Les degrés de l'éternité

1C’était un fait bien connu des amis de Mahler qu’il avait des sentiments, disons, ambivalents quant à l’idée de fournir un programme pour accompagner l’exécution de ses œuvres. Je propose de voir dans cette ambivalence non pas une bizarrerie personnelle qui lui serait propre, prise dans une mode éphémère, mais l’expression d’une qualité intérieure dont Mahler était conscient dans sa musique, comme si la vie de la musique, telle qu’elle s’était révélée à lui, avait subi un destin à la Cassandre, dotée d’une capacité parfaite à dire ou exprimer la vérité et affligée par le destin de la malédiction d’être à jamais victime de malentendus. Si c’est le cas, on peut donc comprendre la musique comme en arrivant à exprimer une condition qui s’était emparée du langage, de la parole humaine, en tant que tels, condition que j’appelle scepticisme, dont on tient en général qu’une forme nouvelle émerge à l’origine de la philosophie moderne chez Descartes, de là chez Hume, et de là dans la loi toujours en vigueur de Kant. Mais si le langage en tant que tel se trouve compromis, pour une raison ou pour une autre, dans ses facultés de référence et d’expression – de sorte que, tels les captifs de la caverne de Platon nous sommes hors d’état de nous assurer de la différence entre illusion et réalité, et donc, dans ce sens, nous ne savons jamais tout à fait ce que nous sommes en train de dire – comment les mots peuvent-ils nous satisfaire dans nos descriptions de l’expérience que nous faisons de la musique, qui elle-même reflète la condition, ou le destin, de la parole des hommes? Voilà une question qui me semble digne d’occuper quelque chose qui s’appellerait une philosophie de la musique.

2Je commencerai aujourd’hui mes remarques exploratoires en avançant quelques pensées et quelques thèmes que m’a inspirés au fil des années ma lecture des Recherches philosophiques de Wittgenstein où nous le trouvons qui dit : « Comprendre un thème en musique ressemble davantage à ce que c’est que comprendre une phrase que l’on ne pourrait d’abord se l’imaginer. » Wittgenstein ne fait pratiquement rien de plus, de manière explicite, avec cette pensée. Mais disons qu’elle signifie, entre autres choses, que comprendre une phrase, c’est entendre la musique qui en façonne la vie – par opposition à la théorie philosophique ancienne et toujours en vigueur, dont on peut dire que les Recherches de Wittgenstein dans leur ensemble entreprennent de la démêler, la théorie selon laquelle comprendre une phrase, c’est connaître les sens, c’est-à-dire les références, de chacun des mots qui la composent. Alors l’observation de Wittgenstein où il compare une phrase à un thème musical joue un rôle qui est, à mon avis, étrangement similaire à la glose que Mahler répétait sur sa musique et qui porte bien au-delà du morceau précis qui la lui a suggérée (en l’occurrence, le scherzo de la Deuxième Symphonie) : « Quand vous vous réveillez d’un rêve mélancolique, et que vous devez à nouveau faire face à cette agitation désordonnée et perpétuelle de la vie, à jamais incompréhensible, peut-être cela vous semblera-t-il affreux, comme les trajectoires des danseurs dans une grande salle de bal toute illuminée, où vous jetez les yeux de loin, du fond de la nuit noire, par une fenêtre fermée, sans entendre la musique qui les accompagne. Alors la vie vous semble privée de sens, le monde, déformé et fou. » (J’amalgame des phrases empruntées à deux lettres différentes de Mahler, citées par Constantin Floros dans son étude des symphonies, p. 63.) Par contrecoup, cela jette un jour justement sinistre sur la manière dont, pour Wittgenstein, les philosophes, succombant à la tentation de la métaphysique ou de la fausse transcendance ou du scepticisme, torturent la parole humaine, rendent fou le commerce entre les hommes, hors d’état ou refusant d’imaginer, de participer à – d’entendre la musique de – ces contextes touffus dans lesquels la parole fait sens à chaque fois de manière spécifique.

3Mais il y a, à mon appel ici au verbe du second Wittgenstein, une raison plus tangible ou historique : c’est qu’il est utile comme figure à partir de laquelle je puisse mesurer mes réactions (pour ce que j’ai pu en reconnaître et en verbaliser) à la fois à la musique de Mahler et au livre que Theodor Adorno lui a consacré. Adorno est de loin le penseur le plus souvent mentionné dans le copieux Mahler Companion publié par Oxford University Press il y a trois ans, et que l’on s’en réjouisse ou non, c’est le penseur de sa génération qui a le mieux réussi à prétendre avoir proposé une philosophie de la musique. Si bien que lorsque, comme moi-même, l’on doit considérer à quoi revient une telle prétention, on ne peut guère éviter de lui demander des comptes.

4Dans le tableau exhaustif et complexe que Leon Botstein offre au début du Mahler Companion pour poser l’arrière-plan viennois sur lequel les événements des textes du recueil se déroulent pour l’essentiel, il relève que Wittgenstein a exprimé l’opinion que la musique de Mahler ne valait rien, Wittgenstein se rangeant ainsi dans le camp de Karl Kraus et d’Adolph Loos, et s’opposant dans une large mesure à la sensibilité des artistes de la Sécession. Pourtant, dans l’antipathie de Wittgenstein – qu’il ne manque pas d’exprimer dans chacune des trois occasions où, dans le recueil d’extraits des Carnets de Wittgenstein publié sous le titre de Remarques mêlées, il cite le nom de Mahler – il me semble percevoir une certaine identification de Wittgenstein avec Mahler, (facilitée, assurément, et obscurément, par des similarités dans leurs origines culturelles). Wittgenstein remarque : « On devrait rejeter d’entrée de son esprit de telles comparaisons [à savoir, celles de notre travail avec les chefs-d’œuvre du passé héroïque de la musique, et j’ajoute de la philosophie]. Car si les conditions sont vraiment de nos jours tellement différentes de ce qu’elles étaient autrefois que l’on ne peut même pas comparer le genre auquel appartient une œuvre d’aujourd’hui avec celui d’œuvres antérieures, alors on ne peut pas non plus les comparer à l’égard de la valeur. Je fais moi-même sans arrêt l’erreur à laquelle je fais allusion. » Wittgenstein dit ailleurs à propos de son rapport au passé de la philosophie que son œuvre remplace la philosophie ; et encore ailleurs que l’histoire est tordue. Son rapport avec Mahler ne tient pas seulement à la réalité de doutes sous-entendus – et, par compensation, d’envolées sublimes – quant à la valeur de son propre travail, mais aussi à la radicalité du doute, à l’invention d’un nouveau terme critique (ou à la participation à ce dernier), celui d’indignité ou de valeur zéro, ce sentiment d’échec personnel quand l’on n’accède pas à la grandeur de son entreprise, où la grandeur a perdu sa mesure. Cette perte de mesure est l’un des traits de la modernité de ces figures, qui prend parfois la forme d’une incertitude quant à la question de savoir si leur œuvre est conservateur ou radicalement innovateur. On connaît bien la crise qui s’empara de Manier à propos de ce sentiment d’une grandeur rongée de l’intérieur et qui le conduisit à consulter Freud : j’y reviendrai.

5Ce qui est fondamental dans ma lecture des Recherches de Wittgenstein, c’est une crainte de l’inexpressivité ou de l’étouffement, et une crainte jumelle de l’expressivité incontrôlable et de l’exhibition. À mon sens, ce sont des concepts qui semblent requis dans l’expérience que j’ai de Mahler, tout comme des concepts associés et caractéristiques dans les Recherches de Wittgenstein, tels que celui de l’ordinaire, du quotidien, ou disons du banal, comme méthode et objectif de l’activité philosophique ; celui de devenir perdu au monde ; de la figure de l’enfant, qui est peut-être plus présente dans les Recherches philosophiques que dans aucune autre œuvre philosophique que je connaisse ; de la torture causée par l’inquiétude humaine, des menaces de folie et du songe de paix ; de la captivité dans laquelle une image vous tient ; de l’impulsion à comprendre de travers ; de la compréhension comme connaissance de la route à suivre ; d’une aspiration à la transcendance, qui s’exprime comme exigence insatiable de pureté de la pensée, d’un idéal hors duquel nous ne pouvons respirer ; de l’idée que la façon dont nous appelons les choses révèlent leur nature, idée qui est partout dans les Recherches et résumée dans le recueil cité plus haut lorsqu’il observe : « Les animaux viennent quand on appelle leur nom. Exactement comme les êtres humains » (p. 67) ; et le concept de la marche comme faisant partie, de même que le bavardage, de ce que Wittgenstein appelle l’histoire naturelle de l’humain.

6Entre la myriade de liens qui rattachent ces concepts à des thèmes qu’il est familier d’évoquer (je suis sûr que c’est évident) en association avec Mahler, je mentionnerai les séduisants appels d’oiseaux dans les portraits qu’il fait des moments où la nature réclame notre attention, et ces appels de cors menaçants qui nous font nous ressouvenir à tout instant de la cérémonie humaine, comme si la nature et la société étaient des menaces l’une pour l’autre ; et je pense à la remarque d’Adorno qui dit de l’ensemble du premier mouvement de la Neuvième Symphonie (il l’appelle le chef-d’œuvre de Mahler, p. 155) qu’il « est enclin à des commencements d’une mesure, où la diction rencontre un léger obstacle, comme si le narrateur avait du mal à respirer ». Dans la phrase suivante, il lie cette image aux « étapes, chacune d’une mesure, presque laborieuses du récit qui portent sur leurs épaules l’impulsion de la symphonie au début de la Marche Funèbre, comme un cercueil dans une lente procession funéraire ». Ici Adorno cherche, pour ainsi dire, à produire une rationalisation de l’indication de Mahler à cet endroit de la partition : « Comme un cortège laborieux ». Mais comment cette liaison d’une respiration difficile avec l’allure d’une marche funèbre rend-elle l’expérience contenue dans le « chef-d’œuvre » de Mahler? Est-ce un memento mori général ou bien, comme chez Wittgenstein la menace de l’échec d’un idéal, une certaine hystérie face au deuil?

7Si ma mémoire est bonne, Adorno ne dit rien de plus sur la respiration ; quant aux cortèges, s’il remarque qu’il ne suffit pas de lier l’obsession des marches chez Mahler à ses souvenirs d’enfance, il conceptualise la marche comme une promenade collective. Mais d’abord ce n’est pas un critère pour distinguer les marches – qu’il s’agisse de marches militaires, funèbres ou de protestation – des randonnées touristiques dans la campagne, des tours que l’on fait à pied revêtu de ses plus beaux atours pendant l’entracte dans le parc de l’opéra, ou du lèche-vitrines pendant les fêtes ; ensuite, et c’est plus important, si Adorno parle (et il a sans doute raison) du rythme de la marche comme « nous entraînant », ce qui sous-entend que se laisser emporter est une question dans le cas de cette musique, il fait en même temps du fait de se laisser emporter, et donc peut-être d’être simplement ému, essentiellement une fonction de notre réaction comme public au pluriel (ce qui ne semble peut-être absolument vrai que de la Huitième Symphonie, si problématique). Alors que le fait de marcher (comme c’est sous-entendu, par exemple, dès les Chants du voyageur errant, où le voyageur, à chaque strophe, se représente avec ses inséparables compagnons l’amour et le chagrin en train de marcher seul) sert autrement à nous prendre à part individuellement comme objet de la musique, ou son autre, et à nous faire penser à la marche, la déambulation, l’errance, comme à l’allure caractérisée de l’humain, évoquant l’idée de la vie humaine comme chemin impossible à baliser. (Je dois avouer que je suis de plus en plus stupéfait de voir revenir sans cesse dans l’écriture philosophique l’image de la marche, en liaison avec les conditions de la pensée, depuis Platon et Aristote, en passant par Rousseau, Emerson, Nietzsche et Kierkegaard, jusqu’à Wittgenstein et Heidegger.)

8Le problème de savoir quelle route suivre, de savoir marcher, continuer depuis un commencement obscur, est une question évidente pour quelqu’un comme Mahler, dont le destin (comme le disent beaucoup de ses commentateurs, d’une façon ou d’une autre) fut d’hériter de la tradition symphonique (en tant que chef d’orchestre) sans trouver (comme compositeur) utilisables ou tolérables les conditions formelles établies (pour les appeler ainsi) de cette tradition – par exemple, la stabilité tonale, l’équilibre des thèmes, la répétition. On peut lire une allégorie de ce qui semblerait peut-être un pur problème de technique de composition dans la crise spirituelle qui, dit-on, amena Mahler à chercher l’opinion de Freud : il s’agissait, selon ce que rapporte le biographe de Freud, Ernest Jones, du sentiment qu’avait Mahler que « sa musique avait toujours été empêchée d’arriver au rang le plus élevé parce que les passages les plus nobles, ceux qui étaient inspirés par les émotions les plus profondes, étaient gâchés par l’intrusion d’une mélodie vulgaire. » Je suppose qu’Adorno s’inspire de cette tradition (ou qu’il y trouve une confirmation) quand il pose la « percée » (terme synonyme d’« intrusion ») comme l’un des trois « genres essentiels dans l’idée de la forme chez Mahler » (à côté de la suspension et de l’accomplissement) (Chapitre III, p. 41). Je me suis aperçu que je ne savais pas jusqu’à présent quel poids attacher au concept de percée chez Adorno (il semble qu’il puisse convenir à n’importe quoi, depuis un changement de tonalité jusqu’à un sentiment global de structure fragmentée). Mais si je pense ici à la révolution de Wittgenstein, ou à son détour, dans la philosophie comme permettant au vulgaire, ou disons au banal, de faire irruption dans l’humeur de l’activité philosophique (et tout autant, et c’est ce qu’on attend de la philosophie depuis son commencement, comme exigeant de l’activité philosophique qu’elle fasse irruption dans l’envoûtement du vulgaire), et que je me rends compte que chez Wittgenstein ce sont là deux visages de la philosophie qui essaient de se reconnaître mutuellement, j’ai alors l’impression que je pourrais me tourner vers les œuvres de Mahler pour y voir des contributions à penser au commerce de la philosophie avec elle-même.

9Quelque chose de semblable vaut pour l’usage que fait Adorno du concept hégélien de « course du monde » (Weltlauf), qui est ce au travers de quoi se produit la percée. Du point de vue d’Adorno, chez Mahler ces « mouvements irrésistibles, qui tournent en rond sans but, le mouvement perpétuel de sa musique, sont toujours des images de la course du monde » (chapitre I, p. 6). Or, la section de la Phénoménologie de Hegel qui produit le concept de course du monde interprète aussi ce monde comme « l’esprit sûr de lui et toujours en éveil » (p. 408), ce qui est toutefois, de façon dialectique, une assurance et un éveil faux ou partiels au bien du monde, et qui reflète cette phase de commerce avec le monde dans son inquiétude ou son agitation, ce qui s’appelle, dans le texte tiré du Wunderhorn que Mahler utilise dans sa Quatrième Symphonie, le « tumulte mondain » (weltlich’Getümmel ; cf. Adorno, p. 6). J’ai l’impression que l’instinct d’Adorno est juste quand il fait ainsi appel à Hegel, mais dans mon hémisphère philosophique (et donc dans l’un des hémisphères de mon cerveau de philosophe), formuler cet instinct dans les termes du texte de Hegel représenterait une voie mal famée, quelle que puisse être ma position personnelle. D’où le recours que je trouve, en me concentrant sur l’aspect de l’esprit dans son inquiétude qui, s’il n’est pas nommé précisément dans les Recherches de Wittgenstein, est, de mon point de vue, partout sous-entendu dans l’idée qui s’y trouve, de l’effort apparemment interminable de la philosophie pour amener son propre tumulte à un état de paix ou de repos (Ruhe).

10La question que j’ai en tête n’est pas tant, ou pas encore, celle de savoir si c’est de façon rationnelle et féconde que l’on fait contribuer de telles idées philosophiques à l’entendement de la musique, mais plutôt celle, antérieure, de savoir si je me comprends moi-même quand je veux, et j’attribue, de telles liaisons. Puisque je ne puis à présent pousser plus loin Wittgenstein de manière raisonnable, je conclurai en attirant votre attention sur deux autres textes que j’ai trouvés utiles dans leur rapport avec le monde de Mahler (et de fait avec celui de Wittgenstein) et que je n’ai pas vu citer dans ce que j’ai lu dans le domaine du commentaire sur Mahler (ou sur Wittgenstein), pour donner ensuite une illustration de ce que j’entendais quand je parlais des œuvres de Mahler comme des contributions à la pensée, soit à la pensée de ce à quoi pense la philosophie.

11Le premier de ces deux textes traite de la question, fondamentale dans l’existence humaine, de la répétition. Tout le monde ne trouve pas les spéculations de Freud dans Au-delà du principe de plaisir intellectuellement acceptables, mais de mon point de vue elles éclairent d’une lumière crue (et sont éclairées d’une lumière crue par) l’expérience mahlérienne (diversement rapportée) de l’abrutissement dans la répétition. Le rôle de la répétition, ou plutôt de la compulsion à répéter, est critique, dans le texte de Freud, pour qu’il fasse la démarche de postuler un instinct de mort, en lutte avec ce qu’il appelle l’instinct érotique dans les formes de vie. D’où l’on arrive à la conception freudienne de l’instinct ou de la pulsion humaine non pas comme impulsion vers la croissance et le développement, mais comme tentative irréductible de revenir vers un état antérieur, paisible. Freud fait appel à une théorie biologique selon laquelle toute substance organique tend à revenir à son état inorganique, c’est-à-dire à la mort, mais chez l’humain, la pulsion érotique, s’étant investie et élaborée dans les objets du monde, s’engage dans ce que Freud appelle un détour (ce que la philosophie et la religion ont, semblerait-il, interprété comme un chemin) qui peut se comprendre comme la quête de notre propre mort, telle qu’elle ferait sens (pour ainsi dire) de la singularité de notre vie. Je dois dire que cette idée de détour me semble au moins aussi vraisemblable comme indice de l’obsession de la mort de Mahler, telle qu’elle s’exprime dans sa musique, que toute autre que j’ai pu rencontrer, et sûrement aussi caractéristique de sa musique (et peut-être plus généralement de la musique) que l’idée de percée. (J’observe que, parmi les admirateurs du monde de la musique de Mahler, il en est qui pourraient rejeter l’extravagance de ces pensées de Freud, alors même qu’ils s’autorisent à décrire leur expérience de la Troisième Symphonie de Mahler, pour prendre un exemple, comme un tableau du monde de la nature organique surgissant du monde de l’inorganique.)

12Le second de ces textes que je convoque ici est le livre de William Empson, Some Versions of Pastoral, l’un des textes critiques incontestables issus de la période littéraire du New Criticism (avant et après la Seconde Guerre Mondiale) qui se sont trouvés submergés dans la réception coûteuse, quoique nécessaire, de la théorie franco-allemande en Amérique au cours des dernières décennies. Empson y élargit l’idée classique du genre de la pastorale, à travers Shakespeare, Marvell et Milton, pour y faire entrer des œuvres telles que L’Opéra du gueux et Alice au pays des merveilles : Empson comprend ces œuvres comme exprimant l’intuition humaine de ce qu’il appelle (et Adorno avec lui, p. 129) « l’insuffisance de l’existence » (idée qu’ils ont évidemment trouvée l’un comme l’autre chez Hegel), marquant l’inassouvissable insatisfaction de l’homme devant chacun de ses états, cette condition que j’appelle l’inquiétude humaine.

13Et voici maintenant les deux exemples que je proposerai de l’engagement de Mahler dans le commerce de la philosophie avec elle-même. Je suppose qu’il est généralement reconnu qu’après ce qui est le cas le plus célèbre chez Mahler de résolution ou d’irrésolution éternelle à la fin du Chant de la terre (la voix répète une descente par tons entiers de la troisième note à la seconde puis à la première de sa gamme d’origine, puis, comme réfléchissant à deux fois avant de finir, elle revient à la descente de la troisième note à la deuxième, et par deux fois elle décline de descendre (pour ainsi dire) jusqu’à la tonique), le morceau de Mahler qui vient après, c’est-à-dire le premier mouvement de la Neuvième Symphonie, s’ouvre effectivement en re-soulevant la question de la descente par tons entiers depuis la médiante, et de nouveau à la fin de ce mouvement la voix principale décline le dernier pas, décline pour ainsi dire de reposer en paix. Voici quelle est la différence entre ces deux adieux faits pianissimo. Dans la Neuvième Symphonie, d’autres voix à la fin font entendre la tonalité d’origine, seulement elles ne le font pas dans le registre de la voix principale (celle du hautbois). (La question est donc ouverte pour nous de déterminer la signification et l’importance de la réalité du registre dans ces œuvres, problème qui n’est certes pas inconnu dans l’originalité de l’orchestration mahlérienne.) Dans Le Chant de la terre, on atteint aussi le degré d’origine dans d’autres voix de l’orchestre, cette fois dans un registre de deux octaves plus bas, au lieu de deux octaves plus haut, et cette fois il y a une petite différence supplémentaire. De nouveau, une harpe, dans un lent arpège ascendant qui dessine l’accord parfait de la tonalité d’origine, est la seule chose (é)mouvante dans tout cet univers. Mais cette fois, dans Le Chant de la terre, la tonalité de résolution, dans le registre de la voix de la soprano, n’a pas été entièrement évitée. Son occurrence a été plus douloureuse que cela. La harpe atteint ce ton sur le dernier temps, le plus faible, de l’avant-dernière mesure de la transition, et puis, sans rupture de tempo, repart une dernière fois, sur le dernier temps faible, au niveau du milieu de la gamme. C’est ainsi qu’en un seul instant le désir se change en souvenir.

14Supposez que nous disions, de la fin du mouvement d’ouverture de la Neuvième, où est absolument évitée la tonalité d’origine de la première voix dans son propre registre, un mot de Kafka que Walter Benjamin cite plus d’une fois : « Il y a de l’espoir, une quantité infinie d’espoir, mais pas pour nous. » (Pas dans notre registre.) Et que nous disions ensuite de la fin du Chant de la terre, où la tonalité dans son registre est effleurée puis abandonnée, pour reprendre les mots de Nietzsche, que son éternité a été fauchée, réduite à un instant, qui existe comme le moment d’un regard. Alors il nous faudra demander quel rapport ont ces mots avec ce dont nous avons fait l’expérience dans cette musique. Si nous disons qu’ils sont l’après-vie, l’au-delà, d’une telle œuvre, deux questions se posent. Que se passe-t-il si l’expérience nous a laissés de côté lors d’une exécution donnée, comme cela doit sûrement se produire parfois? Et que se passe-t-il si c’est la seule après-vie qu’il nous soit donné de connaître?

15Traduit de l’anglais par Christian Fournier

Clarinette de Wittgenstein, Österreichische Ludwig Wittgenstein Gesellschaft, Kirchberg am Wechsel

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Clarinette de Wittgenstein, Österreichische Ludwig Wittgenstein Gesellschaft, Kirchberg am Wechsel