L'altérité du transfert entre le déni de « la misère du monde » et sa tra-duction
1Il a été dit publiquement que « la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde » [1]. Cette assertion, qu’il ne s’agit pas ici de discuter, permet pour le moins d’inférer qu’il y aurait donc, d’un coté du monde, des éventuels « accueillis » et, de l’autre, des « accueillants » potentiels. Cette dichotomie perd pourtant peu à peu sa pertinence au fur et à mesure qu’à ceux qui débarquent en France après avoir échappé aux meurtres collectifs contemporains, s’ajoutent les « exilés de l’intérieur », enclos dans ce qu’on appelle les « banlieues chaudes » qui, n’ayant fui aucun pseudo-paradis terrifiant, ne peuvent guère se réfugier dans l’espoir d’être « accueillis » par un quelconque pays.
2En me référant au parcours personnel [2] d’un témoignage sur la transmission psychique chez ceux dont les ascendants – survivants à la terreur d’une extermination ou, plus « banalement », à l’exclusion sociale sur plusieurs générations par indigence matérielle et culturelle – n’ont pas eu de place au sein de l’ensemble humain, j’aimerais soulever ici la question suivante : L’espace de la mondialité future ménagera-t-il encore, et avec quels dispositifs d’échange, quelles constructions d’altérité, les processus d’identification/désidentification qui permettaient naguère, sinon l’accueil territorial, du moins l’accueil psychique de cette misère du monde chez ceux qui, s’en constituant les héritiers, pouvaient et devaient la « traduire » à ceux qui s’en croyaient protégés ?
3Je n’évoquerai donc pas ici les facteurs économico-politiques qui sont en train d’attaquer les liens du monde social en le parcellisant au bénéfice d’une organisation marchande globalisante. Alertée par le pressentiment de Jean Améry : « Le monde en devenir de demain répudiera pays natal… et langue maternelle et ne les laissera encore subsister que comme un objet… de recherche spécialisée » [3], je tenterai plutôt de montrer en quoi les démarcations des partages inégalitaires dans le monde, génératrices d’altérité pour ceux des deux « camps » – dehors / dedans, exclus / inclus, analphabètes / nantis du langage, « étrangers » / « autochtones », exterminables / non menacés – démarcations dont les anciens contours risquent fallacieusement de s’effacer, induisaient des projections transférentielles réciproques à la faveur desquelles pouvait émerger une subjectivation psychique et politique ainsi que se fissurer les dénis de l’histoire collective officielle.
4Saper le pouvoir du déni coextensif des crimes d’état, passe par l’articulation d’un déplacement syntaxique du dehors au dedans, l’hétérodoxie d’une syncope qui dénude en contrepoint un discours excédant le cadre consensuel des dénégations implicites. Or, s’agissant du déni, l’expérience politique présente un point de jonction avec l’expérience analytique de tel sujet qui cherche à se dégager de l’emprise exercée sur lui par le déni de son existence ou celui de son histoire. De même que sur la scène du transfert ce dégagement hors de la portée d’un éventuel meurtre psychique donne place chez l’analysant à une instance d’énonciation jusqu’alors inexistante en lui, de même on voit, à la lumière des travaux de Jacques Rancière, comment sur la scène de la « mésentente » qui constitue la démocratie, « le litige politique se différencie de tout conflit d’intérêts entre parties constituées… puisqu’il n’est pas une discussion entre partenaires mais une interlocution qui met en jeu la situation même d’interlocution » [4].
5Aussi ce sont bien l’inadéquation aux discours réducteurs ou secrètement dénégateurs de l’autre, l’écart déréalisant avec ses repères institutionnels normatifs qui entrouvrent, pour les dits « étrangers » ou « exclus », l’espace litigieux du politique et restituent de la visibilité aux silences négateurs des accords diplomatiques présidant à leur destin. Dans chaque configuration contemporaine de rescapés transplantés, l’historien peut en effet montrer comment leurs pays d’accueil respectifs, conformément à l’opportunisme d’une Realpolitik donnée, furent souvent impliqués, soit directement, soit par un laisser-faire prometteur de bénéfices politico-économiques, dans ces mêmes événements meurtriers qui les expatrièrent et en firent des interdits de séjour laissés à la merci de l’« accueil » de leurs pays « hôtes ».
6Aussi, ceux qui, habités par un débat occulté, sont déboutés de toute place d’autre dans le pays dont ils sont néanmoins les citoyens ou les « réfugiés », doivent-ils, d’une génération à l’autre et par le jeu du débat démocratique, y conquérir leur place afin d’y inscrire leur histoire. Ce processus ne peut s’effectuer que grâce à la construction, à mettre précisément en cause, d’un monde fictivement clivé « hors de » la misère du monde. Mais en sens inverse, ce processus profite également aux dits « autochtones » ou « privilégiés », car « la cause de l’autre comme figure politique, c’est d’abord… une désidentification par rapport à un certain soi… Une subjectivation politique implique toujours un discours de l’autre (…) il y a de la politique, parce qu’il y a une cause de l’autre, une différence de la citoyenneté à elle-même » [5]. Hölderlin n’écrivait-il pas : « Nous n’apprenons rien plus difficilement que le libre usage du national (…) Ce qui est propre doit tout aussi bien être appris que ce qui est étranger… le libre usage de ce qui nous est propre est ce qu’il y a de plus difficile » [6] ? Pour les « exclus » comme pour les « inclus » c’est donc la dissension qui promeut les vérités dérangeantes et le consensus qui vise à effacer les scandales de l’histoire.
7Mon interrogation, à partir d’une position subjective et inquiète, sur les avatars de cette dissension au sein d’un monde de consommateurs interchangeables se bornera donc à fournir une sorte de matériel clinique aux philosophes et aux économistes qui se penchent sur le devenir de l’« étranger » parmi les masses d’individus exposés à la déliaison des rapports humains. « Nous sommes tous, comme l’écrit Julia Kristeva, en train de devenir étrangers dans un univers plus que jamais élargi, plus que jamais hétéroclite sous son apparente unité scientifique et médiatique » [7]. Si ce matériel passe pour l’expression d’une nostalgie obsolète, j’objecterai qu’il n’est pas vain ni de comprendre ce qui s’est perdu – ou risque de se perdre – dans une situation périmée ni d’évoquer les utopies qui se sont avérées fécondes, afin d’en pouvoir construire un jour de nouvelles, susceptibles d’étayer un autre sens à trouver dans le monde.
Les « transferts de populations » dans le « transfert » sur l’autre
8Le psychanalyste René Kaës distinguait les étrangers ayant pu maintenir leurs mutuelles différences et ceux abandonnés à la confusion : « Il y a deux sortes d’étrangers ceux auxquels une culture, un code, un ordre symbolique est reconnu ; un principe, une origine commune les tiennent ensemble dans leurs différences ; ceux-là ne sont pas dans la confusion. Les autres sont hors de cet ordre : dans l’incohérence ? dans l’infra-humain ? dans l’abandon et la déréliction ? » [8]. Le sociologue Patrick Ténoudji quant à lui se demandait récemment, à propos des « minorités invisibles » : « L’intégration d’un homme invisible est-elle possible ?… La visibilité n’est pas un donné de l’expérience, elle se construit socialement. Le problème de celui qui cherche à démontrer son appartenance à un groupe qui l’exclut pour une raison passée sous silence est : comment se faire reconnaître une spécificité dans un système qui nie les différences » [9].
9Autrement dit, pour autant que la misère de l’autre survivant ou exclu ne peut guère être partagée, il faut au moins que, grâce aux délimitations structurantes des espaces symboliques dans le champ social, espaces réducteurs, inadéquats mais vecteurs de repères identifiants auxquels on peut se mesurer, grâce aux fantasmes transférentiels qu’elles font naître de part et d’autre, la traduction de cette « misère du monde » puisse faire effraction dans le champ politique et la culture du « pays d’accueil ». Antoine Berman rappelle sans détours cette fonction éventuellement effractante de la traduction et la responsabilité du traducteur face à la parole de l’original dont il est l’unique transmetteur : « Seul le traducteur (…) peut percevoir ce qui, dans un texte, est de l’ordre du “renié”, (…) Une traduction (…) a pouvoir de révéler ce qui, dans [une] œuvre est origine (inversement, elle a pouvoir de s’occulter elle-même cette possibilité), et cela indique qu’elle entretient avec elle un certain rapport de violence. Là où il y a révélation de quelque chose de caché, il y a violence » [10].
10Si l’on rappelle les traductions possibles en allemand du terme « l’étranger » : der Ausländer, celui qui vient d’un autre pays que le mien, der Fremde [11], celui qui m’est inconnu comme peut l’être, par exemple, mon propre inconscient, et das Unheimliche [12], ce dont la familiarité troublante crée de l’étrangement en moi en déplaçant mon propre rapport à moi et au monde, on voit comment le parcours métaphorique de ces trois significations différentes figure la vocation identitaire de l’étranger aux trois stades où elle fait brèche dans l’histoire de l’autochtone. C’est bien le vacillement entre une topique géographique et/ou psychique du terme « étranger » qui donne sens à la déclaration de Jabès : « L’étranger te permet d’être toi-même en faisant de toi un étranger » [13]. En effet, selon l’analyse de Freud, cet étranger à plus d’un titre, le sentiment d’inquiétante familiarité ne provient pas tant de la présence de tel ou tel objet que de sa rencontre inopinée et choquante en un endroit où on ne l’attendait guère : « Si telle est (…) la nature secrète (geheim) de l’inquiétant (das Unheimliche) (…) [il] n’est effectivement rien de nouveau ni d’étranger (nichts Fremdes), mais quelque chose (…) qui ne lui a été rendu étranger (entfremdet) que par le procès du refoulement. La mise en relation avec le refoulement éclaire ainsi pour nous la définition (…) selon laquelle l’inquiétant serait quelque chose qui aurait dû rester dans le monde du caché (im Verborgenen) et qui est venu au jour (hervorgetreten) » [14]. Notons au passage la double valence – psychique et territoriale [15] – de nombreux concepts de la métapsychologie freudienne, notamment ici celle du concept de « refoulement » (Verdrängung).
11C’est, en fait, l’existence de barrières étanches mais susceptibles d’être ébranlées entre ce monde-ci et celui « du caché » qui rend possible la « mésentente » du litige politique, le malentendu où se donne à entendre l’inadéquation des représentations du monde des « citoyens » à celles de leurs « réfugiés » ou « assistés ». Le débat démocratique ainsi généré déstabilise l’ordonnancement familier des hiérarchies sociales : « La démocratie est le nom d’une interruption singulière de cet ordre de la distribution des corps en communauté (…) Elle est l’introduction dans le champ de l’expérience d’un visible qui modifie le régime du visible » [16].
12Il serait éminemment dangereux que s’estompent les butées de ces représentations délimitantes, inductrices de traductibilité pour les divers champs de l’expérience et que s’effondrent, avec l’hétérogénéité de leur coexistence et leurs frontières, les ponts de passage par où la mise à mal ou à mort des uns fait irruption, tel le cheval de Troie, dans l’ignorance, symptôme de résistance des autres. Celui qui veut témoigner d’une déflagration dans la continuité générationnelle de sa famille ou de son univers historico-politique par exterminations, persécutions politiques, oppressions économique ou coloniale, est mis en demeure, afin de se situer lui-même au sein de son corps social actuel, de franchir subrepticement les bornes sécurisantes pour traduire et inscrire, par son écriture ou ses actes, la lacune qui a troué violemment l’histoire reléguée de son patrimoine culturel. Faire parler le trauma de son groupe d’affiliation pour s’en détacher et acquérir, de ce fait, sa propre place parmi les autres contraint à une transgression de l’ordre établi et de son apparente rationalité. « Il est indéniable, observe Primo Levi dans une notation apparemment modérée, qu’un homme épuisé, nu ou sans chaussures, pense et sent différemment » [17]. Faute de pouvoir réparer cet homme rendu irréversiblement « différent » de nous, qui en sommes pourtant les contemporains, l’écrivain-légataire le remet dans la circulation mémorielle de ce monde-ci, tel quel, c’est à dire en tant que défiant notre impuissance même à nous identifier à son mode de « penser et de sentir ». Ce passeur d’un événement inassimilable témoigne ainsi d’une mutation dans l’héritage psychique du monde des « accueillants », il leur fait porter des expériences, non pas « indicibles », mais inhabitables. Ce « dehors » des survivants, exclus des normalement vivants, il le réinjecte hétéroclite, irréductible au « dedans ».
13Il ne faudrait pas d’ailleurs passer sous silence la paradoxalité d’une telle stratégie qui, pour remettre en mémoire un patrimoine impunément anéanti dans telle partie du monde, emploie des outils de pensée privilégiés, exploite des institutions protégées bénéficiant, elles, d’un libre exercice dans cette autre partie d’un monde vraisemblablement non exterminable. L’ambiguïté stratégique de cette double appartenance noue chez un passeur, devenu en quelque sorte un traducteur terroriste, « l’accueilli » et « l’accueillant » puisqu’elle lui fait emprunter la langue d’une culture et d’institutions « républicaines », impliquées délibérément ou par impuissance dans la destruction d’un monde dont, en un retour subversif, elle dénonce l’effacement et dévoile l’existence. Nous tenterons justement de montrer en quoi c’est ce retournement paradoxal qui promeut, malgré tout, un vivre ensemble susceptible de faire obstacle à la violence des intégrismes ghettoïsants et autistiques. La lucidité face aux paradoxes n’est-elle pas ce qui s’exprime dans l’humour d’une « étrangère », Julia Kristeva : « Nulle part on n’est plus étranger qu’en France… Et pourtant, nulle part on n’est mieux étranger qu’en France » [18] ?
Un « exilé de nulle part »
14Pour les « apatrides » que deviennent les survivants à la persécution de leur pays d’origine, ne plus pouvoir se projeter dans un quelconque « retour » puisque tout foyer a été saccagé et ce, dans l’indifférence du monde entier, précipite l’individu dans l’anonymat, oblitère toute représentation de soi et de sa culture en relation avec le monde. « Un internationalisme culturel ne peut véritablement prospérer que sur le terrain d’une sécurité nationale, écrit Améry [19], (…) Il faut avoir un pays natal pour ne pas en avoir besoin (…) Réduit au contenu (…) fondamental du concept, pays natal veut dire (…) sécurité ». Ce qui est perdu c’est le tissu des liens qui instituaient un espace du monde en tant que familier, terre natale. Dans son essai au titre provoquant « En quelle quantité l’homme a-t-il besoin de pays natal ? » [20] – question à laquelle il répond : « Il en a d’autant plus besoin qu’il peut moins en emporter avec soi » [21] – Améry s’explique en ces termes : « Qui n’a pas de patrie, c’est-à-dire, pas d’asile dans un corps social autonome représentant une unité étatique indépendante, n’a également (…) pas de pays natal (…) Je crois avoir appris comment le pays natal cesse de l’être dès qu’il n’est pas également, en même temps, patrie » [22]. Cette conviction rejoint celle que relevait Hannah Arendt chez les réfugiés jetés dans la débâcle des années 20 : « Le peuple apatride partageait la conviction des minorités que la perte des droits nationaux était identique à la perte des droits humains, que la perte des “uns entraînait inévitablement celle des autres » [23]. La condition de l’ex-exterminable est de rester à jamais étrangère à une quelconque appartenance. Là encore, dans sa réflexion sur l’état de désolation, la voix de Hannah Arendt : « Être déraciné, cela veut dire n’avoir pas de place dans le monde, reconnue et garantie par les autres » [24] rejoint celle d’Améry : « Sans confiance dans le monde, je me retrouve, en tant que juif, étranger et seul face à ce qui m’environne, et la seule chose que je puisse faire, c’est m’installer dans cette condition d’étranger » [25].
15Espérant peut-être une « bonne » mondialisation de la planète Hannah Arendt écrit en 1943 « Les réfugiés allant de pays en pays représentent l’avant-garde de leurs peuples s’ils conservent leur identité » [26]. Mais on se demandera ce qui reste d’une identité exilée d’un territoire où l’on ne peut que mourir, à celui où l’on ne peut que survivre, puisque la mutilation qui affecte l’identité desdits réfugiés ne fait que refléter, en leurs objets internes, sa radiation pure et simple du monde extérieur partagé avec les autres. À la déclaration de Jean Améry : « Je ne pouvais pas me définir avec précision puisqu’on m’avait bel et bien confisqué mon passé et mon origine » [27] fait écho celle qu’Hannah Arendt fera elle-même huit ans plus tard : « La perte de leur citoyenneté ne privait pas seulement les gens de protection, mais elle leur ôtait également toute identité nettement établie, officiellement reconnue ; leurs efforts incessants, fiévreux, pour obtenir au moins un acte de naissance du pays qui les avaient dénationalisés en étaient le plus pur symbole » [28]. Aussi dénonce-t-elle l’inadéquation et l’incompétence des Droits de l’Homme et de la Société des Nations face aux vagues d’apatrides qui se déversent en Europe après la Première Guerre mondiale : « Ce qui est sans précédent ce n’est pas la perte de résidence c’est l’impossibilité d’en retrouver une (…) Personne ne s’était rendu compte que le genre humain, (…) avait atteint le stade où quiconque était exclu de l’une de ses communautés fermées (…) se trouvait du même coup exclu de la famille des nations. » [29] [30]
La mixité d’une filiation
16Même en référence à un exil qui n’est pas précisément celui de rescapés à un meurtre de masse, Julia Kristeva évoque « l’invisibilité » de l’ascendance des étrangers : « La parole de l’étranger (…) est dépourvue de tout appui de la réalité extérieure (…) Lorsque les autres vous signifient que vous ne comptez pas parce que vos parents ne comptent pas, qu’invisibles ils n’existent pas, vous vous sentez brusquement orphelin » [31]. Il en va, à plus forte raison, de même pour les revenants de lieux engloutis sous la terreur. Comme, en eux, « le drame catastrophique reste… en défaut d’énoncé et d’abord de représentation, parce que les lieux et les fonctions psychiques et transsubjectives où il pourrait se constituer et se signifier ont été abolis » [32], ils en sont réduits, pour élaborer ce qui les habite et s’en affranchir, à emprunter, après la rupture violente et dans un excentrement d’après-coup, l’espace transitionnel de médiation des institutions de la culture d’accueil. La transmission ne peut, chez les héritiers de deuxième, troisième génération, que s’étayer sur une alliance exogamique avec des identifications à ceux qui, nantis du langage, vivent dans un monde – peut-être provisoirement – non menacé. À notre époque où les exterminations prolifèrent, toutes les langues et les cultures majoritaires de l’Occident sont ainsi contraintes de recueillir en leur sein les vestiges de civilisations effondrées à leur insu ou en leur nom.
17Cet hébergement obligé qui fait courir le risque aux représentants de ces cultures de réactiver leurs conflits d’ambivalence et les contradictions de leur humanisme a, de surcroît, le mérite de désidéaliser leur toute-puissance aux yeux de leurs réfugiés. Ce sont même les dépositaires d’une telle filiation meurtrie qui, les appelant à occuper une place de tiers, deviennent, comme nous l’avons vu pour leur fonction d’ « analyseurs », les promoteurs de cette place de tiers où se redistribuent autrement les lignes de partage de leurs orientations politiques. « En démocratie, écrit Maurice Olender, la mémoire est aussi avant tout matière politique » [33].
18La mère adoptive que constitue, pour tout descendant de survivant, son pays d’accueil est, en fait, cruellement éducatrice. Elle le met à l’épreuve d’une radicale méconnaissance, d’une « interprétation violente » [34] de sa personne dont elle ignore, au sens propre, « les antécédents » et l’oblige ainsi, s’il veut reformuler son identité sous de nouveaux auspices, à un apprentissage périlleux mais incontournable. Or ce à quoi tend cette intégration psychique d’une identité plurielle n’est pas sans avoir une portée politique au sens fondamental du terme : elle tend à faire advenir au conflit, grâce à l’acquisition du langage et des pratiques institutionnelles du pays d’accueil, un destin qui, dans l’ascendance, se déroula clandestinement en deçà du conflit, dans la toute-puissance de la mise à mort d’une population sans défense. Tous ceux qui veulent s’inscrire dans la séquence de leur propre génération doivent souscrire à la nécessité de reconjuguer au présent ce qui leur fut transmis du passé : « La mémoire n’est pas le passé, elle se vit au présent, parfois dans l’angoisse de l’avenir » [35]. Se dérober à la mixité des appartenances fait courir deux sortes de risques à l’étranger rescapé : Soit oublier à quels rapports de violence il doit ses conditions spécifiques d’existence, vivre en perdant la dignité de la dette à ses ancêtres et donc son identité de sujet ; soit projeter sur le pays d’accueil, le monde des autochtones, un vécu persécutif et aliénant, voire une haine inconsciente, sans percevoir sa réalité propre où lui, différencié de la réalité de ses ascendants, doit chercher à contracter, dans un débat d’altérité, à partir de ce nouvel espace-temps de la transplantation, de nouvelles alliances. Seule l’assomption de cette double filiation peut désamorcer la violence de son héritage. D’ailleurs celui qui parvient à bénéficier de cette double culture – l’une en possession de toutes ses institutions et pourtant menacée de délitescence, l’autre, exilée de ses lieux de fécondation – celui-là jouit peut-être d’un recul, d’un regard et d’une pratique privilégiée pour appréhender, en toute relativité, les processus de destruction endo- et/ou exogènes qui prolifèrent désormais à l’échelle mondiale [36].
19Cette double appartenance constitue, en fait, la seule défense contre des exacerbations nationalistes stériles qui ne font qu’induire la répétition et la pérennité des violences. Accorder une telle primauté à l’affrontement de l’altérité dans la recherche de soi ne peut se faire qu’au contact et en débat avec les autres, notamment les autres minoritaires de la culture dominante. Les rencontrer et découvrir leur histoire démystifie le caractère unitaire, homogène, imaginairement attribué aux tiers, tout en instaurant des affiliations avec ceux de semblables « catastrophes » mais de contextes historiques différents, aux assassins et aux complices différents. Comme si la nouvelle humanité, ne pouvait se fonder que sur des liens qui subvertissent la visée de déliaison et d’effacement séparant une catégorie de survivants de celle des autres. Moyennant quoi la pluriréférentialité de leurs investissements contribue, au delà d’une innovation psychique porteuse de vie pour eux, à une position politique féconde au sein des autres.
Notes
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[1]
Paroles prononcées par Michel Rocard, citées et commentées par Jacques Rancière dans Aux bords du politique, La fabrique éditions, 1998, chap. « L’inadmissible », notamment pp. 129 et 133 sq.
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[2]
Cf. Janine Altounian, « Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie » / Un génocide aux déserts de l’inconscient (préface : R. Kaës), Les Belles Lettres, 1990 ; La Survivance / Traduire le trauma collectif (préface : P. Fédida, postface : R.Kaës), Dunod, Inconscient et culture, 2000.
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[3]
Jean Améry, Par-delà le crime et le châtiment/ Essai pour surmonter l’insurmontable, Actes Sud, 1995, trad. par Françoise Wuilmart, p. 105.
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[4]
Jacques Rancière, La Mésentente / Politique et Philosophie, Galilée, 1995, pp. 140-141.
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[5]
Jacques Rancière, « La cause de l’autre » in Aux bords du politique, op. cit., p. 160, 159.
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[6]
Lettre à Böhlendorff du 4 déc. 1801, citée par Antoine Berman dans L’épreuve de l’étranger, Gallimard, 1984, chap. : « Hölderlin : le national et l’étranger », p. 256.
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[7]
Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, Gallimard, Folio/Essais 1991, p. 152.
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[8]
René Kaës, « La troisième différence », in Rev. de psychothérapie psychanalytique de groupe, 1987, 9-10, pp. 18, 23.
-
[9]
Patrick Ténoudji, « Les minorités invisibles. Être “noir” dans une entreprise d’insertion en banlieue parisienne : Parcours d’intégration », in Les Temps Modernes, 615/616, sept.-nov. 2001. pp. 181-182.
-
[10]
Antoine Berman, L’épreuve de l’étranger, op. cit., p. 272.
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[11]
Das Ausland : mot à mot le pays (das Land) situé à l’extérieur : fremd vient d’un terme qui signifiait : loin de, cf. l’anglais from.
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[12]
Le commentaire linguistique de ce terme a été développé dans : J. Altounian, L’écriture de Freud, traversée traumatique et traduction, PUF, à paraître automne 2002.
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[13]
Un étranger avec, sous le bras, un livre de petit format, Gallimard, 1989, p. 9.
-
[14]
S. Freud, Das Unheimliche, G.W. XII, L’inquiétant, O.C.F./P., op. cit., p. 175.
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[15]
Voir à ce propos La Survivance, op. cit. p. 24.
-
[16]
La Mésentente, op. cit., p. 139.
-
[17]
Primo Levi, Si c’est un home, Julliard, 1987, p. 167.
-
[18]
Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, op. cit., pp. 57-58.
-
[19]
Jean Améry, Par-delà le crime et le châtiment, op. cit., p. 89.
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[20]
Ibid., p. 81.
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[21]
Ibid., p. 86.
-
[22]
Ibid., pp. 101, 102.
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[23]
L’Impérialisme (Les origines du totalitarisme II), écrit en 1951, Fayard/Points, 1997, chapitre V : « Le déclin de l’Etat-nation et la fin des droits de l’Homme », p. 273.
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[24]
Hannah Arendt, Le système totalitaire, 1972, Seuil/Points, p. 227.
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[25]
Par-delà le crime et le châtiment, op. cit., p. 158.
-
[26]
Hannah Arendt. « Nous autres réfugiés », publié pour la première fois en 1943, in La tradition cachée, Christian Bourgois 10/18, 1997, p. 75.
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[27]
Par-delà le crime et le châtiment, op. cit., p. 106.
-
[28]
L’Impérialisme, op. cit., p. 266.
-
[29]
« Une patience active », publié en 1941, in La tradition cachée, op. cit. p. 51.
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[30]
L’Impérialisme, op. cit., p. 276.
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[31]
Étrangers à nous-mêmes, op. cit., p. 34-35.
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[32]
René Kaës, « Ruptures catastrophiques et travail de la mémoire » in Violence d’État et psychanalyse, Dunod, 1989, p. 178.
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[33]
Cf. Maurice Olender, « L’art et la mémoire des camps », in Le genre humain, 36, déc. 2001, p. 8.
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[34]
Cf. P. Aulagnier, La violence de l’interprétation, op. cit., pp. 150 à 157, « le risque d’excès ».
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[35]
Pierre Vidal Naquet, Les Juifs. La mémoire et le présent, La Découverte, 1995, p. 15.
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[36]
Cf. Janine Altounian, « De l’Arménie perdue à la Normandie sans place », in « Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie », op. cit.