Art, artisanat et méthode philosophique selon wittgenstein

[La philosophie pour Wittgenstein] est un métier, une discipline... ; et sa valeur réside dans son bon exercice. Il ne s’agit donc que de bien l’exercer sans prêcher quoi que ce soit à son sujet : ..., l’important étant de le montrer, non de le dire. Comme pour tout métier, l’exercer à son plus haut degré produit de la beauté ; beauté qui ne saurait être perçue qu’au prix d’un effort intellectuel [1].
Brian McGuinness, Wittgenstein, A Life : Young Ludwig, p. 77

1 – Style et idée dans l’œuvre de Wittgenstein

1Un style philosophique qui, comme celui de Wittgenstein, évite les arguments conventionnels, utilisant à leur place des aphorismes, des expériences de pensée, des questions sans réponse etc., avec le genre de beauté particulière qui lui est propre, est quelque chose de rare chez les philosophes de manière générale et d’unique parmi les philosophes analytiques. Qui plus est, ce style est intimement lié à ce qui est sa visée en philosophie, à savoir l’élimination de notre tendance à poser des questions, à la manière de la métaphysique et de l’épistémologie traditionnelles, à propos de la nature de la signification, de l’intention, de la connaissance etc. Mais c’est surtout l’exigence même de dissoudre une fois pour toutes notre besoin de poser de telles questions qui confère toute sa singularité au style philosophique de Wittgenstein. Pourtant, cette singularité est énigmatique, si énigmatique qu’au cours de la seconde moitié du XXe siècle, Wittgenstein a pu passer tour à tour, aux yeux de maints philosophes analytiques, pour l’exemple type du positiviste logique le plus intransigeant et pour un pseudo-philosophe post-moderne subversif. Les représentants de la philosophie analytique en sont venus à prendre conscience que les similitudes entre Wittgenstein et Heidegger, par exemple, depuis longtemps soulignées dans la littérature sur ces deux auteurs, ne sont en vérité pas fortuites, mais sont le signe que Wittgenstein n’a jamais vraiment appartenu à ce courant philosophique.

2Dans le même temps, le vif intérêt de Wittgenstein pour les questions esthétiques, son affirmation selon laquelle l’éthique et l’esthétique sont une, sans oublier l’étonnante maison qu’il a construite pour sa sœur dans ce style si particulier ont pu être considérés comme le signe que ses engagements intellectuels les plus profonds se situaient en dehors de la philosophie, dans un concept d’art d’inspiration religieuse destiné à remplacer la philosophie traditionnelle. Bien que cette manière de voir contienne une bonne part de vérité, elle n’est nullement toute la vérité.

3Brian McGuinness nous a expliqué pourquoi l’approche wittgensteinienne de la philosophie n’était ni celle d’un théoricien moderne classique, ni celle d’un artiste-ironiste anti-théoricien post-moderne, mais celle d’un artisan. La thèse que nous défendrons ici est que l’attitude de l’artisan, par opposition à celle de l’artiste, constitue peut-être l’aspect le plus fondamental du concept wittgensteinien de philosophie et qu’elle est donc cruciale pour comprendre à la fois sa conception de la philosophie et sa vision de l’art, y compris de son propre art en tant qu’architecte. Ceci a partie liée avec sa dette philosophique envers Heinrich Hertz.

2 – Heinrich Hertz : la philosophie comme « monstration » sur fond de contrastes clairs

4Heinrich Hertz a élaboré, en opposition frontale à Ernst Mach et au Cercle de Vienne, une méthode rivale visant à éliminer les confusions conceptuelles en physique. Tandis que le Cercle de Vienne propose de traiter du problème des abstractions vides que sont « l’espace, le temps et le mouvement absolus », ou encore, la « force » dans la physique de Newton sur la base d’une purification radicale et purgative du langage, Hertz envisage quant à lui quelque chose de considérablement plus subtil en s’appuyant sur une conception plus complexe des implications réelles de la présentation d’une théorie physique.

5Alors que Mach et consorts se contentent d’évaluer les présentations de théories en prenant pour critères leur exactitude empirique, leur cohérence logique et la simplicité de la présentation, Hertz donne une tournure plus complexe au problème en demandant : « simple pour qui? » Ce faisant, il suggère que, outre l’adéquation factuelle et l’élégance structurale soulignées par le Cercle de Vienne, le caractère rhétoriqùement approprié d’une théorie doit également être considéré comme un aspect philosophiquement important de toute représentation théorique. Cette différence, en apparence si mince au point d’échapper à un commentateur aussi sagace que Ludwig Boltzmann, n’en est pas moins une différence qui fait la différence. Ceci influencera profondément la pensée de Wittgenstein.

6Pour Mach et consorts, la différence entre les présentations alternatives d’une même théorie est une question qui ne présente pas d’intérêt. Hertz insiste au contraire sur le fait que cette question est absolument essentielle à la compréhension des théories. Partant de l’idée selon laquelle, en science, il est nécessaire de construire différentes représentations des mêmes données en fonction de ceux à qui l’on veut s’adresser, Hertz établit une analogie avec les différentes présentations de la grammaire : les élèves apprenant à maîtriser leur langue maternelle ont besoin d’une présentation des règles de la grammaire totalement différente de celle requise par les philologues. Plus nous examinons l’analogie (Hertz ne le fait pas explicitement), plus celle-ci devient complexe ; car il devient bientôt clair que les étudiants auront besoin, au cours du processus de maîtrise de leur langue maternelle, d’une grammaire très différente de celle requise par les étrangers aux prises avec la même langue, tandis que, parmi les étrangers, les différents groupes trouveront les diverses présentations de la grammaire plus ou moins utiles en fonction des modes d’expression caractéristiques de leur propre langue, etc. À ces multiples fins, nous avons besoin de différentes « images » ou modèles des règles de la grammaire. Cela vaut également en physique : débutants mis à part, une représentation convenant aux théoriciens conviendra difficilement, par exemple, aux ingénieurs ou aux chimistes travaillant sur le même sujet. Ainsi, Hertz se démarque-t-il d’emblée de Mach en soulignant ce qui fait que le développement normal de la science exige une pluralité de représentations. Il utilisera la notion de représentation alternative pour éclairer les problèmes philosophiques de la physique classique. Son raisonnement est le suivant : si les problèmes conceptuels qui contaminent la physique classique naissent du mode de formulation de ses lois telles qu’exposées par Newton, un mode de présentation alternatif de ces mêmes lois pourrait en éviter les pièges. En langage wittgensteinien : si des confusions conceptuelles se font jour dans le développement du langage de la physique, celles-ci doivent être dissipées au sein de ce langage, non en élaborant une théorie sur ce langage.

7L’axiomatisation hertzienne de la mécanique n’est pas (comme elle tendra, en revanche, à le devenir au sein du positivisme logique, en particulier entre les mains de Carnap) une fin en soi mais fait partie intégrante d’un programme d’articulation des fondements conceptuels de la théorie physique dont le sens est à chercher dans les multiples façons dont ce système axiomatique se distingue à la fois de la présentation newtonienne traditionnelle et de la présentation alternative élaborée au sein du mouvement énergétiste. Ainsi, la tâche de son « Introduction » philosophique aux Principes est-elle de présenter les deux systèmes de mécanique alors disponibles comme une introduction à son propre système dont la fonction, à son tour, est de clarifier les fondements conceptuels de la physique sans avoir recours à une réforme radicale du langage. Ceci constitue un prolégomène à tout l’art de philosopher de Wittgenstein qui, de fait, étend au langage en général ce que Hertz dit à propos des représentations de théories physiques.

8Si nous tentons de résumer les résultats obtenus par Hertz en philosophie, nous aboutissons finalement à une vision de la philosophie étonnement semblable à celle de Wittgenstein : la philosophie est une activité, non une théorie. Les problèmes philosophiques ne sont pas résolus mais dissous grâce à une représentation alternative de ce qui pose problème. La philosophie ne fait pas de stipulation sur la façon dont le langage doit être utilisé mais nous montre sur fond de contraste clair en quoi nos confusions conceptuelles sont attachées à des modes particuliers de représentation des choses. Ces confusions sont liées à différentes visées rhétoriques dans l’élaboration de nos représentations de la réalité physique. La philosophie est affaire d’invention de modes de représentation nouveaux et éclairants de questions qui, jusqu’à présent, ont été pour nous sources de confusion. Le talent et l’imagination en sont ainsi des ingrédients absolument essentiels.

3 – Le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein

9Observons le déroulement du Tractatus du point de vue de la. philosophie hertzienne de la science. La pensée la plus ancienne à avoir survécu, par son incorporation au « Traité » (comme Wittgenstein lui-même aimait à l’appeler) lors de sa rédaction finale, est l’idée hertzienne selon laquelle la logique doit prendre soin d’elle-même – comme il le dit au tout début des Carnets (22.VIII.14). (Bien sûr, faire un sort à cette idée nécessiterait une étude bien plus substantielle que celle que nous nous proposons de faire ici.) D’après Wittgenstein, toutes les propositions de la logique peuvent être dérivées de l’opération barre de Sheffer, c’est-à-dire « non (p et q) », au moyen de la table de vérité qui les figure. Si nous saisissons cela, nous sommes alors en mesure de comprendre qu’il est complètement inutile d’élaborer une théorie de la nature de la proposition. Ceci est entièrement hertzien : nous disposons désormais, avec l’invention des tables de vérité, d’un moyen alternatif pour représenter sur la base d’une technique infaillible, ce qu’un ensemble d’axiomes ou une théorie logique sont censés clarifier. Wittgenstein, l’artisan, l’ingénieur en mécanique a inventé une façon ingénieuse de mettre en œuvre un programme hertzien pour la logique.

10La proposition 6 affirme ainsi qu’il existe un connecteur vérifonctionnel susceptible de représenter toute relation dyadique entre des propositions. Wittgenstein, l’artisan-philosophe, a inventé une technique purement mécanique, la table de vérité, pour démontrer, pour « montrer » le statut logique de propositions telles que les tautologies, les contradictions ou les énoncés empiriques. Les seules choses qu’il soit nécessaire de savoir concernent la façon de représenter les propositions et de les appliquer pour représenter des états de choses. Les tables de vérité sont une technique consistant à appliquer la barre de Sheffer à une proposition pour en déterminer la nature. L’application montre ainsi ce que le signe lui-même ne dit pas concernant la nature d’une proposition. (TLP, 3 262). C’est l’idée d’une philosophie de la logique dans son ensemble qui devint, par là même, superflue aux yeux de Wittgenstein. Là où nous disposons d’un moyen purement mécanique, infaillible et d’une clarté cristalline, de le montrer, il n’est tout simplement pas nécessaire de parler de la chose et il n’y a certainement aucun sens non plus à vouloir développer des arguments sur le statut de propositions spécifiques. En même temps, cette notion hertzienne de clarté signifiait que le Tractatus ne pouvait avoir la forme déductive que Frege et Russell exigeaient d’une contribution à la philosophie de la logique. La « vérité » de la notion hertzienne de monstration telle que reflétée par la table de vérité devait, à son tour, faire l’objet d’une monstration. Cela exigeait de donner une forme au Tractatus que Frege a qualifiée d’« artistique », forme qui, aux yeux de ce dernier, est tout aussi inacceptable que le système de numérotation décimale aux yeux de Ficker. Pour le dire vite, la réalisation technique du Tractatus, philosophiquement inspirée de Hertz, est ce qui produisit chez Wittgenstein la décision de lui donner une forme esthétique déterminée. Ce rapport entre artisanat, technique et esthétique fut déterminant pour tous les aspects de la relation de Wittgenstein à l’art tout au long de sa vie.

4 – Le Palais Stonborough : un exemple de relation entre art et artisanat chez Wittgenstein

11La pénétrante analyse qu’a faite Paul Wijdeveld de ce que l’on doit de fait à Wittgenstein dans la construction de la maison pour sa sœur nous offre peut-être l’exemple le plus spectaculaire de la façon dont l’esthétique de Wittgenstein a pu être déterminée par ses préoccupations d’artisan. C’est une curieuse histoire à plus d’un égard. Paul Engelmann qui avait conçu les plans originaux faisait, pour l’essentiel, davantage office de dessinateur que de véritable architecte pour Margaret Stonborough, la plus jeune sœur de Wittgenstein. Madame Stonborough n’avait de cesse de frustrer l’élève de Loos qu’était Engelmann en interdisant formellement la construction d’une maison d’après les principes fonctionnels loosiens (généralement désignés sous le terme de « Raumplanung »). Elle entendait plutôt devenir la propriétaire d’une villa semi-aristocratique traditionnelle. En se joignant au projet à la fin de l’été 1926, Ludwig put exaucer son vœu de voir construire une maison moderne de style traditionnel. Le seul élément moderne dans la maison est sa façade lisse et sans ornement. La classique progression des fenêtres trahit le traditionalisme de l’architecte. Quant à l’intérieur, Wijdeveld suggère qu’il répond à un effort de purification, de clarification de l’essence de l’architecture monumentale classique. Wittgenstein utilisera ainsi le matériau qui était généralement utilisé pour les églises et les palais depuis l’époque baroque : le stucco lustro. Les dalles de pierre au sol, les piliers sans ornement, les ampoules électriques sans abat-jour et les deux portes battantes, tous sont l’incarnation de ce que l’on pourrait considérer comme la réalisation alternative à la manière hertzienne par Wittgenstein de la villa traditionnelle reflétée dans les préoccupations d’un ingénieur et, en fin de compte, d’un artisan. « L’absence d’ornementation et l’austérité de l’extérieur aussi bien que de l’intérieur ne procédèrent pas du besoin de créer une nouvelle forme esthétique architecturale à partir des évolutions techniques et constructionnelles de la fin du XIXe et du début du XXe siècles, mais de la volonté de clarifier les racines de l’architecture monumentale traditionnelle illustrée par l’œuvre de Johann Bernard Fischer von Erlach, auquel il (Wittgenstein) vouait une grande admiration. » Son propre intérêt pour l’artisanat se manifeste de la façon la plus évidente dans les portes métalliques et les poignées de porte qui sont le reflet de son talent d’ingénieur en mécanique. Pour résumer, la « beauté » que nous percevons dans l’architecture wittgensteinienne est une beauté qui est l’œuvre d’un artisan consommé et que l’on pourrait comparer au genre de beauté produite par les artisans américains de la communauté des Shakers, ainsi que l’a observé Elisabeth Veit. Comme l’a dit Brian McGuinness, il s’agit d’une beauté qui, pour pouvoir être perçue, exige un effort intellectuel. En fin de compte, Wittgenstein partage avec Loos l’idée loosienne selon laquelle l’architecture n’est pas un art. Sa maison, de par son caractère non-loosien, en est la confirmation.

Wittgenstein portant un cerf-volant construit par lui-même et son ami Eccles.

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Wittgenstein portant un cerf-volant construit par lui-même et son ami Eccles.

© Wittgenstein Archive, Cambridge

5 – Le concept de philosophie du Wittgenstein de la maturité

12Comme Hertz (Principes de Mécanique, p. 6), Wittgenstein s’intéresse au problème que posent nos modes d’expression usuels dans la mesure où, comme ceux de Newton, ils masquent tout autant qu’ils révèlent quelque chose de la réalité, à peu près comme des lunettes qui nous permettent de lire sans être elles-mêmes « vues » (Recheches Philosophiques, I, 103). Nous restons captifs d’une image, à la fois au sens général et en un sens spécifique. Les philosophes ont généralement une image du langage qui en fait exclusivement une affaire de représentation du monde, ce qui tout à la fois 1) les conduit à considérer que la base logique de la représentation constitue un langage idéal et 2) les empêche systématiquement de remarquer le fait le plus évident à propos du langage, à savoir qu’il existe une myriade d’actes de langage qui sont à la fois non-représentationnels et irréductibles les uns aux autres. La discussion de Wittgenstein concernant la nature de la philosophie commence ainsi par prendre en considération notre tendance, lorsque nous philosophons, à nous fixer sur un langage idéal. Mieux, nous ressemblons tous aux philosophes en ce sens que nous sommes si profondément attachés à des manières spécifiques et unilatérales de voir les choses que nous en oublions qu’il est légitimement possible de comprendre les mots de façons étonnamment multiples et qui diffèrent de la manière dont nous les comprenons habituellement. Nous associons ainsi le mot « cube » au dessin d’un cube ; mais il existe également un sens tout à fait avéré dans lequel ce mot décrit tout aussi bien un prisme triangulaire (PI, I, 139). Bien que cet autre sens soit toujours disponible, ce fait doit nous être rappelé occasionnellement. Wittgenstein compare les confusions des philosophes à celles que nous faisons parfois, par inexpérience du fonctionnement des machines, entre un moteur qui tourne à vide et un moteur fonctionnant de manière effective. (PI, I, 132) Pour sa part, Hertz décrit le rôle des « forces » en physique comme celui « de roues d’appoint tournant à vide » qui sont sans rapport avec le fonctionnement de la machine (PM, 14). Ainsi, d’après Wittgenstein, le philosophe traditionnel est « torturé » (gepeitscht) par toutes sortes de questions qui paraissent logiques mais auxquelles il n’est en fait pas possible de répondre (PI, I, 133) parce que ce ne sont pas du tout des questions. Dans le passage même que Wittgenstein a un temps envisagé prendre comme devise pour les Pvecherches, Hertz parle, quant à lui, de l’esprit du physicien cessant d’être « tourmenté » (gequält) par les contradictions que recèlent les concepts de force ou d’électricité (PM, 9). S’il est une chose que le philosophe doit découvrir afin d’apaiser son désir de poser de vaines questions, ce sont les lunettes qu’il porte sur le nez. Dans ce cas, nous avons besoin d’une « ùbersichtliche Darstellung » ou vue synoptique (Recheches Philosophiques, I, 122) qui nous montre quelles sont les autres possibilités. Nous avons besoin d’une « grammaire profonde » ou grammaire logique (PI, I, 664) qui soustraie notre regard aux pouvoirs de séduction de la grammaire de surface et nous permette de nous libérer de nos « illusions grammaticales » (PI, I, 110) en reportant notre attention sur un certain nombre de vérités simples et ordinaires que leur évidence même nous empêche de saisir. Dans la Préface aux Recherches, Wittgenstein avait déjà comparé sa tâche à celle d’un dessinateur (il semblerait que le mot « Zeichner » en allemand souligne davantage la compétence professionnelle du dessinateur que son art proprement dit) esquissant les croquis d’un paysage depuis de multiples directions afin d’obtenir une vue d’ensemble complète de ce qui était, certes, tout à fait visible, mais qui ne pouvait être embrassé d’un seul coup d’œil. C’est précisément dans le but de parvenir à ladite « vue synoptique » que Wittgenstein parle de la nécessité de découvrir ou d’inventer des cas intermédiaires (c’est-à-dire des jeux de langage) qui aideront le philosophe à se détourner des cas exceptionnels susceptibles de l’induire en erreur en le ramenant à la règle ; autrement dit à se détourner de la tendance à vouloir spéculer sur la nature de la pensée et de la réalité en le ramenant à ce que nous faisons effectivement avec les mots.

13C’est toutefois l’influence de Freud qui est le plus nettement perceptible ici ; car la philosophie ne se fait pas thérapie mais art thérapeutique (PI, I, 133). Cet art thérapeutique tend à développer toutes sortes de techniques en vue de guérir le philosophe de sa tendance obsessionnelle à considérer le rapport du langage au monde comme étant exclusivement une affaire de représentation. La tâche philosophique hertzienne de Wittgenstein consiste à élaborer des techniques spirituelles pour y parvenir. Son artisanat spirituel est éminemment littéraire sans pour autant être « de l’art ». Mais quelle relation l’art entretient-il donc avec la philosophie chez Wittgenstein?

6 – Art et philosophie dans la pensée de Wittgenstein

14Wittgenstein considère que, tout en entretenant une relation déterminée à l’art, sa manière de philosopher doit toutefois en être distinguée. En 1930, celui qui fut autrefois le disciple de Schopenhauer écrit : « Il me semble cependant qu’outre le travail de l’artiste, il existe encore une autre façon de saisir le monde sub specie œterni. C’est, à ce que je crois, la pensée qui, pour ainsi dire, s’élève dans son vol au-dessus du monde et qui le laisse tel qu’il est – le considérant d’en haut, en vol. » La différence entre art et philosophie tient au fait que la philosophie, étant « non-poétique », n’est pas de l’art. En revanche, celle-ci s’apparente davantage à la religion en ce sens qu’elle dévoile simplement les choses telles qu’elles sont avec une certaine passion ou un certain sens de l’étonnement (en ce sens, Wittgenstein pouvait parler de sa façon de regarder les choses comme d’une façon typiquement religieuse, tout en niant être quelqu’un de religieux). C’est pour nous offrir cette claire vision hertzienne des choses que Wittgenstein s’efforce, tel un artisan, d’élaborer un ensemble de techniques spirituelles pour nous rappeler toutes ces choses excessivement importantes que leur simplicité et leur caractère familier nous empêchent de voir. Ces techniques reviennent à une curieuse façon de faire de la littérature dans le but de nous rappeler des faits frappants que la grammaire superficielle du langage nous incite à ignorer – par exemple, la pluralité des activités qui correspondent aux nombreux modes du « penser ». C’est pourquoi, il insiste sur le fait que la philosophie est nécessairement analytique sans pour autant correspondre à ce que l’on range conventionnellement sous la rubrique « philosophie analytique ». Cela aussi doit être considéré, à ses yeux, comme la pratique d’un artisanat, d’un artisanat qui, certes, produit des objets de toute beauté, mais d’une beauté qui ne peut être perçue qu’au prix d’un grand effort intellectuel.

15Traduit de l’anglais par Ludovic Soutif

Notes

  • [1]
    Mes discussions avec Kelley Hamilton sur Hertz, à la fois de façon générale et plus particulièrement sur la question de savoir si son programme d’axiomatisation de la mécanique a été un réel succès, m’ont été d’un grand bénéfice.