Le philosophe connu pour sa peau noire : Anton Wilhelm Amo
Introduction
1Quand, en avril 1734, l’université saxonne de Wittenberg accorda le titre de docteur en philosophie à Anton Wilhelm Amo cela fut un événement extraordinaire. En général, le xviiie siècle peut être caractérisé comme une période où les relations entre Afrique et Europe se limitaient à la traite des esclaves. La question posée par l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Bordeaux en 1777, était : Quels sont les meilleurs moyens de préserver les nègres qu’on transporte de l’Afrique dans les Colonies, des maladies fréquentes et si souvent funestes qu’il éprouvent dans ce trajet [1] ? Cette question reflète la position colonialiste selon laquelle les Africains sont considérés comme une « marchandise » sur la qualité de laquelle il faut veiller. Quand en 1776 « M. Dazille, pensionnaire du roi, ancien chirurgien major de troupes de Cayenne et des hôpitaux de l’isle de France », fait imprimer ses Observation sur les maladies des nègres, leurs causes, leur traitement et les moyens de le prévenir [2], l’introduction montre que l’auteur fait du service rendu à l’économie de la nation la fonction première [3].
2L’émergence, au xviiie siècle, d’un docteur en philosophie venant du continent africain, lointain et inconnu, constitue donc un point fort remarquable et, de nos jours encore, on en souligne la particularité. Le présent article a pour but de retracer dans ses grandes lignes la biographie d’Amo et d’insister sur la réception et la perception tant du simple fait de l’existence d’une telle personnalité que de son œuvre philosophique.
I – Biographie d’Amo
3Bien qu’il existe un assez grand nombre de sources sur la vie d’Anton Wilhelm Amo [4], la date de sa naissance est inconnue. Houtondji qui s’inspire pour l’essentiel d’Abraham le Ghanéen (1993 : 127) est d’avis qu’il naquit vers 1703, Brentjes (1976 : 29) note que le petit garçon arriva en 1707 à la cour de Brunswick-Wolfenbüttel. Son lieu de naissance provoqua quelque confusion qui fut résolue par Houtondji. Il discerna les deux villes africaines Axim (sur la Côte-d’Or en Afrique occidentale) et Axum (en Éthiopie). Alors que cette dernière était bien connue en Europe au xviiie siècle, on ne savait presque rien de la première, la ville d’origine d’Amo. On a aussi des doutes sur les raisons pour lesquelles le jeune Africain fut emmené en Europe. Brentjes (1976 : 29) explique que la Holländisch-Westindische Gesellschaft [Société Hollandaise des Indes Occidentales] l’offrit au duc de Brunswick-Wolfenbüttel. Il soutient sa thèse par le fait que le duc Anton Ulrich, tentant d’élargir son pouvoir politique, entretenait des bonnes relations avec la Société en question et que celle-ci lui fit un « cadeau typique » pour ces temps. Abraham (1964) donne trois thèses possibles : 1) Amo fut enlevé par des pirates qui l’emmenèrent en Europe, 2) il fut acheté comme esclave et ensuite emmené en Europe, 3) on l’envoya en Europe pour y recevoir une formation de pasteur dans l’Église réformée en Hollande. Sans considérer les argumentations d’Abraham, en ce qui concerne les trois thèses, Houtondji (1993 : 128) opte pour la troisième. En tout cas, la première mention écrite concernant Amo se trouve dans les registres des baptêmes de la chapelle de Brunswick-Wolfenbüttel. Le 29 juillet 1707 y fut baptisé « ein Kleiner mohr in der Salzthal=Schloß Cappell […] u. Anton Wilhelm genannt worden » [5]. Le duc Anton Ulrich et son fils Wilhelm August furent ses parrains et lui donnèrent son nom. Les registres des finances de la cour de Brunswick-Wolfenbüttel des années 1716/17 et 1719/21 portent la mention d’une somme payée à Amo sans en indiquer les raisons. On ne sait rien sur la formation qu’Amo aurait reçue pendant les années passées à la cour de Wolfenbüttel. D’après l’exemple du jeune Africain Ibrahim Hannibal Petrowitsch qui vécut à Saint-Petersbourg [6], Brentjes (1976 : 31) conclut qu’Amo aurait joui d’une bonne formation systématique. Le 9 juin 1727, Anton Wilhelm Amo s’immatricula à la faculté de philosophie de l’université de Halle. L’université, fondée en 1694, était considérée comme un des centres des Lumières en Allemagne. C’est surtout le nom de Christian Wolff (occupant la chaire de philosophie de 1706 à 1723 et de nouveau entre 1740 et 1754) qui a vivement contribué à la réputation de cette Alma Mater. On sait que le rationaliste Wolff a dû quitter l’université et le sol prussien en novembre 1723 en conséquence des attaques menées par Joachim Lange, représentant de l’aile conservatrice des théologiens. Mais il restait d’autres professeurs progressistes occupant les chaires de droit comme Christian Thomasius (de 1691 à 1728) et Johann Peter von Ludewig (de 1705 à 1743). Ludewig est généralement considéré comme le promoteur et le bienfaiteur du jeune Africain. C’est lui qui dirigea en 1729 la soutenance de la thèse juridique Dissertatio inauguralis de iure Maurorum in Europa écrite par Amo. De nos jours, on ne trouve plus le texte de cette dissertation, qui vraisemblablement ne fut jamais imprimée. Tout ce qu’il reste pour avoir une impression de son contenu est un compte rendu dans le journal Wöchentliche Hallische Frage=und Anzeigungs=Nachrichten du 28 novembre 1729. La petite notice nous informe que Amo – partant de la thèse que les rois africains furent vassaux de l’empereur romain et eurent, par conséquence, des droits de liberté – discute la question de liberté ou esclavage des Africains achetés par des Européens et vivant en Europe.
4Peu après, le 2 septembre 1730, Amo quitta l’université prussienne de Halle pour s’immatriculer à la faculté de médecine à l’université saxonne de Wittenberg. Bien qu’on n’ait pas d’informations sûres, Brentjes (1976 : 39) suppose que la lutte entre les « Aufklärer » wolffiens et les théologiens conservateurs, autour de l’obscurantiste Joachim Lange, limita les libres études d’Amo. Contrairement à Halle, l’université de Wittenberg se caractérisait par l’orthodoxie luthérienne opposée au piétisme. Sous la direction de Martin Gotthelf Löscher, un représentant du mécanisme modéré en médecine, Amo y poursuivit ses études. Sa deuxième thèse De humanae mentis apatheia fut soutenue en avril 1734. Le point essentiel de cette dissertation consiste dans l’opinion défendue que c’est le corps et non pas l’âme qui saisit les sensations. Sa position de mécaniste modéré est éclairée par la supposition d’un dualisme du corps et de l’âme, alors que les méca-nistes purs niaient l’existence de l’âme. Sa position de Magister legens l’autorisa, plus tard, à diriger les soutenances de thèses philosophiques. La Disputatio philosophica continens ideam distinctam eorum quae competunt vel menti vel corpori nostro vivo et organico, soutenue le 24 mai 1734 par Johannes Theodosius Meiner, l’indique comme mentor et fait référence à De humanae mentis apatheia.
5De retour à Halle il eut, à partir de 1736, le droit de donner des cours de philosophie. Selon Abraham, il consacra l’un de ses cours à la critique du principe leibnizienne de la raison suffisante, un autre à la théorie politique de Christian Wolff. La teneur de ces cours nous fut en partie transmise par la publication, en 1738, du Tractatus de arte sobrie et accurate philosophandi. Vu la dédicace de ce traité, il n’est pas surprenant qu’Amo ait à nouveau quitté Halle en 1739 pour se rendre à l’université d’Iena. Car y figurent les noms de Johann Peter von Ludewig, Justus Henning Boehmer et Friedrich Hoffmann, tous représentants de l’aile anticléricale, qui avait la vie dure sous les attaques permanentes de « l’épée du piétisme », Joachim Lange. Le traité même servit d’orientation pour la conception de cours oraux. Amo y discute la théorie de la connaissance et il admet un caractère triple aux objets de la connaissance. Ce sont soit des actions ou des impressions spirituelles, soit des objets bien définis. Les thèses et les argumentations établies par Amo le caractérisent très clairement comme un représentant de l’école leibnizienne-wolffienne, orientation philosophique de l’Allemagne du xviiie siècle fermement établie à l’université d’Iena. Peu de sources nous renseignent sur le destin d’Amo pendant les années passées dans cette ville. Une inscription de sa main, datée du 5 mai 1740, dans l’album de son ami Gottfried Achenwall, plus tard juriste fameux de l’université de Göttingen, pourrait nous indiquer son état d’âme à cette période :
6Necessitati qui se accomodat sapit, estque rerum Divinarum conscius. Haec in perpetuam sui memoriam adjecit Antonius Gvilielmus Amo Afer Philos. et Art. Libéral. Magister Legens [7].
7Blumenbach (1787 : 9-11) nous donne à croire qu’Amo, après avoir quitté Iena, devint conseiller d’État à Berlin. Il n’existe cependant pas de documents vérifiant cette supposition. Par contre on trouve dans le journal Hallische Frage = und Anzeige = Nachrichten du 23 octobre 1747 la publicité d’un pamphlet rédigé par Johann Ernst Philippi qui fait référence à une poésie d’amour composée vraisemblablement par Amo et à la poésie d’une jeune dame qui répond à la dédicace de la part d’Amo. Brentjes (1976 : 70-71) suppose que la réplique négative de la jeune Demoiselle ainsi que le ton moqueur du pamphlet furent des raisons pour lesquelles Amo décida de retourner en Afrique.
8D’après le rapport du médecin hollandais David Henri Gallandat [8], il est sûr qu’il est retourné en Afrique et qu’il a passé les dernières années de sa vie à Axim sur la Côte-d’Or. Gallandat raconte qu’il a rencontré Amo vers 1753 à Axim et nous apprend aussi qu’Amo a déménagé plus tard pour Chama où il est mort à une date inconnue.
II – La réception d’Amo
Les contemporains et le xixe siècle
9Les contemporains et les auteurs du xixe siècle ont surtout mentionné Amo pour sa vie, à la fois normale et extraordinaire, et pour signaler le fait qu’un Africain ait reçu la même formation que les gens du monde civilisé et surtout qu’il ait mené cette formation à bonne fin, à savoir qu’il n’a pas seulement appris la philosophie mais qu’il l’a enseignée avec succès.
10La publication de sa Dissertatio de humanae mentis apatheia en 1734 fut accompagnée d’un éloge prononcé du recteur de l’université de Wittenberg, Johann Gottfried Kraus. Celui-ci renvoie à la réputation scientifique de l’Afrique dans le passé. Il donne les noms de Térence de Carthage et de Apulejus de Madura, l’interlocuteur de Platon, ainsi que de plusieurs ecclésiastes pour éclairer l’importance et le mérite de l’Afrique dans les Sciences.
11Blumenbach qui mentionne Amo dans un texte « Von den Negern » [Des nègres] en 1787 montre par là que les Africains ont les mêmes capacités intellectuelles comme « wir übrigen Adamskinder » [nous autres enfants d’Adam]. Pour soutenir sa thèse d’une égalité intellectuelle entre les Européens et les Africains, il cite quelques exemples d’Africains savants parmi lesquels il nomme aussi Amo. Les dissertations d’Amo montrent, selon Blumenbach, une connaissance profonde et inattendue des meilleures œuvres en médecine de son temps.
12L’abbé Grégoire, pendant la Révolution française archevêque constitutionnel à Blois, consacre quatre pages De la littérature des nègres à la vie et à l’œuvre d’Amo. Le développement sur Amo dans son histoire littéraire, dédié À tous les hommes courageux qui ont plaidé la cause des malheureux Noirs et Sang-mêlés, soit par leurs ouvrages, soit par leurs discours dans les assemblées politiques, dans les sociétés établies pour l’abolition de la traite, le soulagement et la liberté des esclaves, est basé principalement sur les informations données par Blumenbach et la mention d’Amo dans la chronique de Dreyhaupt [9]. Dans sa discussion sur la qualité de la littérature africaine, l’abbé Grégoire se demande si elle est de même degré que la littérature européenne, celle des pays civilisés. Bien que ce soit une position qui, de nos jours, semble chauviniste, elle montre clairement le chemin nouveau vers l’égalité. Surtout lorsque Grégoire remarque que « l’université de Wïttemberg n’avoit pas, sur la différence de couleur, les préjugés absurdes de tant d’hommes qui se prétendent éclairés » [10]. Il manque cependant, comme c’est le cas pour presque tous les contemporains, une vraie et profonde analyse et l’estimation des œuvres d’Amo.
13Seul Ludovici dans « Ausführlicher Entwurf einer vollständigen Historie der Wolffischen Philosophie » classe Amo dans la catégorie des « vornehmsten Vertreter der Wollfschen Philosophie » [un des représentants les plus nobles de la Philosophie de Christian Wolff] [11]. Dans la liste des ouvrages qui expliquent la philosophie wolffienne de l’âme [Seelenkunde], il fait mention de la Dissertatio de humanae mentis apatheia, ouvrage qui, selon Ludovici, explique « die Kräffte beydes des Verstandes als des Wissens » [les deux forces de la raison et du savoir].
14Reste à mentionner la Nouvelle Biographie générale sous la direction de Hoefer, laquelle nous renseigne sur la base des informations données par Grégoire et Winckelmann. On y trouve, pour la première fois, une indication selon laquelle Amo aurait aussi écrit plusieurs romans – un fait qui ne semble pas étayé par les informations accessibles actuellement.
Le xxe siècle
15Alors que les travaux du début du xxe siècle soulignent toujours la singularité de la vie d’Anton Wilhelm Amo, on peut noter que les publications qui lui sont consacrées dans la seconde moitié du siècle sont caractérisées par une certaine instrumentalisation de cette personnalité singulière. Les travaux sur la vie et l’œuvre d’Amo manifestent le grand espoir d’y trouver quelque chose d’extraordinaire. L’exemple d’Amo entre souvent en jeu quand on veut souligner, pour des situations officielles, les rapports étroits et amicaux entre l’Europe (spécialement l’Allemagne) et l’Afrique.
16En 1916 et 1918, Wolfram Suchier, bibliothécaire de l’université de Halle, publia deux articles biographiques sur Amo. Dans son premier article de 1916, il souligne le caractère extraordinaire de cette carrière universitaire au temps du « preußischen Soldatenkönig » [le roi de Prusse, dit : roi des soldats] Friedrich Wilhelm I. En parlant de la première dissertation d’Amo De iure Maurorum, il souligne que ce ne fut pas la qualité de cette thèse mais la singularité du personnage qui mena à la mention de cet événement dans les Wöchentlichen Hallischen Anzeigen. Suchier explique que la sensation fut provoquée par la rareté des étudiants non européens aux universités allemandes, au xviiie siècle. Les cas des deux Africains Amo et Jakob Elisa Johannes Capitein [12] lui servent d’exemples pour montrer combien d’énergie, d’intelligence et de zèle furent nécessaires pour devenir Magister legens quand on naît dans un peuple « sauvage ». Suchier semble même un peu déçu que les œuvres d’Amo n’aient pas été comptées parmi les plus importantes de son époque alors que sa personnalité fut si exceptionnelle.
17La mention d’Amo dans Distinguished negroes abroad de Fleming et Pryde en 1946 se caractérise par un ton de « conte de fées ». On y peut lire l’histoire du « petit garçon noir », si intelligent, qui fut surpris de la gentillesse avec laquelle on le traita à la cour de Brunswick-Wolfenbüttel et qui ne put pas y croire, lorsqu’un jour le comte lui dit qu’il alla faire ses études à l’université.
18La Übersee-Rundschau de Hambourg publia, en 1958, un article très court, contenant les points biographiques bien connus, sur Amo. Il semble que l’auteur, Norbert Lochner, ait publié ces quatre pages à l’occasion d’une rencontre entre le président de la Côte-d’Or [Ghana], Kwame Nkrumah, et les représentants du « Afrika-Verein » [Société pour l’Afrique] de Hambourg. Lochner nous apprend que Nkrumah a manifesté un grand intérêt pour Amo, cette personnalité africaine qui avait prouvé ses connaissances et son habileté dans le monde [13].
19Au temps de la rda, le souvenir d’Amo a joué un rôle très important pour l’autovalorisation de l’université dans l’état socialiste. Le fait d’avoir accueilli dans le passé dans cette université un des premiers étudiants africains en Europe servit de base historique et de bon exemple pour l’enseignement de beaucoup de générations d’étudiants africains à la Martin-Luther-Universität de Halle-Wittenberg. Le simple fait historique fut même instrumentalisé pour montrer les traces historiques de l’aide que donnèrent, d’après le traité de Varsovie, les pays socialistes aux pays africains considérés comme étant « sur la voie du développement socialiste ».
20Le plus grand et plus profond travail sur Amo fut publié en 1976 par Burchard Brentjes [14]. Dans l’introduction, il souligne, lui aussi, le caractère extraordinaire du fait qu’un Africain ait reçu, au xviiie siècle, une formation universitaire et il explique son intention de vouloir retracer le chemin d’Amo comme pionnier de la libération des peuples africains. Brentjes insiste sur l’histoire de la colonisation et de la traite des esclaves pour en déduire le cours de la vie d’Amo comme contre-exemple. Il souligne la nécessité de devoir prendre en considération la colonisation comme point de départ de la richesse des pays capitalistes qui – contrairement aux pays socialistes – exploitent encore au xxe siècle les pays africains. Bien que la présentation de Brentjes soit colorée par des intentions idéologiques, il faut considérer son livre sur Amo comme la meilleure et la plus ample publication consacrée au premier philosophe africain en Europe. L’auteur ne trace pas seulement les différentes étapes de sa vie, mais, en indiquant la position d’Amo dans la tradition du wolffianisme et dans la dispute contemporaine des médecins, il explique pourquoi Amo a si souvent changé d’Université. Dans les années 20 du xviiie siècle, les médecins se divisèrent en mécaniciens et stahliens [15]. Tandis que les premiers furent d’avis que les forces vitales du corps humain se fondaient uniquement sur des forces mécaniques et que l’âme n’y entrait pour rien ou pour très peu, les stahliens considéraient l’âme comme le principe moteur du corps et comme raison de la vitalité. La thèse principale de De humanae mentis apatheia doit être considérée dans ce contexte. Amo y explique que c’est le corps et non pas l’âme de l’homme qui reçoit les sensations. L’affirmation d’un dualisme entre le corps et l’âme le caractérise cependant comme un mécanicien modéré, pendant que les représentants de l’aile pure des mécaniciens niaient l’existence même de l’âme.
21Comme je l’ai déjà remarqué, Ludovici cite Amo comme un des représentants les plus nobles du wolffianisme [16]. L’appartenance au « parti wolffien » est sûrement une des raisons pour lesquelles Amo a poursuivi ses études à l’université saxonne de Wittenberg où, contrairement à l’université prussienne de Halle, les représentants de la philosophie wolff-leibnizienne ont résisté plus longtemps aux attaques de l’orthodoxie luthérienne. Lorsque leur influence diminua, Amo retourna à Halle et s’associa au grand nombre des maîtres ès arts de l’école wolffienne. Le fait qu’Amo ait quitté Halle pour se rendre à Iena, citadelle du wolffianisme, est expliqué comme conséquence naturelle : Brentjes en déduit qu’Amo ne put poursuivre sa carrière universitaire que parce qu’il s’associa aux forces progressives.
22Il serait cependant injuste de vouloir limiter la réception de la figure et de l’œuvre d’Amo au temps de la rda à cette « instrumentalisation idéologique ». À partir de 1965, 200 ans après la mort d’Amo, l’Université de Halle-Wittenberg publia pour la première fois des traductions anglaise, allemande et française de l’œuvre du philosophe africain. Selon les petites notices introductives qui accompagnèrent les traductions, l’université poursuivait le but de faciliter ainsi la réception de cette œuvre rédigée en langue latine. Malheureusement la traduction des trois textes De humanae mentis apatheia, Tractatus de arte sobrie et accurate philosophandi et Disputatio philosophica continens ideam distinctam eorum quae competunt vel menti vel corpori nostro vivo et organico ne fut pas, à cette occasion, accompagnée d’un commentaire critique et scientifique, bien que ce furent des dix-huitiémistes, comme Ulrich Ricken, qui dirigèrent ces travaux [17].
23De nos jours, le lien entre l’Université de Halle-Wittenberg et « son premier étudiant noir » semble se limiter à des fonctions emblématiques. Le nom d’Amo figure sur le site de l’université [18] en servant d’exemple pour la franchise culturelle de l’université déjà pendant ses premières années. Depuis 1994, l’université décerne un prix annuel doté de 2 000 dm qui porte le nom d’Anton Wilhelm Amo. Ce prix est attribué aux meilleurs étudiants, surtout étrangers. La liste des lauréats montre cependant que seulement deux des onze étudiants décorés furent des étrangers.
24Les faits mentionnés jusqu’ici illustrent clairement que la réception et le souvenir du philosophe africain furent caractérisés au temps du rda par un certain emblématisme et que son souvenir fut instrumentalisé pour servir la doctrine politique d’un pays socialiste.
25Ce n’est qu’en 1993 que Paulin Houtondji souligne finalement la nécessité d’une analyse profonde des textes d’Amo. Il se réfère à Nkrumah qui, bien qu’il ait mentionné Amo dans l’introduction fort polémique de son essai sur le Consciencism, ne nous fournit pas une analyse historique ou systématique de l’œuvre d’Amo Hountondji reprend en fait les analyses du Ghanéen Abraham. Dans le chapitre 5 de African Philosophy. Myth and Reality, Hountondji présente la dissertation De humanae mentis apatheia en mettant l’accent sur la méthode et l’enseignement d’Amo tout en soulignant l’importance de sa carrière. En général, il plaide pour l’idée qu’Amo, conscient de son appartenance à une culture différente, ne put que devenir un auteur de deuxième rang et non pas un penseur créatif. Il ne fut, peut-être, qu’un honnête professeur de philosophie auquel revient le mérite d’avoir, comme un miroir, reflété les pensées de son temps.
26Wimmer parle d’Amo dans un article « Was geht uns die Philosophie in Afrika an ? » [En quoi la philosophie africaine nous concerne-t-elle] [19] et met l’accent sur l’ignorance de ce philosophe dans les manuels sur la philosophie européenne au xviiie siècle.
Conclusion
27La présentation historique des mécanismes avec lesquels on a approché la vie et l’œuvre d’Amo montre très clairement le développement et le déplacement des raisons qui marquèrent l’intérêt pour cette personnalité. La réception des contemporains et jusqu’à la première moitié du xxe siècle retient surtout la singularité du personnage. À partir des années 50 se développe plutôt une approche qui différencie la personne et l’œuvre d’Amo. Il faut surtout souligner l’intérêt pour Amo qui prend ses racines dans celui qu’éveille la philosophie africaine contemporaine, qu’on cherche à fonder historiquement. Mais ces auteurs – Wimmer, Hountondji – sont eux aussi attirés et fascinés par le caractère extraordinaire du personnage, et ne font aucune étude sérieuse de sa philosophie.
28Une analyse détaillée et profonde de l’œuvre d’Amo, qui mettrait l’accent sur l’histoire de la philosophie allemande dans la première moitié du xviiie siècle et prendrait, en même temps, en considération les prémisses culturelles du personnage de l’auteur, reste à faire. Une telle approche semble être le seul moyen pour surmonter l’instrumentalisme et le mythe du premier philosophe africain en Europe. Mythe utilisé par les Africains et les Européens.
Notes
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[1]
Voir : Delandine, n° 497.
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[2]
Il n’est pas clair si le texte de Dazille constitue un des deux mémoires qui furent présentés à l’Académie de Bordeaux laquelle ne distribua pas de prix. Il est cependant vraisemblable que le texte, vu la conformité des titres, de Dazille fut au moins inspiré par la question posée de l’Académie.
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[3]
Dazille, Jean Barthélemy (1785) : Observations générales sur les maladies des climats chauds, leurs causes, leur traitement et les moyens de les prévenir, Paris, P.-F. Didot, pages iii-iv de l’introduction.
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[4]
On note dans les différentes sources et les œuvres d’Amo lui-même différentes versions de son nom. Les formes latinisées furent : Amo-Guinea Afer, Antonivs Gvilielmvs Amo [Afer] ou bien Amo Guinea-Africanus. Il existe en plus une deuxième forme allemande : Anton Wilhelm Rudolf Mohre. J’utiliserai la forme allemande, la plus répandue, qui figure aussi dans le registre des baptêmes : Anton Wilhelm Amo.
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[5]
Niedersächsisches Staatsarchiv, Wolfenbüttel, KB 1 Abt. 1332, S. 84.
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[6]
Ibrahim Hannibal, baptisé Petrowitsch selon son parrain Pierre I, fut un cadeau de l’ambassadeur russe à Istanboul. Pierre I l’offrit à sa fille Elisabeth, nièce d’Anton Ulrich de Brunswick-Wolfenbüttel, qu’il servit comme page. On nota sa grande intelligence et il devint secrétaire personnel de Pierre I. Le tsar arrangea son mariage. Il fut l’arrière-grand-père d’Alexandre Sergejewitch Puschkin.
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[7]
Stammbuch G. Achenwall Universitätsbibliothek Göttingen, 8 Cod. Ms. hist. lit. 48f, page 78 [Celui qui s’incline aux nécessités est sage et dispose d’une conscience divine des choses. Voici ce que Anton Wilhelm Afer, docteur en philosophie et des arts libres, a écrit pour qu’on garde éternellement sa mémoire. Traduction, Ch. D.].
-
[8]
Dans la séance du 27 août 1782, le directeur président de l’Académie des sciences de Vlissingen, Isaac Winckelmann, fit un éloge de Davis Heinrich Gallandat (1732-1782) et raconta son voyage en Afrique.
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[9]
J.C. von Dreyhaupt : Pagus Neletici et Nudzici oder Ausführliche diplomatisch=historische Beschriebung des zum ehemaligen Primat und Ertz-Stifft, nunmehr aber durch den westphälischen Friedens=Schluß secularisierten Hertzogthum Magdeburg gehörigen Saal-Cryses. Halle, 1755, t. 2, page 28.
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[10]
Grégoire, p. 200.
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[11]
Cari Günter Ludovici Ausführlicher Entwurff einer vollständigen Historie der Wolffschen Philosophie. Leipzig, 1738, verlegt von Johann Georg Löwe. Bd. 3, §§ 202 et 448.
-
[12]
Né en 1717, il poursuit à partir de 1737 des études à Leide. En 1742 il fut renvoyé dans sa patrie comme pasteur protestant pour enseigner l’Évangile à ses compatriotes païens.
-
[13]
Nkrumah, Kwame (1957) : Ghana. The Autobiography of Kwame Nkrumah. Edinburgh : Thomas Nelson and Osns Ltd., p. 185.
-
[14]
Burchard Brentjes, né en 1929, professeur d’archéologie orientale.
-
[15]
Stahliens : disciples de Georg Ernst Stahl, professeur de médecine à l’Université de Halle de 1694 à 1734.
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[16]
Cari Günter Ludovici Ausführlicher Entwurff einer vollständigen Historie der Wolffschen Philosophie (Bd. 3, Leipzig, 1738, §§ 202 und 448).
-
[17]
Amo Afer, Antonius Guilielmus [1965/1978] : Übersetzung seiner Werke. Halle : Martin-Luther-Universität Halle-Wittenberg. Fotomech. Nachdruck.
Amo, Antonius Guilielmus [1968] : Translation of his works. Engl. Ed. by Dorothea Siegmund-Schultze. Halle/Saale. Amo, Antonius Guilelmus [1976] : Œuvres d’Antoine Guillaume Amo. Sous la direction de Ulrich Ricken et Auguste Cornu. Halle/Saale : Université Martin Luther.
Amo, Antonius Guilelmus [11734/21978] : De humanae mentis apatheia. Faksimile. Halle/ Saale : Martin-Luther-Universität. -
[18]
http://www.wiwi.uni-halle.de/wiwi/allgemeines/hist/hist.htm, site visité le 6 novembre 2000.
-
[19]
http://www.univie.ac.at/WIGIP/wimmer/1991AfrikaPhil.html, site visité le 13 nov. 2000.