Chronique

1La philosophie est-elle une forme de vie? Ou bien, dans une expression plus proche d’Aristote que de Wittgenstein, la philosophie donne-t-elle forme à la vie? Cette question reçoit aussitôt deux réponses antinomiques. Oui, répond une doxa ou un sentiment répandu pour lequel la philosophie doit donner du sens et fortifier une conduite réglée sur ce sens. Non, répond le sentiment opposé, qui voit dans la philosophie l’exercice d’un discours de sens ou de vérité, mais en droit ou en fait dépourvu d’énergie mobilisatrice. Ces deux postulations sont présentes chez les philosophes. Descartes tient qu’on ne doit philosopher que fort peu, mais afin d’assurer fermement les raisons d’agir dans le monde, dans la vie, par la médecine, la mécanique et la morale. Heidegger en revanche déclare, tout en parlant de la mise en jeu de l’existence, qu’il ne faudrait pas croire que cette mise en jeu serait effective dans le livre qui en parle.

2Dans un cas on suppose que l’ordre des raisons dégage de l’énergie, dans l’autre on affirme que l’effectivité de l’énergie est d’un autre ordre que l’ordre des raisons. On pose ainsi le problème du passage d’un ordre à l’autre.

3Il y a des périodes et des figures de la philosophie pour lesquelles l’indication de la forme de vie est prégnante : dans le stoïcisme et l’épicurisme, chez Schopenhauer et chez Nietzsche, et d’autres où cette indication perd en visibilité, comme voilée par le concept, l’analyse, la théorie. « Le concept ou la vie. » paraît l’alternative, dont il est d’ailleurs très commun de’ se plaindre auprès des philosophes, lesquels parfois redoublent eux-mêmes la plainte et son angoisse.

4Il faut plutôt remarquer que cette tension est interne à la philosophie. Aucun philosophe n’ignore ni ne dédaigne la forme de vie. Mais aucun philosophe – aucun digne de son nom de « philosophe » – ne prétend qu’une telle forme serait une idée, un schéma qu’on pourrait sortir du bureau ou du livre pour aller l’appliquer dans la rue.

5Mais cela ne tient pas à des difficultés d’application ou de mobilisation. Cela tient à ceci, qu’un philosophe disqualifie d’emblée les deux notions de « forme » et de « vie » entendues comme le cadre et le contenu ou bien comme la signification et l’expérience. Ni l’une, ni l’autre ne sont données d’abord, ni d’ailleurs à la fin. La philosophie consiste justement à s’engager dans un espace où ne sont disponibles ni une configuration de sens, ni une immédiateté ressentie – ni, par conséquent, la possibilité de médiatiser l’une par l’autre. Autrement dit, ni l’autorité de la religion, ni celle du « vécu ».

6Entre la religion et le vécu, dans un espace, remarquez-le, où se trouvent aussi la politique, la science et l’art, la philosophie a la charge, si je peux le dire ainsi, de l’espacement lui-même. Ni forme, ni vie, ni concept, ni intuition, mais de l’un à l’autre, ou bien de l’un dans l’autre, à travers l’autre, mais l’un contre l’autre, une tension sans résolution. Il n’est pas question de l’apaiser car elle jouit d’elle-même autant qu’elle en pâtit. Ni modelage de la vie, ni pathos de l’immédiat. Ce n’est pas un juste milieu, c’est le tranchant peu accommodant de la décision philosophique, c’est-à-dire d’une civilisation tout entière.

7Mais pour cela, le philosophe comprend que c’est précisément la vie qui s’engage et qui peut-être s’égare ainsi sans les assurances du révélé ou du ressenti (ou d’un mélange des deux). C’est un vivant qui philosophe, et si la vie consiste à s’affecter soi-même, dans l’acte de philosopher elle s’affecte de sa propre vacance de sens. Elle y prend par là même une certaine forme, et avec elle une certaine force : la forme et la force de se tenir devant cette nécessité, que son sens ne lui soit jamais donné, et que cela même lui dicte sa vérité. Une vérité, par conséquent, jamais disponible, mais toujours en exercice. En transcrivant donc, mais à peine, la dernière proposition de l’Ethique de Spinoza, on dira que « Le sens n’est pas la récompense de la philosophie, mais son exercice même. » Ainsi la philosophie est moins une « forme de vie » que la vie se formant, c’est-à-dire se pensant, à la mesure de son excès sur toute forme ou signification donnée. Ce qui veut dire aussi, bien sûr, cette vie se pensant jusque dans sa mort.

8Je me souviens qu’un jour où j’étais transporté dans une ambulance, un ambulancier me demanda mon métier. Il eut ensuite ce mot : « La philosophie, ça doit bien vous aider dans ce qui vous arrive. » J’ai tout de suite pensé, presque malgré moi, qu’au fond il n’avait pas tort. Et je pense toujours qu’en effet il avait raison, même si je sais mal déplier cette raison. Mais je pense aussi, et du même coup, que dans cette parole mon ambulancier se montrait lui aussi philosophe. Sa confiance, qu’on dirait volontiers naïve, dans la philosophie contenait un acte de pensée par lequel sa vie prenait forme, transformait sa forme ordinaire, tout comme - elle transformait, en même temps, ma vie. La preuve de cette transformation, c’est que je ne l’ai pas oublié.

9(droits réservés à France-Culture)

10Ces chroniques ont été réalisées dans le cadre des émissions « Les vendredis de la philosophie ».