospectivement, se relaient en pointillé et forment une tradition. Cette tradition est, bien sûr, étouffée, souterraine, clandestine. Elle peut rester morte pendant longtemps, pour renaître à l’improviste et sous une forme nouvelle ; elle peut rester secrète ou inconnue, elle est en tout cas toujours « cachée », pour reprendre le mot d’H. Arendt, parce que toujours recouverte par le cours du temps : soit par l’oubli, soit par la commémoration. Cette tradition n’en reste pas moins la seule possibilité, en régime de désenchantement, de sauver le temps.

39Une tradition est une reprise et une remise. D’un côté, remettre, c’est différer, reporter, repousser à plus tard, l’exécution d’une tâche ou la tenue d’une promesse. C’est tenter de soustraire le présent aux échéances qui se rappellent à lui et le laisser libre et souverain tant par rapport aux héritages du passé que par rapport aux promesses de l’avenir. D’un côté, donc, remettre, c’est favoriser les chances et les risques à la fois. Le présent gagne en libre espace, mais il prend le risque en même temps d’arriver en retard, voire trop tard, lorsque les échéances se présenteront, c’est-à-dire, lorsque le moment présent viendra. Mais, d’un autre côté, remettre, c’est livrer, confier et, donc, engager, voire endetter ce à quoi (ou à qui) on remet. C’est lier, d’un lien à la fois invisible et indénouable, le moment suivant au moment précédent, c’est enchaîner, d’une manière douce et rusée à la fois, l’avenir au présent. C’est l’obliger à répondre d’un dépôt qui lui a été confié et à le reprendre fidèlement. C’est le faire venir, le convoquer à venir dès maintenant, plus tôt qu’il ne le voulait, au point de ne faire qu’un avec le présent. Là encore, il y a chance et péril : chance, car c’est sans doute la seule manière non pas d’avoir prise sur le temps, mais de l’appeler à venir et s’assurer qu’il viendra, et péril, car l’engagement secret et inconnu peut empêcher de se sentir appelé par d’autres engagements et de se reconnaître dans d’autres héritages.

40C’est pourquoi la remise doit s’entendre comme la reprise, et la remémoration comme actualisation. L’histoire ne consiste ni à maintenir ni à détruire la tradition, ni à reproduire ni à abolir le temps, mais à remettre les présents. Tout présent (toute situation) est en danger : soit de revenir à l’identique, soit de disparaître sans traces. Tout présent (toute situation) est virtuellement perdu pour lui-même ou pour l’avenir. Sa remise au présent suivant peut constituer un péril mortel, car il n’est jamais sûr qu’un autre présent viendra ; c’est pourtant sa seule chance d’être sauvé. Si, prenant l’histoire « à rebours » [13], et tournant le dos à la flèche du temps, il vient s’enrouler autour du moment précédent, alors il a une chance de lui arracher ses secrets et de faire lever ses fantômes qui attendaient d’être sauvés et il a la chance, en retour, de se voir sauvé de la temporalité vide et inerte qui le menace. On voit qu’il n’y a là ni successivité ni linéarité mais boucle, de même qu’il n’y a pas d’éternité mais sauts ou bonds d’instant en instant. Ils forment une « suite interrompue » en forme de ronde [14]. Chaque présent s’enroulant autour du précédent le chante et le sauve. Ce n’est pas le temps perdu qui est retrouvé, ce n’est pas non plus « un peu de temps à l’état pur » qui est sauvé, c’est chaque présent qui peut être le geste qui sauve : « La remémoration désenchante l’avenir […]. Car, en l’avenir, chaque seconde est la porte étroite par laquelle peut passer le messie. » [15]

Notes

  • [1]
    Conférence prononcée le 18 mai 1993 à la Maison des Écrivains dans le cadre des Conférences du Perroquet et publiée en 1993 (Conférences du Perroquet, n° 38, Paris, 1993).
  • [2]
    Benjamin, Le Narrateur, Gesammelte Schriften II, p. 456 (traduction française par M. de Gandillac in Essais II, Denoël-Gonthier, collection « Médiations », 1983, p. 56. Traduction revue par Pierre Rusch in Œuvres III, p. 114, Paris, Gallimard, collection « Folio », 2001).
  • [3]
    Critique de la raison pure (ci-après : CRP), Déduction transcendantale, A.102, A.K.IV. p. 78-79 (Pléiade I, p. 1408).
  • [4]
    Sur le concept de coup, cf. Benjamin, « Le Paris du Second Empire chez Baudelaire », GS 1, p. 570-604 (traduction française par Jean Lacoste in Charles Baudelaire, Payot, 1982, p. 99-145).
  • [5]
    CRP, Déduction transcendantale, A. 99 (Pléiade I, p. 1406).
  • [6]
    En ce point comme en d’autres, Benjamin communique avec Nietzsche, cf. notre « Melencolia illa heroïca » in Furor, n° 19-20, Genève, 1990, p. 85-109.
  • [7]
    Origine du drame baroque allemand, GSI, p. 225 (traduction française par S. Muller, Flammarion, 1985, p. 42).
  • [8]
    C’est la musique, et non le récit cher à Ricœur, qui nous paraît produire le temps. La musique est le schème caché dans les profondeurs du récit.
  • [9]
    Sur la musique, cf. notre Kant, le ton de l’histoire (Paris, Payot, 1990), chap. ix, « L’art des sons ».
  • [10]
    Sur ce point, cf. notre Walter Benjamin, la littérature à temps, in Les temps modernes, n° 529-530, 1990, p. 28-47.
  • [11]
    « Madame Ariane, 2e cour à gauche», in Sens unique, GS IV, p. 142 (traduction française par J. Lacoste in Enfance berlinoise, Les Lettres nouvelles, Maurice Nadeau, 1978, p. 234).
  • [12]
    Thèse II, GSI, p. 694 (Essais II, p. 196 et Œuvres III, p. 428-429).
  • [13]
    Thèse VII, GSI, p. 697 (Essais II, p. 199 et Œuvres III, p. 433).
  • [14]
    Cela induit un certain mode d’écriture de l’histoire : si l’on veut adopter le mode théâtral, ce sera la comédie ; si on veut écrire un récit, ce sera une suite d’anecdotes en forme de tableaux ; si on veut rédiger un traité philosophique, ce sera une suite de thèses.
  • [15]
    Thèse XVII, GSI, p. 704 (Essais II, p. 207 et Œuvres III, p. 443).