Horizons
1Ce numéro réunit des articles sur le rôle du paradigme de l’œuvre d’art notamment la musique pour la philosophie du langage. Au regard de la question du sens, de sa complétude, du raffinement de la Forme et de son caractère structural, le paradigme de la musique mais aussi celui de l’architecture qui lui est lié, joue à différents niveaux qui sont abordés ici à travers l’œuvre de Wittgenstein, que ce soit celui interne d’une relation de projection comme dans le Tractatus qui a suggéré à Thomas Bernhard son roman Correction (chez Gallimard pour la version française) sur la maison que Wittgenstein a construite pour sa sœur ; celui de la compréhension de la phrase qui inspire à Philippe De Lara le motif d’une « philosophie musicale », comme à Stanley Cavell le nerf de son rapprochement entre Wittgenstein et Mahler que Wittgenstein disait pourtant ne pas aimer, ou encore celui des « aspects », c’est-à-dire d’une certaine forme de résonance. Cette dernière question apparue plus récemment sensibilise maint lecteur aujourd’hui, mais rares sont encore les travaux offrant un point de vue d’ensemble sur les affinités structurales entre l’art et la philosophie dite « dernière » – ni première ni seconde – de Wittgenstein à laquelle s’attache l’invention d’une certaine « grammaire ». C’est que, entre ces deux registres, nous nous trouvons toujours d’une certaine façon voués à analogiser, à moins de nous heurter à l’ineffabilité de ce qui se trouve de l’autre côté du dicible, dont l’œuvre d’art occuperait, dit-on, l’énigmatique place.
2On pourrait croire l’ineffabilisme à son comble dans le cadre mystique du Tractatus. Filomena Molder en traite à partir de la fameuse lettre que Wittgenstein écrivit à son éditeur Ludwig von Ficker, pour questionner, d’un point de vue contemporain, notamment à la lumière de Duchamp, le lieu où se tient véritablement « le plus important » du Tractatus. Hors de l’écrit, puisque telle est la réponse, la solution reflète à l’encontre de l’esprit du temps, une distance sceptique vis à vis de l’art moderne.
3On peut cependant penser, en s’attachant au troisième niveau (l’aspect) à peine mentionné, que bien loin que l’art manifeste par sa présence l’ineffabilité par excellence de ce qui échappe au langage humain, il y a bel et bien place pour une phénoménologie esthétique, ce dont témoigne justement la possibilité de décrire des réactions en rapport avec ce que nous « fait » l’œuvre par ses aspects. Christiane Chauviré discerne ainsi une dynamique de l’impressionnement qui empêche que nous cédions aux facilités du mythe de l’indescriptible.
4Critique lui aussi du mythe ineffabiliste, Roger Scruton prend une direction qui, tout en soulignant l’importance de la reconnaissance de l’expression (sans rapport avec un état de l’esprit) en analogie avec les aspects du visage, le conduit à placer pour cette raison, la quête d’une signification exprimable en première personne, donc réfractaire aux objections contre le privé, au-delà de la Gestalt immédiate. Dans l’épilogue qui lui est consacré par Jean-Philippe Narboux, la place des « aspects » dans l’approche esthétique wittgensteinienne est ressaisie tout en mettant le lecteur au fait des tout derniers travaux sur ces questions.
5Différente est la voie choisie par Aldo Gargani qui de son côté cherche à capturer l’articulation avec l’art au moment de la dissolution des nœuds de notre entendement. Ce moment qui est celui de la vision des choses telles qu’elles sont, après un travail sur soi, libère des entités que leur mode de construction, comme lors de la preuve mathématique, contribue à « présenter » dans une synopsis et non selon un modèle prédéterminé de déduction. Le moment « esthétique » est alors celui de cette auto-présentation quand il est mis fin au paradigme de la représentation.
6Dans toutes ces approches, un trait de pratique se dessine, qui est de méthode et d’ascèse. Allan Janik voit à l’œuvre une technique spirituelle éclairée par le modèle de l’artisanat et inspirée par le physicien Hertz. Référence serait ainsi faite, comme chez Schoenberg, au métier plutôt qu’à la catégorie traditionnelle de « l’esthétique ». Parce que Wittgenstein était profondément un philosophe-artiste, quoiqu’il observât avec une rigueur, tout analytique au début, la règle de ne pas mêler confusément les genres, il convenait de faire une place à ce que peut signifier aussi l’exercice du talent de la composition dans le champ philosophique lui-même car si de l’autre côté du dicible réside le plus important qui n’est pas écrit, comme il est dit à propos du Tractatus, il faut aussi admettre que la partie écrite de la philosophie réclame en tant que telle une attention particulière. C’est le point de vue de Stanley Cavell dans son interview à France-Culture du 27 décembre 2002. Ce même point de vue inspire sans doute le rapprochement (cf. supra) entre Wittgenstein et le compositeur de la « percée » qui nous ferait ainsi sortir de la vision d’abord proposée par Adorno dans Quasi Una Fantasia d’un contraste entre le Tractatus, sublime mais borné, et le fragment sacré Moïse et Aaron de Schoenberg. On s’écarterait ainsi de l’« idée musicale » toute pénétrée de l’esprit constructif et formel selon le premier chef de L’École de Vienne pour gagner le plan expressif d’une compréhension de la phrase descendante associée au geste d’une « respiration difficile » qui évoque dans certaines œuvres de Mahler, à l’oreille de Cavell, l’étouffement wittgensteinien qui suivrait d’un trop grand appel à la « grandeur », d’après une remarque des Recherches philosophiques.
7Les rapprochements que les compositeurs de leur côté aiment à faire de Wittgenstein, montrent qu’une investigation de ce que, – à l’inverse et sur le versant de l’art cette fois – représente sa philosophie pour tout ce qui touche à la critique de l’intentionnalité du compositeur, de la finalité de l’œuvre, du caractère a priori et « fatal » ou programmatique de la Forme, apporte un éclairage nouveau sur le parti de l’informel en art et dans la littérature (Beckett, Cage, Duchamp, …) auquel Wittgenstein a contribué, nonobstant ses goûts notoirement « classiques », en s’opposant, à partir de sa deuxième philosophie, à tout ce qui relevait à ses yeux du fétichisme des superstructures formelles.
8Le film de Derek Jarman, Wittgenstein, sur lequel s’entretiennent Marc Cerisuelo et Antonia Soulez, montre un Wittgenstein théâtralisé dans un solipsisme projectible à l’écran. On y voit le logicien de Cambridge aux prises avec le milieu académique, cultivant par réaction à l’intellectualité professionnelle anglo-saxonne une passion populaire pour les westerns.
9Nous tenons à remercier ici tout particulièrement les traducteurs Domenico Caiati, Christian Fournier, Jean-Philippe Narboux et Ludovic Soutif. Notre reconnaissance va également à Sandra Laugier dont le concours nous a été précieux. Remercions encore France-Culture pour l’entretien, Clara Kunde pour sa transcription avec Stanley Cavell, Jeanette Zwingenberger pour l’iconographie. Enfin, nous sommes redevables notamment aux Archives Brenner en la personne d’Allan Janik, aux Archives-Wittgenstein de Bergen en la personne d’Aloïs Pichler, ainsi qu’aux Archives Wittgenstein en la personne de Jörg Tuske à Cambridge (GB) ainsi qu’à Edmund Runggaldier, de nous avoir facilité la reproduction de documents exclusifs.