Énigme de la deuxième partie.
1Le titre de cet article exige dès l’abord une mise au point, afin d’éviter aussi bien les fausses attentes que les pré-compréhensions hâtives. Par nature, et selon leur origine notoire chez les Hindous et les Grecs [1], les énigmes sont des problèmes, des défis à l’intelligence humaine proposés par une intelligence divine ou humaine – en tout cas ce sont des défis, y compris sa conception des dieux, que l’intelligence humaine crée pour soi-même, et, ainsi, résolubles en principe.
2On ne connaît pas d’énigmes non résolues, et, par conséquent, j’espère que celle-ci se résoudra. Il sera d’ailleurs immédiatement très simple d’en identifier la provenance : il s’agit d’une lettre que Ludwig Wittgenstein envoya à Ludwig von Ficker, éditeur de Der Brenner [L’incendiaire]. Écrite en 1919, lorsque Wittgenstein avait 30 ans, cette lettre n’a ni date ni adresse. Je traduis les passages où se fait l’évaluation de l’œuvre à publier : « Et cela vous aidera peut-être si je vous envoie quelques mots sur mon livre, il n’y a pas grand-chose à tirer de sa lecture, j’en suis convaincu, car vous n’allez pas le comprendre. Le sujet va vous paraître complètement étrange, bizarre, mais en vérité il ne vous est pas étrange, puisque le sens du livre est éthique. J’ai auparavant voulu inclure dans la préface une phrase qui en fait ne s’y trouve pas, mais je vous l’écris maintenant parce qu’elle pourra être une clé pour vous. Je voulais écrire ceci : mon œuvre se compose de deux parties, la partie présentée ici et celle que je n’ai pas écrite [il souligne la négation]. Et c’est précisément cette deuxième partie qui est la plus importante. Les frontières de ce qu’est l’éthique sont tracées à travers mon livre, pour ainsi dire de l’intérieur. Je suis convaincu que la frontière de l’éthique ne peut être véritablement tracée qu’ainsi. »
3La lecture de ces quelques lignes exige que l’on s’y attarde, que l’on se penche sur les marques wittgensteiniennes de contenus et de déterminations, dont la portée a connu des fixations qui sont ici suspendues, en sursis. En premier lieu, Wittgenstein avait la certitude que le cadre, les exigences et les perspectives dans lesquelles se plaçait la revue de Ficker étaient avant tout éthiques, et donc, tout en prévoyant les lacunes de compréhension de Ficker, il sentait en même temps une atmosphère propice, qu’il appelait éthique. En deuxième lieu, la préface du Tractatus est très hors du commun : c’est une préface dans laquelle l’auteur avertit le lecteur de la difficulté, et même de l’impossibilité de lire l’œuvre, s’il ne se dispose pas au même genre d’expériences. C’est cette exigence que Wittgenstein impose dans sa préface, et qu’il répète, avec à présent une volonté supplémentaire – trouver le bon éditeur –, dans sa lettre à von Ficker.
4Enfin, il est indispensable d’éclaircir – ne serait-ce que provisoirement – les concepts de frontière et d’éthique chez Wittgenstein : il pense l’éthique à partir du concept de frontière, ou plutôt, le concept de frontière est l’un des concepts clé pour comprendre le concept d’éthique. La frontière est la limite de ce qu’il appelle dans le livre « le monde ». L’éthique est en rapport avec le dépassement de la frontière du monde (qui dans les écrits suivants deviendra contour et paysage ; alors que le concept d’éthique sera englobé par celui de forme de vie, l’accent étant mis sur le Was, en tant que pure existence, déplacé sur le concept de Wie, en tant que mode particulier de développement des existences humaines en communauté). En dépassant la frontière du monde, on ne passe cependant pas dans un autre monde, qui pourrait être exploré : bien au contraire ; en dépassant la frontière du monde on ne passe dans aucun monde. La frontière est abîme, l’une des images abyssales que nous trouvons chez Wittgenstein, et qui nous aide à comprendre ce qu’il entend par éthique. Il s’agit du sentiment, de l’expérience d’une énergie qui s’exprime par le choc contre un obstacle, parfois l’image des murs d’une prison. Le dépassement de cette ligne-limite ne peut, en vérité, être vérifié. Lorsque l’on passe de l’autre côté, l’on ne peut pas dire que l’on est passé de l’autre côté. C’est là l’idée de Wittgenstein : il y a une impuissance propre au bonheur éthique qui implique une insoumission à la description possible de l’énergie qui s’exprime sans rencontrer d’obstacle. Cette énergie passera dans l’art – et là nous découvrirons l’une des transfigurations si fréquentes et si admirables des concepts chez Wittgenstein, toujours dans le sens de la consolidation du point de vue ethnologique – ainsi : la meilleure description d’une peinture est une peinture, la meilleure description d’un poème, un autre poème ; et il y a un autre degré de description possible, qui n’est pas le meilleur degré, la récitation pour la poésie, un geste rythmique pour la musique (cf. Leçons et Conversations). Il affirme donc que les frontières de l’éthique ne pourront être tracées que de l’intérieur d’un texte qui se divise en deux parties, dont il n’a écrit que la première, l’autre étant la plus importante.
5Achevons la lecture de la lettre : « En résumé : il me semble que ce dont aujourd’hui l’on fait si souvent tant de bruit a été fixé par moi-même, en gardant le silence. Et, précisément pour cela, si je ne me trompe, le livre dira beaucoup de ce que vous voulez dire. Peut-être ne verrez-vous pas ce que le livre dit. Je vous recommanderais de lire la préface et la conclusion, parce qu’elles peuvent exprimer mon sens de façon beaucoup plus immédiate. » (Il se sert en conclusion de la célèbre proposition numéro 7 : « Ce dont on ne peut pas parler, il faut le taire. »)
6Cette lettre de Wittgenstein a provoqué un effet inverse de l’effet souhaité. En fait, Ludwig von Ficker n’a pas publié dans Der Brenner une œuvre, dont la particularité était d’être divisée en deux parties, séparées par une frontière indiscernable – la première partie écrite et la deuxième partie non écrite –, particularité plus intense encore car cette dernière, non écrite, était la plus importante des deux. Cette lettre trouble celui qui la lit car c’est une lettre où Wittgenstein, comme dans tout ce qu’il faisait, est d’une sincérité effrayante, presque arrogante, d’une franchise inclémente. Nulle part dans la lettre, il n’essaye de camoufler son étrangeté, il ne donne d’explications supplémentaires, qui permettraient à celui qui la reçoit d’être plus disposé à la compréhension de ce qu’il dit : il présente la pensée sur son œuvre de la façon la plus énigmatique, défiant la compétence même de l’éditeur en tant qu’éditeur.
7Détrompons-nous, nous ne sommes pas face au simple goût du paradoxe, il ne s’agit pas d’une sorte d’exercice libre auquel Wittgenstein applique son intelligence pour défier l’intelligence d’autrui. Cette lettre contient une énigme dont la résolution est donnée par la vie même dans l’œuvre de Wittgenstein. Cette énigme exige, comme c’est souvent le cas, une condition : que celui qui essaye de la résoudre traverse une expérience semblable, ou qu’il puisse imaginer une expérience analogue qu’il pourrait traverser, afin de se trouver dans le cœur de l’émetteur de l’énigme. L’expérience que Wittgenstein présente ici est une expérience qui naît de la sensation de l’énergie désireuse d’expression et, dans le même mouvement, du fait de comprendre que toute expression est condamnée, que toute l’énergie produite est une sorte de caricature vidante : vide de sens. Je reviendrai sur ce point plus avant, dans le cadre du concept de décadence. Je voudrais maintenant présenter un autre texte.
8Cet autre texte présente une appréhension semblable, mais non égale. Il s’agit d’une partie d’une conversation de Marcel Duchamp et d’Alain Jouffroy, incluse dans Une révolution du regard, et citée dans le célèbre livre d’Octavio Paz sur Marcel Duchamp, Marcel Duchamp, l’Apparence mise à nu… [2]. Nous pouvons y lire : « La peinture aujourd’hui s’est vulgarisée à souhait […]. Alors que personne n’ose intervenir dans une conversation entre deux mathématiciens, il est parfaitement normal d’entendre de longues conversations à dîner sur la valeur de tel peintre par rapport à tel autre. […] La production d’une époque est toujours sa médiocrité. Ce qui n’est pas produit est toujours meilleur que ce qui est produit » (p. 87). Cette conversation s’est déroulée près de cinquante ans après que Wittgenstein a écrit sa lettre. Face à l’affirmation de Duchamp, la lettre de Wittgenstein est une sorte de prophétie de son époque, ou plutôt, une réponse sensible à un défi de l’époque, immédiatement après la Première Guerre – lorsque dans la conscience de l’européen se forme une méfiance croissante vis-à-vis des dons, la peur de la fertilité, l’appréhension sur la valeur de ce qui était fixé précédemment, et qu’il est averti des crimes commis par le langage, voué à la production d’effets par le biais d’une manipulation réductrice, accélérée. Une conscience qui, littéralement, s’était présentée sous forme de la destinée de l’homme qui a vendu son ombre. Tous ces signes se retrouvent dans la lettre de Wittgenstein sur le Tractatus.
9Réfléchissant à la méfiance du don de fertilité, par exemple, nous y surprendrons un effet effrayant, d’autant plus que ses conséquences ne sont bien sûr pas uniquement artistiques. Elles sont vitales : la perte de confiance en la naissance, la perte de l’attente de la naissance de quelqu’un, la perte de cet espoir est un signe d’une forme de vie (expression chère à Wittgenstein, lors de sa maturité, et qui deviendra un concept décisif de son point de vue ethnologique) souffrant d’une grave incrédulité par rapport à ses propres contours, et qui fait l’expérience, parfois même réjouissante, de leur dissolution.
10Plus ou moins au même moment, Hugo von Hofmannsthal achève l’écriture d’un conte dont la première version prit la forme d’un libretto pour un opéra de Richard Strauss, La femme sans ombre [3]. C’est un récit absolument incantatoire et d’une violence presque mythique, car tout se passe sur un plan où nous ne savons pas si nous rêvons ou bien si nous sommes dans le rêve d’un autre, sentant que ce qui s’y passe est un secret que cet autre ne peut garder pour soi. Ce sont des plans de réalité séparés par des frontières très fines, à travers lesquelles il y a des transferts constants opérés par des forces oniriques. La femme sans ombre – venue d’un royaume lointain habité par des êtres qui ne connaissent ni la dureté, ni l’impénétrabilité, ni le poids de la matière – est celle qui, par amour, remplace pour toujours la légèreté par le poids, la transparence par l’opacité, acquiert un corps et épouse l’empereur d’un royaume dont nous ignorons, comme dans tant de contes de Hofmannsthal, le lieu et le temps. Mais le corps de l’impératrice garde encore des vestiges de sa patrie lointaine, c’est un corps qui n’est pas affecté par la lumière : la femme sans ombre est la femme qui ne peut concevoir. C’est le premier récit où nous entendons les appels des enfants qui ne sont pas nés. Il y a un long passage, dans ce texte, où Hugo von Hofmannsthal nous laisse entendre les mouvements et les sons que font les enfants qui sont près de naître, qui voudraient naître et qui demandent quelqu’un qui soit prêt à les écouter et à les recevoir.
11Quand j’ai lu le passage de Duchamp j’ai pensé à Hofmannsthal, qui se trouve dans une espèce de relation inversée par rapport au problème de Duchamp. Duchamp prolonge de façon plus ludique l’inquiétude wittgensteinienne. En d’autres mots, pour le philosophe, le langage que nous avons hérité est défiguré ; ce à quoi le langage était voué se trouve défiguré ou oublié ou ne nous importe plus ; le langage est un amoncellement d’hiéroglyphes à usage contrôlé et, dans ces conditions, dirait Wittgenstein, ce qui m’importe ne pourra jamais être dit ou ce qui m’importe n’a pas à être dit ou que m’importe une chose qui ait pu être dite. Cette pensée de Wittgenstein surgit chez Duchamp de façon plus brutale et en même temps plus ludique, car Duchamp, en principe, ne parle pas de lui-même. Par contre Wittgenstein, précisément, parle de lui-même, il dit qu’il se trouve dans une situation d’impuissance : il n’a pas écrit la deuxième partie de l’œuvre et c’est là la partie la plus importante. Il convient de souligner que le lecteur est prévenu de cette impuissance, mais pas contre elle ; en vérité, elle constitue le plus grand éclat qu’une œuvre puisse posséder. Selon Wittgenstein, le plus grand éclat d’une pensée est d’éviter l’imposture, ne pas faire semblant de pouvoir parler de ce dont on ne peut parler – exemple le plus lamentable de l’absence de sens. Rappelons l’observation de Wittgenstein écrite quelques années plus tard, où il déclare que philosopher la bouche édentée est la meilleure façon de philosopher : « Je me sens (parfois) comme si je philosophais déjà la bouche édentée, et comme s’il me semblait que parler la bouche édentée en fût la manière la plus authentique, la plus valable. » (Vermischte Bemerkungen, 1932-34). Duchamp est plus libre, préparé pour le jeu, libéré de contraintes et d’exigences morales, et il est donc aussi plus ironique, un destructeur distancié, justement parce qu’il n’est pas entièrement soumis à ce qu’il dit. Il ne parle pas de lui : il parle des époques ou des hommes de ces époques, et en même temps il veut, par principe, se placer à l’abri de tout jugement, étant donné son scepticisme par rapport à toute forme critique liée de près ou de loin au « goût » et à l’« odorat ». Revenons au texte cité : il affirme d’abord que l’art est tombé au niveau de la plus basse médiocrité. N’importe qui, quelles que soient ses connaissances, se sent autorisé à discuter avec n’importe qui au sujet de la peinture.
12Ici il faudrait introduire le mot décadence, un mot-clé pour décrire le sentiment qu’a l’européen de lui-même, par l’intermédiaire de la vision que sa connaissance de l’histoire lui donne, concept utilisé constamment depuis, au moins, le Voyage en Italie de Goethe, et qui, comme on le sait, a jouis avec Nietzsche d’une postérité sans faille. Lorsqu’il parle de décadence, Wittgenstein évite l’usage du terme – et s’il l’utilise, il met en garde contre une utilisation imprudente – de peur de tomber dans des lectures nietzschéennes ou ouvertement nihilistes, qui se complaisent dans leur propre destruction, car ce qui se manifesterait alors, ce serait un mépris pour une certaine forme/moment d’une culture supprimant toute possibilité d’exercice de la méthode ethnologique. Citons deux passages révélateurs, où le mot décadence est utilisé uniquement pour décrire quelque chose qui est arrivé : 1. « Vous pouvez faire une image de ce qu’il vous est loisible d’appeler une très haute culture, par exemple la musique allemande du siècle dernier et du siècle précédent, et de ce qui arrive quand celle-ci se dégrade ; une image de ce qui arrive en architecture lorsque vous voyez des imitations – ou lorsque des milliers de gens portent leur intérêt sur des détails infimes » (Leçons et Conversations, I, § 22) ; 2. « […] La culture est pour ainsi dire une grande organisation, qui attribue à chacun la place qui lui revient, place de laquelle il peut travailler dans l’esprit de la totalité, et où sa force peut être, assez justement, mesurée à l’aune du succès par rapport à cette totalité. Cependant, dans une époque de non-culture [Unkultur], les forces se fragmentent et l’énergie de l’individu se perd dans les forces d’opposition et dans la résistance à la friction, et ne se mesure pas à la distance de chemin parcouru, mais peut-être, plutôt, à la chaleur engendrée par le dépassement de la résistance à la friction " (Vermischte Bemerkungen, 1930).
13Wittgenstein sait que, dans une époque de grande culture, l’expression possède une physionomie qui n’est pas celle qu’il a devant lui. L’énergie des individus ne peut être évaluée qu’en rapport avec la totalité, qui se constitue conceptuellement en forme de vie. Dans les époques de décadence, dans sa propre époque, il voit à l’œuvre un processus de désagrégation, un travail de dissolution qui mène à la production d’objets privés d’expérience commune, les individus qui veulent s’exprimer exerçant une force qui se consume dans la résistance à la friction. C’est une mauvaise situation, mais Wittgenstein n’a pas droit au geste de condamnation. Se sentant impuissant face à l’art de son temps, qu’il ne parvient ni à apprécier ni à comprendre, il n’en retire cependant pas un jugement de valeur. En d’autres mots, il ne reconnaît qu’une dégradation du grand art, mais cette expérience ne le pousse pas à diminuer ou à mépriser les hommes qui le pratiquent. Plus tard, à la fin des années quarante, les désillusions sur son époque, traversées par une conscience simultanément inactuelle et lucide, se dirigent de préférence vers l’architecture : « L’architecture immortalise et glorifie quelque chose. C’est pourquoi il ne peut y avoir d’architecture lorsqu’il n’y a rien à glorifier. » (V.B., circa 1949) Bien entendu, ceci nous interdit de réduire la complexité du point de vue dans lequel se place Wittgenstein pour parler de décadence, marqué par une forme de cécité voyante : il s’agit plutôt de l’incapacité, dont il ne se félicite pas, de connaître l’expérience de la grandeur et de l’absorber comme un sentiment de vénération.
14De son côté, Duchamp dit que l’art est entré en décadence, puisque si n’importe qui peut en parler comme bon lui semble, alors il ne vaut pas grand-chose. Nous l’apprenons par l’espèce de jugement paradoxal supra historique qui s’ensuit (bien proche, au fond, de la pensée puritaine, qui regrette l’existence, toujours impure), ce qui a été produit représente la médiocrité d’une époque. Ce qu’il dit ne présuppose pas une hiérarchie des œuvres : ce qu’il dit est que toutes les œuvres produites au cours d’une époque sont médiocres. En plus, savoir s’il se réfère à d’autres époques, ou bien, s’il considère que cette époque est la sienne n’est pas important : ce qui n’a pas été produit est toujours meilleur que ce qui a été produit. Et ceci semble, en première lecture, tout aussi scandaleux que ce que Wittgenstein écrit dans sa lettre – un éloge de l’impuissance : ne pas faire vaut mieux que faire. Nous avons déjà entrevu, en partie, la portée de cet éloge chez Wittgenstein. Cependant, dans le cas de Duchamp, cet éloge de l’impuissance recouvre un grand ennui de ce que nous avons, de ce que nous avons produit et qui est ce que nous avons. Ce que nous n’avons pas produit nous ne l’avons même pas par pressentiment, ce n’est pas le son ou le geste de l’enfant qui demande à naître du conte de Hofmannsthal.
15Revenons à la deuxième partie inexistante, à la deuxième partie non écrite, et à son rapport avec la proposition 7, l’injonction au silence, l’injonction de se taire. Pourquoi vaut-il mieux se taire que parler? Il y a un vieux dicton, très répandu, qui dit : « le silence est d’or » – cela semble s’inscrire dans le cadre de l’injonction wittgensteinienne. Cependant, « le silence est d’or » s’applique à une autre forme de silence : c’est une règle de prudence, qui implique de devoir reconnaître les dangers qui adviennent du fait de parler, de mettre à nu, de s’engager, et qui est reliée à une forme de sagesse proche de Confucius. Ce silence n’a aucun rapport avec l’injonction au silence de la fin du Tractatus. Se taire vaut mieux que parler lorsque le silence est le signe de quelque chose qui n’est pas prudence : c’est alors le signe que l’on a compris quelque chose et qu’il n’est pas possible d’exposer cette compréhension, qu’elle ne pourra pas être validée par le rapport humain de la communication. On a compris l’impuissance du langage et cette compréhension nous prépare, comme un acte lustral, à l’acte de contemplation, d’où renaîtront l’amour et l’admiration pour le langage. Aucun texte ultérieur de Wittgenstein ne démentira ceci.
16Il y a dans les affirmations de Duchamp une atmosphère apocalyptique imprégnée d’ironie sceptique, qui en même temps déteint son caractère terrible. En vérité, la déclaration de Duchamp n’est plus un jugement de valeur, dans la mesure où le point de vue va au-delà des lieux et des temps analysables, comme s’il se situait au Jugement Dernier : aussi bon qu’il soit, l’art est vidé, réduit à quelques uns, il devient sa propre caricature, il peut disparaître sans qu’on n’en sente le manque, même s’il est de qualité – c’est l’idée. Ceci semble lié à quelque chose que Wittgenstein dira plus tard, dans ses Remarques Mêlées, déjà citées, au cours des années trente. Il raconte qu’en rêve lui vint un thème musical qu’il reproduisit sur une portée de musique, et dont la transcription linguistique aurait été : « I destroy, I destroy, I destroy ». Duchamp se retrouve, lui aussi, sur cette tonalité musicale. Sa critique de notre époque, ironique, impertinente et distanciée, est chargée d’une conscience de la stérilité de l’art qui le mène à défendre des actes systématiques de destruction, qui le poussent à chanter le même thème que Wittgenstein. Cependant celui-ci ne s’arrête pas à cette pierre de la destruction, il sent toujours l’échec qui le fait parler, et jusqu’au bout il voue une fidélité à ses propres inquiétudes, d’autant plus remarquable que ses métamorphoses en rendent la matrice plus reconnaissable. À l’inverse, Duchamp dompte l’échec, de façon à pouvoir répondre aux innombrables entretiens qu’il concède au long de sa vie, malgré lui, personnage historique, et en même temps il ne se prive pas de se créer un musée personnel, se mettant prudemment à l’abri de l’apocalypse annoncée. C’est pour cette raison qu’ils ne pourraient être frères, même s’ils semblent proches.
Lettre manuscrite de Wittgenstein à L. von Ficker, 14.7.1914.
Lettre manuscrite de Wittgenstein à L. von Ficker, 14.7.1914.
Archiv Brenner, Innsbruck.17Aidons-nous maintenant d’un autre texte, mieux à même éclairer les contours de ce tableau, l’ABC de la lecture, d’Ezra Pound [4]. Dès le premier chapitre, Pound raconte une histoire qui m’a toujours impressionnée, et qui est comme une énigme dont je crois parfois détenir la clé, qui à chaque fois m’échappe, et qui maintient vivante la première perplexité. Il dit : « Aucun homme ne peut être capable d’une pensée moderne tant qu’il n’a pas compris l’anecdote d’Agassiz et du poisson : Un étudiant, comblé d’honneurs et de diplômes, se rendit chez Agassiz pour y passer ses toutes dernières épreuves. Le grand homme lui présenta un petit poisson et lui demanda de le lui décrire. L’étudiant : « Ce n’est qu’un poisson-lune. » Agassiz : « Je le sais bien. Écrivez-en une description." » Au bout de quelques minutes, l’étudiant revint avec la description du Ichtus Heliodiplodokus, ou quelque autre terme qui sert à masquer le commun poisson-lune à l’entendement des foules, de la famille des Heliichterinkus, etc., comme il est dit dans les traités d’ichtyologie. Agassiz demanda à l’étudiant de lui décrire à nouveau le poisson. L’étudiant lui rapporta un essai de quatre pages. Agassiz lui dit alors de regarder le poisson. Au bout de trois semaines le poisson était dans un état de décomposition avancée, mais l’étudiant commençait à le connaître. »
18Il y a plusieurs interprétations possibles de ce que Pound a voulu nous montrer avec cette histoire – voyons : quand nous connaissons, nous détruisons ou bien nous ne pouvons connaître que ce qui est en décomposition ou bien nous ne pouvons connaître qu’en abîmant, lorsque ce que nous avons devant nous peut être ouvert, coupé, disséqué, divisé, c’est-à-dire, l’acte de connaissance ne se réalise jamais in vivo. Ou encore, nous ne pouvons connaître que si nous passons un mauvais moment et lorsque nous nous décidons à en retirer quelque chose, lorsque ce mauvais moment n’est pas inutile. C’est ce qui semble être absent des mots de Duchamp : il n’y a pas la décision de passer un mauvais moment, et il ne semble pas y avoir l’espoir qu’il ne soit pas inutile. Au contraire, chez Wittgenstein ressort le fait que la compréhension de ce qui nous importe oblige à une certaine expérience – héritier en cela, comme d’ailleurs le moderne Ezra Pound, de la phrase du chœur d’Agamemnon d’Eschyle, « par la souffrance, la connaissance ». Dans le lien entre l’histoire racontée par Pound et l’évaluation de notre époque faite par Duchamp, il y a cette distance entre l’homme qui est profondément engagé dans l’acte créatif et l’homme qui nourrit une méfiance et un scepticisme rythmiquement renouvelés et ironiquement vaincus. De son côté, Wittgenstein se place en un lieu de contemplation, près du lieu où s’est placé le jeune diplômé, devant le poisson pourrissant, le lieu du philosophe (pour Pound, c’est le lieu qui attend le poète), et qu’il évaluera dans les années quarante de façon tellement sombre, soulignant son manque d’originalité, incapable de surprendre et de produire du neuf, seulement apte à présenter de nouveaux rapports, paraboles, Gleichnisse. À notre avis, une variation sur le thème de la deuxième partie non écrite. En fait, son désespoir n’est égalé que par la non-reconnaissance de sa propre grandeur, qui se traduit précisément dans la présentation de nouveaux Gleichnisse.
19Cette vision de Pound de la poésie moderne nous oblige donc à mettre un élément de destruction dans tout mouvement de connaissance, ce qui contribue à souligner sa dimension initiatique. Essayons de mieux éclaircir cette idée : cette destruction n’est pas, avant tout et surtout, celle de la chose à connaître, ici la décomposition du poisson. Avant tout, la destruction se trouve du côté de celui qui connaît, et non dans, ou uniquement dans les opérateurs analytiques dont il pourrait se servir ; elle est dans la résistance, propre de celui qui est engagé à décrire, à la nausée de la décomposition. Cette initiation n’est possible que moyennant une telle souffrance auto-infligée, mais qui n’est auto-infligée qu’en partie, au sens où il ne s’agit pas d’une décision contrôlée par la volonté – la souffrance est impliquée dans la relation que nous avons avec la chose que nous voulons connaître. L’enseignement de l’histoire d’Agassiz et du poisson appartient à un siècle où un philosophe écrivit à un éditeur en lui proposant de publier un texte en deux parties, la partie non écrite étant la plus importante ; il appartient au siècle où un homme, sorte d’hybride, Duchamp – artiste d’un côté, critique de l’autre, et dans les deux cas prenant nos attentes à rebours –, se décida à évaluer sa propre époque comme une époque d’incrédulité par rapport à l’art, et conclut (ou supposa) que l’art que l’on n’a pas produit est toujours meilleur que celui que l’on a produit. Or il y a un autre récit, où le désespoir devant l’art a avalé le peintre lui-même, et l’a annihilé. C’est une sorte d’anticipation, tout à fait unique en littérature, du malaise par rapport à l’art, à la philosophie, et en particulier de la conscience aiguë de la suprême importance de la deuxième partie non-écrite d’une œuvre, la plus importante… Il s’agit d’une nouvelle de Balzac, « Le chef-d’œuvre inconnu » [5], qui se déroule dans le siècle de Poussin, dans le siècle de la grande éclosion du classicisme français. Poussin a à peine vingt ans, arrive à Paris et décide d’aller visiter l’atelier d’un peintre très célèbre à l’époque, Porbus. En montant l’escalier, il comprend qu’un homme âgé, à l’allure particulière, se dirige au même endroit. Et comme il était terrifié à l’idée de devoir frapper, il profite de la circonstance de ce que le vieux connaisse Porbus – puisque celui-ci lui ouvre la porte et l’appelle « maître » – pour entrer avec lui.
20Cet autre personnage – Frenhofer, c’est son nom –, tout en étant considéré par ses admirateurs et amis comme « le maître », est un peintre plongé depuis dix ans dans un désespoir incommensurable, et il peint ce « chef d’œuvre inconnu » que personne n’a jamais vu. Grâce à un stratagème de Poussin, il les ramène chez lui et leur montre le tableau. Poussin et Porbus sont atterrés, absolument atterrés. Ce qu’ils voient est une toile recouverte d’innombrables taches, placées les unes sur les autres avec toute la connaissance du placement des taches les unes sur les autres. Ils commencent à le regarder à partir de tous les points de vue, de toutes les distances, demandant à chaque fois une illumination plus intense. Frenhofer prend tout ceci comme une attention portée à l’œuvre, mais les autres sont tout à fait perplexes, à la recherche de quelque chose qui les libère de ce qu’ils sentent. Et subitement ils trouvent les vestiges d’un pied, qui émerge d’une multitude infinie de taches superposées, comme s’il avait échappé à la voracité de ces forces indomptables. C’est quelque chose qui temporairement remplace la terreur qu’ils sentent face à ce vide taché, annihilant, et qui oblige l’un d’eux à avouer, après un long silence : « Mais ce n’est rien du tout ! ». Pris d’une colère mortelle, Frenhofer les expulse, non sans délicatesse. Il les renvoie d’un « bonsoir, mes amis ». Le lendemain, le peintre est trouvé mort et toutes ses œuvres brûlées.
21Ce chef-d’œuvre inconnu, que certains prennent pour une prémonition de l’art abstrait, témoigne plutôt de la perception très aiguë que montre Balzac de l’enfer ou de l’abîme dans lequel peut tomber celui qui veut faire l’ultime tableau. L’ultime tableau, c’est-à-dire celui d’où l’échec serait absent. Et c’est la situation dans laquelle se trouve le peintre de Balzac, et également, d’une certaine façon, Wittgenstein. Et, cependant, non seulement il ne brûle pas ce qu’il a écrit, il ne brûle pas la première partie, comme il n’a pas l’intention d’écrire la deuxième, et c’est là la condition intime de sa grandeur : il n’y a pas de volonté d’exécuter l’ultime tableau, démesure moderne que seul un autre procédé moderne peut racheter, et qui est l’obéissance à l’échec. Louise Bourgeois a compris ce procédé mieux que personne : « Le sens de l’art moderne est de trouver constamment de nouvelles façons de s’exprimer, d’exprimer les problèmes, hors des voies établies, sans approche fixe. C’est une situation douloureuse, et l’art moderne traite de cette situation douloureuse qui est de n’avoir aucune voie absolument définie d’expression […] la douleur de ne pas pouvoir s’exprimer de façon appropriée […] » [6]. Et c’est cette tension indestructible, l’énergie générée par l’attente, effort toujours vers l’avant, puissance à se dépasser, à aller au-delà des limites, sans terme, qui feront que toute pensée future se convertisse, chez Wittgenstein, en tendance à l’ajournement de la dernière œuvre : l’échec sera toujours son fidèle secrétaire.
Notes
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[1]
cf. Giorgio Colli, La sapienza greca I - Dioniso. Apollo. Eleusi. Orfeo. Museo. Iperborei. Enigma, Adelphi Edizioni, Milano, 1977 et Louis Renou, Anthologie SansKrite, Payot, Paris, 1947)
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[2]
trad. par Monique Fong, Coll. Les Essais, NRF, Gallimard, Paris, 1977
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[3]
trad. et présenté par Jean-Yves Masson, Coll. Der Doppelgänger, Verdier, Lagrasse, 1992
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[4]
trad. par Denis Roche. Coll. Idées, NRF, Gallimard. Paris, 1967
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[5]
Le chef d’œuvre inconnu et autres nouvelles, édition présentée et annotée par Adrien Goetz, Coll. Folio, Gallimard, Paris, 1994
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[6]
Destruction of the father. Reconstruction of the father. Writings and Interviews 1923-1997, edited and with texts by Marie-Laure Bernadac and Hans-Ulrich Obrist. Violette Éditions, London, 1998, p. 166