Vagabond ways. De la facilité et de la difficulté d'être nomade
« Yes I guess I do have vagabond ways. You don’t understand my choices. Phase don’t lock me up. Please let me stay free. If you let me go, I promise I’ll never come back, I’ll take a ship across the sea. I’am young and poor and yes, I am afraid. But I stay myself and I keep my vagabond ways (...) It was a long time ago, she died of the drinks and the drugs. Yes, I guess she kept those vagabond ways. »
1La distance temporelle nous permet aujourd’hui de déterminer plus facilement les raisons des migrations du passé. Ainsi, au XVIIe et au XVIIIe siècles, l’exil des huguenots est imputable à des causes économiques ou religieuses. L’émigrant politique fait son entrée en scène après la Révolution bourgeoise. Les exilés de la Révolution, aristocrates et autres, restaient en majorité isolés et, tout comme les émigrants russes après la Révolution d’octobre, rêvaient de revenir à la fois dans le pays qu’ils avaient quitté et à une époque qui était révolue. Ils se comprenaient comme des exilés, non comme des migrants. Leur programme était de revenir et de transformer de nouveau l’ordre social. L’exil les contraignait à changer souvent de lieu. Les exilés russes ont, jusque vers 1923 environ, d’abord vécu en Allemagne puis ils ont émigré vers la France et les États-Unis. Dans la seconde moitié du XXe siècle, on se rendit compte que les pays d’accueil offraient une valeur ajoutée non plus seulement économique mais politique et on en profita. Ceux qu’on nomme les exilés cubains, issus des classes moyennes et supérieures, ne se sont pas seulement intégrés avec succès dans la vie économique américaine, ils sont également devenus le poste avancé de la lutte contre le communisme dans la version du socialisme réel. Après la défaite de celui-ci – qui interviendra au plus tard avec la mort de Castro – ils menacent de devenir, à l’intérieur des États-Unis, une « ethnie community » tout à fait ordinaire. Même si la résistance de Castro devait retarder encore un peu cette issue, le temps est passé de cette « immigration privilégiée », parce que l’ordre du monde s’est réorganisé depuis 1989 et que le patchwork de l’émigration a été pris dans de violents tourbillons. La frontière entre le Mexique et les USA, qui n’est plus complètement perméable, peut être lue comme l’expression d’un nouveau paradigme, tout comme la nouvelle organisation de l’espace européen depuis la guerre du Kosovo.
2Avec la globalisation, tout est relié à tout. L’opposition entre le proche et le lointain disparaît, puisque la communication est aussi facile dans la maison des voisins que sur l’autre face de la terre. On parle une langue, on se plie aux règles du marché et on va le soir manger thaï ou italien. Les hiérarchies deviennent moins claires, elles se reconstituent de manière informelle dans des « teams ». Le chef devient un collaborateur, le collaborateur un entrepreneur, et l’entrepreneur un patron. En un mot : tous sont apparentés d’une manière ou d’une autre, il n’y a plus d’étranger. L’étranger semble avoir disparu dans le processus de la globalisation et avoir été adopté dans la famille des acteurs et des observateurs de ce processus. Alors que, des décennies et des siècles durant, l’étranger avait été conçu par opposition à ce qui est le propre de la lignée, du clan, de la nation et de la civilisation, tout se passe comme si désormais ces catégories étaient aujourd’hui exportées et requises comme des valeurs universelles. La globalisation promeut la régionalisation du monde qui ne peut réussir son intégration en un monde que par le biais de cette différenciation qui s’étend toujours davantage.
3Nous nous intéresserons dans ce qui suit à la métamorphose de la figure de l’étranger – sans pouvoir prétendre à l’exhaustivité. Notre thèse est que l’étranger et ses différentes figures sont certes pris dans un mouvement irrésistible de transformation, mais qu’il reste constitutif de l’organisation sociale du capitalisme tardif.
4L’étranger est-il devenu une figure universelle en ce qu’il représente, au-delà des hiérarchies établies, une unité du proche et du lointain que le processus de globalisation met en place sur les plans économique, politique et culturel ? Comme Georg Simmel l’avait constaté dès 1908 dans son Excurs über den Fremden, la distance, à l’intérieur d’une société, signifie « que le proche est lointain, mais avec l’étranger que le lointain est proche ». [1] La réflexion de Simmel doit son actualité au fait qu’il a travaillé à une sociologie de l’espace qui apparaît aujourd’hui – sous la forme des théories systémiques, qu’elles proviennent des sciences de la nature ou des sciences sociales – comme la seule théorie capable de saisir les réseaux matériels et symboliques de la globalisation. Il y a encore quarante ans, la discussion portait sur une idée très différente de la sécularisation. Le concept de sécularisation se rapportait non seulement à l’apparition, légitime ou non, de figures de la pensée théologique dans la modernité, mais à un processus naïvement temporel résultant de la considération que, même si ce n’est pas de leur propre mouvement, les hommes font eux-mêmes leur histoire. Renouveler cette idée émancipatrice des Lumières dans les conditions de la globalisation, dont le processus est en apparence anonyme et fatal, exige non seulement une réhabilitation du temps, avec ses continuités et discontinuités dans l’histoire, mais encore une pensée de l’espace dans laquelle le temps s’inscrit de façon très différenciée. Il s’agit non de décrire l’espace de la globalisation comme la totalité illimitée des rapports dominants qui y règnent, mais d’explorer les rapports espace/temps qui affectent spécifiquement, à l’intérieur des ces rapports, des lieux déterminés. Ces relations « globales » ne constituent pas en effet une boucle infinie mais désignent des brèches spécifiques à la faveur desquelles l’étranger réapparaît dans la forme nouvelle de celui qui ne fait pas partie de l’ensemble.
5Si la figure de l’étranger a été construite comme figure opposée au propre de l’État national et déconstruite dans les parentés hybrides et hétérogènes du nouvel ordre mondial, alors on peut, avec Alain Badiou [2], décrire l’unité de ces rapports d’inclusion et d’exclusion, sur le plan ontologique, comme un état dans lequel il y a un excès indéterminé des parts, en surnombre par rapport aux éléments représentés dans une situation. On retrouve, dans la société, cette double relation d’inclusion et d’exclusion dans la situation des chômeurs et des migrants qui, en raison de leur recherche permanente, appartiennent aux institutions sociales, mais sont, dans les processus de création économique de la valeur, « superflus ». À partir du moment où ces personnes qui cherchent sont « superflues », elles deviennent les étrangers de la forme actuelle de socialisation. « Ni intégré, ni expulsé, mais superflu. Et donc nuisible. Et donc… » [3] Pour présenter la topographie de la mondialisation et la transformation de l’image de l’étranger dans le cadre de la globalisation, nous considérerons deux lieux qui, au milieu du XXe siècle, ont annoncé notre présent d’« après Auschwitz » : l’exil et le camp. Le rôle des nomades et des vagabonds y est tout à fait central. Ces lieux, camp et exil, dans leurs interrelations réciproques, ouvrent une ligne de fuite à l’intérieur du processus historique et au-delà de ce processus qui est désormais à l’arrêt. Sur cette ligne de fuite, l’étranger apparaît comme nomade (Deleuze/Guattari), vagabond (Kracauer) et homo sacer (Agamben). [4]
L’image de la migration : le nomade
6L’image du nomade est une personnification simplificatrice de la migration aussi bien pour l’historiographie que dans la doxa contemporaine. Les nomades forment une image insaisissable de l’étranger, une image qui – parce qu’ils sont toujours déjà en mouvement – peut mettre en question la sédentarité, les frontières, de quelque nature qu’elles soient, et les identités. L’« étranger utile » sur quoi le patronat en Allemagne fonde ses perspectives, cette notion autour de laquelle on a forgé la nouvelle loi sur l’immigration, s’oppose à l’« étranger dangereux », celui qui veut seulement quitter un lieu inhospitalier sans poursuivre ni se fixer un but concret. Le concept de raison forgé par les Lumières imprègne les images aujourd’hui encore en vigueur de l’étranger. Il y a eu cependant, au cours des dernières décennies, des glissements considérables sans lesquels l’exclusion, le racisme et l’antisémitisme auraient disparu. Bien au contraire. L’image du nomade ou du vagabond retrouve ici de manière inattendue un rôle central. Les politiques de l’identité, celles des divers États ou communautés d’États ou de groupe déterminés qui se désignent eux-mêmes comme mouvements de libération, y sont confrontées. Le concept du nomadisme réunit les différentes images de la mobilité à l’intérieur du capitalisme, tant de celui des débuts que du capitalisme tardif. Il englobe les migrations tant contraintes que volontaires. La loi de 1913, qui fixait le droit des citoyens dans la République fédérale et était encore en vigueur il y a peu, et qui a durablement exclu l’immigrant de la nation, peut être interprétée toute entière comme réflexe anti-nomade. Ce droit des citoyens se laisse aisément interpréter comme une frontière destinée à stopper les mouvements nomades. Rien d’autre, avant comme après, ne menace les nations ou les formations supranationales comme l’Europe que les franchissements de frontières. Les mouvements migratoires sont les sujets de ces frontières qui sont repoussées de la périphérie vers le centre.
7L’étranger a toujours été et sera toujours, quand il reste à l’extérieur, le ciment des États nationaux et, quand il pénètre à l’intérieur, une menace. Il est ce contre quoi la souveraineté se renforce, mais il la menace dans la même proportion. La situation actuelle des étrangers continue dans une certaine mesure de dépendre des règles du jeu fixées par les États-nations, même si les mécanismes d’exclusion sociale sont désormais étendus à un espace supranational comme on le voit dans les accords de Schengen. Les non-ressortissants nationaux restent exclus des droits politiques et ce qu’on nomme le Tiers monde reste exclu des droits de l’homme. Que la mobilité affecte des groupes plus vastes est la marque principale du capitalisme présent et ce phénomène met le plus souvent en question le concept d’identité nationale et celui de frontière sans parvenir à les dépasser.
8La modernité éprouve à la fois une fascination pour les nomades et le besoin de se défendre contre eux et ces attitudes s’adaptent avec souplesse à la postmodernité. Dans l’œuvre standard de l’antisémitisme, La France juive d’Edouard Drumont, publiée en 1886, le nomadisme servait de repoussoir à l’antisémitisme moderne. Il est en l’occurrence le symbole du déracinement et de la jungle des villes. En Allemagne, les nomades, ou les « errants » (Vaganten) comme on les appelait autrefois, ont été perçus depuis le milieu des années 30 du XXe siècle comme un problème sociologique. Les services de santé du Reich ont procédé à un inventaire « général des souches allemandes de nomades », afin d’établir une discrimination de cette forme de vie réputée être une défaillance psychologique et une faiblesse d’esprit et de la déporter en conséquence. Cependant, la communauté du peuple, selon les nazis, se donnait encore une fois consistance au moyen d’un mouvement de population organisé par l’État en direction des territoires conquis militairement. Ce mouvement de colonisation est à comprendre foncièrement comme une opposition aux nomades. Le démographe Friedrich Burgdörfer inventa les nomades d’habitation (Wohnungsnomade) et les masses de haute pression (Hochdrucksmasse) comme réponse aux mouvements de migration non contrôlés du passé. La reterritorialisation de ces « masses de haute pression » ne signifiait rien d’autre que le refoulement de la population locale polonaise, chassée de ses propriétés au profit des colons du Reich allemand. On opposait la culture du sol à l’homme des villes, intellectuel et exsangue, et à la civilisation apatride. On défendait la vie libre des nomades pour garantir en apparence l’identité. Bien entendu le nomade reçoit aussi d’innombrables connotations positives comme par exemple chez Joseph Roth, Siegfried Kracauer, Deleuze/Guattari, Edward Saïd et Antonio Negri/Michael Hardt.
9Les États-nationaux et leurs extensions supranationales sont aujourd’hui comme hier renvoyés à l’existence des étrangers, afin qu’il soit clairement établi qui est et qui n’est pas leur ressortissant. Celui qui est défini comme étranger permet de tirer des conclusions sur l’inconscient social, sur les angoisses, les démarcations et les phobies sociales. Dans le milieu des années 70, les pays de l’hémisphère nord tentent, sans aucun succès, de réguler ou de stopper les mouvements migratoires. Mais cela entraîna que de nouvelles pratiques de souveraineté furent employées vis-à-vis des migrants. En conséquence, les minorités exclues ont cherché à échapper à leur marginalité sociale par le biais d’identités différenciées.
10On ne peut bien sûr parler de marginalité que si une société dispose d’un centre. À en croire Toni Negri et Michael Hardt, ce centre n’existe plus, tandis que l’exploitation et l’expulsion se portent très bien. L’exploitation se serait réfugiée en un non heu tel que intérieur et extérieur y sont dépassés. Ils nomment Empire ce « non lieu de la production mondiale où le travail est exploité ». [5] La résistance s’organiserait donc en conséquence, conformément à l’esquisse qu’avaient donnée Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux, dans le repli sur soi, la désertion et le nomadisme. La mobilité est ce qui, dans la modernité déjà, a fait voler en éclats les pratiques disciplinaires de la force de travail. Il ne faudrait pourtant pas oublier que jusqu’à présent le déracinement de la vie trouve son expression dans la misère et la pauvreté. Avant que la nouvelle mobilité ne puisse devenir une position politique active et que l’on puisse abattre les nouvelles frontières que forment les camps, il faudra plus qu’une déconstruction des conditions actuelles de productions et des mécanismes d’exclusion qui y sont attachées.
Le nomade en exil
11L’étranger séjourne aux marges sans cesse redéfinies et déplacées de la société. Le seul mouvement qui lui reste est le vagabondage d’un lieu vers un autre en fonction à chaque fois de l’abri qu’il y trouve. Figure marginale, il renvoie à un tout qui, de façon permanente, s’ouvre et se referme ; les césures fluctuantes de ce mécanisme offrent de temps à autre à l’étranger un lieu où séjourner afin de l’exploiter, de l’offenser ou de se moquer de lui. Charlie Chaplin a été au XXe siècle le prototype de cet étranger. Ses films ont recueilli les projections de la société sur l’étranger et reflété les perspectives qu’aux yeux du vagabond la société pouvait lui offrir. « Le triomphe de Charlie Chaplin » : c’est le titre que Siegfried Kracauer a donné en 1931 à son éloge de cette incarnation de l’humanité libérée du moi et de l’instinct de conservation dans un monde inhumain. « Celui qui triomphe est un vagabond, qui n’a rien, dont la patrie est partout et nulle part. Mais que lui manque ce que les autres possèdent, c’est l’un des secrets de son pouvoir. Croyance religieuse, Patrie, richesse et appartenance de classe créent des différences entre les hommes et seul le rejeté, qui n’a aucune part à tout cela, vit indépendamment de toute délimitation. Comme s’il était la poussière des chemins, il peut pénétrer par les pores et les fentes et s’installer où bon lui semble. » [6]
12La popularité de Chaplin semblait incarner et réaliser le potentiel utopique des figures marginales de la société. À la figure esthétique du vagabond répondait la réalité sociale de l’exilé. Pourtant le parcours de l’étranger dans la globalisation commence, non par l’application effective des droits de l’homme, mais par la décharge qu’on accorde à l’État-nation de n’avoir jamais garanti autre chose que les droits du citoyen. Les sans-patrie et la sans-nation deviennent des displaced persons. Hannah Arendt a encore tenté, pendant la Seconde Guerre Mondiale, de donner une tournure positive à cette situation : « Les exilés refoulés d’un pays vers un autre représentent l’avant-garde de leurs peuples. » [7] Et Kracauer lui aussi s’en tient à sa perspective forgée par sa propre lecture des comédies de Chaplin et confirmée de surcroît par celle des films néoréalistes de De Sica et de Fellini, selon laquelle, dans le vagabond, l’homme survit à l’homme. Les protagonistes de ces derniers films sont « semblables aux vagabonds en ce qu’ils peuvent être blessés mais non détruits. Bien que tous ces personnages semblent soumis aux pouvoirs en place, ils n’en parviennent pas moins à leur survivre. » Dans l’après-guerre, en Europe, les vagabonds, les étrangers et les « displaced persons » renvoient à une situation dans laquelle la survie physique est redevable à la fois à l’arrachement au milieu habituel et à l’adaptation au milieu étranger.
13Kracauer lui-même a vécu cette situation dans son exil américain et elle se reflète dans sa théorie de l’histoire comme investissement spécifique de l’historien vis-à-vis de sa matière : « Étranger au monde qu’évoquent les sources, il se voit – c’est le devoir de l’exilé – placé devant la tâche d’en pénétrer l’apparence superficielle pour apprendre à saisir ce monde de l’intérieur. » [8] De même que le vagabond incarne une alternative marginale à l’intérieur de la société, l’historien ne peut refléter cette société qu’à la condition de ne pas « en faire partie » : « En réalité, il a cessé d’"appartenir". Où vit-il alors ? Dans le vacuum presque complet de l’extraterritorialité (…) Le véritable mode d’existence de l’exilé est celui d’un étranger. » [9] L’« extraterritorialité » à laquelle l’exilé est contraint transforme l’historien en un moyen de connaissance.
Le camp comme terminus de l’exil nomade ?
14La connaissance, entendue comme « privilège de l’exil » [10] place la figure de l’étranger dans une perspective universaliste qui déplace l’attention vers la disparition de l’étranger dans les camps d’internement, de concentration et d’extermination. Le potentiel utopique du vagabond et du nomade se déplace dans un lieu qui est à la fois celui de leur exclusion de la société et celui de leur inclusion dans les mécanismes de la reproduction et de la création de valeur. « Ce n’est plus l’individu, mais l’exemplaire qui meurt dans les camps. Ce fait doit nécessairement affecter la mort de ceux qui échappent à cette mesure. » [11] Ayant échappé aux camps de concentration, Adorno et d’autres réfugiés ont vu dans leur exil même se dessiner les contours d’un nouvel ordre du monde, dont on peut, avec Günther Anders, dater le début symbolique en ces jours d’août 1945 où l’on jugea à Nuremberg les « criminels contre l’humanité » et où les premières bombes atomiques furent lancées contre Hiroshima et Nagasaki. [12] « Ces auteurs étaient “des voix criant dans le désert”. (…) Ces auteurs ont été les premiers à définir la condition de la déterritorialisation complète de l’Empire à venir, et ils étaient situés en lui exactement comme la multitude l’y est aujourd’hui. » [13]
15Giorgio Agamben a caractérisé le camp comme un espace dans lequel l’état d’exception devient la règle de l’inscription de la vie dans l’ordre politique [14]. Une fois dépouillée de ses droits (civiques), la « vie nue » de l’homo sacer devient, dans les camps, l’objet et le paradigme de la biopolitique. Le camp spatialise la forme radicale de la réalité de l’étranger. Au-delà des camps, les organes de police et de santé définissent si la vie est saine, vivable, transformable par l’éducation, apte au travail, dangereuse pour la communauté, ennemie du peuple ou tuable. Tandis que Foucault a attiré l’attention sur la longue tradition de ce dispositif biopolitique dans le développement des sciences sociales et des sciences de l’homme, Negri et Hardt ont analysé ce dispositif sous le régime global de l’Empire. Les différences ne sont plus traitées selon la logique de l’intérieur et de l’extérieur, mais elles sont intégrées et coordonnées dans le cadre d’un système de contrôle en constante extension. Au centre virtuel de cette inclusion globale apparaît la « multitude » des pauvres et des hors-la-loi, qu’encore une fois Chaplin incarne aux yeux de Negri et de Hardt : « La découverte de la postmodernité consistait à replacer le pauvre au centre du terrain politique et productif. Ce qui était vraiment prophétique était le rire pauvre et hors-la-loi de Charlie Chaplin quand, libéré de toute illusion utopique et surtout de toute discipline de libération, il interprétait les temps modernes de la pauvreté mais liait dans le même temps le nom du pauvre à celui de la vie – d’une vie libérée et d’une productivité libérée. » [15] Cette libération est-elle un tour de vis supplémentaire donnée à la spirale de la biopolitique, dans la mesure où le hors-la-loi est interné et le pauvre intégré ou rend-elle au contraire, dans l’« exode anthropologique », l’homme étranger à lui-même, en ce que « la vie nue est élevée à la dignité de force productive » [16], cette alternative, la pire de toute, n’en constitue pas moins l’horizon où s’inscrivent la disparition et l’universalisation de l’étranger dans la globalisation. Ne reste peut-être alors que le slogan : « Morituri de tous les pays, unissez-vous ! » [17]
Notes
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[1]
Georg Simmel, « Exkurs über den Fremden », in Soziologie. Untersuchungen über die Formen der Vergesellschaftung, Berlin, Duncker und Humblot, 1968 (5. A), p. 509.
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[2]
Alain Badiou, Manifeste pour la philosophie, Paris, Le Seuil, p. 88.
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[3]
Viviane Forrester, L’horreur économique, Paris, Fayard, 1996.
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[4]
Le présent texte a son origine dans le cadre de jour fixe initiative berlin, qui organise à partir de novembre 2002 une série de conférences sur le thème : « Lignes de fuite de l’exil ». Cf. également : jour fixe initiative berlin (éditeur), Geschichte nach Auschwitz, Münster, Unrast, 2002.
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[5]
Michael Hardt, Antonio Negri, Empire, traduit de l’américain par Dénis-Armand Canal, Paris, Exils, 2000, p. 261.
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[6]
Siegfried Kracauer, « Chaplins Triumph » in Kino. Essays, Studien, Glossen zum Film, Karsten Witte éditeur, Francfort sur le Main, Suhrkamp, 1979, p. 176-179, en particulier p. 177.
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[7]
Hannah Arendt, « Wir Flüchtlinge » (1943), in : Zur Zeit. Politische Essays, Marie Luise Knott éditeur, Munich, DTV, 1989, p. 7-21, en particulier p. 21.
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[8]
Siegfried Kracauer, « Geschichte - Vor den letzten Dingen », in Schriften 4, Francfort sur le Main, Suhrkamp, 1971 (édition anglaise 1971), p. 85. Cf. Aussi l’excellente étude d’Enzo Traverso : Siegfried Kracauer. Itinéraire d’un intellectuel nomade, Paris, La découverte. 1994.
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[9]
Siegfried Kracauer, « Geschichte », op. cit., p. 85.
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[10]
Enzo Traverso, « Das Exil als Hermeneutik der Nicht-Identität. Gedanken über das Exil und die Gewalt im 20. Jahrhundert », in jour fixe initiative berlin (éditeur), Wie wird man fremd ?, Münster, Unrast, 2001, p. 103-118, en particulier p. 109.
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[11]
Theodor W. Adorno, Dialectique négative, traduit de l’allemand par Gérard Collin, Joëlle Masson, Olivier Masson, Alain Renaud et Dagmar Trousson, Paris, Payot, 1978.
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[12]
Cf. Günther Anders, Die Atomare Drohung. Radikale Überlegungen, Munich, C. H. Beck, 1981 (première édition 1972), p. 168 sq.
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[13]
Hardt/Negri, Empire, op. cit., p. 458.
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[14]
Giorgio Agamben, Homo sacer, le pouvoir souverain et la vie nue, traduit de l’italien par Marilène Raiola, Paris, Le Seuil, 1995, p. 179.
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[15]
Hardt/Negri, Empire, op. cit., p. 204.
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[16]
Hardt/Negri, Empire, op. cit., p. 442.
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[17]
Cf. Günther Anders, op. cit., p. 63 sq.