L'ordinaire et l'inquiétant
1Stanley Cavell, l’un des plus importants philosophes étasuniens, est né en 1926. Professeur à Harvard, il s’est fait connaître notamment par son ouvrage, Les voies de la raison. Le scepticisme, la moralité et la tragédie, paru en anglais en 1979 et en français en 1996. Grand connaisseur des œuvres d’Emerson et d’Austin, de Nietzsche et de Wittgenstein, Stanley Cavell a considérablement varié ses objets d’étude, puisqu’il a écrit sur les pièces de Shakespeare, mais aussi sur l’ontologie du cinéma ou encore sur le cinéma hollywoodien pour étudier la comédie du remariage. Il propose aujourd’hui une pensée originale sur le langage et sur les possibilités d’un accord social et langagier qui conditionnent la vie en commun.
2FRANÇOIS NOUDELMANN : Stanley Cavell, tout d’abord, vous êtes présenté comme un philosophe américain. Est-ce bien sensé de définir ainsi une philosophie par son ancrage territorial, national ou culturel? Vous connaissez bien sûr l’opposition habituelle qu’on fait entre philosophie anglo-saxonne et philosophie continentale. Aux États-Unis on sait la frontière étanche qui sépare les analytiques – même si vous n’êtes pas forcément un analytique – des philosophes de l’interprétation. Pourriez-vous dire si ces distinctions ont du sens pour vous, d’un point de vue à la fois institutionnel et d’un point de vue personnel?
3STANLEY CAVELL : J’aimerais pouvoir dire que cette distinction ne compte pas, et que nous allons pouvoir philosopher tous ensemble sans prendre en compte ces affaires de nationalité. En fait, il faut en tenir compte. La première distinction que vous avez posée entre philosophie continentale et philosophie analytique, ces deux appellations sont assez terribles, puisqu’elles sont fausses toutes les deux. La philosophie continentale est une philosophie d’analyse, et la philosophie analytique vient d’une tradition continentale, puisqu’elle puise ses sources jusqu’à Descartes. Mais tout ça ne compte pas. Ce qu’on peut dire sur la formation institutionnelle des philosophes américains, c’est qu’elle est très rigoureuse, très sévère, et qu’elle exclut beaucoup de choses. C’est aussi dans le style de leur pensée, mais qu’est-ce que le style, jusqu’où va le style, quelle est son importance?
4Plusieurs de mes collègues philosophes américains n’ont pas lu certains des textes qui définissent la grande tradition philosophique occidentale, alors même que la philosophie analytique, bien sûr, est venue aux États-Unis, d’Europe Centrale, de Berlin, de Vienne, etc. En fait, je crois que l’inspiration de faire de la philosophie un sujet, une discipline internationale, est une inspiration que je partage, mais elle n’est pas encore réalisée. Donc une des choses qui est vraiment fondamentale, c’est, pour un philosophe, de faire irruption, de pénétrer dans sa propre culture. Autrement l’on en est réduit à une discussion superficielle qui est à peu près du niveau de celle qu’on pourrait avoir avec un inconnu dans un avion, lors d’un vol transatlantique. Il faut donc entrer en profondeur dans sa propre culture, essayer de la connaître, de la critiquer, de connaître son inconscient.
5Pour revenir à l’autre dimension que vous suggériez, sur la notion de philosophie américaine, certains de mes collègues philosophes américains s’opposent à cette notion. Moi, par ailleurs, je constate que certains textes qui ont pu compter pour moi, qui comptent le plus pour moi, ne voyagent pas très bien. Ainsi Emerson, dont vous avez cité le nom, et puis aussi son disciple Thoreau, qui, pour moi, sont des penseurs rigoureux, des philosophes à part entière, or cette dimension est vraiment contestée par la plupart des philosophes américains. Tout le monde connaît ces textes aux États-Unis, ils font partie de la culture scolaire fondamentale, mais la dimension philosophique est vraiment – enfin, c’est en train de changer – vraiment très contestée.
6D’autre part, il y a une tradition proprement américaine qui est reconnue, qui est la tradition pragmatique, qui a préparé de fait la réception aux États-Unis du positivisme logique européen, une tradition pragmatiste qui accorde un primat essentiel à la science. C’est elle qui a constitué la formation de départ pour les universitaires américains, avant même le positivisme. Et donc ces deux éléments, le pragmatisme et le positivisme, m’ont semblé, dans le cadre de l’Université, insuffisants pour rendre compte d’un certain nombre de réalités qui comptaient pour moi, et en particulier des réalités artistiques.
7Et c’est ainsi que je me suis tourné vers ces Américains différents – donc Emerson, Thoreau – parce qu’ils me semblaient, à ma grande surprise, me permettre de vraiment questionner des pratiques artistiques plus larges, qui étaient justement essentielles pour moi.
8F. NOUDELMANN : On voit bien qu’il y a pour vous une question de style, pas au sens rhétorique, mais au sens du style de la philosophie, effectivement, et je crois que c’est important de souligner votre ouverture à l’art et le fait que vous n’êtes pas resté dans la dépendance du modèle de la science, comme certains de vos collègues. Est-ce qu’on pourrait maintenant revenir sur votre itinéraire intellectuel et savoir comment on peut passer de l’enseignement d’Austin à la découverte d’Emerson et aux textes de Wittgenstein? Quels ont été les grands jalons intellectuels de votre pensée?
9S. CAVELL : Je veux dire tout d’abord que je suis venu tardivement à la philosophie, après tout un cursus d’études musicales très importantes, non seulement la pratique de la musique, mais aussi, et surtout, les études de composition. Et à un moment donné, il y a eu une crise qui s’est produite, une crise aussi bien intellectuelle que spirituelle, et de cette crise est sortie ma vocation philosophique.
10F. NOUDELMANN : Quels sont les instruments que vous avez pratiqués et quel type de musique avez-vous composée?
11S. CAVELL : L’instrument que j’ai vraiment travaillé très sérieusement, est le piano. Et puis à côté de ça, de manière plus dilettante, disons, le saxophone et la clarinette, en fait pour la pratique du jazz, de l’improvisation. En fait, ma mère était pianiste, concertiste, ce qui fait qu’évidemment, lorsque je jouais du piano à la maison, il fallait faire très attention à ce que je jouais et à la manière dont je le jouais, parce qu’elle était une auditrice très sévère. Et par ailleurs, il y avait des établissements tout autour de notre maison où on allait le soir pratiquer le jazz de façon très très informelle. Mais pour ce qui est de la composition proprement dite, assez rapidement je me suis aperçu que je n’étais pas satisfait de ce que je composais ; j’avais l’impression de ne pas parler, de ne pas m’exprimer dans cette composition.
12F. NOUDELMANN : Et vous en êtes venu à la philosophie.
13S. CAVELL : Effectivement, c’est de cette crise que je suis venu à la philosophie, et j’insiste vraiment sur le fait que c’est très bien qu’une crise intellectuelle et morale mène à la philosophie ; c’est une bonne manière d’aborder la philosophie, parce qu’en effet, si notre âme est dans les ténèbres, si nous sommes dans une dépression profonde, à ce moment-là l’issue philosophique prend d’autant plus de place et de force ; il faut alors que la philosophie soit vraiment quelque chose de très important.
14Et donc au début de mes études philosophiques, j’ai été en contact avec de grands professionnels de la philosophie, de grands professeurs, et les techniques qu’ils m’ont enseignées étaient tout à fait remarquables et intéressantes, mais j’avais encore ce sentiment d’insatisfaction par rapport à une vocation intellectuelle, qui était ce que je recherchais.
15Et donc j’ai connu des va-et-vient, des hésitations : puisque j’avais quitté la musique, pourquoi pas quitter la philosophie? Il a fallu vraiment trouver une dimension spirituelle profonde pour que ça devienne ma vocation.
16F. NOUDELMANN : Votre apprentissage de la philosophie s’est fait par quel enseignement et par quels penseurs?
17S. CAVELL : Les professeurs dont j’ai parlé, les professeurs de philosophie, m’encourageaient. Mais vraiment le premier qui m’a montré que j’avais quelque chose à apporter à la philosophie, non pas seulement que j’avais quelque chose à en tirer, à y apprendre, c’est donc J.-L. Austin, grand professeur d’Oxford, qui est venu à Harvard à l’époque où j’y étais en doctorat, au milieu des années 1950. Et donc c’est vraiment pour moi la première expérience qui correspondait à la profondeur que, pour moi, doit avoir la philosophie. C’est évidemment une position personnelle, ce n’est pas pour dire qu’un contact livresque avec Kant ou Descartes ne peut être aussi fondamental, mais j’avais vraiment besoin de la perception de cette expérience personnelle. Austin en effet était un grand professeur ; certains le considéraient comme une personne très froide. Mais dans les contacts que j’ai eus avec lui – seulement à Harvard, jamais à Oxford – il était très encourageant, très généreux. Ce qu’on peut dire, c’est qu’il m’ouvrait des voies qui me semblaient très intéressantes, même si c’étaient des voies dans lesquelles il ne voulait pas forcément que ses étudiants s’engagent. Pour anticiper un peu, on peut dire que c’est un peu comme Wittgenstein, bien que ce soit des personnages très différents, c’est-à-dire qu’il y avait une espèce d’écart entre sa pratique et ce qu’il pouvait encourager ses étudiants à faire. Wittgenstein avait tendance peut-être à étouffer ou à sidérer ses étudiants par la puissance de sa pensée ; Austin était toujours très précis, très rigoureux. Mais il y avait quand même cette espèce d’écart entre sa démarche, sa pratique et ce qu’il encourageait ses étudiants à faire.
18F. NOUDELMANN : Venons-en précisément à Wittgenstein. Est-ce votre intérêt pour le langage, mais en même temps formé par Austin, qui vous amène à une pensée qui est pourtant différente, qui est plus renversante, en tout cas, à l’égard de la question du langage? Comment arrivez-vous à ces textes de Wittgenstein? Est-ce par le biais de l’enseignement d’Austin, ou par une approche personnelle?
19S. CAVELL : Évidemment, Austin a été une préparation à Wittgenstein et c’est vrai, le rapport immédiat entre les deux, c’est leur préoccupation commune pour le langage ordinaire, même si bien sûr, quand on regarde, ce n’est pas un langage si ordinaire que cela. Et puis, aussi, l’on s’aperçoit que c’est un intérêt qui est finalement peu partagé par la communauté philosophique. En effet, à l’époque, beaucoup de mes camarades se trouvaient découragés et s’éloignaient de ce type de pratique, découragés tout simplement par la banalité de ce qui semblait se dire et des réflexions qui étaient proposées. Et moi-même, la révolution qu’a été Wittgenstein, je l’ai perçue lentement, progressivement. C’est vrai qu’au début, Wittgenstein était pour moi un pragmatiste ; c’est quelqu’un qui s’intéresse au contexte, c’est quelqu’un qui s’intéresse au caractère public du langage, aux usages du langage. Et donc, cela ressemble à du pragmatisme. Mais, bien entendu, quand on réfléchit à ce que cela veut dire et qu’on veut mettre sous la même étiquette John Dewey et Wittgenstein, l’absurdité de la chose saute aux yeux, et pourtant elle continue encore d’être affirmée.
20F. NOUDELMANN : Sandra Laugier, vous qui avez énormément contribué à la découverte de la philosophe de Stanley Cavell, est-ce par ce biais finalement qu’il a obtenu une audience française, d’abord par une lecture de Wittgenstein?
21SANDRA LAUGIER : Oui, ça a été vraiment l’entrée pour le public français dans l’œuvre de Cavell, ce livre sur Wittgenstein ; mais je crois que cette entrée a suscité en France, dans le milieu philosophique, autant de difficultés qu’il y en a eu aux États-Unis dans les années 1960, au moment où vraiment la voix de Stanley Cavell s’est fait entendre. Car c’était là quelque chose de très différent du paradigme de la philosophie analytique qui s’établissait alors en Amérique. C’est l’époque où, après l’installation de la philosophie analytique issue du cercle de Vienne, de l’immigration autrichienne, une version « standardisée » de cette philosophie est devenue assez dominante dans les universités américaines, parce qu’elle a absorbé aussi l’héritage du pragmatisme. Donc ce qu’il y avait de très étonnant déjà dans le ton de Cavell dans les années 1960, c’est qu’il reprenait les auteurs phares de cette tradition analytique, Wittgenstein et Austin, mais pour en faire tout à fait autre chose, et pour vraiment les ramener à cette dimension de l’ordinaire qui était évacuée dans les usages classiques de ces auteurs, qui étaient des usages beaucoup plus logiques ou, justement, analytiques.
22Ce qui a été assez remarquable, ensuite, avec le travail que nous avons fait ensemble en France, Christian Fournier et moi-même, de traduction et de diffusion de l’œuvre de Cavell, c’est qu’on a vu apparaître – avec le retard habituel de la réception française – le même genre de résistance à l’œuvre de Cavell et à son approche spécifique de ces auteurs, puisqu’il y avait une double difficulté : d’une part la même difficulté qu’il avait rencontrée à l’époque, c’est-à-dire la possibilité d’une attention véritable à l’ordinaire, au commun, et puis des difficultés supplémentaires, dues au fait qu’en France on confond, évidemment, philosophie américaine et philosophie analytique, et qu’on en veut aussi une vision lisse et unifiée – et que cette pensée de Cavell cassait ces cadres préfabriqués. Arriver à penser une philosophie américaine qui soit hors de cette philosophie analytique dominante, standard, cela a été quelque chose d’assez difficile. Ce qu’il fallait vraiment arriver à faire comprendre, c’était cette dimension spécifique de la philosophie qu’est l’ordinaire, mais aussi la possibilité de plusieurs voies/voix en philosophie américaine.
23F. NOUDELMANN : Antonia Soulez, vous qui connaissez si bien les œuvres de Wittgenstein, par quel biais avez-vous rencontré la philosophie de Stanley Cavell et cette notion d’ordinaire? Est-ce que véritablement vous la suivez, aussi bien chez Wittgenstein que chez Cavell?
24ANTONIA SOULEZ : Eh bien, j’ai rencontré l’œuvre de Stanley Cavell par ma voie propre, à travers le motif de la composition. Et c’est cela qui m’est le plus essentiel, je crois. Et c’est de ce motif compositionnel, que je tire de cette expression de Wittgenstein qu’on trouve dans une Remarque Mêlée que la philosophie ne devrait que dichten, c’est-à-dire composer – dichten, c’est vraiment la composition – des jeux de langage avec des concepts, question stylistique, que je suis venue à ce qui fait l’objet de quelques réflexions en ce moment : Wittgenstein et l’art. Mais pour moi, la question de l’art, ce n’est pas uniquement la question de l’art. C’est l’art tel qu’il se manifeste ou s’articule à travers l’œuvre, y compris philosophique ou autre – l’art n’a pas de frontière ; c’est plutôt une attitude par rapport à la langue. Ce qui prime à cet égard est le rapport à la langue, une certaine d’attitude de vie, Einstellung, que contient la notion de conversion, toujours liée à la volonté et pas à l’intellect froid. On peut aussi parler d’affinité, bref, on retrouve un peu ces expressions qu’Heidegger a largement utilisées lui aussi ; je pense toutefois que chez Wittgenstein l’approche de ces dispositions, de ces tonalités d’attitude est très singulière, pour une raison justement liée à l’art comme Wittgenstein le comprend. Alors, pour y revenir, l’ordinaire c’est l’expression anglaise, tandis que j’ai une préférence pour le mot naturel. Nous avons eu d’ailleurs, Sandra et moi, une discussion là-dessus fort intéressante, qui n’est pas close et qui rebondira sûrement, concernant la différence entre la langue naturelle, Umgebung, de « l’environnement » ou site, et la langue ordinaire qui s’oppose, elle, à la langue de l’expert. Tandis que naturel s’oppose à artificiel. Nous n’avons pas affaire avec ces couples de notions aux mêmes oppositions.
25F. NOUDELMANN : Stanley Cavell, est-ce que vous pourriez répondre à cette distinction entre langue naturelle et langue ordinaire?
26S. CAVELL : Effectivement, Wittgenstein utilise les deux termes : langue naturelle, langue ordinaire. Je ne suis pas sûr que ce soit vraiment différent – qu’il y ait une question de préférence pour lui là-dedans. La plupart du temps, il utilise langue naturelle, pour l’opposer à la langue artificielle, qui est donc en fait un héritage des constructions logiques des gens du cercle de Vienne, Carnap et à sa suite Quine aux États-Unis, donc à des résultats qui sont tout à fait admirables. Mais Wittgenstein se pose contre le logicisme, et donc il est du côté du naturel. Effectivement, cela prend sens par rapport aux distinctions entre naturel et artificiel, et avec l’ordinaire, il y a un certain chevauchement ; on peut confondre. Mais je crois que pour Wittgenstein, le langage ordinaire s’oppose à la façon dont la philosophie torture le langage. La philosophie rend le langage trop autonome et fait que le langage philosophique, le langage utilisé par la philosophie est trop résistant à ce que nous disons. Pour moi le langage ordinaire, c’est véritablement ce qui sort de ma bouche ; c’est ce que je dis. Évidemment, la question est la suivante : est-ce que ce que je suis en train de dire est à moi, est-ce que d’autres personnes peuvent vouloir dire la même chose? Mais c’est véritablement ce moment-là, le moment où le langage sort de ma bouche, et à la limite même, à un moment donné, c’est ce qui a arrêté ou bloqué ma pensée. Il y a un moment où le langage ordinaire est véritablement l’acte de parole et domine.
27S. LAUGIER : Juste un mot pour continuer la querelle avec Antonia à propos de cette notion d’ordinaire. Il me semble que c’est pour ces raisons mêmes qu’il vaut mieux parler d’ordinaire que de naturel, dans la mesure où cette notion d’ordinaire capture mieux, à mon avis, vraiment le point central de ce que dit Stanley Cavell, ce qu’il appelle « l’inquiétante étrangeté de l’ordinaire » de mon rapport à ma parole ordinaire, le fait que l’ordinaire, ça n’est pas du tout justement les croyances communes, ce qui nous vient d’abord, sinon ce serait simplement une pensée empiriste ou issue de l’expérience du commun, comme il y en a eu beaucoup auparavant. La découverte spécifique de Cavell, c’est vraiment l’idée que l’ordinaire est obscur, pas du tout évident, et que c’est peut-être la chose la plus difficile à atteindre.
28PATRICK VAUDAY : Je profite de cette incursion dans l’ordinaire pour poser une question à propos de votre intérêt pour le cinéma. Est-ce justement ce goût pour l’ordinaire et pour l’étrangeté de l’ordinaire qui vous amène à vous intéresser, à vous passionner et à nous passionner aussi pour le cinéma? Je me souviens en particulier de votre venue à Paris à l’occasion de la présentation des comédies du remariage. Est-ce que le cinéma justement est un lieu privilégié pour rendre extraordinaire ou étrangement inquiétant justement cet ordinaire dont vous parlez?
29S. CAVELL : Oui, je crois que c’est très juste comme perception de cet intérêt pour le cinéma. Pour moi le cinéma, effectivement, a toujours été ce qui est d’une familiarité extrême et en même temps ce qui présente la distanciation extrême. Et donc ma fascination pour le cinéma vient certainement de là. J’ai dit quelque part que le cinéma était pour moi l’image mouvante du scepticisme, c’est-à-dire donc absolument intime et absolument étranger. C’est donc quelque chose qui continue tout à fait à m’intéresser et à nourrir mon amour du cinéma. Pour revenir à ce qu’on disait plus généralement sur l’ordinaire et le langage ordinaire, c’est vrai que pour moi la philosophie doit être – surtout doit pouvoir traiter tous les sujets, c’est-à-dire la philosophie c’est aussi bien les choses les plus évanescentes, les plus fugitives, que les plus grands problèmes qui se trouvent chez Platon et chez Aristote. Et ça, pour moi, c’est Wittgenstein qui me l’a montré pour la première fois dans la philosophie, dans la remarque la plus frivole ou éphémère : « Toute philosophie est déjà un contenu. » Et le cinéma est aussi justement cette espèce d’art absolument intimiste et en même temps contenant toute l’étrangeté du monde. Et donc, le cinéma hollywoodien, c’est-à-dire le cinéma le plus populaire, le plus accessible à tout le monde et qui en même temps est celui qui, pour cette raison même, est rarement perçu comme étant problématique, étrange, mystérieux. Et donc mon travail est aussi, justement, d’étudier ce cinéma populaire pour en faire ressortir le mystère.
30A. SOULEZ : Pour reprendre cette question de l’ordinaire, je suis très sensible à cette discussion – à ces nuances entre l’ordinaire et le naturel. Je persiste à penser qu’il y a du naturel en un certain sens. Peut-être alors on pourrait le tourner autrement, en parlant d’ordre profond de l’ordinaire. Mais tout à l’heure Sandra parlait de l’inquiétante étrangeté de l’ordinaire ; je crois que c’est ainsi qu’on peut appréhender ce mystérieux ordre profond, auquel j’adhère tout à fait. Et alors ça me rappelle tout d’un coup cette expérience du grand physicien pragois, Ernst Mach, que Freud rapporte dans une note – puisque L’inquiétante étrangeté (1919, qui a donné son titre à l’ouvrage publié chez Gallimard), ne l’oublions pas – est le titre d’un opuscule de Freud. Le motif lui vient d’une expérience d’Ernst Mach qui raconte lui-même qu’un jour, sans y penser, il a surpris son reflet – le reflet de lui-même – dans un miroir et ne s’est pas reconnu. Et donc là, il y a l’inquiétante étrangeté de quelque chose qu’on devrait reconnaître tout de suite, immédiatement, et cette espèce d’étrange décalage, par lequel le proche vous apparaît comme intrus. Je crois qu’il y a cette inquiétante étrangeté chez Wittgenstein, que c’est tout à fait juste. Et c’est pour cette raison que l’ordinaire n’est pas accessible en lui-même, et qu’en fait il faut plonger dans sa culture. Et vous avez, Stanley Cavell, tout à l’heure parlé de connaître « son inconscient » – j’aurais aimé savoir exactement ce que vous voulez dire par là : plonger dans sa culture, ce n’est pas uniquement la critique de la culture ; c’est aussi refaire le chemin de ses appartenances, compte tenu de cette inquiétante étrangeté qui nous décadre par rapport à une communauté linguistique.
31S. CAVELL : Il y a beaucoup de fils ici à suivre, et j’aurais peut-être des difficultés pour vraiment savoir quelle direction prendre. Effectivement, cette question du rapport entre Freud et Wittgenstein est très délicate, très complexe, et c’est difficile d’y toucher de manière fugitive. Mais ce qu’on peut dire malgré tout, c’est que l’approche du langage qu’a Wittgenstein ne saisit pas ce que Freud enregistre, c’est-à-dire que l’inconscient qui peut sortir des choses que nous disons n’est pas l’inconscient freudien. Ce n’est pas seulement ce qui peut apparaître quand nous parlons de ce que nous ne savons pas. Autrement dit, il y a vraiment une résistance de Wittgenstein à Freud, et probablement il y aurait eu une résistance de Freud à Wittgenstein, même si les deux sont certainement très proches par certains côtés.
32Pour préciser, pour spécifier un peu plus ce rapport entre Freud et Wittgenstein, peut-être ce qu’on peut faire, c’est d’essayer de comparer ce qui est le plus caractéristique dans leurs méthodes. Ce qui est caractéristique de la méthode freudienne, c’est l’interprétation du rêve, la libre association, toutes les choses sur lesquelles Lacan insiste de façon très constante. Autrement dit, il s’agit de dire tout ce qui nous vient à l’esprit, tout ce qui nous passe par la tête, et c’est très différent de la technique de Wittgenstein. Chez Wittgenstein, il s’agit de faire fonctionner une grammaire, de produire des critères, de jouer à des jeux de langage. Donc on a affaire à des choses très différentes. Évidemment, ce qui est commun, c’est qu’il s’agit de mettre au jour, de mettre en lumière quelque chose que nous ne voyons pas et qui pourtant est là constamment, mais ce n’est vraiment pas du tout la même approche. Ce que je dirais, c’est qu’il y a là encore un travail à faire pour comprendre ce qui est ainsi révélé dans les deux cas, chez ces deux penseurs et par ces deux techniques.
33A. SOULEZ : Je ne pensais pas du tout poser une question savante sur les rapports entre Freud et Wittgenstein. C’est un grand sujet déjà bien abordé par de multiples auteurs. La question portait en réalité sur l’inquiétante étrangeté et l’expérience de Mach qui est à la source de cette expression, en tout cas chez Freud, et qu’on a retrouvée en parlant de l’ordinaire, comme étant finalement un problème d’inaccessibilité à ce qui est donné. Comment le donné, l’être-ainsi, se rend-il accessible alors même qu’on ne le trouve pas, qu’on ne l’atteint pas, qu’on ne le touche pas? C’était ma question.
34Maintenant, en ce qui concerne alors le rapport entre Freud et Wittgenstein, c’est à la fois proche et lointain, c’est sûr. Je dirais qu’il s’agit de deux approches de la grammaire – il y a une approche de la grammaire chez Freud, mais ce n’est pas au même sens que Wittgenstein. Chez Wittgenstein, la grammaire est toujours articulée et les critères d’intelligibilité sont toujours publics. Donc la direction est opposée ; la grammaticalité selon Freud tiendrait plutôt du « privé » pour Wittgenstein – qui, pour cette raison, ne la reconnaîtrait pas. Ce n’est pas la même. Là-dessus, je suis complètement d’accord.
35S. CAVELL : Pour revenir de manière pertinente sur cette notion de l’inquiétante étrangeté, il faut revenir à la définition de Freud : c’est l’invasion d’un familier par un autre familier. Il faut vraiment se concentrer là-dessus. Ce qu’on peut dire, c’est que c’est présent aussi chez Wittgenstein, un peu différent, mais c’est présent. Qu’est-ce qui se passe chez Wittgenstein? Nous sommes en train d’avoir une activité de langage dans l’activité de notre vie, nous parlons, nous achetons, nous faisons des choses, et puis tout d’un coup nous nous arrêtons pour réaliser que nous ne comprenons pas ce que nous sommes en train de faire. Et puis, quand nous réfléchissons, nous ne comprenons pas ce que nous sommes en train de dire. Donc c’est dans cette série d’étapes que pour moi il y a une expérience très similaire de l’inquiétante étrangeté chez Wittgenstein aussi. Et donc, l’expérience de la psychanalyse, dit Freud, est pleine de cette inquiétante étrangeté ; et mon expérience de Wittgenstein est aussi celle de l’inquiétante étrangeté. La question est alors : comment peut-on avoir cette chose commune, alors que c’est si différent?
36Extrait d’un entretien réalisé pour France-Culture, Paris, le 22 novembre 2002 Droits de reproduction réservés à France-Culture