Ouest Lumière : une entreprise artistique à l'ère du travail immatériel

1Qu’en est-il du concept de matériau à l’ère de la généralisation du travail immatériel ? Le concept de matériau, qui s’est imposé en esthétique au cours de la modernité afin de contourner l’opposition devenue stérile et quelque peu pédante entre forme et contenu en art, n’a cessé de s’étendre cependant à des champs et à des dispositions naguère impensables. Selon Adorno, qui a fait du concept l’une des pierres angulaires de sa théorie esthétique, le matériau est tout ce dont disposent les artistes : « ce qui se présente à eux en paroles, en couleurs et en sons, jusqu’aux associations de toutes sortes, jusqu’aux différents procédés techniques développés... » Or s’il n’y a pas de limite a priori à l’extension des matériaux disponibles, « le matériau n’est pas un matériau naturel, même s’il apparaît ainsi aux artistes. Il est au contraire totalement historique » [1].

2Mais le terme « matériau » n’est-il pas lui aussi historiquement déterminé, en ce qu’il suggère – ne serait-ce que par allusion – qu’une œuvre se matérialise, et qu’un processus artistique s’incarne en un objet composé de matériaux – la matière brute, pour ainsi dire, de l’économie artistique ? Or aujourd’hui, on le sait, de plus en plus d’artistes contestent l’œuvre matérielle ; leur matériau, est devenu pour ainsi dire l’« immatériau » des relations humaines. Jusqu’à une date récente, l’un des paradigmes d’un matériau immatériel était l’énergie électrique, dont l’imaginaire s’avère particulièrement riche [2]. L’électricité fut à divers titres un matériau de choix pour bien des artistes du XXe siècle, allant des futuristes italiens comme Giacomo Balla et Antonio Sant’Elia (dont le cri de guerre fut : « Tuons le clair de lune ») au Lightening Field d’un Walter De Maria. Cette prédilection pour l’énergie électrique en tant que matériau artistique s’explique précisément par son caractère historique, dans la mesure où elle était un élément clé dans le développement de l’économie industrielle moderne, incarnée par de grandes firmes bureaucratiques et taylorisées – aujourd’hui l’objet de profondes restructurations. Notre époque post-industrielle – celle du capitalisme cognitif, où une part toujours croissante des profits s’obtient grâce à l’exploitation de l’autonomie et de la créativité humaines – est également celle de l’entreprise, terme dont l’emploi est censé souligner et valoriser ses capacités d’innovation et de renouvellement, la structure non pas pyramidale mais réticulaire, rendue possible par la généralisation de la sous-traitance et d’autres formes d’accumulation flexible. Il est donc compréhensible qu’un certain nombre d’artistes se soient penchés sur ces nouveaux champs, créant eux-mêmes des entreprises, décidément pas comme les autres, et à ce titre aptes à interroger l’évolution du monde de travail en général.

Une usine devenue tentaculaire

3Quels sont les rapports aujourd’hui entre l’entreprise artistique et l’économie dans son ensemble ? Comment penser les rapports entre une activité artistique s’intéressant à la mémoire ouvrière et à la nouvelle composition anthropologique du travail – à savoir, le travail immatériel –, compte tenu de la place de choix qu’occupe celle-ci dans la société post-fordiste ? De telles questions traversent le champ d’enquête de Ouest Lumière depuis que se l’est approprié l’artiste Yann Toma, détournant sans vergogne ce fleuron défunt de l’industrie lourde à de nouvelles fins plastiques, dont il transforme les vestiges en une entreprise créative vouée à mettre en lumière les contradictions qui traversent le post-fordisme.

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Contrôle qualité 3, 60x60cm, photographie argentique, 2002. Courtesy Galerie Patricia Dorfmann

4Fondée en 1900, nationalisée et mise sous la tutelle de l’EDF en 1946, Ouest Lumière était une compagnie d’électricité, constituée d’usines de production et de distribution en réseau, employant des milliers d’ouvriers. Suite à sa fermeture définitive au début des années 1990, le site de l’usine à Puteaux fut l’objet d’une véritable fouille archéologique menée par l’artiste, qui s’est intéressé notamment aux strates signifiantes encore mobilisables, récupérant avant tout une impressionnante quantité de fournitures bureautiques – c’est-à-dire de quoi perpétuer la production immatérielle de l’usine qui, des décennies durant, irrigua le bassin ouest parisien en électricité. Toma cultive, certes, tout un look Ouest Lumière, qu’il renforce d’innombrables « rapports scientifiques » et autres procès verbaux, dressés ostensiblement par des instances compétentes au sein de l’usine devenue tentaculaire. L’intuition directrice de son travail, loin du déploiement ironique d’une simple esthétique rétro, semble être que le travail matériel (l’industrie lourde ainsi que toute l’infrastructure usinière dont elle était composée) ne s’oppose plus au travail immatériel – y compris à l’activité artistique. Car en récupérant des éléments d’archives, Toma s’est aussi approprié du réseau symbolique, imaginaire de Ouest Lumière, qui est devenu tout à la fois son territoire d’intervention et le matériau même de son activité.

5Aussi le matériau de Ouest Lumière n’est-il ni vraiment l’énergie électrique, ni même le patrimoine symbolique de l’usine en tant que tel, mais plutôt la gestion de cette entreprise immatérielle par la mise en œuvre d’un réseau tentaculaire, toujours en extension. La question soulevée par le travail de Toma est donc la suivante : la gestion peut-elle être un matériau ? Oui, sans hésitation ; c’est peut-être bien le matériau qui correspond le mieux à l’activité artistique aujourd’hui, à une époque où les artistes sont devenus des managers de signes, des entrepreneurs de gestes, bref des gestionnaires des contingences qui surviennent dans un processus sans finalité, auquel le sens – tout le sens qu’il y a – est immanent. Ce n’est toutefois pas par hasard que l’artiste a choisi une usine d’électricité, car l’énergie électrique fonctionne comme une métaphore particulièrement heureuse pour la sorte de mise en réseau qu’il opère. Vue sous l’angle de la distribution, la structure réticulaire de l’usine Ouest Lumière, ainsi que les flux énergétiques qui en émanaient, faisaient de la firme un précurseur des réseaux qui caractérisent la nouvelle économie.

Du réel et du fictionnel

6Mais d’une part, si l’on reconnaît bien l’attachement de Yann Toma aux diverses prothèses d’une certaine mémoire ouvrière : attention aux indices, aux preuves, aux documents – voire aux procédés documentaires –, on constate, d’autre part, que son projet singulier – car Ouest Lumière est son unique et globalisant projet – repose entièrement sur la fiction. Autrement dit, Toma revendique allégrement le faux et l’usage du faux – et sans doute la valeur d’usage du faux – sans pour autant faire le deuil du réel. Or si cette synthèse peut paraître paradoxale, elle n’est nullement incohérente. Car opposer témoignage et fiction – fidèle à la ligne de partage aristotélicienne entre le réel et le fictif, une causalité empirique et une causalité construite – nous amènerait à méconnaître ce qui constitue justement une spécificité de la production esthétique de l’artiste : car témoignage et fiction y relèvent d’un même régime de sens. La proposition fictionnelle tout comme le document empirique portent les marques du réel sous forme de traces, d’empreintes – de cicatrices. Il ne s’agit ni de dire que tout est fiction ni que tout est réel, mais de reconnaître que les formes mêmes d’intelligibilité et de connaissance que produit une entreprise fictionnelle comme Ouest Lumière brouillent la frontière en raison de leur interpénétration [3] : rationalité fictionnelle et rationalité documentaire partagent une même idée de l’histoire comme destin commun. Il semblerait que pour Toma, comme l’a dit Jacques Rancière dans un tout autre contexte, « le réel doit être fictionné pour être pensé » [4].

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Flux radiant, Palais de Tokyo 6, 120x120cm, photographie argentique, 2001. Courtesy Galerie Patricia Dorfmann
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Contrôle qualité 7, 60x60cm, photographie argentique, 2002. Courtesy Galerie Patricia Dorfmann
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Contrôle qualité 9, 60x60cm, photographie argentique, 2002. Courtesy Galerie Patricia Dorfmann
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Contrôle qualité 10, 60x60cm, photographie argentique, 2002. Courtesy Galerie Patricia Dorfmann

7Une entreprise artistique comme Ouest Lumière nous invite en somme à récuser toute opposition essentialiste de la fiction et du documentaire dans la mesure où elle se situe plutôt au point d’articulation entre les deux, pratiquant une série d’entrechoquements entre des paysages ontologiques différents [5]. Ludiques et insolites, pour mieux déjouer toute nostalgie et tout nihilisme, les « produits dérivés » générés par l’entreprise devenue fiction – composée par un conseil d’administration, un exécutif, et une légion de conseillers scientifiques et techniques, voués à des enquêtes les plus inattendues, s’affairant à produire des pièces à conviction les plus improbables – louvoient entre des mondes disparates, exigeant de la part du public une certaine capacité d’adaptation ontologique. Si le lien entre les différentes initiatives de l’entreprise et l’histoire de l’usine est manifeste, leur enracinement dans le paysage ontologique du monde du travail post-fordiste est peut-être plus profond encore : à l’instar des salariés qui ont vu leur réalité usinière basculer dans un maelström de démantèlements et de licenciements en si peu de temps, pour ne se recomposer que très partiellement par la suite sous une toute autre forme, le spectateur de cette entreprise fictive se voit obligé d’improviser des liens entre des paysages ontologiques hétérogènes. Dans le cadre de l’exposition collective L’Usine (2000), Toma a présenté une pièce à conviction dans ce sens : sur un écran une femme se proclame « Ouvrière ! » en alternance avec un homme qui, sur un second écran, se proclame « Ouvrier ! ». L’insistance désespérée et intempestive avec laquelle ils interpellent le spectateur souligne l’abîme qui les sépare de l’espace de l’exposition. En exergue du texte qui accompagne le dispositif, l’artiste divulgue (sous un faux nom) une de ses sources, en citant le passage suivant de Luc Boltanski et d’Eve Chiapello : « La substitution du terme “ opérateur ” à celui “ d’ouvrier ”, qui était recommandée dès 1971 dans le rapport patronal constitue un manipulation symbolique dont l’un des effets consiste à faire disparaître la “ classe ouvrière ” en insistant sur la nouveauté des postes ouvriers et en gommant une continuité de condition pourtant considérable » [6]. On peut dire que dans une large mesure, la démarche de Yann Toma consiste à faire des manipulations symboliques aux effets exactement inverses.

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Flux radiant Unesco 3, 120x120cm, photographie argentique, 1998. Courtesy Galerie Patricia Dorfmann

8Avec la série de photographies intitulée Contrôle qualité, Ouest Lumière a de nouveau élargi son champ d’opération vers d’autres sites de production pour nous inviter à considérer les frontières entre le réel et le fictionnel sous un autre cadrage et une autre lumière. Car à bien regarder les images, on constate qu’elles intègrent cette frontière, faisant ici encore chevaucher deux paysages ontologiques différents. Il s’agit de photographies réalisées à l’intérieur d’usines – donc dans des lieux interdits au public – où l’on voit des travailleurs procéder à des contrôles de qualité. Or, à chaque fois, Toma introduit un personnage – généralement aux allures hautaines – manifestement extérieur au monde du travail, qui semble surveiller le processus et les marchandises qui, dans la photo, sont toujours surexposées. Si ouvriers et surveillant partagent un même espace, ils ne sont pas du même monde pour autant : un invisible mais palpable abîme ontologique les sépare, ce qui rend ces photos saisissantes et insaisissables, réelles et irréelles à la fois. Ici Ouest Lumière renoue avec sa mission d’utilité publique en révélant, par cette troublante juxtaposition de paysages ontologiques, une lésion dans le corps social.

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Le mausolée de l’ouvrier inconnu, installation, Biennale de Champigny, 1996

Notes

  • [1]
    Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, trad. par Marc Jiminez, Klincksieck, Paris, 1989, p. 192-93.
  • [2]
    Cf. Dominique Desjeux et al., Anthropologie de l’électricité, L’Harmattan, Paris, 1996.
  • [3]
    Je ne parle pas ici des activités « para-artistiques » plutôt mondaines de l’artiste – à savoir la série de « Crimes sur commande », « Extases », et « Sommeils » – qui parasitent le projet fondamental de Ouest Lumière sans l’enrichir.
  • [4]
    Jacques Rancière, Le Partage du sensible, La Fabrique, Paris, 2000, p. 61.
  • [5]
    Pour emprunter l’utile concept proposé par Thomas Pavel, in Univers de la fiction, Le Seuil, Paris, 1988.
  • [6]
    Nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999, p. 385.