Dissonance et résonance de la matière en peinture
1En 1985, Jean-François Lyotard faisait événement au Centre Georges Pompidou avec une exposition au titre aussi paradoxal que séduisant : « Les Immatériaux » [1]. La nouveauté tenait moins au contenu proposé qu’à la manière d’exposer le spectateur/auditeur – il devait porter un casque d’écoute – à une forme inédite d’expérience esthétique. Pour en mesurer rétrospectivement la portée, il faut rappeler que six ans auparavant s’était tenue au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris une très remarquable exposition sur « Les tendances de l’art en France 1968-1978/9 » [2] dont l’un des trois volets, sous la responsabilité de Marcelin Pleynet, accordait une large place aux artistes qui, dans les années 70, avaient gravité autour du groupe « Support/surface », appellation où s’affichait clairement un parti pris de mise en scène de la matérialité de la peinture et de son mode de production et qui n’était pas sans faire écho aux travaux de Louis Althusser. Moins de dix ans plus tard, Jean-François Lyotard annonçait-il la mort du matérialisme et la fin, tant de fois célébrée sur tous les tons [3], de la modernité artistique ? Bref, « Les Immatériaux » étaient-ils le manifeste d’un nouvel immatérialisme ?
2S’il ne fait aucun doute que Lyotard entendait prendre acte, pour en mesurer les effets dans le champ de l’expérience sensible, non seulement des acquis les plus récents des sciences physiques pour lesquelles la matière, sous forme condensée, n’est plus qu’un état particulier de l’énergie, mais aussi du développement des technologies de la communication et de l’information, cette actualisation entraînait-elle dans son esprit la « liquidation » pure et simple du concept de matière ? Quand bien même les sciences n’autorisent plus l’assimilation de la matière à une substance-chose, on ne voit pas qu’elles délégitiment pour autant l’usage philosophique d’un concept qui désigne moins dans la tradition matérialiste un contenu précisément déterminé de l’expérience que la dépendance de principe envers un donné préexistant quel qu’il soit ; il convient donc de ne pas confondre dans ce concept la signification qui en détermine le contenu précis, mais variable en fonction des données disponibles, et le sens qui en exprime l’intention. S’il ne paraît pas que Lyotard ait fait la confusion, puisque l’année même des « Immatériaux » il prononçait une conférence [4] dans laquelle, après avoir évoqué la crise du concept scientifique de matière, il pérennisait, à l’occasion d’un détour par Diderot, la référence matérialiste, il reste néanmoins à comprendre comment il pouvait tenir ensemble ces deux propositions d’un post-modernisme et d’une fidélité à un très « vieux » principe.
3La réponse de Lyotard est moins à chercher dans son rapport aux sciences que dans son rapport privilégié à l’art, et notamment à la peinture qu’il n’aura cessé de voir comme « anamnèse des couleurs et des lignes » [5]. C’est l’anamnèse précisément qui nous remet en mémoire « Les Immémoriaux » de Victor Segalen dont il n’est pas pensable que Lyotard n’ait pas eu la réminiscence en choisissant son titre. Elle nous conduit ainsi à l’immémorial, à ce donné qui n’est pas donné dans la mémoire parce qu’il se tient sous elle et avant elle, indisponible en souvenir, pas plus que ne sont donnés le support et la surface de la peinture, dérobés au regard par la prestidigitation de la représentation. L’immémorial et la matière seraient-ils la même chose ou du même ordre, socle et scène oubliés de la mémoire et du regard, toujours déjà là et jamais intégralement là, donnés mais en retrait, soustraits ? Si tel était le cas, de la matière aux matériaux la conséquence serait-elle encore bonne et ne faudrait-il pas apprendre à les disjoindre après avoir pris l’habitude de glisser inconsidérément de l’un à l’autre ?
De la matière aux matériaux
4Commençons par la remarque que de la matière au matériau la conséquence paraît tout ce qu’il y a de bonne ! La preuve en est faite par l’étymologie : du bas latin materia, en latin classique materies, pris au figuré, proprement « bois de construction ». Le bois de construction dont sont faits les navires ou les maisons est un matériau tiré d’une matière, le bois. On est en présence d’une série instrumentale finalisée qui, du moins déterminé au plus déterminé, va de la matière dont est fait le matériau au produit final qui en prescrit la mise en forme et l’usage. Dans les termes d’Aristote, le bois est la cause matérielle de toute chose faite « en bois », l’idée du navire à construire est la cause formelle qui spécifie le matériau, le charpentier en est la cause efficiente et la navigation la cause finale ou raison d’être. De ce point de vue, comme le montrera Marx en couplant la matière et le travail, il n’existe pas une matière indifférenciée mais des matières (bois, argile, pierre…) dont les propriétés sont toujours liées aux opérations humaines de transformation qui les mettent en évidence – on distinguera par exemple le bois de chauffe du bois de coupe ou du bois de charpente – ; mais qu’on ait affaire aux matières spécifiques des techniques artisanales ou à la substance une et indifférenciée de la physique, sous la forme de l’étendue géométrique chez Descartes par exemple, l’idée est toujours celle d’un « fond » disponible dans lequel on puise en vue d’un usage déterminé qui en révèle les ressources. D’elle-même impropre à l’usage, la matière se prête passivement à la transformation qui la prédisposera à une fonction ; aussi ne se tient-elle pas en elle-même mais sous le matériau, soubassement, substrat ou substance (du latin substare, se tenir sous), ne se soutenant que de sa destination, origine et moyen par conséquent et non pas fin. À la limite de toute qualification ou propriété, elle est le donné, la matière première en deçà de quoi il est impossible de remonter, le bas-fond et la nuit noire où tout tend à l’indistinction.
5La matière présente beaucoup d’analogie avec ce que Groddeck et Freud, qui en reprendra l’invention, ont appelé le « ça » (das « Es »), c’est-à-dire ce avec quoi il faut faire et dont il faut prendre son parti, quitte à lui faire subir des transformations, en forme de sublimation par exemple, autre terme emprunté par le vocabulaire de la psychanalyse à la chimie des matières. De la même façon que les pulsions sont la matière première de l’inconscient, que Freud un temps ne désespéra pas de ramener à une origine biologique, on peut dire que le concept de matière impose l’idée d’un donné premier ou plutôt d’un pré-donné qu’on n’interroge ni n’analyse, et qui a fonction de sol constitué à partir duquel des disciplines et des pratiques s’élaborent et définissent les limites de leur champ d’investigation et d’action. Si la pulsion est la matière de l’inconscient, c’est parce qu’au-delà de ce concept-limite, comme Freud l’appelait non sans raison, on quitte le terrain de la psychanalyse. Par extension, on pourrait donc définir la matière comme le concept-limite d’un donné qu’on ne s’est pas donné, qui peut avoir été constitué par ailleurs mais s’impose sans possibilité de substitution.
6À suivre encore le fil de l’analogie avec la psychanalyse, on remarquera que le fond matériel ne se donne que rarement à découvert parce qu’il est le plus souvent refoulé : dans la psyché par les représentations et dans les techniques par les choses ou objets en lesquels la matière-fond a été transformée. De même qu’on n’imagine pas la pulsion mise à nu sinon sous une forme terrifiante défiant toute possibilité de représentation, de même on ne pense guère à la matière que sous la forme des matériaux qui la prédisposent à quelque usage connu. Ce que Montaigne disait de la coutume – « L’usage nous cache le vrai visage des choses » – s’applique aussi bien aux objets qui subordonnent les matières aux formes et aux fonctions socialement utiles ; bien des métiers à la pratique tenue pour dégradante, et parmi ceux-ci pendant longtemps celui du peintre-artiste manipulateur de matières colorantes, ne doivent leur reconnaissance qu’à l’habile refoulement des matières qui en conditionnent l’exercice. Cette sublimation par l’usage se prépare dans le matériau qui dégrossit et élabore la matière brute, tout comme la censure préconsciente civilise le régime pulsionnel en imposant à son libre-écoulement les digues et les chicanes de l’expression. Avec le matériau s’esquisse une dématérialisation de la matière qui s’achèvera dans le produit fini et culminera en économie de marché dans sa transformation par la publicité et le consumérisme modernes en pur signe de l’échange. [6]
7D’où le paradoxe de la matière, donné irrécusable mais refoulé, occulté par le produit qu’il est appelé à devenir. Elle est ce en quoi toute chose consiste et existe, et en même temps ce qui n’est jamais donnée et exposée ; sans valeur et méprisée quand elle n’est pas bonne à quelque chose, elle ne peut jamais faire œuvre parce que toujours à l’œuvre d’autre chose.
La matière désœuvrée
8Comment et où trouver la matière si le matériau en est déjà la transformation et l’occultation techniques ? Comment dé-couvrir l’origine si la fin qui la prédestine ne la révèle qu’en vue de l’exploitation ? Puisque ce ne peut être ni au début – l’origine – ni dans le but – l’usage –, ce ne pourra être que dans le rebut qui chute de l’emploi des matériaux. C’est le reste ou restant de l’opération de transformation des matières qui donnera l’idée de ce qui se tient au début, de ce qui s’est laissé appréhender en préalable de fait à toute pratique et à toute pensée. La matière d’origine se livre par éclats et fragments dans les scories, les copeaux, les bouts, bribes et rejets qui tombent hors de l’usage et du façonnage des matériaux [7]. La matière délaissée s’accumule au pied de la couturière, au pied de l’établi du menuisier, dans l’atelier du peintre ou du sculpteur, et même aux bords des rivières où se déposent les alluvions. Le bas-fond se trouve à découvert sur les bas-côtés d’une pratique et de son sillage, le sous-sol fait irruption à la surface dans la taupinière ou le terril de la mine qui s’érigent sans intention ni forme préméditée ; ni vestiges, ni monuments, ni mêmes choses, simples dépôts qui trahissent le fond oublié des choses et des sociétés.
9On reconnaîtra, là encore, une forte analogie avec ce qui pour Freud signe l’action de l’inconscient, le lapsus (du latin lapsus, tombé). Le lapsus entretient le même rapport à la parole que le copeau à la pratique du menuisier dans l’exacte mesure où, pas plus que lui, il n’est fait « exprès » ; et c’est en cela précisément qu’il est révélateur d’un fond caché. Mais avant de l’être d’un désir inconscient propre au sujet qui s’exprime, il l’est d’abord de la matière même du langage qui parle en lui et notamment des riches propriétés d’association que méconnaît la norme sociale. Si Freud peut déceler dans les rebuts du langage intentionnel la manifestation de l’étoffe commune à des formations langagières qui ne sont disparates et incohérentes qu’en apparence, c’est que l’inconscient ignore le sens des mots et transgresse les matériaux produits par le pré-conscient à destination de la conscience. Dans les plis singuliers de cette matière, inconsciente puisque sans intention ni finalité, Freud voit un dépôt d’archives sans mémoire. L’archive – du grec arkheion, le plus ancien, et arkhein, commander – détient les clés d’une mémoire qui s’ignore, tout comme en géographie la structure du sous-sol commande secrètement les grandes lignes du paysage. Les absences du sens et les aberrations de la forme dans le déroulé de la phrase indiquent en brefs éclats une autre présence ; la matière du langage qui affleure dans les lapsus figure le fond immémorial dont l’oubli conditionne les possibilités de la parole et de la mémoire ; aussi loin qu’on remonte on se retrouvera toujours en lui sans qu’il soit jamais donné d’en épuiser tous les possibles.
10Mais il n’appartient pas à l’anamnèse psychanalytique de ramener le fond à la surface pour en faire exposition ; c’est que sa visée n’est pas artistique, de présentation sans condition d’un objet, mais éthique, d’intervention et de décision sous condition du désir d’un sujet. Ce qui fait œuvre n’est pas ce qui fait acte, quand bien même les deux lèvent un coin du voile de la vérité. Prendre acte d’un lapsus, c’est reconnaître le désir qui s’y trouve impliqué en se prêtant à l’interprétation qui en signe la résolution/dissolution, ce n’est pas, à l’exemple du « cadavre exquis » surréaliste, faire œuvre du processus de production lui-même pour en exploiter la fécondité dans le domaine de la genèse des formes. Le produit du lapsus est un sujet méconnu de lui-même dont le surgissement après le travail d’interprétation – ce qui revient à faire rébus du rebut – entraîne la disparition, tandis que l’œuvre se présente elle-même, insubstituable, selon le mot d’Alain Badiou, c’est-à-dire apparition présentable à l’infini.
L’anamnèse picturale
11La peinture, pourtant, n’est pas non plus à l’abri de se perdre en mémoire, en fonction d’usage social ou en message, pour se faire document d’un événement ou monument d’une existence : support d’histoire à raconter, grande ou petite, légendaire ou réaliste, et surface miroitante où viennent se réfléchir et se faire admirer des figures de toutes sortes. La représentation refoule la présentation de la peinture, le portrait en produit le retrait ; la peinture s’y dispose en matériaux, non plus de construction mais de représentation, pour la projection de l’imaginaire et la structuration symbolique, elle se fait théâtre de l’oubli où la relègue son instrumentation par les pouvoirs, elle s’absente d’elle-même, privée de sa matière par l’illusion et le semblant des croyances auxquelles elle prête son concours.
12La peinture cependant, pas même la plus parfaite des représentations, n’a pas lieu sans peinture ; toute œuvre digne de ce nom, il suffit de s’en approcher, en porte la marque. Dans son Journal, Delacroix remarque que « en regardant […] de très près l’ouvrage le plus fini, on découvrira encore des traces de touches et d’accents… » [8] et que « tout dépend au reste, dans l’ouvrage d’un véritable maître, de la distance commandée pour regarder son tableau » [9] ; si la peinture revient plus ou moins selon la distance, c’est que tout tableau, finalement, quelle qu’en soit par ailleurs la destination, provient toujours de la peinture dont il est fait. Même représentative, la peinture ne se fait jamais contre la peinture mais avec elle, avec ses matières et ses matériaux, avec ses tours de force ; sa seule présence nourrit l’illusion même de son absence. Mais, ainsi que le note encore Delacroix dans le même passage de son Journal, ceux qui n’y entendent rien – « le vulgaire » – préféreront toujours le « fini » et le « lisse » à la « touche », autrement dit la disparition et l’oubli de la peinture à son apparition.
13Serait-ce cela l’anamnèse de la matière dont parle Lyotard, le retour de la peinture à la peinture, l’inscription du support et de la surface refoulés, l’exposition, enfin, de son fond immémorial ? Et cela passe-t-il par l’exhibition des matériaux de la peinture ?
Matérialité et matière de la peinture
14En opposition à ce que Jean-Louis Schefer appelle à propos de la tradition albertienne de l’historia la transitivité de la peinture, on peut dire du formalisme moderne qu’il a adopté le style d’une peinture intransitive qui entendait évacuer tout ce qui n’appartenait pas à son essence, et notamment tout ce qui pouvait ressortir à l’image et à la représentation ; ce parti pris qui devait l’amener à se prendre elle-même pour objet plutôt que de se soumettre au traitement d’un sujet signifiait d’un même geste l’autonomie de la peinture et la souveraineté de l’artiste.
15Mais où se tient la peinture ? Si on la situe dans l’objet-peinture, se pose alors la question de la frontière entre le producteur de matériel et l’artiste, entre l’anonymat de l’un et la signature de l’autre : où s’arrêtent la production et le dépôt de marchandises et où commencent l’exposition et le musée ? Duchamp répondra par l’invention du « ready-made » en affranchissant la peinture de l’objet-peinture pour la trouver à la croisée des regards de l’artiste et du public. Choisit-on de la loger dans le sujet représenté ? Cette fois on est en peine de distinguer la copie, et même la reproduction, de l’original : ce sera le problème traité par la sérialité qui jouera de la différence dans l’identique et la variation. Il reste une troisième réponse possible, celle qui voit la peinture dans son aspect et son effet plutôt que dans la matérialité de son objet ou la référentialité de son sujet ; dans l’effet produit et non dans le produit lui-même ou le sujet reproduit.
16Un exemple-limite l’illustrera. On peut voir dans un coin d’une salle du musée d’art contemporain de Strasbourg une œuvre – ou faut-il dire installation ? – de Claude Rutault qui consiste en un important entassement de toiles retournées ne laissant voir que leur châssis ; ces toiles sont-elles simplement posées, entreposées, ou bien sont-elles exposées ? Il ne fait aucun doute qu’elles sont ex-posées, posées hors d’elles-mêmes, voire sur-exposées : montrant ostensiblement qu’elles ne montrent rien, elles ne montrent pas rien précisément. Elles ne sont pas là en attente d’emploi et de finalité, pas même en vue d’une éventuelle exposition à venir pour lesquelles on les aurait réservées et préservées, elles produisent de fait un effet dont il n’est pas exclu qu’il soit esthétique : après tout, la vue de dos en art est de lointaine tradition pour approcher l’être dans son abandon [10] et, par ailleurs, l’accumulation d’objets est un mode d’accès à la visibilité pour les objets que leur banalité rend invisibles aussi bien qu’un procédé connu d’engendrement de nouvelles formes. En s’exposant comme simple dépôt, l’œuvre de Claude Rutault ne se contente pas de décliner une identité « telle quelle » de la peinture – je suis ce que je suis » –, elle produit son abandon au regard et à la question du spectateur. On voit par ce seul exemple que la peinture ne se tient pas dans la matérialité de ses composants mais dans l’effet et l’affect auxquels elle dispose sans disposer pour autant de leur maîtrise.
17Ce n’est donc pas sans raison que Marcelin Pleynet a parlé de « réduction moderniste » [11] à propos de l’avant-gardisme pictural du XXe siècle pour qualifier une démarche artistique et théorique dont la forme la plus radicale aura en effet consisté à prendre les matériaux – châssis, toile, pigments, etc., – de la peinture pour sa matière. Il est vrai qu’il prend soin d’en exempter le groupe « Support/surface » en lui faisant crédit d’un questionnement et d’un retournement critique sur l’ultra-modernité en lieu et place des certitudes affichées par les formalistes américains, et dont il n’est pas indifférent qu’il y voie, lui aussi, un effort d’« anamnèse thérapeutique » et « globalement historique » [12] pour relever de l’oubli les conditions de la modernité artistique. Il importe par conséquent de se demander si « la réduction moderniste » ne tourne pas au réductionnisme pur et simple [13].
18Le purisme de l’objet, qui, à long terme, aboutira au « minimal art » et à la peinture sans peinture, n’a-t-il pas tout simplement jeté le bébé avec l’eau du bain en confondant l’appareil technique de la peinture et son dispositif esthétique, autrement dit n’a-t-il pas confondu la matérialité de son mode de production et la pictorialité de son effet ? Faut-il rappeler que c’est un Nabi qui n’était pas sans préoccupation symboliste, Maurice Denis, qui est l’auteur de la fameuse formule selon laquelle « un tableau – avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une anecdote quelconque – est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs dans un certain ordre assemblées » [14] ? Selon Alois Riegl, [15] le « matérialisme esthétique » consiste à déduire une forme artistique de sa seule technique en faisant abstraction de l’histoire des styles et de la « Kunstwollen » (volonté d’art) qui l’anime ; il démontre à son encontre sur l’exemple de l’ornementation géométrique que loin d’être déterminée par la technique du tissage, ce sont, à l’inverse, les caractéristiques de ce style qui ont décidé de son adoption comme motif par les tisserands. Mais n’est-ce pas au tour de Riegl d’être réductionniste quand en 1893, après l’apport philosophique de Marx, il indexe encore le matérialisme sur une thèse résolument techniciste ? Mais si on tient que la matière picturale ne se réduit pas aux matériaux de la peinture, un autre matérialisme esthétique n’est-il pas possible ?
19N’est-ce pas ce que Lyotard a en vue quand il définit la peinture « des pigmenta en tant que picta » [16] ? Les pigments, ce sont proprement les matières colorantes, évidemment essentielles à la peinture mais aussi à la cosmétique, tandis que les picta, les choses peintes et colorées ou même dépeintes pour faire la part de la représentation, n’appartiennent qu’à la peinture et à son effet. Que la peinture tire une partie de sa force des premières est une évidence qui ne doit cependant pas aveugler tant son effet précisément va bien au-delà de sa cause. Bien que, comme le rappelle Lyotard dans le même texte, la couleur ait été rangée par la tradition esthétique en opposition à la forme « du côté de la matière ou du matériau » [17], il dit y voir davantage une « âme », non pas, précise-t-il, « mystique » mais « matérielle ». « L’âme matérielle », ce qui n’est sans doute rien de plus qu’un oxymore téméraire pour des oreilles modernes oublieuses d’Aristote [18], désigne pourtant avec justesse la différence entre le matériau de la peinture et sa matière – même si Lyotard quant à lui ne la fait pas exactement dans ces termes qu’il emploie indifféremment l’un pour l’autre dans les passages cités [19] – ; c’est celle qui distingue les moyens de la peinture de son effet et que fait pratiquement le peintre quand, après avoir maculé la toile sans trop savoir ce qu’il fait, il se recule pour en recevoir l’effet. L’âme, ce n’est pas l’esprit ou l’idée cherchant une matière passive où s’incarner, c’est plutôt, selon l’expression de Delacroix [20], « la puissance de la peinture », l’immémoriale puissance qui s’y trouve enveloppée, comprimée, refoulée, sortant enfin hors de soi ; l’ex-position qui rend présent, quelque chose comme « le rouge qui rougeoie » ou « le vert qui verdoie » de Baudelaire [21], si bien que, comme le dit à peu près Lyotard dans le même texte [22], la matière de la peinture ne serait rien d’autre que le poids impondérable de sa présence. Que pour cela, il lui faille triompher de la pesante amnésie de son matériau, voilà qui fait tout l’enjeu de la peinture et peut faire la différence entre la réussite et l’échec d’un tableau. Delacroix ne remarquait-il pas qu’à ne considérer que les ingrédients qui composent tous les tableaux il n’y a pas loin d’un peintre à l’autre et que tout venait « du grain de sel du grand cuisinier » [23], de « cette puissance du je ne sais quoi » [24] ? Ce « je ne sais quoi » qui ajoute sans rien ajouter, n’est-ce pas cela même la présence, le présent ou le donné qui se tient sous et avant le matériau et qu’il faut arriver à faire venir et se tenir là ? Lorsque Delacroix écrivait que « Le nouveau est très ancien, on peut même dire que c’est toujours ce qu’il y a de plus ancien » [25], loin de réduire la peinture à la fonction du mémorial, au souvenir de ce qui s’est défait et perdu, il célébrait la puissance qui est la sienne de faire surgir l’immémorial présence de ce qui perdure parce qu’il a toujours été là sans l’avoir jamais été assez.
20Mais pour solitaire que soit la peinture, manière de dire qu’elle ne tire que d’elle-même sa puissance d’expression, elle n’en est pas célibataire pour autant. Pour donner sa puissance – ce qui est donné en elle sans que ce soit donné – il lui faut en effet la produire et, pour cela, il semble que deux conditions au moins soient requises. La première met en jeu la distinction de la puissance et du pouvoir. Le matériau se définit par des pouvoirs mobilisables dans la perspective d’une rationalité instrumentale, il est si l’on veut en attente de réalisation : on sait ce qu’il peut parce qu’on en connaît les propriétés et qu’on en calcule les limites de résistance. En revanche, étant ce qui est en excès de possibilité dans le donné, la puissance n’est pas rationalisable ou calculable : par exemple la peinture est muette et pourtant elle peut être éloquente chez Poussin ou criante chez Bacon, immobile et exprimer le mouvement chez Delacroix, visible et pourtant présenter l’invisible chez Le Gréco ou Rothko, pâte blanche et se faire transparente chez Chardin, et chez Soulages extraire du noir la lumière et les couleurs que pourtant il absorbe. Si la peinture est conduite à outrepasser les limites du matériau [26] – « la volonté artistique de l’homme semble s’être ainsi dès le début assigné sans répit de briser les barrières techniques » écrivait Alois Riegl [27] –, ce n’est évidemment pas pour les repousser plus loin mais pour rendre la matière picturale à son infinie disponibilité ; c’est ce qu’on pourrait appeler dissonance par rapport à l’usage du matériau. La deuxième condition concerne l’expression de la puissance qui ne passe pas à l’existence sans entrer en résonance avec ce qui peut l’exprimer ou qu’elle peut exprimer, comme si son exposition devait passer par autre chose qu’elle-même, un affect ou une passion qui la provoquent – littéralement qui l’appellent à venir devant – à se montrer, mais qui ne peuvent le faire que sous condition d’une affinité incongrue ; affinité entre l’amour/mort, l’étreinte et le combat et l’empoignade des couleurs et la ligne arabesque chez Delacroix, chez Rothko entre la dimension mystique et le flottement de la couleur en avant du tableau. Quand Gauguin parlait du monde « tigré » [28] de Delacroix, il ne visait que très secondairement la présence de la figure de l’animal dans plusieurs tableaux de l’artiste, il évoquait avant tout l’accord secret qui lie l’élégante cruauté de la force et la ligne du dessin, la pulsion du peintre et l’objet capable de l’exprimer ; un monde tigré peut se passer d’évoquer la figure du tigre parce qu’il en a incorporé toute la puissance.
Notes
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[1]
Co-organisée avec Thierry Chaput, l’exposition s’est tenue du 28 mars au 15 juillet 1985.
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[2]
Catalogue « Tendances de l’art en France, 1968-1978/9, 1 », ARC Paris Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, avant-propos de Marcelin Pleynet, 1979.
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[3]
Parmi les derniers en date à l’époque, Michel Leiris avec son jeu de mots « modernité-merdonité », cf. Le ruban au cou d’Olympia, p. 248, Gallimard, 1981. Se souvenait-il que l’artiste italien Piero Manzoni l’avait de loin précédé sur cette voie de la réduction de la matière picturale à la production excrémentielle de l’artiste ? En 1961, celui-ci exposa 90 petites boîtes de « merde d’artiste », numérotées et signées de son nom.
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[4]
« Matière et temps », recueillie dans L’inhumain, p. 45-55, éd. Galilée, Paris, 1988.
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[5]
« L’écriture fait l’anamnèse de sa matière, les mots ; la peinture, l’anamnèse des couleurs et des lignes », cf. « La peinture, anamnèse du visible », in Misère de la philosophie, p. 103, Galilée, 2000.
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[6]
À ce sujet, voir les premiers travaux de Jean Baudrillard, Le système des objets (1968) et La société de consommation (1970). Play Time de Jacques Tati (1967) qui est contemporain des analyses de Baudrillard peut être vu comme une tentative de rematérialisation du monde moderne, notamment avec l’intense et superbe séquence de la « déglingue » du restaurant qui montre une véritable revanche de la matière et des corps déchaînés sur les signes abstraits et codés de l’échange.
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[7]
À ce sujet, voir Roland Barthes, « Cy Twombly ou Non multa sed multum », in L’obvie et l’obtus, essais critiques III, Seuil, 1982.
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[8]
Delacroix, Journal, p. 612, Plon.
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[9]
Ibid.
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[10]
C’est le thème d’un article de Corinne Enaudeau, « Vu de dos », in À travers le miroir, de Bonnard à Buren, Musée des Beaux-Arts de Rouen, 2000, et du livre de Georges Banu, L’homme de dos, Adam Biro, 2000.
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[11]
Op. cité, p. 20.
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[12]
Ibid., p. 14.
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[13]
Nous renvoyons à la définition d’Henri Atlan : « La pratique réductionniste consiste à séparer un tout en ses constituants, avec l’espoir de trouver dans les propriétés des constituants de quoi expliquer celles du tout », À tort et à raison, p. 55, Seuil, 1986.
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[14]
Maurice Denis, « Définition du néo-traditionnisme », in Théories, Miroirs de l’art, Hermann, Paris.
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[15]
Alois Riegl, Questions de style, 1893, « Introduction », p. 2 de l’édition française, Hazan, 1992, Paris.
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[16]
Lyotard, L’inhumain, « Conservation et couleur », p. 157.
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[17]
Ibid., p. 163.
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[18]
L’âme chez Aristote n’est pas un pur esprit indépendant du corps comme pour Platon ; elle existe individuellement et en relation étroite avec le corps dont elle est le principe actif.
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[19]
Il la fera cependant dans un texte légèrement postérieur à celui ici convoqué : « Après le sublime, état de l’esthétique », L’inhumain, p. 154, 1987.
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[20]
Journal, p. 373. Il la distingue de la musique ou de la poésie par sa présence inentamée et non médiatisée par l’interprétation : « la mode qui change, les préjugés du moment, peuvent faire envisager différemment sa valeur ; mais enfin il (l’ouvrage du peintre) est toujours le même. »
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[21]
Baudelaire, Salon de 1846, « De la couleur », p. 880, œuvres complètes, Pléiade
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[22]
Ibid., « Esthétique de la présence matérielle », p. 163. Mais aussi, en 1987, « … la matière dans les arts, c’est-à-dire aussi bien la présence. »
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[23]
Op. cité, p. 241.
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[24]
Ibid.
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[25]
Ibid.
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[26]
C’est ce que démontre la récente exposition de Daniel Buren au Centre Georges Pompidou, Le musée qui n’existait pas, où l’on voit l’artiste se servir du cloisonnement à contre-emploi pour libérer l’espace de sa clôture.
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[27]
Op. cité, p. 34.
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[28]
« Le dessin de Delacroix me rappelle toujours le tigre aux mouvements souples et forts… Les draperies s’enroulent comme un serpent et c’est d’un tigré », Paul Gauguin, Oviri, les écrits d’un sauvage, p. 21, collection Folio.