Le matériau : ce qui resterait d'irréductible à la forme ?
L’immanence d’un faire
1Ce qu’est un signe est ce qui l’a fait « devenir ce signe ». Cela suppose un faire qui est un jeu [1]. Mais si l’on dit « la musique, c’est la jouer », cela ne doit pas valoir que pour l’interprète. Le bonheur au bout des doigts de l’opéra Die Glückliche Hand d’Arnold Schoenberg renvoie à la saisie (Erfassung, se dit de la pensée par concepts) du compositeur. Du point de vue du compositeur, le signe est non seulement un devenir-signe mais un jeu de devenir-signe. Et cela entraîne à dire que dans ce devenir, le signe est fait de la même pâte que ce dont il procède. Ce qui est créé fait un avec le matériau d’où émerge sa forme. Par son devenir dans un jeu, le signe, apparemment autonome, relève en réalité d’un matériau à partir duquel il a été « formé ». Il est donc difficile d’admettre une séparation de niveaux d’opérations, formel et matériel [2].
2En contraste avec Léonard de Vinci qui revendiquait la « déité » de l’artiste, Michel-Ange a insisté sur la matérialité de l’art due au matériau, à son poids de souffrance. C’est ce que montre son Journal 1496, en réalité reconstitué [3]. Il se voit en tant que sculpteur attelé à la tâche comme un esclave de la matière. Celle-ci lui résiste. À cause d’elle, son labeur d’artiste est esclavage. En témoignent son Moïse, ses Esclaves, son David pour le Dôme (1503), mais aussi, en tant que peintre de fresques, la peinture du plafond de la chapelle Sixtine à laquelle il travaille comme un forçat. L’œuvre avère le face à face herculéen de l’artiste avec son bloc de marbre, combat sans merci d’où l’artiste peut sortir vaincu, anéanti.
3Michel-Ange [4] élève sa plainte en poèmes de plainte à l’endroit du vouloir écrasant de l’art. Un tel rapport au matériau (la pierre, le marbre), bien à l’opposé de ce qui se passe en peinture à l’époque, montre non seulement le sculpteur à la tâche, souffrant de s’imposer à lui-même une pareille servitude, mais son corps de peine indissociable du matériau, matériau et corps confondus.
4L’œuvre n’est pas faite de rien. Le matériau est bien la condition d’un faire. Ainsi, il y a une donnée plus fondamentale que l’œuvre-même, quelque chose qui part de « plus bas » que ne le croyait Adorno en recommandant une esthétique qui parte du « bas » c’est-à-dire, disait-il, « de l’œuvre » [5]. Plus bas que l’œuvre, plus « matériel » qu’elle, sans doute même préalable à ce que Adorno appelle le « primat de l’objet », subsiste le matériau « dispersé, sans concept, quasi fragmentaire » (Adorno) dont la figure sortira et à quoi l’œuvre – si tant est qu’on en parle – renvoie.
5Certes, l’asservissement de l’artiste ne se limite pas au matériau ainsi compris. Il y a le matériau matériel, mais aussi le matériau plus immatériel au sens des règles, règles d’écriture, procédés, canons et moules formels dont le concepteur est éventuellement victime, victime de l’imposition sur lui-même de ces contraintes issues de ses mains. Adorno a souligné cet aspect chez Schoenberg dans sa Philosophie de la nouvelle musique [6]. Tel est le dodécaphonisme, à savoir dispositif de règles du métier, irréductibles à une simple technique, qui constitue un ensemble si contraignant de canons formels qu’il finit à un moment donné par se transformer en carcan entravant la liberté du compositeur à chaque pas de sa marche. Une autre espèce de servitude émerge alors au sommet de l’échelle de l’élaboration du matériau, à l’autre bout du matériau de départ. Ce sont les éléments qui contribuent à l’œuvre en exerçant une tyrannie différente, plus conceptuelle, qui évoque celle de la « nécessité de la règle » [7] dans la logique du Tractatus de Wittgenstein.
6La peine physique sous laquelle le sculpteur est courbé est une chose, le sentiment d’être entravé par ses propres règles produit une auto-limitation d’une autre nature pour autant que la tyrannie des règles se distingue de celle qui est exercée par le matériau. Dans ce dernier cas, le matériau pèse comme une force contraire qui s’exerce de l’extérieur sur le sujet et lui résiste. Tandis que, quand il s’agit de règles, c’est le produit de l’art reflétant la volonté du sujet, qui vient limiter l’artiste en résistant au matériau. L’aliénation est donc très différente selon qu’elle résulte d’une action formelle sur soi sous la pulsion d’une « volonté d’art » ou qu’elle procède au contraire d’une nécessité non subjective liée à la condition matérielle d’où il faut bien partir pour inventer des formes. L’artiste est pris entre deux résistances et sa souffrance est double, résistance du concept au matériau, résistance du matériau au concept. Mais où se tient au juste ce qu’on appelle le sujet ?
7De fait, « ce qui rend possible l’invention (erfinden) de formes » (expression de Wittgenstein) est la logique, et non mon désir subjectif. Le subjectif n’est donc pas forcément où l’on croit, inscrit à une place. En revanche, la logique pourrait bien être plus près du matériau qu’on ne le croit tandis que les règles de l’art dont la portée paradigmatique consacre l’historicité, déterminent au contraire sous l’aspect d’un Denkstil propre et singulier, la part subjective de la tension compositrice là où s’échangent per impossibile, les deux résistances. N’est-ce pas en effet en partant d’une logique non-subjective arrachée au matériau, c’est-à-dire du « but » que l’artiste « arrive par la construction à la forme » [8] ?
L’ancrage matériel des signes : le symbolisme en question
8Il semblerait donc que les signes de l’art, que l’on pourrait ici, pour faire vite, qualifier de « symboles », ne puissent être traités seulement comme des marques détachées d’un milieu d’ancrage matériel. Leur rattachement inévitable à un matériau dit à quel point la théorie du symbolisme comme celle du philosophe américain des « langages de l’art », Nelson Goodman, applicable au monde de l’art comme à celui de la science, est insatisfaisante. S’il est vrai que ce n’est pas seulement à un « monde de symboles » que l’on a affaire, mais à un monde d’une autre sorte, un monde d’immanence à l’intérieur duquel, en dessous de la ligne des unités formelles, se déploient des micro-structures (de timbre, de rythmes), le monde devient celui du matériau lui-même, en l’occurrence, le son. Une partition peut donner l’illusion que les signes sont détachés du matériau musical, en l’occurrence, les notes sur une portée, ou d’autres graphismes, mais un musicien « entendra » ces signes en les rattachant au contraire au matériau, et lira, outre ces notations, le monde sonore dont il est question.
9Ce trait est paradoxal car il est entendu que ces notations sont arbitraires et ne reproduisent rien de reconnaissable à partir d’eux. Pourtant, le script de la musique est partie intégrante du son et le son n’est pas une référence délimitable à laquelle renvoie ce script. Les signes ne peuvent, dans l’art, être séparés comme signes désincarnés du matériau, pour fonctionner de manière autonome. C’est en ce sens, par immanentisme, mais aussi parce que le signe s’efface devant ce qu’il écrit, que l’art ignore le symbolisme désincarné.
10Mon hypothèse est que, dans l’art musical en particulier, à partir des années qui ont suivi le déclin du formel, la catégorie philosophique du « monde » conçu comme monde d’objets face à un sujet, s’est effondrée avec le déclin du cogito moderne associé à la figure de Descartes. L’idée prise encore dans le cadre d’un « symbolisme » articulé dominant durant le premier quart du XXe siècle, a disparu ou plutôt elle a quitté ses hauteurs formelles pour entrer dans la structure interne du matériau jusqu’à se confondre avec elle. C’est alors que l’on se met à parler de « mondes » internes ou d’une structure de phénomène-son pris en lui-même, dans ses modalités vibrantes, rendant parfois impossible l’appréhension d’un perçu indépendamment de qui le perçoit. Cela ne veut pas dire que ces mondes soient plus subjectifs qu’avant, mais au contraire que l’artiste s’y fond, perdant son individualité de sujet.
11Ce à quoi s’opposent désormais de tels « mondes », ce sont avant tout des systèmes de graphes désincarnés, des « symboles » au sens notationnel de Goodman [9]. Or – et c’est le point de ma démonstration dans cet article – le primat grandissant du matériau dans la musique depuis le début du siècle dernier, pourrait bien être l’indication que le matériau tend à s’émanciper d’une dialectique du matériau avec la forme telle que la voyait Adorno. Le propos ne plairait pas à Adorno qui n’envisageait pas une telle « émancipation » hors d’une telle « dialectique » dont il a pensé les termes en matérialiste anti-hégélien, justement pour faire pièce à une possible aliénation de l’artiste en son temps.
12Tel que je le comprends « faire monde » dans le champ de l’art, en particulier la musique, est indissociable du fait qu’en faisant monde, ce que le compositeur cherche à faire ne se distingue plus désormais de ce avec quoi il le fait. Il est alors juste de voir à l’œuvre, « plus bas que l’œuvre », un principe d’immanence interne, pour ainsi dire sans transcendance, présidant désormais au faire-monde. Le moment indélimitable du matériau non encore formé est celui-là. Il se tient, au niveau de la « contingence vibrante » (Merleau-Ponty), au seuil d’une articulation possible, en deçà de la distinction entre matériau et forme, antérieurement au rouage trop huilé de l’élégante dialectique. C’est lui qui intéresse, il me semble, le compositeur depuis la chute du symbolisme sacrosaint, encensé par les formalistes de toute école, philosophique ou musicale, néo-sériels compris. Son objectif a régné jusqu’à la crise du formel. Non que le symbolisme n’ait plus son rôle à jouer, mais il a changé de fonction du moment où il s’applique au traitement du matériau dont il ne peut plus être détaché [10].
13C’est ce que montre par exemple le graphisme gestuel particulièrement parlant et qui signale ce que nous appelions plus haut le devenir-jeu d’un signe. Prenons l’exemple du graphisme qui, depuis Charles Ives, s’est développé sous la forme d’un ensemble d’instructions pour réaliser des clusters au piano [11]. Loin de symboliser quelque chose, le symbolisme tend vers un graphisme propre à « faire le son ». C’est ce qu’a annoncé Edgar Varese, prophétiquement dès 1936. On passera ainsi, écrit-il, de la notation sur la portée devenue inadéquate à une idéographie pour les fréquences et rythmes nouveaux de signes/sons. Les signes deviendront des champs d’action, résultant de la performance, du geste et du mouvement conjugués.
14« La musique, la musique, qu’est-ce que c’est ? » demande J. Scelsi, « On ne le sait pas ! Les notes, les notes ne sont que des moules dans lesquels il y a certainement des choses plus intéressantes ». Il poursuit : « Le son est sphérique et comme toutes les choses sphériques, il a un centre. Il faut rejoindre le cœur du son. Le son a un cœur et sa sphéricité a un centre qui est le centre du cœur. Le musicien doit y parvenir. Mais ce cœur bat. Il n’est pas figé, identique à lui-même. Cela veut dire aller toujours plus loin dans le sens concentrique de l’onde en gestation qui ramène le centre à la sphère… ».
Le matériau à rebours des éléments formels
15Deleuze parle de « chaosmos » en souvenir de Joyce. Le chaos est en effet réserve multiple, matériau énergétique, conflictuel, quelque chose d’une productivité incontrôlée en attente de filtre, non ordonné encore [12]. Certes, le matériau n’est pas que chaos. Il y a aussi un devenir du matériau quand se forment le « bloc sonore » et autres compactages d’éléments de sensation, un devenir qui laisse imaginer des mutations d’états. Devant la Piétà dite Rondanini, on peut avoir l’impression que c’est du bloc de marbre réduit à l’état d’un socle dégrossi qu’ont surgi les formes grossies de tout ce que la matière a livré d’elle-même au cours de la taille. On dirait que loin que ces formes se soient imposées du dehors au marbre d’abord informe, du « formel » est en quelque sorte « monté » de l’intérieur du matériau indifférencié pour donner ces figures comme résultantes visibles d’un processus d’« embodyment » (= incarnation) à partir d’en bas. Dans la peinture, l’effet de « tache » remarqué par Benedetto Croce vient renforcer cette impression que l’art de Michel-Ange excelle là où saille l’échec de la distinction formelle pure [13].
16Une dialectique de la matière et de la forme ne suffit pas à expliquer l’émergence figurale. Plus forte est, pensons-nous, ce que nous avons tout à l’heure identifié comme la logique d’une nécessité de la condition « plus bas » que l’œuvre. Cette logique s’éclaire en partie à la lumière de la définition de la cause matérielle selon Aristote dont le lecteur me permettra de faire un usage plutôt libre.
17Le matériau, c’est la glaise du potier, la pierre dont la maison est construite, comme les syllabes et caractères littéraux dont sont faites les propositions. Dans son examen des différents sens de la « nature », Aristote considère la hylè. Comme ce dont une chose est faite, elle est cause, par exemple l’airain est cause de la statue et l’argent de la coupe. Il y a aussi la cause des choses engendrées dont s’occupe le physicien. C’est un des quatre sens. Les autres sont la forme, le moteur ou cause efficiente (agent), la cause finale ou essence (Physique II, 7, 198 a). « Pour que telle chose arrive, il faut une matière » et Aristote ajoute « comme des prémisses pour une conclusion, des lettres et syllabes pour les propositions, du feu et autres éléments pour des corps, des parties pour faire le tout etc… » (ibid. 195 a).
18On a donc un sens matériel de cause, parmi d’autres sens (formel, efficient, final). Ce qui veut dire que même dans un système unitaire et finalisé comme celui d’Aristote, la cause matérielle a son autonomie, une autonomie par privation qui ne la rattache à rien qu’elle-même. La « matière susceptible d’accidents contraires au cours ordinaire des choses » ignore en effet le telos. Elle est obscure, opaque, sans intention ni orientation. (Métaphysique E, 1027 a 13). Ainsi l’accident tend vers le « non-être ». Son nom, incapable d’entrer dans une définition, est vide de sens, alogon, arythmique. Heidegger [14] renchérit sur l’opposition arrythmiston/rythmos en lui faisant correspondre le couple d’opposés hylè/morphè où morphè est un caractère essentiel de la physis. De ce point de vue, le matériau en tant que matière se déroberait à la prise, étrangère à la conception de la forme.
19Or l’autonomie du matériau par privation d’être risque de justifier celle du signe par rapport à lui. À la forcer excessivement, on se met alors en contradiction avec soi-même. Ce n’est pas notre vision des choses. Si l’on entend par matériau la logique de la nécessité de la condition de l’œuvre plus bas qu’elle, il reste à préciser le statut de cette « logique », qui, sans être de nature déductive, exclut pourtant une relation dialectique avec la forme comme « autre » du matériau. Cette logique n’est pas pour autant celle de « rien » contrairement à ce que cette négativité dont on a vu le monopole du sophiste, conduirait à conclure. Du point de vue plus parlant de « la Chose » que Lacan met au cœur de sa lecture d’Aristote, le « rien » auquel renvoie la matière, par exemple l’airain d’un vase à venir, la terre d’une poterie qui en sera extraite, est une manière de dire qui présente quelque chose qui est particulier – et s’oppose dans cette mesure – à l’universalité du logos de la science. C’est parce que la chose n’est pas encore l’objet, qu’elle s’assimile à rien. Mais l’objet, quant à lui, n’est-il pas l’ombre projetée de la vérité historique au manège de la dialectique adornienne ?
20Rien ne dit que la matérialité du matériau en son état primaire soit du non-être. Bien au contraire, c’est un « centre réel », dit Lacan, autour de quoi se composent le vase, la maison, etc. La relation dialectique du formel et du matériel joue au niveau d’une conscience visant le signifié, une conscience de signification en ce sens, éclairée par le telos du système de la nature dans son ensemble. Mais, ici, il n’est pas question d’une telle conscience « télique » à laquelle serait ordonné le système de la nature. Pariant sur une logique du « signifiant », La lecture lacanienne invite à se tourner dans une autre direction, une direction qui, à l’opposé de la philosophie antique, a cherché à réhabiliter ce qu’elle retirait à la création pour mieux la penser : restaurer à la création cette matière que la nécessité de penser la création « comme un moyen par rapport à la forme » (P. Aubenque) vidait de son poids. Lacan nous dit en passant que la cause en ce sens, justement, n’est pas moyen, ni même subjectivité. Dans la cause, entre une dynamique qui forcément ignore la séparation moderne du sujet et de l’objet, séparation dommageable qui ne tiendra qu’à coup de théories du symbolisme, jusqu’à l’évanescence du « moi insauvable » (Ernst Mach) sur lequel Freud a bâti. La création n’est en aucun cas ce geste simplissime de l’expression tendue suivant la relation frontale, si chère aux philosophes, que suppose cette séparation sujet/objet, fiction métaphysique qu’ils forgent pour mieux réunir ce qu’ils ont disloqué, fiction de « réparateurs » que sont les philosophes après avoir disjoint ce qui est uni et composite. Merleau-Ponty le dit en rappelant que les philosophes travaillent sur des distinctions qu’ils ont eux-mêmes forgées afin de retrouver ce qu’elles dissimulent sous elles. Il en est comme du matériau refoulé sous le concept qui entend parler pour lui.
21C’est, je dirais, cette force commandée des deux côtés, ici une logique, là, le matériau, entre lesquels passerait une sorte d’entente concertée informulable, a-subjective mais rigoureuse, que Schoenberg lui-même – en complicité avec Kandinsky, lors de leurs échanges en 1912 sur le principe mystérieux mais nécessitant de la « construction du disharmonique » – qualifiait à la fois d’inconsciente et compulsive. Et ce n’était pas pour en faire un principe subjectif, bien au contraire, car toute « intérieure » que fût cette « nécessité », elle répondait à un ordre voulu par la totalité organique de la pensée de la dissonance en sorte que construire en séries des accords de dissonance n’avait rien d’une entreprise hasardeuse laissée au caprice de l’artiste. C’était simplement prolonger l’harmonie au sens d’une science des accords à partir de la division ordonnée par intervalles.
22Schoenberg n’hésitait pas alors de parler d’une logique de la prose musicale, irriguée en profondeur par cette nécessité qu’il appelle « intérieure » alors même qu’elle échappe à la conscience. Pourquoi « logique » ? En raison du principe de cohésion par rapport au Tout qui fait que « les sons ne se relient les uns aux autres que lorsqu’ils ont un rapport fondamental ». Ainsi la pulsion créatrice régit, à l’insu de la conscience volontaire, la construction de séries à partir des Grundgestalten (formes de base) sonores, selon l’ordre de l’harmonie atonale axiomatisant le système tonal plutôt qu’il ne le rejette. La logique est ici celle de la dérivation de relations sonores à partir d’axiomes sonores. Il y a dans cette forme d’imposition anonyme d’une volonté a-subjective une connotation schopenhauerienne. Le sujet se dit dès lors « voulu ».
23C’est à ce point que Schoenberg, formalisant le matériau de la dissonance en « technique des douze sons » s’intégrant à la construction de séries, s’est laissé finalement dominer par lui. Du moins est-ce la leçon de l’analyse d’Adorno lorsqu’il montre comment Berg, contrairement à Schoenberg « aliéné » par son propre matériau, a su tirer un autre profit des éléments sonores en allant vers le timbre dans le sens de la « transition infime », bien en deçà, par conséquent des entités élémentaires, il est vrai, distinguées par Schoenberg le premier. Car « il est insuffisant de dégager analytiquement les éléments » écrit Adorno dans son livre sur Berg qu’il loue d’avoir réagi contre la conception analytique de la composition. Il faut cultiver une visée plus fondamentalement orientée vers l’étoffe du phénomène immédiatement perçu, vers le matériau en dessous du niveau de la pensée formelle. Enfin prenait corps à travers Berg la fameuse « fantaisie futuriste » d’une « mélodie de timbres » que Schoenberg appelait prémonitoirement de ses vœux à la fin de son Traité d’Harmonie de 1911.
Résistance du matériau au concept : un argument anti-dialectique
24Cependant, aller vers le matériau peut sonner comme un vœu pieux. Il est bien vrai qu’un son à l’état non construit demeure inaudible. « À l’état brut, en effet, écrit Schoenberg, les sons ne sont pas autre chose que des espèces de vibration de l’air». Dans l’élaboration de l’harmonie elle-même, il entre une part de rationalisation du matériau sonore, en lui-même impur. Traiter le matériau est donc toujours un peu le maîtriser, le dominer comme dans le travail métallurgique « Materialbeherrschung » [15]. C’est le point de départ de la rationalisation de la musique qui explique que l’histoire des théories musicales soit entrée dans l’histoire de la rationalité scientifique.
25Quand Adorno invite à renverser le rapport de maîtrise en appelant à « renoncer à vouloir » pour qu’écrire l’histoire soit écrire l’histoire de l’écriture du dominé et non plus du dominant, c’est à cette rationalité qu’il entend s’opposer parce qu’il y voit en effet une forme d’aliénation du compositeur lui-même. C’est alors qu’il recommande au compositeur de « faire sienne la tendance du matériau » en la laissant en quelque sorte se révéler à lui d’elle-même. Le matériau ainsi compris en est un qui résiste au concept, et il importait de définir l’œuvre dans son rapport de réceptivité passive à la chose du matériau avant d’y voir la projection d’un principe spirituel de forme.
26Il est une contradiction bien relevée par Anne Boissière dans son livre sur Adorno [16], qui est due au fait qu’Adorno est, contradictoirement, à la recherche de la condition de la génèse de l’œuvre dans un principe non-conceptuel qui est celui du matériau, alors même que cette recherche s’ordonne au principe que « l’art vise la vérité ». On dirait que l’obstacle est dans la solution puisque le matériau ne s’envisage jamais inséparablement de la forme avec laquelle il entre en relation dialectique. Or la forme est intrinsèquement conceptuelle. Là où le bât blesse, c’est que, aussi orienté vers le matériau soit-il, Adorno ne définit le matériau que dialectiquement par rapport au concept de forme sans jamais perdre de vue le critère de l’autonomie de l’œuvre. Le renversement du « faire œuvre » en partant du bas ne change donc rien au caractère dialectique des contenus qui résultent de la relation entre forme et matériau. Là est le problème : il n’y change rien. Or il le devrait. Si Adorno voit dans le primat du matériau le fait du « son dominé », « historiquement rationalisé » sur le modèle qu’en fournit l’approche sociologique de Max Weber [17], c’est qu’il n’imagine pas, même dans une dialectique inversée, que la tendance du matériau comme il l’appelle, échappe à l’intégration formelle. Le renversement par rapport à Hegel lui cache encore la possibilité que la tendance soit un « reste non-intégré » tombant hors de la dialectique, quelque chose qui par conséquent résiste de fait, et pas seulement en droit, au concept.
27La question devient alors comment « penser » le matériau qui résiste à la dialectique, s’il est vrai comme nous le pensons, que la dialectique est encore une machinerie conceptuelle, un dispositif de maîtrise du matériau agencée en sous-main par la médiatisation de l’informe par la forme ? N’y a-t-il pas dans la « pensée du matériau » un appel impossible à ressaisir ce qui est réfractaire à la saisie ? Force est donc de prêter l’oreille à l’appel du musicologue allemand Carl Dahlhaus : Materialdenken, penser le matériau pour échapper à sa fétichisation. Cela veut dire : le penser sans être dominé par lui, et l’on ne saurait y couper, car, écrit-il, ignorer le matériau c’est en effet manquer une dimension essentielle de la musique du XXe siècle. Dans « penser le matériau », résonne l’acte libre de l’émancipation-même.
28Serait-ce alors que, à l’état non-pensé, le matériau exercerait sa domination de fétiche ? Mais, comment le penser sans le dialectiser ? À l’abri de l’objectivisme formel adornien, en évitant la trappe dialectique d’un historicisme unidimensionnel et réducteur. D’une part, c’est non-pensé que le matériau aliènerait les sujets si penser est un acte de liberté. Cependant, c’est à l’état non-pensé que le matériau est le plus à même de se livrer comme dialectiquement non-intégrable. Ainsi, pour donner un exemple : il n’est pas vrai qu’une musique dissonante siérait à Fin de partie de Beckett [18]. Quand Adorno lit Beckett, il se heurte à la difficulté d’avoir à « comprendre l’absurde », mais l’absurde n’a pas à être « compris », c’est-à-dire encore et toujours intégré dans une dialectique du sens. On sait que Adorno a pensé dédier sa Théorie esthétique à Beckett. Il n’empêche, il a manqué le matériau beckettien du « continuer quand même » sans temps directionnel [19]. La difficulté ressemble à celle de comprendre la musique de Cage qualifiée par Adorno d’« informelle ». Le matériau n’est pas que le « négatif d’une réalité de sens » comme il le dit avec toujours en tête ce schéma d’un dépassement des contraires, même insoluble. Le matériau se résume à une sorte de rocaille qui se profère quand même. Comme la tache en peinture plus haut. L’illusion adornienne est de se fier au « temps de la réconciliation avec ce qui a été aliéné » pour une paix nihiliste. On dirait que le spectre du non-être revient pour qualifier le matériau.
29Or le matériau de Cage, le matériau de Beckett, livrés tels quels, sans l’apprêt formel d’un code de sens, en dehors de toute visée intentionnelle sont des performances usant de matériaux non-dialectisables, réfractaires à la saisie conceptuelle. De même l’asémantisme des « anti-opéras » de Ligeti tourne le dos à l’idée d’une textualité cachée derrière le non-sens. Curieusement, comme le montre le cheminement de pensée de Dahlhaus dans l’Idée de musique absolue [20], le matériau a dominé quand le texte qui était traditionnellement conçu pour « servir » l’essence de la musique a reculé, cela à partir de la fin du XIXe siècle, avec la fin du Romantisme. Comme si les destins du matériau et du texte s’étaient alors quasiment inversés.
30Sans doute, Adorno n’a-t-il pu aller jusqu’à comprendre l’absurde beckettien ou entendre Cage, par peur du matériau non formé, parce qu’il redoutait l’informe et avec lui ce qui met justement, d’après moi, en échec la dialectisation de l’autre par le bas. Or le matériau radicalement n’est-il pas l’autre de l’autre de la Forme sans qu’on y retombe sur le même ? Si Adorno avait pu un tant soit peu lâcher son concept dialectique de négativité, il se serait donné les moyens d’entr’apercevoir l’a-subjectivité du non-identique à soi, dans la répétitivité de Fin de partie, par la mise en jeu du non-sens – impliquant la mise hors jeu du sens – moyennant l’affirmation pure et intégrale de la répétition sans contenu. Rappelons-nous ces mots : « Tout s’est fait sans moi » [21].
Conclusion : penser sans dialectiser, c’est-à-dire ?
31Il est clair que lorsqu’Adorno parle d’auteurs comme Beckett ou Cage, c’est de l’irréductible à la dialectique qu’il s’agit mais cela, il l’ignore, obsédé qu’il est par une problématique du sens. Or la matérialité radicale du matériau est là-même.
32Dans l’approche dialectique de la médiation esthétique, le matériau est l’Autre de la forme, il se définit toujours dialectiquement, alors que ce qu’il faudrait arriver à penser est au contraire sa contingence, le fait imprévisible d’une présentation figurée à la fois nécessitée d’en bas, non subjectivement attendue, et profondément cohérente quoiqu’hétérogène. Ce fait suivrait indéterminément un clinamen de l’histoire, de part en part accidentel. Appelons cet autre que l’autre de la forme, un petit autre, nullement l’Autre sublimisé du Même. Mettre fin à la pensée bi-polaire, ce serait penser le matériau, dans l’expérience non encore subjectivée, comme autre de l’autre, dans son irréductibilité à une figure du contraire du Même. Comme l’Étranger du Sophiste de Platon l’a bien montré, l’autre est travail : Il fait de l’autre.
33Je pense qu’il en va ainsi pour le compositeur : le matériau n’est pas réductible à une dialectique interne avec la forme comme si cette dernière était une chose déjà disponible. La forme d’avance disponible est la ruine de l’opératoire. Elle ne peut donc s’imposer de l’extérieur au matériau en l’in-formant. Le premier obstacle vient d’une approche malgré tout conceptuelle du matériau, référée toujours au concept de forme comme si celui-ci allait de soi. Adorno devait, il est vrai, marquer ses distances vis-à-vis du positivisme. C’est pourquoi, tout en s’y opposant, il n’a pu réhabiliter la question du matériau qu’en introduisant celui-ci dans l’arène d’un combat avec le formel assimilé au conceptuel, en art comme en philosophie. Un tour de piste et le matériau est sauvé, pensé en toute émancipation, comme passivité d’un vouloir renoncé.
34Il y a cependant chez Adorno en filigrane une pensée non affichée du matériau à côté d’une conception officielle selon laquelle le matériau s’entend bien avec la forme comme son opposé, en entretenant avec elle de bonnes relations conflictuelles propres à produire des contenus musicaux, un peu comme en philosophie, par la médiation entre concept et sensible. Cette pensée non officielle ne se découvre qu’à l’échec, en se heurtant à de l’incompréhensible. Le matériau est alors non seulement ce qui résiste à la dialectique en n’y entrant pas, mais ce qui la fait taire. Elle mise sur cette structure de réceptivité du matériau dont il faudrait faire sienne la tendance. Ici s’opère un renversement : on n’a plus du tout un matériau maîtrisable, mais un matériau qui contient en lui-même la structure de son être-maîtrisé.
35Existerait-il une structure de réceptivité comme une face en quelque sorte féminine du matériau ? Sans doute. Même chose chez Wittgenstein comme en témoigne une des Remarques mêlées sur la musique où le propos est là aussi de faire sienne une forme musicale ou architecturale : on intègre, on introduit en soi le geste de l’œuvre, geste structural venu du matériau, et non geste expressif d’un sujet. Ce schème d’im-pression de l’extérieur vers l’intérieur, plutôt que d’ex-pression de l’intérieur vers l’extérieur, en est un qui re-découpe un mouvement d’appropriation corporelle orienté vers la réception d’un contour d’acte [22] en réplique. La variation en découle à l’écart de tout paradigme formel inscrit d’avance. Ce schéma d’incorporation sur le mode passif est essentiel au mouvement impliqué par la mise en jeu d’un devenir-signe moyennant la répétition d’une deuxième fois, au tempo de la réplique. C’est le degré zéro d’une sérialité constitutive de l’œuvre comme performance d’abord. La tendance dont la ratio est pulsion et sur laquelle la dialectique n’a sans doute pas prise, serait le geste a-subjectif d’une tension d’en bas, entre les deux résistances que l’on a mentionnées plus haut, résistance du concept au matériau, mais aussi, plus laborieuse et pénible, résistance du matériau au concept. Cette face inquiétante, indomptable, a fait peur à Adorno parce qu’il préférait le pathos du catastrophisme de l’histoire à la vérité de la pulsion de mort qui semble hanter et scander l’attrait informel du matériau dans différents champs de l’art aujourd’hui – j’inclus la poésie – mettant la structure au défi.
Notes
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[1]
cf. Cahiers du CIREM sur Musique, sons et jeux, Juin-septembre 1990, Mont-Saint-Aignan, avec Miroglio, Rigoni, Michelle Biget).
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[2]
Comme le suggère Granger, v. Formes, opérations, objets, Vrin, 1994, p. 388 à propos d’un « double niveau opératoire » fondamental en mathématiques comme, pour l’objet musical, 1- du côté formel: la création de l’objet, et 2- au niveau, plus marqué dans l’art, du jeu d’éléments matériels : l’intervention du sujet-artiste.
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[3]
p. 29, p. 65 du Journal de Michel-Ange Le Fou, R. Christofanelli, éd. Feltrinelli, Milan.
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[4]
v. ses Poèmes, prés. par Pierre Leyris, éd. Mazarine, Gallimard. 1983.
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[5]
Théorie esthétique, Klincksieck, 1995, p 424.
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[6]
chez Gallimard, 1962, ch. « Schoenberg et le progrès », p. 81 sur la série dont la modalité formelle de la contrainte d’avancer en suivant, comme dirait Wittgenstein (c’est moi qui fais ici le rapprochement), la règle, signifie un rétrécissement toujours plus tragique jusqu’à exténuation de la possibilité de continuer plus loin.
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[7]
titre d’un ouvrage de J. Bouveresse.
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[8]
devise constructiviste en vogue dans l’enseignement des formes à l’École supérieure des arts appliqués à Vienne entre-deux-guerres. On la trouve exprimée par Oscar Strnad. Cf. à ce sujet, la revue L’amour de l’art, 1923, sur le mouvement moderne en art à Vienne, l’article d’Alfred Roller, directeur de cette École.
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[9]
C’est ainsi que le comprend le compositeur Morton Feldman qui, en affinité avec le monde de la couleur du peintre Mark Rothko pour lequel il a écrit « Rothko Chapel » (1971), décrit justement sa manière d’entrer dans le matériau pour s’y multiplier.
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[10]
Ce point de vue opératoire-immanentiste du symbolisme est par exemple celui que défend, à partir de Goodman qu’il prend comme contre-appui, le compositeur contemporain Horacio Vaggione qui en fait un large usage. CF. Entretiens à paraître dans Formel/Informel, volume de lancement de notre collection « Philosophie et musique », chez L’Harmattan, à paraître (ss la dir. de M. Solomos, A. Soulez, H. Vaggione).
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[11]
v. Music Notation in the XXth century, Kurt Stone, Norton and comp., N-Y.
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[12]
Je m’inspire ici des termes que Patrice Loraux a un jour employés pour qualifier cette pensée de Deleuze dans une conférence délivrée dans l’une des séances de mes séminaires au Collège international de philosophie, sur « la philosophie et ses matériaux ».
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[13]
citant l’esthéticien napolitain Vittorio Imbriani, auteur d’une théorie de la tache, dans un chapitre de 1909 des Essais d’esthétique, Gallimard, pp. 191.
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[14]
in « Comment se détermine la physis ? » (Aristote B 1), Questions 2.
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[15]
Le rapprochement est de source webérienne ici, cf. note ci-dessous.
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[16]
Adorno…, Presses universitaires du Septentrion, 1999.
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[17]
Sociologie de la musique, fondements rationnels et sociaux de la musique (1921), aux Éditions Métailié, 1998, intr., trad., et notes de J. Molino et E. Pedler.
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[18]
Dans Notes sur la littérature, Adorno envisage la mise en musique de cette pièce sur le modèle de la musique dissonante à cause des antagonismes.
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[19]
Renvoyons ici aux analyses de Bruno Clément dans son livre sur Beckett : L’œuvre sans qualités.
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[20]
aux Éditions Contrechamps, 1997.
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[21]
Je rejoins ici l’analyse de Pierre Chabert, in Revue d’esthétique, numéro sur Adorno, n°8, 1985.
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[22]
Remarque de 1948 : « Diese musikalische Phrase ist für mich eine Gebärde. Sie schleicht sich in mein Leben ein. Ich mache sie mir zu eigen », in Culture and Value (éd. anglaise des Remarques Mêlées), p. 73.