Phénoménologie et ontologie de la vie
1Sous un titre beaucoup trop général et ambitieux, je voudrais en réalité m’interroger sur l’extension du champ de ce que l’on entend par phénoménologie, sur la possibilité de principe de circonscrire un espace de la phénoménologie, marqué par des frontières assignables qui la distingueraient de ce qui n’est pas elle. On peut dire, à la suite de Ricœur, que la phénoménologie traite la manière d’apparaître des choses comme un problème autonome, qu’elle se propose donc de mettre au jour l’apparaître comme tel. En vérité, il ne s’agit pas seulement d’être attentif à la dimension de l’apparaître, de l’« il y a » dirait Merleau-Ponty, mais de tenter d’en dégager des moments constitutifs, bref une structure essentielle. Or, parce que l’apparaître est apparaître de quelque chose, parce qu’il se cristallise toujours dans un apparaissant, où se voilent les structures qui le font précisément apparaître, parce que, pour ainsi dire, le spectacle fait oublier la scène, la mise en scène et l’éclairage, l’accès à l’apparaître comme tel est loin d’aller de soi ; c’est au contraire la chose la plus difficile qui soit. Telle est la tâche à laquelle la phénoménologie se confronte : elle fait apparaître l’apparaître en le détachant de l’apparition où il se cristallise ; elle est monstration de la phénoménalité selon son eidos. Tel est le sens de l’épochè phénoménologique et c’est pourquoi elle est à la fois l’acte de naissance et la tâche, toujours à reprendre, de la phénoménologie. Elle est définie par Husserl comme une suspension de la thèse d’existence du monde, ce qui signifie qu’elle interdit toute position d’un apparaissant ; par là, en libérant le regard de l’emprise de ce qui apparaît, elle lui permet de se tourner vers l’apparaître comme tel, vers l’élément même dans et par lequel quelque chose peut être reconnu comme étant.
2Une telle démarche semble fonder la spécificité et l’autonomie de la phénoménologie vis-à-vis des autres disciplines philosophiques : dans la mesure où elle se fonde sur une suspension de toute thèse d’existence, il est clair qu’elle ne peut prendre position au sein du champ de l’existant et se prononcer sur la nature ou la structure de cet existant. Ce qui lui importe, ce n’est pas ce qu’est en vérité ce qui est, la nature de ce qu’il y a, mais plutôt la manière dont nous y avons accès, c’est-à-dire comment ce qu’il y a peut se donner comme tel. C’est en ce sens que la phénoménologie est étrangère à la métaphysique et s’interdit, au moins chez Husserl, toute incursion au sein du champ de la métaphysique. La spécificité de la phénoménologie est donc d’ordre méthodologique ; elle ne se distingue pas des autres philosophies par la singularité de sa position concernant la nature de ce qui est mais plutôt par le fait qu’elle abandonne le plan de l’apparaissant pour se consacrer à la détermination d’une méthode d’accès à l’apparaître. Or, puisque la philosophie était jusqu’alors comprise comme métaphysique et qu’il est pourtant incontestable que l’épochè phénoménologique répond à une véritable exigence philosophique, c’est bien le sens même de la philosophie qui se voit radicalement renouvelé avec la phénoménologie.
3Si cette présentation de la phénoménologie est sans doute satisfaisante au moins en ce qu’elle permet d’en circonscrire a priori la frontière, elle me paraît pourtant contestable et c’est cette réserve que je voudrais développer ici. Ce qui est pour moi en question, c’est la possibilité de distinguer un plan purement méthodologique, phénoménologique au sens strict, d’un plan philosophique et, pour tout dire, métaphysique. Il me semble – telle est la thèse que je vais tenter d’esquisser – que si l’on prend vraiment au sérieux le projet husserlien de détermination de la phénoménalité du phénomène et si, par conséquent, l’on assume radicalement l’épochè, on assiste à une sorte de brouillage de la frontière entre la phénoménologie et ce qui n’est pas elle et l’on est conduit à mettre en question l’autonomie de la phénoménologie vis-à-vis de la philosophie. En d’autres termes, en déterminant la phénoménalité du phénomène sans présupposés, on se trouve conduit à y introduire à titre de moment constituant une dimension vitale qui ressortit à ce qu’on pourrait qualifier d’une métaphysique de la nature, comme si la prise en compte exigeante de la transcendantalité exigeait d’y faire apparaître une empiricité d’un ordre supérieur. Or, s’il en est ainsi, il faut conclure que l’aptitude de Husserl à circonscrire un champ clos de la phénoménologie et à en décrire en quelque sorte l’élément – qui est, on le sait, celui de la conscience et de ses vécus – procède paradoxalement d’une insuffisante radicalité dans la détermination de l’apparaître. Ainsi, c’est la méthode, rigoureusement assumée, qui conduit à son dépassement dans une philosophie de la vie et c’est, inversement, une insuffisante rigueur méthodologique qui conduit à conférer à la phénoménologie une fausse autonomie.
4Dans les textes « classiques » de Husserl, l’épochè, définie comme neutralisation de la thèse d’existence, débouche sur une réduction de la phénoménalité à la sphère de la conscience, c’est-à-dire sur la détermination de la phénoménalité du phénomène comme être-constitué dans la subjectivité transcendantale. L’apparaître est l’œuvre d’une conscience et de ses actes et la phénoménologie peut alors être définie comme une eidétique de la région conscience, région originaire ou absolue en ceci que toutes les autres régions se constituent en elle. Or, comme Pato?ka l’a montré de manière convaincante, cette orientation subjectiviste de la phénoménologie n’est pas imposée par la tâche qu’elle s’est assignée ; elle est plutôt la conséquence d’un présupposé qui la maintient en deçà des exigences de cette tâche. En référant la phénoménalité à une conscience constituante, Husserl en trahit le sens. Il est incontestable que l’apparaître comporte une dimension « subjective » en ceci que le monde se donne toujours selon une perspective, que ce qu’il y a se manifeste à travers des moments non chosiques, des « aspects » qui, s’ils expriment la position du sujet percevant, n’en sont pas moins des aspects de l’objet qui s’effacent à son profit, nous y initient et, à ce titre, sont absolument objectifs ou, si l’on veut, transcendants. Il faut seulement faire la différence, au sein du monde, entre les moments médiateurs, subjectifs en tant qu’ils reflètent la position d’un percevant, et la chose médiatisée. Mettre au jour la phénoménalité comme telle, c’est remonter de l’objet médiatisé aux moments d’apparition, c’est-à-dire aux aspects qui renvoient certes à un centre de perspective mais ne possèdent aucune autonomie, aucune réalité propre au regard de l’objet manifesté puisqu’ils sont de part en part monstration, c’est-à-dire auto-effacement. Or, la difficulté de l’analyse de Husserl tient à ceci qu’il ne parvient pas à s’en tenir aux traits descriptifs du champ phénoménal, à l’étrange relation que celui-ci entretient avec l’apparaissant puisque, s’il n’est pas l’apparaissant mais bien ce par quoi il apparaît, il n’est pourtant rien d’autre : la phénoménalité a ainsi pour contenu sa propre négation ou son propre effacement, elle est l’unité d’elle-même et de son autre. Dès lors, Husserl est conduit à donner un contenu et une réalité spécifiques à ces moments d’apparition : ils seront définis comme des vécus immanents, des contenus primaires sur la base desquels l’objet est constitué. De là la nécessité d’introduire une nouvelle classe de vécus, les noèses, qui auront pour fonction propre de constituer l’objet sur la base des donnés hylétiques, c’est-à-dire d’assurer le passage de l’apparition à l’apparaissant. En conférant aux moments médiateurs une réalité positive et une région propre, celle de la sphère d’immanence, en étayant pour ainsi dire l’apparaître sur cet étant spécifique qu’est la conscience, Husserl introduit une scission au sein de la phénoménalité et sépare ainsi l’aspect de sa puissance monstrative. On assiste alors à un déplacement du sens du subjectif : « Alors que subjectif était pris d’abord au sens du langage courant, désignant le phénoménal (et, en ce sens, “objectif”) qui prend en considération les perspectives, les modes de donation, les caractères positionnels de modalisation, notre approche des choses, à la différence des choses en elles-mêmes (qui sont sans perspective), le subjectif comme vécu est distingué du phénoménal qui apparaît dans le vécu. » [1] Corrélativement, la question du mode de donation des choses dans les aspects perspectifs objectaux devient question de la constitution de l’objectité dans des vécus donnés adéquatement au sein de la sphère d’immanence. Il s’ensuit une double difficulté. Tout d’abord, comment rendre compte du sens de transcendance de l’objet, dès lors qu’il est constitué par une noèse sur la base d’une hylè ? Comment le vécu, originairement donné à soi-même dans la réflexion, peut-il faire apparaître une transcendance véritable ? La constitution ne permet pas de restituer le sens d’être de ce qui a été neutralisé dans l’épochè. D’autre part et surtout, cette série de décisions révèle une certaine inconséquence, c’est-à-dire un manque de radicalité dans la mise en œuvre de l’épochè. En effet, référer le champ de la transcendance à la région conscience, c’est-à-dire aux vécus au sein desquels elle est censée se constituer, c’est fonder l’apparaître sur un certain apparaissant, c’est emprunter au constitué la structure de la vie constitutive et transgresser ainsi la règle imposant de neutraliser toute position d’un apparaissant. Comme le dit Pato?ka, « il y a un champ phénoménal, un être du phénomène comme tel, qui ne peut être réduit à aucun étant qui apparaît en son sein et qu’il est donc impossible d’expliquer à partir de l’étant, que celui-ci soit d’espèce naturellement objective ou égologiquement subjective » [2]. En vérité, l’apparaître du vécu à la conscience ressortit aux structures générales de l’apparaître et il est donc nécessaire de rendre compte de ces structures en tant que telles au lieu de les référer d’emblée au vécu ; bref, l’épochè doit porter tout autant sur la conscience que sur la réalité naturelle.
5Cependant, on montrerait sans peine que cette détermination de la phénoménalité, que l’on pourrait qualifier de subjectiviste, est la conséquence ou, tout au moins, la contrepartie d’une certaine forme d’objectivisme ou, tout simplement, de rationalisme. Dans sa description de la donation par esquisses, dans les Ideen I par exemple, Husserl insiste sur le fait qu’il s’agit d’une détermination eidétique. Que la chose se profile dans des esquisses toujours incomplètes n’est pas la conséquence des limites d’un entendement qui, en droit, pourrait s’approprier l’objet en transparence ; c’est un trait constitutif de la réalité, de sorte que Dieu lui-même percevrait la chose par esquisses. Autrement dit, l’esquisse ne donne l’objet qu’en le repoussant dans la profondeur, elle ne le présente que comme imprésentable : le caractère partiel de cette donation n’est pas une négation de l’objet, mais bien la condition de son apparition. C’est en ce sens que l’esquisse n’est pas un signe ou une image mais la chose même, selon une certaine perspective ; dans l’esquisse, l’objet n’est pas signifié ou représenté : il se montre. Pato?ka est donc parfaitement fidèle à l’inspiration husserlienne lorsqu’il dit que les aspects, quoique partiels et variables, sont objectifs : l’esquisse est la présence même de l’objet d’un certain point de vue et sa « subjectivité » se confond rigoureusement avec sa partialité. Or, s’il est vrai que l’impossibilité de principe d’une donation exhaustive de l’objet conduit à penser l’esquisse comme moment et pas seulement comme image de l’objet, on peut conclure que, inversement, la subjectivation de l’esquisse ne peut être que la conséquence du maintien d’un horizon de donation adéquate de l’objet. Autrement dit, c’est parce que l’objet est posé, par-delà son mode singulier d’apparaître, comme susceptible d’une détermination adéquate que l’esquisse, où il se présentait lui-même comme imprésentable, se dégrade en apparence, c’est-à-dire en réalité subjective. Au regard d’une donation adéquate possible, la partialité de l’esquisse ne peut signifier que son inadéquation : l’objet n’y étant pas présent tel qu’il est en lui-même, il ne peut y être présent lui-même – ce qui revient à dire que l’esquisse n’est plus qu’une image subjective. L’esquisse se voit donc déportée du côté de la conscience dans la mesure exacte où l’apparaissant est déporté du côté de l’objet rationnel, c’est-à-dire subordonné à l’horizon d’une donation adéquate. On montrerait sans difficultés que c’est bien ce qui se passe chez Husserl ; dès les Recherches logiques apparaît la tension entre deux définitions de l’objet. L’une, issue de la phénoménologie de la perception, qui le comprend comme ce dont une donation adéquate est par principe impossible ; l’autre, issue de la phénoménologie de la raison et soumise au principe de l’absence de limites de la raison objective, qui le conçoit comme ce qui est en droit susceptible d’une détermination exhaustive (« A tout objet “qui existe véritablement” correspond par principe l’idée d’une conscience possible dans laquelle l’objet lui-même peut être saisi de façon originaire et dès lors parfaitement adéquate » [3]). On le voit, la subjectivation de la phénoménalité est la contrepartie de la soumission de l’objet aux exigences de la raison. L’esquisse est confondue avec un vécu dans la mesure exacte où ce qui est esquissé est conçu comme un objet susceptible d’une connaissance adéquate : l’apparaître est référé à la région conscience car l’apparaissant est, en dernière analyse, l’objet rationnel. Par là même, la fonction ostensive de l’esquisse s’efface derrière son pouvoir déformant. Ainsi se trouve brisée l’unité originaire de la phénoménalité où le caractère lacunaire de l’apparition ne faisait pas alternative avec la présence « en chair » de l’objet (quoique partielle, l’esquisse peut montrer l’objet lui-même car le propre d’un objet transcendant est précisément d’être inépuisable).
6On le voit, la détermination husserlienne de la phénoménalité n’est pas rigoureusement fidèle au principe, défini par l’épochè, de mise entre parenthèses de toute position ontique, de tout objet apparaissant. Au contraire, la phénoménologie constitutive est doublement tributaire de l’apparaissant, sous la forme du vécu et sous celle, corrélative, de l’objet rationnel, pôle de déterminabilité intégrale. Sa description de l’apparaître est en réalité commandée par cette double référence, c’est-à-dire soumise à une certaine idée de l’apparaissant, à une certaine ontologie implicite, qui n’est finalement que l’ontologie naïve de tout rationalisme. Husserl ne met pas au jour l’apparaître comme tel mais décrit un apparaître tel qu’un certain type d’apparaissant, à savoir l’objet de la connaissance rationnelle, puisse se montrer. Autant dire qu’il ne remet jamais en question le fait que la perception est une espèce de connaissance. Percevoir, c’est s’approprier les traits constitutifs de l’objet et c’est pourquoi les modes de manifestation de l’objet sont conçus, selon une perspective résolument empiriste, comme des contenus sensibles.
7Une phénoménologie rigoureuse, qui vise à mettre au jour la phénoménalité comme telle, c’est-à-dire une structure de l’apparaître qui ne doive rien à l’apparaissant, doit donc mettre en œuvre une épochè absolument radicale, qui permette de neutraliser toute référence subreptice à l’apparaissant. Or, une telle épochè suppose que l’attitude naturelle soit ressaisie à un niveau plus profond que celui où Husserl la situait, à savoir non seulement comme thèse d’existence du monde mais comme caractérisation incritiquée du monde en termes d’objets déterminables, comme soumission de la phénoménalité à l’étant rationalisable. En effet, si l’épochè husserlienne neutralise l’existence du monde, elle ne va jamais jusqu’à remettre en question le fait que ce qui est susceptible d’exister ce sont des objets, c’est-à-dire des entités closes et déterminables. Cette constatation conduit à une radicale reformulation de l’épochè. La seule manière d’échapper à cette référence à l’objet, à cette « ontification » de l’apparaître, c’est d’en ressaisir la source. Or, il me semble que celle-ci réside dans la mise en œuvre, spontanée et ininterrogée, du principe de raison suffisante : l’Être est ressaisi depuis la question « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », c’est-à-dire profilé sur fond de néant. En cela, Husserl n’échappe pas à la métaphysique au sens où Bergson l’entend : l’Être est saisi comme venant se détacher sur un néant préalable et par conséquent comme ce qui doit posséder une richesse de détermination, une plénitude telles qu’il puisse précisément s’opposer au néant, résister à sa menace. L’Être doit être aussi pleinement que le néant n’est pas et c’est la raison pour laquelle il ne saurait comporter la moindre indétermination, la moindre négativité. Bref, l’Être est caractérisé comme pur objet, comme ce qui est en droit pleinement déterminable car venant s’ajouter à un néant d’être, de sorte que s’il n’était pas objet, il ne serait pas du tout. C’est ce présupposé qui commande ultimement la soumission subreptice de la phénoménalité à la figure de l’objet et c’est donc lui qui doit être neutralisé dans l’épochè.
8On le voit, le déplacement subi par l’épochè est assez radical : elle ne porte plus sur l’existence du monde mais bien sur le néant comme ce qui commande ultimement la détermination implicite de cette existence en termes d’objet. L’épochè ne vise plus une thèse positive, elle ne néantise pas ; elle s’exerce au contraire contre la négativité même et ramène donc du néant à une nouvelle forme de « positivité ». En effet, en marquant ainsi une sorte de pas en arrière, l’épochè donne accès à un domaine qui a le statut d’à priori de la phénoménalité et qui ne peut plus être celui d’une subjectivité transcendantale, résidu d’une neutralisation du monde. Quel est donc le « résidu » de l’épochè ainsi reformulée ? Neutraliser tout néant préalable, sur lequel se détacherait tout ce qui peut être, c’est mettre au jour une structure nécessaire d’englobement : ce qu’il y a est englobé par un champ déjà là, qui ne peut lui-même être clos, sauf à réinstaurer la priorité du néant. Apparaître, c’est être inscrit dans une totalité englobante, c’est surgir, non pas de rien mais de quelque chose. Autant dire que l’épochè ainsi reformulée donne accès à l’appartenance comme structure a priori de la phénoménalité : apparaître c’est se détacher sur fond de, c’est appartenir à. Il faut l’entendre au sens d’une nécessité eidétique, révélée précisément par l’épochè: en effet, cela ne signifie pas seulement que, de fait, toute apparition a lieu sur fond de réalité préalable, mais bien qu’une apparition qui ne surgirait de rien serait une contradiction pure et simple, bref que l’essence de l’apparaître implique la référence à un champ d’appartenance. Or, qu’est-ce que cet Englobant ultime qui s’englobe lui-même, qui ne peut jamais être totalisé, c’est-à-dire bordé par le néant, sinon le monde lui-même ? Mettre au jour l’appartenance comme structure constitutive de l’apparaître, c’est saisir le monde lui-même comme a priori de la phénoménalité : le monde est ce contenu qui n’est contenu par rien, qui est donc pure contenance et, à ce titre, est en même temps forme pour tout ce qui peut être. Il n’est pas somme, dit Pato?ka, « mais totalité préalable. On ne peut en sortir, s’élever au-dessus de lui. Le monde est, par tout son être, milieu, à la différence de ce dont il est le milieu. Pour cette raison, il n’est jamais objet. Pour cette même raison, il est unique, indivisible» [4]. Ainsi, comme l’écrit encore Pato?ka en substance, la forme de monde (Weltform) de l’expérience est ce qui rend possible une expérience du monde [5], ce qui revient à dire que toute apparition est par essence co-apparition d’un monde. Encore faut-il s’entendre sur cette formule et comprendre que la dimension constitutive de la forme-monde pour l’apparaître procède de la structure d’appartenance. En effet, l’appartenance ne doit pas être conçue comme une relation d’englobement entre deux réalités préalablement données : ce serait manquer la signification a priori de l’appartenance et, corrélativement, penser le monde comme accessible en lui-même, c’est-à-dire le dégrader au plan d’un étant intramondain. Or, le monde est impliqué dans la structure de l’apparaître, dont il est un moment. Ce n’est donc pas parce que l’apparition se détache sur fond de monde qu’elle est caractérisée par la structure d’appartenance ; c’est au contraire parce qu’elle est caractérisée par cette structure qu’elle est nécessairement coapparition d’un monde. Corrélativement, ce monde n’apparaît jamais lui-même – il faudrait alors poser un autre monde dans lequel il s’inscrit : il est impliqué dans l’apparition comme l’Englobant absolu, c’est-à-dire comme ce qui n’apparaît pas comme tel, il ne se présente que comme imprésentable, il est l’invisible au sens, où l’entendait Merleau-Ponty, de ce qui est constitutif du visible.
9Il suit de là, mais la place me manque pour développer ce point, que la structure d’horizon se trouve mise au premier plan et acquiert une fonction constitutive. Dire en effet que toute apparition est coapparition d’un monde, totalité intotalisable, c’est reconnaître que chaque apparition se creuse de négativité, qu’elle exhibe une certaine absence, qu’elle recule dans la profondeur ; en tant qu’elle présente un imprésentable, qu’elle cristallise un monde qui n’est pas autre que ses figurations, l’apparition glisse au-delà d’elle-même, s’excède en quelque sorte elle-même, passe dans son horizon. Affirmer que la structure d’appartenance est constitutive de l’apparaître, c’est donc reconnaître l’identité de l’apparition et de l’horizon (elle ne l’a pas, elle l’est) : l’horizon est la forme concrète de l’a priori, c’est-à-dire la manière dont se donne une apparition en tant qu’elle est structurée par l’appartenance, c’est-à-dire en tant qu’elle figure un monde.
10Ainsi, la mise au jour du néant comme ce qui conditionne la soumission de la phénoménologie à la figure de l’objet déterminable nous permet de déplacer le sens de la problématique constitutive : la réduction phénoménologique ne va pas de la suspension de la thèse d’existence du monde à la découverte de la subjectivité comme constitutive de ce monde, mais de la suspension du néant à la découverte du monde comme a priori de l’apparaître. Selon une inversion radicale, le monde n’est plus constitué dans la subjectivité mais constituant pour tout ce qui peut apparaître et donc y compris pour l’apparition de la subjectivité à elle-même : le sujet se conquiert comme tel sur fond du monde auquel il appartient. Toutefois – et c’est ici que les difficultés, c’est-à-dire la question des frontières de la phénoménologie surgissent – on ne peut s’en tenir là et ignorer plus longtemps le fait que si l’apparition est bien coapparition d’un monde, elle n’a par ailleurs de sens que comme apparition à un sujet. Une apparition qui ne renverrait pas à un pôle de référence, qui ne serait apparition pour personne, ne serait également l’apparition de rien, c’est-à-dire ne serait tout simplement pas apparition. S’il est vrai que toute apparition est coapparition d’un monde, il ne faut cependant pas perdre de vue que ce monde n’est rien d’autre que ses apparitions et que, en ce sens, il renvoie par essence à un sujet : la référence à un pôle singulier est constitutive de la structure de l’apparaître, au même titre que l’apparition d’un monde en elle. Encore faut-il ne pas se méprendre sur la signification de cette référence et ne pas compromettre le caractère a priori de l’appartenance. Que l’apparition soit apparition pour un sujet ne signifie pas que l’apparaître soit pour ainsi dire produit comme tel par le sujet, que le sujet soit le lieu ou la source de l’apparition ; que le sujet « co-conditionne » l’apparition ne signifie pas qu’il la constitue. Comme l’écrit nettement Pato?ka, « la loi fondamentale de l’apparaître, c’est qu’il y a toujours la dualité de ce qui apparaît et de ce à quoi cet apparaissant apparaît. Ce n’est pas ce à quoi l’apparaissant apparaît qui crée l’apparition, qui l’effectue, la “constitue”, la produit de quelque façon que ce soit. Au contraire, l’apparaître n’est apparaître que dans cette dualité » [6]. Ainsi, en toute rigueur, l’apparaître n’est ni ce qui procède d’un sujet, ni ce qui est produit par un monde : il est plutôt l’événement originaire qui comporte, comme ses moments constitutifs, la présentation d’un monde imprésentable et la centration sur une subjectivité. Loin que l’apparition soit pour ainsi dire contenue dans la subjectivité, au sens où celle-ci la constituerait, la subjectivité est contenue dans l’apparition, en tant qu’elle la présuppose.
11L’épochè redéfinie comme suspension du néant nous permet donc de mettre au jour une structure pour ainsi dire « pure » de l’apparaître, qui ne doive rien à la position subreptice d’un apparaissant, que celui-ci soit d’espèce naturellement objective ou égologiquement subjective. Cependant, d’un autre côté, cette analyse nous conduit à une détermination du sujet qui est pour le moins embarrassante. En effet, en tant qu’il relève de l’apparaître, c’est-à-dire est apparition à soi, le sujet est soumis à l’a priori de l’appartenance, ce qui revient à dire qu’il est nécessairement situé au sein du monde et que sa propre épreuve est comme médiatisée par le monde. Mais, d’un autre côté, ce sujet n’est pas un étant intramondain parmi d’autres puisqu’il est l’un des moments constitutifs, « co-conditionnant » de l’apparaître. Le sujet renvoie bien à l’apparaître mais, d’autre part, il n’y a d’apparaître que pour un sujet ; le sujet est nécessairement inscrit dans un monde dont il est la condition d’apparition. Nous sommes donc conduits à la situation inédite d’un transcendantal qui est situé du côté de ce qu’il constitue, qui est enveloppé par ce qu’il conditionne, transcendantal qui est en quelque sorte plus vieux ou plus jeune que lui-même, en tout cas en retard sur lui-même, puisqu’il n’apparaît qu’au sein de ce dont il est la condition, puisqu’il passe pour ainsi dire dans son œuvre. Ainsi, il faudrait dire, à la suite de Pato?ka [7] mais dans un sens un peu différent, que cet enracinement du transcendantal « dans le sujet empirique est lui-même une structure transcendantale ». Entendons par là que la polarisation subjective, qui est une dimension transcendantale, constitutive de l’apparaître, n’a de sens qu’au plan empirique (mais en un sens évidemment supérieur de l’empiricité) d’un sujet intramondain, et ceci en vertu du transcendantal lui-même, à savoir de la structure d’appartenance, également constitutive de l’apparaître.
12Or c’est précisément ici que la phénoménologie est, pour ainsi dire, portée à sa propre frontière et que, en particulier, la distinction topique du transcendantal et de l’empirique – au sens de ce qui relève de l’attitude naturelle et de ce qui est au contraire révélé par l’épochè – se trouve singulièrement brouillée. En effet, on peut s’en tenir à ces conclusions concernant la structure de l’apparaître et mettre alors l’accent sur la dimension constitutivement aporétique de la phénoménologie, dès lors qu’elle s’en tient rigoureusement aux préceptes qui la fondent. Mais on peut également franchir un pas supplémentaire et s’interroger sur la nature de ce sujet en tant qu’il est à la fois intra-mondain et co-condition du monde. La question est alors la suivante : quel est le sens d’être du sujet en tant qu’il cristallise l’apparaître, c’est-à-dire est capable de se rapporter à la totalité intotalisable du monde à travers des apparitions qui la présentent et la nient ? Nous avons vu que la structure de l’apparaître enveloppe une certaine négativité dès lors que l’apparition, en tant qu’elle est coapparition du monde, glisse dans ses propres horizons. Il s’ensuit que le sujet qui cristallise l’apparaître doit être sujet pour ce glissement ou cet excès, doit donc exister sur le mode de la non-coïncidence à soi, c’est-à-dire comme négativité. Notre question se précise donc ainsi : quel est l’étant intra-mondain qui existe sur le mode de la négativité ? Quelle est la figure concrète du négatif ? La réponse s’impose : cette figure concrète du négatif n’est autre que le mouvement. Encore faut-il préciser qu’il ne peut s’agir du mouvement purement mécanique qui n’est qu’un état extrinsèque vis-à-vis de l’être qui est en mouvement et qui, comme tel, n’est qu’une succession de positions ; le mouvement dont il est question ici est le mouvement dont le vivant est la source (et non le siège), l’auto-mouvement. En effet, en tant qu’il est spontané, c’est-à-dire capable de se reprendre indéfiniment, ce mouvement manifeste un excès sur soi constitutif, un écart à soi qui ne peut être comblé, bref une irréductible négativité. La spontanéité du mouvement vivant et, pour ainsi dire, sa volubilité se donnent comme l’envers d’un inachèvement ou d’un manque constitutifs, comme si, dans et par le mouvement, le sujet vivant poursuivait une stabilité ou une complétude par essence irréalisables : c’est dans une distance originaire du sujet à lui-même que le mouvement vivant puise la fécondité qui le distingue du mouvement mécanique. Le fait que ce sont effectivement certains vivants qui sont capables de se rapporter au monde, c’est-à-dire de co-conditionner l’apparaître et, d’autre part, que la perception enveloppe une relation constitutive avec le mouvement, comme l’ont montré notamment Straus et von Weizsäcker, se voit pour ainsi dire justifié au plan eidétique. Ainsi, l’interrogation sur le sens d’être du sujet conduit à le saisir comme sujet du mouvement, c’est-à-dire comme sujet vivant, et appelle en conséquence une interrogation sur le sens d’être de la vie elle-même. On le voit, en se laissant porter par les réquisits de l’apparaître dévoilés par l’épochè, l’on est amené à s’interroger sur l’être du vivant comme sujet du mouvement, et l’on se trouve ainsi confronté à la tâche d’une ontologie de la vie, qui contrevient brutalement au principe de clôture méthodologique de la phénoménologie. A vrai dire, il n’était même pas nécessaire d’en passer par la négativité propre au sujet de l’apparaître pour arriver à cette conclusion. Il suffit en effet de se demander quel type d’étant est susceptible d’exister au sein du monde tout en participant à son apparition, quel type d’étant est à la fois soumis aux lois de la nature et susceptible d’y échapper en tant qu’il instaure ses propres lois. Il n’y a qu’une seule réponse : l’être vivant – et c’est pourquoi une interrogation sur la phénoménalité comme telle se prolonge nécessairement dans une interrogation sur l’être de la vie. En réalité, une telle réponse va de soi et si elle n’a été que rarement donnée c’est parce que l’être de la vie est le plus souvent méconnu car d’emblée soumis au partage du corporel et du spirituel, du spatial et du temporel, de l’empirique et du transcendantal. Ainsi se dessine l’unité d’un mouvement d’occultation qui se thématise chez Descartes et se prolonge chez Husserl ; pour nombre de penseurs, la vie n’existe pas ou plutôt l’être vivant est une apparence, c’est-à-dire est réductible à des constituants plus originaires [8]. Or, loin que la vie soit réductible à la dualité du corporel et du spirituel, le corps et l’esprit ne prennent au contraire sens qu’à partir de l’être vivant comme totalité irréductible. A cette tradition il faudrait donc opposer une ligne de pensée qui se thématise chez Aristote et s’accomplit chez Goldstein et dont il est clair qu’elle est rien moins que vitaliste dans la mesure où elle n’invoque jamais un principe vital positif mais s’en tient strictement au phénomène du vivant, comme totalité irréductible. Telle est sans doute la raison pour laquelle Husserl ne peut éviter de parler du transcendantal en termes de vie, malgré la réduction qui est censée avoir mis à l’écart la nature, unique plan où quelque chose comme la vie peut avoir un sens : la vie est neutre vis-à-vis de la dualité du constitué et du constituant, de l’empirique et du transcendantal ; elle en précède et en permet le partage. Dès lors, en tant qu’il est à la suture de ces deux dimensions et en permet l’articulation, le sujet de l’apparaître doit être saisi comme sujet vivant : la phénoménologie se fait ontologie de la vie.
13On peut le dire autrement. Je l’ai souligné, Husserl tend à étayer la phénoménalité sur un étant privilégié, la subjectivité transcendantale, qui porte en elle la possibilité de l’apparaître. Ainsi, même si elle veut s’en tenir à une description des choses mêmes, la perspective husserlienne est animée par un autre type d’interrogation, centrée sur la source ou l’origine de l’apparaître. De là un dédoublement, caractéristique de la pensée classique de la perception, entre la présence et la représentation, entre l’objet transcendant, index de l’analyse, et les vécus en lesquels il se constitue. Ainsi, la question de la source ou de l’origine, l’étayage de la phénoménalité sur un sujet et le dédoublement de l’apparaître sont les trois faces d’une même attitude. Inversement, l’épochè telle que nous l’avons définie vise à mettre en évidence le caractère irréductible et originaire de l’apparaître : il ne s’agit pas de faire la genèse de la phénoménalité mais de prendre acte de sa préexistence, c’est-à-dire du fait qu’« il y a ». Il s’ensuit, nous l’avons vu, que la phénoménalité repose pour ainsi dire sur elle-même et ne peut donc être constituée. Dès lors, et c’est le point important, le rôle du sujet de l’apparaître – dont nous avons vu qu’il n’est pas constituant mais co-déterminant – ne peut consister en une représentation : il est situé au sein du monde apparaissant et se rapporte au monde lui-même et, en quelque sorte, directement. Bref, la relation du sujet au monde n’est pas originairement de connaissance car le monde est toujours déjà présent comme tel au sujet. Il faut donc la ressaisir à un niveau plus profond : c’est en tant qu’agir, c’est-à-dire sujet vivant, que le sujet est susceptible de cristalliser ou de centraliser l’apparaître – ce qui revient à dire que sa perception est originairement tributaire d’un mouvement par lequel il s’oriente au sein du monde. Ainsi, l’autonomie de l’apparaître, la fonction co-conditionnante du sujet et sa caractérisation en termes de mouvement vivant se commandent mutuellement.
14Il nous reste cependant à faire un pas supplémentaire en direction de cette ontologie de la vie en nous interrogeant sur le sens d’être du vivant en tant qu’il se manifeste dans des mouvements spontanés. On peut définir le vivant par le besoin : la finalité poursuivie par le vivant serait de se maintenir en vie, de survivre, en satisfaisant ses nécessités vitales. Dans cette perspective, qui est celle que la tradition a en général retenue, l’être vivant est conçu comme une entité ontologiquement auto-suffisante : l’incomplétude correspondant au besoin est par essence provisoire, toujours susceptible d’être comblée. Dans le besoin, l’être vivant manque d’une réalité dont l’obtention rétablit sa complétude : il ne manque jamais de lui-même. Mais on peut également être sensible au fait que, par-delà la satisfaction de tel ou tel besoin, l’être vivant est caractérisé par une insatisfaction foncière, par une lacune qui est pour ainsi dire d’ordre ontologique. Tout se passe comme si ce que le vivant vise était toujours situé par-delà ce qu’il atteint effectivement, comme si tout ce qui comble son attente la décevait tout autant. Ainsi se comprend l’inquiétude et, pour ainsi dire, l’insatiabilité caractéristiques du vivant, telles que cela qui semble le satisfaire ne vaut qu’en tant qu’il relance l’exploration, comme si toute présence ne valait que par l’absence qu’elle présente. On peut donc caractériser l’être du vivant comme désir, à condition de l’entendre au sens strict de ce qui est exacerbé dans la mesure même où il est comblé, de telle sorte que, comme le note Levinas dans un autre contexte, le désiré ne le comble pas mais le creuse. En d’autres termes, la spontanéité et l’insatiabilité qui caractérisent les mouvements vivants constitutifs de la perception et qui leur confèrent ce pouvoir indéfini de reprise renverraient à un dynamisme plus originaire qui n’est autre que celui du désir lui-même. Pato?ka se demande « si les mouvements subjectifs sont à concevoir comme une multiplicité d’actes particuliers, ou si l’on ne serait pas en droit d’y voir les modalités d’un mouvement fondamental, global, qui coïnciderait avec le vivre même pour autant qu’il se déploie vers le dehors » [9]. Je propose de répondre par l’affirmative en référant les mouvements empiriques spontanés qui sous-tendent la perception à un dynamisme du désir qui coïncide avec la vie elle-même. A un apparaître qui est défini comme co-apparition d’un monde intotalisable, c’est-à-dire présentation d’un imprésentable, correspond un sujet qui est capable de viser une complétude absolue, c’est-à-dire de se rapporter à la totalité, et qui ne l’atteint toujours qu’en la saisissant dans ses aspects finis et donc en la manquant bref un sujet capable de désir. Au retrait originaire du monde derrière ses apparitions correspond l’excès irréductible du désir sur ce qui est susceptible de le satisfaire. Un désir intramondain peut conditionner l’apparition du monde même car tout désir est désir d’un monde.
15Cette approche de la vie, dont nous savons qu’elle qualifie le sens d’être du sujet de l’apparaître, ne nous conduit-elle pas, une seconde fois, à mettre en question la clôture méthodologique de la phénoménologie ? En effet, s’il est vrai que l’apparaître est structuré par la dualité du « ce à quoi » il apparaît et de « ce qui » apparaît, il n’en reste pas moins vrai que l’apparaître comme tel constitue l’événement originaire et que l’être du sujet, en tant qu’il est compris dans la structure de l’apparaître, est tributaire de cet événement. Autrement dit, le « mouvement » du désir ne renverrait-il pas à un mouvement plus originaire qui ne serait autre que celui de la manifestation même et aurait le monde pour véritable « sujet » ? Au cœur de l’activité du désir se ferait donc jour une dynamique de sens contraire, une venue du monde à la phénoménalité, et c’est pourquoi l’activité du désir est en même temps pure passivité ou pur accueil. C’est en tout cas ce que semble pressentir Pato?ka lorsqu’il évoque « un proto-mouvement » comme « sortie hors du fondement obscur », distinct de « l’apparition secondaire », de « l’apparition de l’apparaissant » qui suppose la création de centres [10]. En d’autres termes, affirmer l’autonomie de l’apparaître, c’est ipso facto reconnaître un mouvement de l’apparaître qui précède en quelque sorte sa centralisation par un pôle subjectif, et qui la rend possible. Du proto-mouvement par lequel le monde apparaît et qui ne peut avoir pour sujet ultime que le monde lui-même, il faudrait donc distinguer le mouvement du désir comme condition à laquelle la « sortie hors du fondement obscur » se cristallise en apparition, comme si le monde avait besoin de la vie pour que sa sortie hors du fond se mue en phénomène. Ainsi, au cœur du mouvement du sujet, il y aurait un autre « mouvement », celui de l’apparition même, et le vivant ne serait le sujet de l’apparaître qu’en tant seulement que le mouvement originaire de sortie de soi du monde s’accomplit comme vie. De manière cohérente, le sujet intramondain viendrait cristalliser et centraliser un apparaître, proto-mouvement dont il n’a pas l’initiative ; le désir du sujet correspondrait à une aspiration à l’apparaître ayant sa source dans l’« il y a » lui-même. Une telle perspective relève de la cosmologie au sens où Ricœur la définit, à savoir comme la reconnaissance d’un univers de discours qui est neutre par rapport à la distinction de l’objectivité et de la subjectivité, au sens, donc, d’une ontologie matérielle commune à la région de la nature et à la région de la conscience. De même qu’il y a un sens de la vie qui échappe au partage de l’être en vie et de l’éprouver ou de l’expérience, il y aurait un sens originaire du mouvement plus profond que le partage du mouvement vital et du « mouvement de la manifestation », du propre et du métaphorique. La vie du vivant s’inscrirait elle-même dans une « vie de la manifestation ». Ainsi, en ouvrant sur une ontologie de la vie, la phénoménologie se dépasserait dans une cosmologie en un sens original, qui reste entièrement à élaborer.
Notes
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[1]
Qu’est-ce que la phénoménologie ?, trad. E. Abrams, Grenoble, J. Millon, 1988, p. 207.
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[2]
Ibid., p. 239.
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[3]
Idées directrices pour une phénoménologie, trad. Ricœur, Paris, Gallimard, 1950, p. 478.
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[4]
Papiers phénoménologiques, trad. E. Abrams, Grenoble, J. Millon, 1995, p. 114.
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[5]
Ibid., p. 214.
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[6]
Ibid., p. 127.
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[7]
Ibid., p. 264.
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[8]
On montrerait sans peine que, par son unilatéralité, la position de Michel Henry concernant la vie n’échappe qu’en apparence à cette tradition d’occultation. Définir la vie comme auto-affection pure, c’est refuser de penser le rapport essentiel à l’extériorité sans lequel la vie n’a aucun sens.
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[9]
Papiers phénoménologiques, op. cit., p. 19.
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[10]
Ibid., p. 157.