Les énoncés du croire dans les messianismes en Afrique

Introduction

1Parce que souvent sollicité lors de nos interminables discussions par les questions pertinentes de Jean-Godefroy Bidima, sur la nécessité d’une réflexion philosophique relative aux messianismes en Afrique, j’ai tenté de répondre à quelques-unes de ses questions en me lançant ici et maintenant dans cette entreprise difficile. Elle l’est, pour deux raisons. La première consiste à prendre en compte l’une de ses remarques – surtout après un travail archéologique continue et méticuleux qu’il fait sur la philosophie africaine – sur l’absence de réflexion philosophique sur les messianismes en Afrique à partir du statut du sujet réflexif en dehors des préoccupations de théologiens africains ou européens qui ont aussi une solide formation philosophique. Autrement dit, qui parle du messianisme ? Quel est le statut principal de celui qui analyse le fait messianique en Afrique ? À partir de quelle posture ? Est-il d’abord philosophe ou théologien ? Et s’il est à la fois théologien et philosophe, peut-il émettre librement un jugement autorisé sur les messianismes en faisant fi de ses exigences théologiques ? La seconde raison s’explique par l’abondance des matériaux sociologiques, anthropologiques et historiques sur les messianismes en Afrique qui ont souvent mêlé indirectement des problèmes philosophiques. Ce qui pose en pareille circonstance l’appréciation souvent arbitraire de la césure faite entre ce qui est philosophique et ce qui ne l’est pas ; entre l’objet propre de la philosophie et celui de la sociologie ou de l’anthropologie dans l’analyse du fait messianique en Afrique. Certes, il existe plusieurs modes d’entrée pour une réflexion philosophique du fait messianique en Afrique. J’ai choisi de la faire à partir des modes d’énonciation du croire et de la dimension du temps. Quelles sont les modalités d’élaboration du croire dans les messianismes en Afrique ? Comment s’y articulent le passé, le présent et le futur ? Comment peut-on lire philosophiquement le fait messianique comme événement historique qui a lieu dans le temps et hors du temps, dans-le-monde et hors-du-monde ? On fera ainsi l’hypothèse d’après laquelle le messianisme, comme événement dans-le-monde et hors-du-monde, reconfigure sans cesse le temps sous la double signification de l’horizon d’attente et de l’espace d’expérience, à travers les trois ek-stases du temps à-venir, du temps passé et du temps présent. C’est en établissant, à travers sa dimension narrative exemplaire sur l’ordre du monde, une correspondance entre le monde supputé meilleur, le cours ordinaire des choses et le vécu des hommes au quotidien que l’événement messianique est, pour l’émissaire « divin », le moment privilégié d’élaboration des répertoires d’action. Le mythe et le rite sont alors sollicités pour abolir la distance entre le temps mythique et le temps de l’action. Ceci dans la mesure où le temps mythique englobe le temps du monde et le temps de l’action grâce au rite qui sert de « connecteur » efficace, selon le mot de Paul Ricœur. Et le temps du mythe coïncide avec le temps du messianisme pour autant que tous deux se présentent comme un temps socialisé dans lequel, à partir d’un événement ou d’un acte fondateur, le sujet singulier, l’émissaire « divin » projette le « renversement du monde » aussi bien dans le réel que dans l’imaginaire. On montrera que, dans la plupart des messianismes en Afrique, la mise en rapport entre le temps du mythe et le temps du monde recontextualise la logique de l’espérance ; celle-ci se fonde sur la relecture permanente des événements religieux et politiques passés, la réactivation des structures de crédibilité et de croyance, telles la référence constante à la figure intemporelle du « messie » ou du prophète fondateur. Avant d’aller plus loin, quelques précisions méthodologiques s’imposent.

I – Considérations de méthode

2Un regard nouveau et critique sur l’émergence des messianismes en Afrique depuis le xviie siècle oblige à rompre, d’une part, avec une vision concordiste qui consiste à y voir, de manière équivalente à d’autres aires historiques et culturelles, l’avènement de faits identiques ; d’autre part, avec une vision essentialiste qui considère ces messianismes en Afrique comme de simples accidents de l’Histoire, dont la centralité est produite ailleurs. L’illusion d’une conception « compartimentée » du messianisme, pourtant événement majeur dans l’histoire des hommes, a longtemps occulté la dimension universelle du fait messianique tout comme du fait religieux en général en Afrique subsaharienne, ainsi que la non-prise en considération du lien qui existe entre les conditions historiques, singulières, plurielles vécues par différents individus et la formation d’une conscience historique commune en acte à des périodes données au sein de l’humanité. Paul Ricœur montre bien comment la question de la conscience historique est liée à celle de la totalisation de l’histoire, au double sens de conscience de faire l’histoire et conscience d’appartenir à l’histoire [1].

3La plupart des messianismes en Afrique (éthiopisme, kimbanguisme, matsouanisme, kitawala, harrisme, mau-mau, etc.) ont été vite placés dans l’orbite de la mondialisation des rapports socio-religieux. Celle-ci instruit une double référence au fait messianique : la première invite à ne plus le considérer comme « lointain » et propre aux sociétés a-historiques. Les analystes ne se sont pas vite rendu compte de la circulation transfrontalière du fait religieux et messianique, sans doute du fait de la domination de paradigmes opposant systématiquement les grandes religions du Livre aux autres « religions » le plus souvent dépréciées. Mais doit-on faire prévaloir le côté égologique de l’expérience religieuse messianique africaine sans tomber dans la réduction phénoménologique ? Ne s’agit-il pas au contraire de se placer aux interstices afin de repérer les lieux de permanences, de rupture et d’emprunts opérés entre les différents ordres de croyances africaines [2] et étrangères, particulièrement européennes et américaines ?

4En effet, le messianisme, comme événement historique, peut se lire philosophiquement à partir de trois principaux répertoires d’action, à savoir : premièrement, la présence d’un émissaire « divin » ou d’un personnage historique qui, tout en proclamant son affiliation divine, introduit une rupture qui se veut radicale et exemplaire dans le monde. En tant que sujet singulier, pivot du mouvement collectif, l’émissaire « divin » devient alors un axe de référence qui mobilise les ressources narratives, mythiques et utopiques aux fins, soit d’une présentification du passé, soit d’un « renversement du monde ». Deuxièmement, la fictionnalisation de l’histoire réelle des hommes et la croyance en l’avènement de l’âge d’or ou d’un monde autre fait de justice, de liberté et de bonheur qui entretiennent le principe d’espérance. Troisièmement, l’attente d’un événement extraordinaire produit par l’émissaire « divin », rédempteur, prophète ou messie [3] susceptible de modifier le cours de l’histoire réelle des hommes.

5Les matériaux sociologiques et anthropologiques abondants sur le messianisme imposent un rapide détour. Cela contribuera à rendre plus explicite l’analyse philosophique du messianisme qui, en tant que mouvement social exprime, selon Henri Desroche,

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« Le fonds commun des doctrines qui promettent le bonheur parfait sur terre, sous la direction d’une personne, d’un peuple, d’un parti, de mouvements collectifs au sein desquels les réformes tant ecclésiastiques que politiques, économiques ou sociales sont présentées sous la forme d’ordres ou de normes identifiés à des “missions”, voire à des “émissions” divines. »[4]

7Et ce bonheur parfait peut, selon les cas, être présenté sociologiquement, soit sous la forme d’un radical retrait du monde, soit sous la forme d’une moins radicale transformation de ce même monde. Georges Balandier, l’un des précurseurs ayant abondamment étudié le messianisme en Afrique centrale, y dégageait à la fois un sens culturel et sociologique ; en premier lieu, il y voyait une tentative d’adaptation du message des missions chrétiennes au contexte africain et une reprise dans un cadre christianisé des éléments encore actifs de la religion traditionnelle. En second lieu, à partir du concept opératoire de « situation coloniale » qui rend compte de la complexité des rapports de domination résultant des contacts entre la société coloniale et la société colonisée, il a appréhendé le matsouanisme comme « une réaction à la situation coloniale, à la domination exercée par les minorités européennes » [5]. En mettant en relief l’action déterminante de la « situation coloniale », Georges Balandier prend en compte la dimension concrète du temps socialement vécu en un lieu donné qui se donne à lire comme un révélateur d’intentionnalité historique.

8Roger Bastide montre qu’il existe deux interprétations du messianisme : d’une part, celle qui le justifie comme la « seule force possible de résistance sous le régime agricole », et qui constitue la première prise de conscience des groupes exploités contre leurs exploiteurs ; d’autre part, celle qui condamne le messianisme en ce qu’il détourne la résistance des groupes exploités du terrain de la lutte matérielle pour le dériver sur le terrain des mythes religieux en retardant l’apparition de la lutte des classes enlisée dans les marécages théologiques. Il adopte ensuite une démarche plus prudente qui situe les messianismes dans le temps et dans l’histoire en en appréhendant les éléments positifs ou négatifs. Ainsi, de façon globale, le messianisme est avant tout une « réponse raisonnée (même si apparemment elle nous paraît loin de notre propre raison) à un trouble d’ordre sociologique et comme un ajustement à une situation de changement… » [6]. Par ailleurs, Roger Bastide note des différences à l’intérieur des messianismes, entre :

  • Le messianisme urbain qui est une réponse à l’industrialisation, à la formation du prolétariat ou à la prolétarisation de certains secteurs des classes moyennes.
  • Le messianisme de « folk » qui est plutôt une réponse violente à un changement imposé du dehors en vue de maintenir le statu quo, comme c’est le cas de la réaction de la civilisation du sertâo brésilien contre la civilisation du littoral.
  • Le messianisme colonial qui, bien que ne présentant pas tout un ensemble de faits généraux qui le définissent et le caractérisent par rapport aux autres, se présente néanmoins comme une réponse à une situation de contact ; et cette réponse varie avec la nature du contact colonial [7]. Mühlmann souligne dans le nativisme la dimension socio-psychologique et la potentialité historique. Si sur le plan de la psychologie des religions, les mouvements nativistes renvoient aux attentes messianiques, au millénarisme et aux sectes eschatologiques, sur le plan de la psychologie politique, ils font plus que renvoyer au nationalisme et portent en eux les éléments d’un « principe de révolution », une visée de subversion de l’ordre établi qui transparaît plus clairement dans le mythe du « monde renversé ».
En partant toujours des énoncés messianiques du croire et des pratiques des adeptes, certains analystes ont mis en relief dans les messianismes devenus des Églises indépendantes l’articulation entre une origine locale et les apports chrétiens étrangers, tout en soulignant par ailleurs les visées anticolonialistes, voire révolutionnaires des messianismes religieux et politiques [8]. Plusieurs typologies établies ont mis l’accent sur les caractères « nativiste », « prophétique », « messianique », « revivaliste » des mouvements religieux [9]. À propos des typologies, Jean-Pierre Dozon faisait remarquer que la seule recherche comparative d’éléments culturels transversaux pouvait masquer une absence d’analyse réelle des mouvements messianiques dont la signification impose une prise en compte des rapports de ceux-ci à leurs conditions concrètes d’apparition. Il précise par la suite que la prise en considération des mouvements religieux africains a correspondu à une rupture dans le profil épistémologique de l’anthropologie africaniste française. Elle a consisté à se mettre à l’heure de la société dominée, en essayant de repérer les réponses de cette société à la situation coloniale. Qu’en fait

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« Syncrétisme et messianisme constituent les deux pierres angulaires des mouvements politico-religieux africains[…] S’ils ont pu apparaître comme consubstantiels lors de la période coloniale, ces mouvements sont dans la période actuelle plutôt disjoints ; en outre, pendant leur phase de constitution, ces mouvements ne présentaient aucun “mélange” religieux ; ils étaient a-syncrétiques[…] Il s’agissait de cultes “anti-sorcellerie” ou “anti-fétiches” répondant à l’insécurité et au malaise provoqués par la présence du Blanc »[10].

10Marc Augé invite par contre à aller plus loin dans l’analyse actuelle des mouvements prophétiques et messianiques africains qui constituent comme tels une

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« anticipation, sinon une prophétie, d’une situation aujourd’hui généralisée, que nous partageons tous, qui est la mondialisation de la planète. Les peuples colonisés, dit-il, ont été les premiers à en faire l’expérience parce qu’ils ont été les premiers à la subir […] Ils ont fait, le plus souvent dans la douleur, une triple expérience associée à la découverte de l’autre et qui nous est aujourd’hui commune : l’expérience de l’accélération de l’histoire, du resserrement de l’espace et de l’individualisation des destins[…] ».

12Puis, il fait cette conclusion que

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« Les mouvements prophétiques et, de manière générale, tous les mouvements “politico-religieux” analysés comme des réactions à la colonisation sont, en même temps plus encore, des anticipations de la situation aujourd’hui généralisée à la planète entière et vécue par tous comme contemporaine[…] Le caractère spectaculaire, divers et baroque des prophétismes africains invite plutôt à essayer de comprendre ce qui les rapproche de nos expériences les plus actuelles »[11].

14Ces quelques définitions sociologiques et anthropologiques du messianisme laissent apparaître non seulement la complexité du fait messianique mais également sa contemporanéité. Elles indiquent, par ailleurs, la pertinence topographique du lieu d’éclosion ainsi que la temporalisation historique du fait messianique, en tant que la superposition du récit inaugural sur la totalité de l’événement « extraordinaire » qui a lieu ou ayant eu lieu et du récit sur des expériences vécues par les disciples, à titre de sujet collectif, amplifie la dynamique religieuse du mouvement et la généralise en l’élevant à la dimension de l’universel. C’est de travailler à l’élucidation de la mise en récit comme de la mise en relation des énoncés du croire messianique avec l’existence quotidienne que s’impose maintenant le travail généalogique sur les lieux principaux de production du fait messianique en Afrique subsaharienne au sein desquels s’articulent les dimensions religieuses, mythiques et politiques depuis le xviie siècle.

II – Religion, mythe et politique dans les messianismes

15De nombreuses études ont déjà souligné la proximité de la religion et du mythe [12], en ce que la religion est le domaine dans lequel les croyances mythiques trouvent une justification et une explicitation qui paraissent plus cohérentes en leur fondement. Claude Lévi-Strauss soulignait déjà dans ses Mythologiques la structure des mythes. En tant que mode de pensée, un « métalangage », dit-il, utilisant fréquemment des images, des concepts, et plusieurs codes, les mythes transmettent le même message de différentes manières, selon un système précis de classification. Découpés en unités constitutives d’événements successifs ou mythèmes, les mythes sont par eux-mêmes intelligibles, classés empiriquement de telle sorte qu’il est possible d’y repérer les oppositions constitutives de la structure des mythes ; de faire un travail comparatif sur les variétés des mythes similaires dans d’autres cultures, à partir de la répétition des mêmes séquences (redondance) et de leur structure feuilletée (superposition des versions). Pour Luc Besson, le mythe apparaît comme

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« un message par l’intermédiaire duquel une collectivité transmet de génération en génération ce qu’elle garde en mémoire de ce quelle considère comme son passé, passé dont le point de départ se confond avec l’origine des dieux et qui a pour limite inférieure une époque assez éloignée pour que le narrateur se trouve dans l’impossibilité de vérifier la validité du discours qu’il tient, soit qu’il ait été témoin des événements qu’il rapporte, soit qu’il fonde ses dires sur ce que lui a rapporté quelqu’un qui en a été témoin »[13].

17L’affirmation de la permanence du mythe dans l’histoire des sociétés humaines ne semble plus contestable de nos jours. Son existence doit être rapportée aux conditions d’existence de chaque société en ce que le mythe, en tant que prescription de changement dans sa forme discursive, révèle un nouvel ordre symbolique dans le champ des significations et des croyances. À travers les croyances et représentations messianiques, la communauté messianique interprète sa propre existence, travaille à la répétition d’un événement qui s’est produit dans un temps passé réel ou imaginaire. Toutes choses qui permettent aux représentations de prendre la forme de mythes de libération, de salut et servir d’archétype historique.

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« À travers les mythes, souligne Paul Ricœur, les hommes appartenant aux cultures variées articulent sans cesse leur expérience du temps, s’orientent dans le chaos des modalités potentielles de développement, jalonnent d’intrigues et de dénouement le cours trop compliqué des actions réelles des hommes. »

19Dans son entreprise de dévoilement des choses à caractère sacré, le personnage messianique ou prophétique convoque à travers la narration historique l’événement passé fondateur, se fait « émissaire divin » à titre de martyr ou de témoin pour magnifier son entreprise qui se veut rédemptrice auprès de la communauté émotionnelle croyante [14]. Ce constat théorique s’est vérifié dans la plupart des messianismes apparus en Afrique subsaharienne avec de principaux lieux d’éclosion.

20L’espace d’Afrique australe a permis à Bengt Sundkler d’identifier dès le début du xixe siècle des milliers de mouvements messianiques devenus des Églises indépendantes dont le plus actif fut l’éthiopisme répartis dans deux grandes tendances « éthiopiste » et « sioniste » [15]. Dans la terminologie de Sundkler, le type « éthiopien » désigne les Églises bantu qui ont fait sécession avec les Églises européennes en cherchant à fonder une Église africaine sous l’initiative de prophètes noirs dans une organisation ecclésiastique et une interprétation de la Bible calquées sur des missions protestantes. Tel est l’exemple de l’Église éthiopiste fondée en 1892 par Magena Mokone. Tandis que les Églises indépendantes « sionistes » qui, s’appuyant sur les cultures anciennes bantu, se désignent elles-mêmes sous le nom de « Zion », « Apostolic », « Pentecostal », se réfèrent à l’Église américaine, la « Christian Catholic Apostolic Church in Zion » à Zion City (Illinois, USA), et, idéologiquement, à la montagne de Sion à Jérusalem. Sundkler souligne leur caractère syncrétique dans les pratiques de guérison des malades, la glossolalie, les rites de purification et l’observation d’interdits. En dépit de ces spécificités, la présence d’un prophète noir et le rejet de la domination européenne ont placé l’éthiopisme dans le registre de rejet d’un ordre ancien et sa substitution par un ordre à-venir dont les prophètes en sont les initiateurs.

21L’espace d’Afrique occidentale [16] a donné lieu au développement de nombreux mouvements prophétiques, principalement au Bénin, au Nigeria, au Ghana, en Côte-d’Ivoire [17], en Sierra Leone et au Libéria. D’entre eux, le harrisme et le christianisme céleste ont connu une forte expansion dans la sous-région. En ce qui concerne le harrisme par exemple, les prophètes exercent également jusqu’à nos jours les fonctions de guérisseurs en traitant le corps souffrant et tous les « nouveaux malheurs », échec scolaire, chômage ou difficultés professionnelles sous le signe d’autorité spirituelle de Dieu et du prophète-fondateur [18].

22Dans l’espace d’Afrique centrale, les messianismes et prophétismes se sont signalés dès le xviie siècle avec notamment le mouvement des antoniens, le kimbanguisme, le ngounzisme, le matsouanisme, le kitawala, le christianisme prophétique [19]. L’espace d’Afrique orientale a été surtout marqué par le développement du Mouvement mau-mau au Kenya, son orientation violente face à l’ordre colonial britannique. L’un des plus actifs, le Watu Wa Mngu ou Peuple de Dieu, revendiquait son affiliation prophétique divine sur le modèle du messianisme juif de « peuple élu ». L’attente de l’imminence sur terre du « royaume de Dieu » et l’expulsion du colonisateur du Kenya installent le mouvement mau-mau dans une entreprise fortement contestatrice et révolutionnaire de l’action religieuse et politique [20].

III – L’horizon d’attente et dimension de la croyance dans les messianismes et prophétismes en Afrique

23En considérant la religion africaine dans son caractère pluriel, comme l’ensemble des croyances et des pratiques visent à rendre un culte à une force ou à un Être suprême en passant par la médiation du monde des ancêtres, des saints et des entités spirituelles garants de l’intégrité et de la vie des individus et de la communauté, on voudrait voir maintenant à partir de quelques exemples de messianismes et de prophétismes en Afrique de quelle manière se sont mises en place les structures de croyance.

24Déjà au xviie siècle apparaissent par exemple en Afrique centrale trois figures prophétiques, une masculine en la personne de Francisco Kassola et deux figures féminines, Mafuta Fumaria et Kimpa Vita. Ce premier signe messianique dans la région d’Afrique centrale est le lieu manifeste de cette rencontre violente entre des temporalités religieuses et sociales contradictoires, à savoir celle produite par la société coloniale et celle revendiquée par la société colonisée. Dans l’accomplissement de son œuvre missiologique au sein du royaume Kongo, un jeune jésuite, le Père Péro Tavarès réussit à prêcher en 1629 et 1632 avec l’aide de catéchistes autochtones rapidement formés au collège de Luanda et sachant parler à la fois le kikongo et le portugais. La conversion massive des autochtones a été d’autant plus rapide qu’elle se faisait en kikongo avec les textes religieux élaborés en 1624 par le Père de Couto. En même temps le travail religieux chrétien suscitera de l’intérêt parmi les populations christianisées et favorisera l’émergence d’un courant « nationalitaire » exigeant une africanisation plus poussée du message chrétien en incorporant des divinités tutélaires et ancestrales locales. Et c’est logiquement parmi les anciens catéchistes formés par le Père Péro Tavarès que surgit un premier prophète autochtone du nom de Francisco Kassola disposant par ailleurs d’un fort charisme personnel de guérison. C’est en 1632 que celui-ci fonde une Église indépendante après s’être proclamé « fils de Dieu ». Il parcourt plusieurs contrées du royaume, diffuse une nouvelle religion qui réactive dans le même dispositif religieux chrétien les symboliques ancestrales de la croyance, de la prière et de la guérison caractérisées par l’intervention des dieux ainsi que leur proximité dans le traitement des affaires terrestres des hommes [21]. Ces nouvelles offres de sens et de croyances se doublent dans leur projet religieux d’une vision politique de libération, du royaume de la domination portugaise.

25Plus tard au xviiie siècle, une femme-prophète appelée Mafuta Fumaria invoquera elle aussi les figures de Jésus et de saint Antoine pour rétablir l’unité au sein du royaume en ordonnant au roi retiré sur le mont Kimpangu de revenir dans la capitale MBanza Kongo [22]. Mafuta Fumaria prônait également la destruction des « fétiches », opérait des guérisons au sein du royaume : « Beaucoup de gens accouraient vers elle et même la reine avait foi en ses prophéties lorsque Mafuta proclamait que le mont Kibangu serait anéanti par le feu si les Congolais persistaient dans leur refus d’écouter le message du Christ. Les missionnaires cherchèrent à l’arrêter mais le roi et la reine, qui croyaient beaucoup en ses prophéties, continuèrent à la protéger contre l’Inquisition. Déçu par ce qu’il croyait être une attitude équivoque du roi et de la reine, le Père Bernado da Gallo usa de représailles en fermant les portes de l’Église aux fidèles. » [23] Cette action prophétique de Mafuta Fumaria pour monopoliser les structures symboliques chrétiennes visait à transformer les sites de reconstruction de l’ordre religieux et de l’unité politique du royaume Kongo dans un contexte historique d’articulation de l’instance religieuse et de l’instance politique.

26Kimpa Vita, une jeune aristocrate de vingt-deux ans, reprend et amplifie l’action prophétique et installe de nouveau l’action prophétique féminine dans le champ des luttes politiques d’où l’avait exclu l’ordre colonial. Elle se dit avoir été « visité » par saint Antoine de qui elle aurait reçu la mission de restaurer le royaume Kongo et de mettre fin aux rivalités politiques des différents lignages en lutte pour l’accession au trône. Baptisée par les portugais sous le nom de Dona Béatrice, elle réussit à convaincre les populations de son action prophétique et libératrice [24]. Prêchant un nationalisme virulent, Kimpa Vita dénonçait la domination portugaise, condamnait le christianisme européen et revendiquait la création d’une Église indépendante dans une société libre et radieuse. Elle multipliait de la sorte les opportunités du croire dans le champ politique. Par son action prophétique dans la double recharge du politique par le religieux, Kimpa Vita devint ainsi le symbole d’une résistance collective. Arrêtée en 1706, elle mourra brûlée sur le bûcher. Cette expérience messianique réapparaîtra deux siècles après au xxe siècle avec le kimbanguisme et le matsouanisme.

27Concernant le matsouanisme, celui-ci naît, se contextualise d’abord en période coloniale, ensuite acquiert progressivement une dimension politique. En effet, celui-ci se crée en 1945, trois ans après la mort du leader Matsoua et une semaine avant l’organisation des premières élections législatives du 21 novembre 1945 au Congo. Selon le rapport des affaires politiques des Archives politiques du Gouverneur général de l’Afrique équatoriale française (aef), c’est le 11 octobre 1945 que deux adeptes matsouanistes, Malanda Prosper et Malanda Dagobert, sont arrêtés par les miliciens de l’administration coloniale au bord de la rivière Makélékélé de Brazzaville lors d’une séance de prière, avec une baguette et des bougies allumées. Interrogés, ils auraient affirmé avoir vu Matsoua, le nouveau « messie », qui viendrait libérer le Congo de la domination étrangère. Cette action croyante aurait été précédée d’une recommandation messianique faite à Romain M. avant sa mort par André Matsoua, lequel personnage aurait confié ce secret à un membre de l’« Amicale », en l’occurrence Thomas Nkari. Cette activité marquerait officiellement la naissance d’un messianisme, le matsouanisme, qui se substituera au mouvement « Amicale », et avec pour figure centrale Matsoua, « messie déjà venu », mais « encore attendu ». Ici le langage d’autorité produit par des individus témoins proches de l’événement sert de récit de fondation. Il rend possible toute entreprise signifiante de valorisation d’un vécu individuel érigé en modèle exemplaire pour la communauté croyante. C’est ainsi que la croyance et la conviction religieuses des adeptes au retour imminent de Matsoua, qui viendrait instaurer un nouveau monde, vont accélérer la dynamique conflictuelle du mouvement messianique. Et lorsque De Gaulle vient prononcer la Conférence de Brazzaville en 1944, beaucoup de « matsouanistes » le considèrent comme une réincarnation de Matsoua. La mise en scène des prétendus discours et actions de Matsoua fait appel à un personnage vivant, témoin apparent de l’événement, donc des ruses et du miracle accompli par Matsoua en face du colonisateur :

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« C’est pourquoi, il [Matsoua] se fera amener par Moutsila qui a reçu des instructions de Matsoua devant les Blancs. Moutsila prendra la voiture à bord de laquelle se trouvait Matsoua et un commandant blanc qui l’avait auparavant accompagné en Europe. Quelque temps plus tard, Matsoua disparaît et le Blanc [commandant] de demander d’arrêter tous les vieux et toutes les femmes qu’il trouvera en chemin. Il va alors le rencontrer en chemin avec son petit sac et pose la question à Matsoua de savoir ce qui n’allait pas. Il va monter dans la voiture mais dit au préalable à Moutsila : “Si jamais on vous mentait que Matsoua est mort, ne croyez pas car moi je vais en Europe pour arrêter la guerre. Il ne faut pas qu’on vous mente, faites circuler la nouvelle auprès des autres que Matsoua est rentré en Europe.” Alors, il va se transformer en Blanc, en Sara avec des balafres [allusion faite ici aux populations musulmanes Sara du Tchad, miliciens de la coloniale], et ceci à trois reprises. Notre petite indépendance attribuée n’est qu’une indépendance de diable, mais la vraie indépendance viendra après et quand lui-même reviendra ça va barder, mais quand on vous dit que Matsoua est mort, ce n’est pas vrai puisqu’il se promène ici et nous, nous le voyons de nos propres yeux et s’il veut me voir, il vient (sic !) ».
(Entretiens)

29Cette affirmation sur la preuve de l’existence de Matsoua repose ici sur une prétention du discours d’énonciation de la vérité à partir de l’expérience visuelle vécue par le narrateur, complètement transporté dans un temps social rendu sacré par la croyance messianique à l’événement qui réavive cette existence et cette présence de Matsoua dans la conscience des adeptes. L’invention d’une vision autochtone du christianisme occidental par l’incorporation des référents symboliques occidentaux dans le dispositif ancestral de croyances a constitué un support de forces subjectif contribuant à légitimer socialement leur refus de l’ordre colonial par la valorisation de l’activité sacrale de André Matsoua considéré par ces derniers en tant que « messie ». La superposition de la logique de l’attente et de la logique de l’espérance nourrit alors chez les adeptes de nouvelles formes d’imagination instituantes : d’abord, en transformant la croyance messianique en une conviction indispensable pour leur salut. Ensuite, en adoptant une conduite éthique exemplaire propice à l’ouverture de la voie de salut. Les adeptes croyants du matsouanisme situent leurs actions dans le registre du sacré où le monde à-venir serait rempli de richesses abondantes.

30En réalité la plupart des prophètes africains s’investissent intensément dans la production des biens de salut indispensables aussi bien pour l’individu que pour la collectivité. La notion de « biens de salut » ne peut se comprendre en dehors du champ religieux, qui tout en étant un espace concurrentiel pour leur monopole, est également un « marché de biens de salut » ; c’est-à-dire un lieu de transactions où se réalisent des bénéfices psychologiques, symboliques, sociaux et économiques de la gestion de la transcendance et du sacré. Autrement dit, la religion détermine une conduite éthique comportant des bénéfices qui profitent aux travailleurs religieux collectifs ou indépendants. Certes, la notion de salut implique généralement une tension vers une fin transcendante ; de telle sorte que la transformation radicale du sens de la vie de l’homme qui a la foi consiste à accroître sur terre la gloire de Dieu. Ainsi, dans les Églises, l’administration du sacrement, la dispensation du rachat de ses fautes, l’obtention du sentiment de grâce par la reconnaissance de son Imperfection, et l’esprit de dévotion sont réalisées par des personnes « qualifiées » pour ce travail religieux. C’est donc ce profit psychologique, symbolique, social et financier que les entrepreneurs religieux individuels et collectifs tirent de la gestion terrestre du sacré que j’appelle « bien », en ce qu’il a de la valeur d’usage et d’échange dans le champ messianique et prophétique.

Notes

  • [1]
    Paul Ricœur, Temps et récit. 3 Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985, p. 15.
  • [2]
    Maurice A. Glélé, Religion, culture et politique en Afrique noire, Paris, Economica/ Présence africaine, 1981.
  • [3]
    Hans Kohn, in The Encyclopedia of Social Sciences, New York, The Macmillan and C°, tome 9, p.
  • [4]
    Henri Desroche, Les messianismes et la catégorie de l’échec, in Cahiers internationaux de sociologie, Paris, puf, 1963, vol. XXXV – juillet-décembre, p. 64-66.
  • [5]
    Georges Balandier, Messianisme et nationalisme en Afrique noire, in Cahiers internationaux de sociologie, Paris, puf, 1953, vol. XIV, p. 43. Voir également son article, Brèves remarques sur les messianismes de l’Afrique congolaise in Archives de sociologie des religions, 3 (5) 1958, p. 91-95.
  • [6]
    Roger Bastide, Messianisme et développement économique et sociale, in Cahiers internationaux de sociologie, Paris, puf, 1961, vol. XXXI, p. 12.
  • [7]
    Roger Bastide, op. cit., p. 7-8.
  • [8]
    Lire notamment l’introduction de J.-C. Barbier de l’ouvrage : J.-C. Barbier, E. Dorier-Apprill, C. Mayrargue, Les formes contemporaines du christianisme en Afrique noire, Les Bibliographies du CEAN, n° 9, Institut d’Études politiques de Bordeaux, Bordeaux, 1998.
  • [9]
    R. Linton, Nativistic movements, in American Anthropologist, New York, 1943, tome LXV ; Köbben A.J.K., Prophetics movements as an expression of social protest, in International Archives or Ethnology, Leyde, 1960, n° 49, p. 117-118.
  • [10]
    Jean-Pierre Dozon, Les mouvements politico-religieux, syncrétismes, messianismes, néo-traditionalismes, in Marc Augé, La construction du monde, Religions, Représentations, Idéologie, Paris, Maspéro, Dossiers africains, 1974, p. 86-87.
  • [11]
    Marc Augé, Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris, Flammarion, 1994, p. 138-143.
  • [12]
    Voir notamment Louis-Vincent Thomas et René Luneau, La terre africaine et ses religions, Paris, Larousse Université, 1975 ; Encyclopédie Lidis/Brepols, Mythes et croyances du monde entier, 5 tomes, Paris, 1986.
  • [13]
    Luc Besson, Introduction à la philosophie du mythe, 1 sauver les mythes, Paris, Vrin, 1996, p. 28.
  • [14]
    Paul Ricœur, op. cit., p. 17.
  • [15]
    Bengt Sundkler, Bantu Prophets in South Africa, London, Butterworth Press, 1961.
  • [16]
    Voir notamment Albert de Surgy, La multiplicité des Églises au sud de l’Afrique occidentale, in Afrique contemporaine, n° 177, Paris, La Documentation française, 1996, p. 30-44.
  • [17]
    Jean-Pierre Dozon, La cause des prophètes - politique et religion en Afrique contemporaine, Paris, Seuil, 1995.
  • [18]
    Marc Augé, Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris, Flammarion, 1994, p. 138-143.
  • [19]
    Voir les publications les plus récentes dans J.-C. Barbier, E. Dorier-Apprill, C. Mayrargue, Les formes contemporaines du christianisme en Afrique noire, Les Bibliographies du cean, n° 9, Institut d’Études politiques de Bordeaux, Bordeaux, 1998. Abel Kouvouama, Quelques nouveaux mouvements religieux en Afrique subsaharienne, Revue Diogène, n° 187, juillet-septembre, Unesco/puf, 1999, p. 79-91.
  • [20]
    Lire notamment W.E. Mühlmann, Messianismes révolutionnaires du tiers-monde, Paris, Gallimard, 1968.
  • [21]
    Cité par Gonçalvès, p. 115.
  • [22]
    Cité par Gonçalvès, ibid.
  • [23]
    Martial Sinda, Le messianisme congolais et ses incidences politiques, Paris, Payot, 1972, p. 40.
  • [24]
    Bernado da Gallo cité par Gonçalvès, op. cit., p. 156.