La philosophie des sciences comme interface
1Ni greffier passif du tribunal de la science, ni juge exclusif de sa validité et de ses méthodes, le philosophe des sciences est un acteur d’intercession dans le grand drame social dont le projet scientifique ne constitue qu’un moment, un rêve ou une crainte.
2Concevoir ainsi la place du philosophe des sciences n’implique pas d’adhérer à un sociologisme plat, selon lequel les contenus scientifiques seraient réductibles à l’ensemble des faits sociaux qui sous-tendent leur élaboration (y compris ceux de l’institution philosophique). Cela signifie que, tout en jugeant centrale la réflexion de la philosophie sur les normes propres à la science, on ne veut pas oublier que cette réflexion s’exerce à la charnière entre la société au sens large, avec son legs culturel, et les communautés restreintes qui, en faisant avancer la recherche, mettent la culture sous tension. Dans le jeu des activités de sa société, le philosophe des sciences intervient avant tout comme interprète et comme passeur. D’un côté il traduit en règles et en idéaux thématisés la demande sociale diffuse qui atteint les communautés scientifiques. Et d’un autre côté il transmet à la société, après filtrage par sa grille d’analyses, ce qu’il pense être la leçon des sciences au sujet de la dérive des concepts de la nature, de la place de l’homme dans cette nature, et de la capacité que manifeste l’homme à rétroagir sur sa propre nature.
3Placé en ce lieu central, et lui-même soumis à des pressions contradictoires, le philosophe des sciences n’en souhaite pas moins peser sur les opérations de traduction qu’il assure. Il espère infléchir ainsi tantôt le cours de la science, tantôt le destin de la société qui la porte. Loin d’être un simple organe de transmission à sens alterné, le philosophe des sciences revendique sa dignité d’acteur d’interface. Ni jouet ni démiurge au carrefour du champ de forces qu’il occupe, il opère comme relais dynamique apte à enrichir de ses initiatives le processus d’échange entre sciences et société.
4Cette thèse de la philosophie des sciences comme interface active sera défendue en deux temps. Dans un premier temps, on montrera que quelques-unes des tâches les plus spécifiques de la philosophie des sciences se laissent aisément réinterpréter comme autant d’aspects de la transaction entre sciences et société. Dans un deuxième temps, on remontera à une époque d’avant le XVIIe siècle, au foyer du surgissement commun de la science et des orientations sociales de l’époque moderne. On examinera la fonction que s’est vue alors assigner, par nécessité plus que par choix, l’ébauche encore indécise de la philosophie des sciences.
Première partie
5La plus traditionnelle, et la plus controversée, des tâches présumées de la philosophie des sciences consiste à garantir les fondements de la connaissance scientifique. Cette demande de fondation exclut apparemment toute considération étrangère à la science, puisqu’une pure réflexion interne sur la conformité des moyens de la science à ses prétentions épistémiques semble suffire à la satisfaire. La société, et les rapports qu’elle entretient avec l’entreprise scientifique qui la prolonge, seraient-ils dans ce cas complètement hors jeu ? À l’examen, on s’aperçoit qu’il n’en est rien. Ni la conception du fondement, ni la perception d’un besoin fondationnel, n’échappent à des déterminants socio-culturels et à des influences réactives de la science sur la société ambiante. Qu’est-ce donc qu’un fondement ? Selon les époques et les cultures, on en rencontre des conceptions assez diverses.
6Dieu ou les dieux lui ont longtemps servi de modèle. Dieu ou les dieux interviennent parfois en tant qu’auteur(s) d’une parole révélée (et fondatrice) n’appelant qu’une glose interprétative ; parfois comme garant(s), sous l’idée de création, d’un accord natif entre la chose connue et la créature qui connaît ; parfois encore en tant que fond d’immanence en lequel se réalise l’identité de la nature et du connaissant. De loin en loin, dans des contextes sociaux où l’assise religieuse de la vie sociale perd son caractère omniprésent ou monolithique, la conception théologique du fondement cède la place à une conception ontologique. Les fondements de substitution sont les « éléments-principes » des physiologues présocratiques, les lieux et les causes aristotéliciens, ou bien les structures cognitives hypostasiées que sont le Nombre pythagoricien et l’Idée platonicienne.
7La naissance de la science mathématique de la nature au XVIIe siècle s’est effectuée sous l’influence encore prégnante, bien que déjà abstraite et instrumentalisée, de ces visions préalables du fondement (parmi lesquelles le platonisme mathématique a vite pris le dessus).
8Mais elle a modifié rétro-activement celles des valeurs sociales qui exigeaient des justifications fondatrices conformes à ces visions héritées. L’action modificatrice de la science sur les conceptions du fondement a été relayée par des philosophes, comme Hume et Kant, qui commençaient déjà à prendre une position désengagée par rapport au travail scientifique. À partir de leur compréhension philosophique de la science, le fondement ne s’est plus vu décliner selon les hiérarchies de l’être, mais selon les subdivisions de la faculté humaine de connaître. On a identifié le fondement aux impressions sensibles (Hume), ou bien aux préconditions rationnelles d’une activité de recherche (Kant). Les unes et les autres, mises à l’abri d’une possible remise en question historique, érigées en nouveaux absolus de l’âge des « savoirs positifs », sont longtemps passées pour l’ultime sol ferme de l’édifice des sciences.
9Sans qu’on puisse discriminer les facteurs déclenchants des effets subis, cet équilibre a été rompu vers le début du XXe siècle. La mobilité des organisations socio-politiques, l’explosion technologique de la révolution industrielle, puis l’irruption de nouvelles révolutions scientifiques, ont été contemporaines de philosophies du désenchantement et de critiques radicales du fondationnalisme.
10La philosophie des sciences a tiré les conséquences de ce basculement conjoint de la société, de la science, et des objectifs de la connaissance. Emportée par le courant parallèle des règles sociales et des refontes scientifiques, elle n’a plus eu que deux options. Conserver ce qui pouvait l’être, ou mettre au jour ce qui s’annonçait. Se poser en gardienne de son rôle rêvé de bâtisseuse de fondements pour les sciences, au nom d’une nostalgie pour les repères fixes encore vivement ressentie dans les sociétés et les communautés scientifiques en flux. Ou bien reconnaître que les sociétés et les sciences « prennent soin d’elles-mêmes » dans le processus sans fin de leur élaboration, qu’elles prouvent le mouvement en marchant contre les arguments des sceptiques, qu’elles ont seulement besoin d’un regard réflexif lucide (et potentiellement transformateur) sur les directions qu’elles empruntent malgré elles. La première option est celle d’une méta-science certificatrice et donneuse de leçons : selon la métaphore de Lakatos, elle revient à attribuer au seul hydrodynamicien-philosophe la capacité à comprendre, en remontant à ses principes, le milieu fluide dans lequel nage innocemment le poisson-scientifique. La seconde option, en revanche, est celle d’une discipline de proximité s’assignant les buts modestes de simplifier, de clarifier, de déployer les potentialités des contenus de connaissance au fur et à mesure de leur élaboration, et de favoriser en les guidant les échanges entre la société porteuse et la science portée.
11Lorsqu’elle choisit cette dernière option, la plus déstabilisante mais aussi la plus féconde, la philosophie des sciences prend des aspects protéiformes. Elle emprunte tantôt à la socio-anthropologie, tantôt aux procédés scientifiques d’auto-compréhension (c’est-à-dire aux tentatives de « naturalisation » de l’épistémologie), tantôt à sa propre tradition philosophique utilisée comme ressource et comme inspiration plutôt que comme point d’arrêt. Sa spécificité est seulement de rester le lien, l’atelier de polyglottisme, le projet d’ordre de toutes ces démarches à partir d’une tension universalisante (celle de l’« éthique de la discussion »). Quant à son autonomie persistante, elle lui vient de cette ubiquité distanciatrice, de sa capacité à se nourrir de la multiplicité des tentatives d’annexion dont elle fait l’objet, de son art de les mettre toutes à profit sans en privilégier aucune.
12Deux autres tâches classiques de la philosophie des sciences consistent à définir les méthodes de l’investigation scientifique, et à fixer un cadre de questions légitimement accessibles aux sciences. Dans ces deux cas comme dans le précédent, si la philosophie des sciences a un rôle actif à jouer, ce n’est qu’à l’intérieur de la marge étroite qui lui est laissée par les attentes sociales d’un côté, et par les reconfigurations qu’imposent les sciences de l’autre côté.
13Une des premières demandes sociales en matière de méthodes est l’inter-convertibilité, l’indifférence aux situations, la communicabilité, qui s’ajoutent à l’efficacité et la multiplient. L’institution scientifique a concrétisé cette demande en procédés intersubjectifs d’évaluation critique, en chaînes de transmission pédagogique, en canaux de diffusion latéraux (entre scientifiques) aussi bien que transversaux (vers la société dans son ensemble). La philosophie des sciences l’a pour sa part formalisée et généralisée en prescription d’objectivité. Mais ici encore, l’avancée même des sciences forgées par ces spécifications a agi en retour sur la définition de leurs méthodes. À plusieurs reprises (en sciences humaines puis en physique quantique), il a fallu tenir compte de l’irréductibilité mutuelle de divers points de vue ou voies d’approche. Le désir de dégager de l’écheveau de ce qui arrive un objet unique dont les phénomènes puissent être considérés comme autant de facettes vues sous différents angles a dû laisser place à des procédés plus ramifiés, plus adaptés à la diversité des régions d’investigation. Pour certaines régions, il a fallu concevoir des méthodes vraiment alternatives. Dans les cas (souvent rencontrés dans les sciences humaines) où le chercheur est trop impliqué dans le processus qu’il étudie pour prendre la posture de la contemplation, on a ainsi admis des techniques de « simulation » [1] (de la situation de l’autre), et des procédures de rétro-correction itératives comme celle du cercle herméneutique. Lorsque la même sorte d’obstacle a été rencontré en physique, l’intérêt pour les invariants, fruits de l’objectivité constituée, s’est déplacé vers les formes d’une objectivité en demande de constitution : les groupes de transformation et les principes de relativité successifs. Les philosophes des sciences de la première moitié du XXe siècle (tout particulièrement M. Schlick, H. Reichenbach, E. Cassirer, et G. Bachelard) ont explicité cette tendance, et l’ont accompagnée de développements réflexifs. Dans le même temps, des sociologues proches de la philosophie des sciences (comme K. Mannheim), remarquaient la concomitance entre ces orientations nouvelles de la méthodologie scientifique et la dérive de l’idéal social. D’un rêve de transparence, de visibilité « panoptique » de tout par tous, cet idéal a évolué vers un souhait (parfois convulsif) de préservation d’identités, d’idiolectes, de sous-cultures auto-entretenues, plus ou moins bien compensé par le « melting-pot » des clichés idéologiques et des courants marchands. Ce genre de changement conjoint atteint aussi les cadres de questionnement que la science hérite de sa matrice culturelle. Un changement que la science peut tantôt déclencher, en exigeant d’adapter les questions à ses capacités de réponse et à ses orientations théoriques, tantôt subir, lorsque l’intérêt de la société ambiante évolue, asséchant d’anciennes interrogations et en suscitant d’inédites. Entre traditions culturelles, nouvelles curiosités sociales, et contraintes scientifiques, la philosophie des sciences révèle, adapte, oriente, ou arbitre. Prenons un exemple. Il pouvait être pertinent de se demander « quelle est la nature de la pesanteur ? » avant le milieu du XVIIe siècle. Et les philosophes des sciences étaient naturellement portés à entériner cette demande par le biais d’une catégorisation des essences, des principes, ou des sources ultimes de la certitude (Descartes). Mais après Newton, une telle interrogation s’est trouvée évacuée du domaine de la légitimité scientifique, au grand désarroi de nombreux chercheurs continentaux (comme le rapporte Voltaire dans son Dictionnaire philosophique). Ici encore, les philosophes des sciences ont pris acte de la mutation, et ont même fait mieux que cela. Ils ont transfiguré la mise à l’écart des questions sur la nature des choses, en occasion de repenser la nature de la connaissance. S’éloignant de la recherche des causes et des origines dernières, la connaissance avait désormais pour but selon eux la légalisation mathématique des phénomènes. La restriction volontaire de la recherche, sa réserve métaphysique, son éthique affichée de la rigueur rationnelle et de l’examen empirique scrupuleux, ainsi que son auto-assignation de buts « positifs », sont devenus un patrimoine commun d’attitudes et de valeurs qui a largement contribué à façonner en retour la société européenne du XIXe siècle.
14Mais c’est sans doute quand elle tire (à l’usage de la société dans son ensemble) la leçon des sciences en matière d’image du monde, que la philosophie des sciences dispose du plus grand nombre de degrés de liberté. Chacun reconnaît le caractère sybillin des théories scientifiques dans ce domaine. Ce qu’il est convenu d’appeler la sous-détermination des conceptions du monde, par la structure des théories aussi bien que par l’expérience, est devenu un lieu commun. Malgré cela, des limites se sont faites jour, aussi bien du côté de la science que du côté de la société. Les théories scientifiques corroborées n’interdisent certes pas catégoriquement certaines représentations, mais elles les contraignent étroitement (il suffit de penser à l’exemple du théorème de Bell). La nécessité d’adaptation à ces contraintes peut conduire à autant de visions baroques, entre lesquelles chacun opte au nom de divers étalons épistémologiques (comme la simplicité, l’unité, la proximité avec le « sens commun » etc.). À partir de ce moment, la culture ambiante retrouve un droit de regard. Elle désigne, souvent tacitement, ce qui est inacceptable pour elle, ou bien ce qui ne pourrait avoir droit de cité que moyennant une conversion suffisamment partagée des regards. L’émergence de certaines conceptions du monde dépend ainsi, au-delà de la tension entre possibilités formelles et imagination créatrice, de ce que la société est apte à accepter à un moment donné, et des transformations qu’elle est prête à subir pour cela. Le rôle de la philosophie des sciences est dans ces conditions de déployer devant la collectivité sociale la palette des possibles, l’horizon des mutations qu’elle pourrait avoir à entériner en cas d’adoption de chacun de ces possibles, ainsi que les parades dont elle dispose (ou dont elle ne dispose déjà plus) pour éviter ces mutations.
15Les prétendus « paradoxes » de la mécanique quantique sont le témoin des bornes de l’aptitude à la transformation socio-culturelle. Ce qui « ne va pas », dans les « paradoxes » en question, ce n’est pas la théorie quantique elle-même, dont l’efficacité et la capacité à évoluer (jusqu’aux théories des super-cordes et à la géométrie non-commutative) ne sont plus à démontrer ; c’est la tentative de plaquer de force sur elle des catégories familières manifestement mal adaptées (celles d’entité corporelle permanente, ou de détermination propre), voire la méta-catégorie même de représentation du monde. Pour achever de s’accomplir, une révolution scientifique doit, à l’heure actuelle comme toujours, attendre que la société soit prête à accepter les réorientations nécessaires. La philosophie des sciences a déjà commencé à évaluer le coût des transformations souhaitables dans ce cas, en termes de redéfinition de l’intelligibilité ou de figuration de la place de l’homme dans la nature. Il reste à « dépayser » suffisamment la pensée collective, en étalant sur la place publique les « étrangetés » de la physique, voire en favorisant le contact inter-civilisationnel [2], pour la rendre réceptive à ces transformations.
Deuxième partie
16Afin de mieux identifier la fonction de la philosophie des sciences, il est utile de remonter en un temps où la distinction entre science, philosophie, et même occultisme, restait incertaine. À l’époque, le creuset socio-culturel d’où sortirait cette séparation était encore en fusion. Le besoin de philosophie des sciences s’y est cependant vite fait sentir, d’abord à titre de cloison protectrice entre les valeurs traditionnelles et le foisonnement des nouvelles conceptions scientifiques, puis comme filtre sélectif.
17Une analyse empruntée à Max Scheler nous aidera à voir clair dans ce moment formateur.
18Selon Scheler, la science prend racine dans une configuration sociale récente, liée au grand brassage des sous-cultures et des individus dont sont nées conjointement à la fin du XVIe siècle l’économie moderne et la religion réformée. Quelle est en effet la caractéristique majeure de ce brassage ? C’est d’avoir mis en contact approfondi et prolongé des couches de la population et des modes de vie qui tendaient antérieurement à évoluer de manière quasi-indépendante et selon leurs motivations propres. L’une de ces couches était celle des classes favorisées, des clercs, ou plus généralement de ceux qui bénéficiaient d’une distance « scolastique » [3] vis-à-vis des contingences matérielles ; et l’autre celle des classes laborieuses ou artisanales qui avaient accumulé habiletés et techniques dans un but immédiat de survie. La première avait le loisir de contempler des essences et de se forger un savoir qui se voulait autonome ; la seconde se concentrait sur ses savoir-faire. La rencontre des deux sous-cultures, celle du savoir et celle du savoir-faire, restait marginale avant le XVIe siècle ; elle se jouait de façon conflictuelle sur le terrain religieux à travers l’opposition entre dogmes et pratiques de dévotion populaire. Mais une fois les deux tensions et les deux compétences acquises réunies en un seul éthos social, une synergie s’instaura. La recherche d’efficience artisanale ou magique trouva dans les « essences » un projet directeur ; le savoir-faire technique se constitua en savoir technologique. Et les conduites contemplatives trouvèrent pour leur part une justification dans la capacité d’agir qu’elles favorisaient [4].
19Remarquons à ce stade qu’un contrat tacite d’un genre nouveau tendait à lier, à travers les sciences, les deux couches de la population antérieurement séparées. Ce contrat était a priori avantageux pour les deux parties. Un avenir meilleur se dessinait pour les couches productrices à travers les techniques développées de façon plus efficace par la méthode scientifique. De leur côté, ceux des membres des couches dirigeantes que motivait l’idéal de la connaissance des essences avaient l’espoir de bénéficier de l’apport de la science dans leurs recherches, à la faveur d’une convergence (hâtive et sans cesse repoussée à l’horizon de la recherche, mais hautement mobilisatrice) entre l’efficace et le vrai, et entre l’objectif et l’intrinsèquement existant.
20Le contrat n’était pourtant pas dénué de malentendus.
21Considérons d’abord le cas des concepts de réalité. Le concept de réalité retenu par les couches laborieuses ne ressemblait guère à celui des couches disposant d’un loisir « scolastique ». Pour les unes, la réalité c’était le concret des outils et des forces, des actes quotidiens et des manifestations sensibles, des moyens d’entreprendre et des obstacles têtus que dresse l’environnement face à la volonté transformatrice des hommes. Pour les autres, la réalité c’était un horizon intelligible et abstrait, le noumène par contraste avec le phénomène, un principe transcendant unique distingué de la prolifération de l’apparaître. Or, dans l’œuvre scientifique, les deux concepts de réalité semblent fusionner. La réalité du chercheur scientifique, c’est à la fois : (a) l’ensemble des résistances que rencontre, à travers l’expérimentation, son projet de rendre raison, et (b) le produit de son activité intellectuelle, ce « géométral de toutes les perspectives » dont les phénomènes et résistances peuvent, après coup, être interprétés comme de simples aspects. Quelques philosophes des sciences, comme Kant, mettaient, il est vrai, en garde contre une telle assimilation abusive de l’effectivité (rencontrée) et de l’objectivité (constituée) sous le seul prédicat de réalité. Mais la fécondité incontestée de la dialectique expérience-théorie conduite au nom de cette assimilation, ainsi que l’absence de conflit trop voyant entre le concept composite de réalité et le paradigme de la science classique, ont longtemps rendu ces avertissements peu audibles. Jusqu’à ce que l’évolution de la physique (avec l’avènement de la mécanique quantique), et les transformations conjointes de la société, ne rendent impérative cette lucidité un peu en avance sur son temps dont l’interface philosophique avait fait preuve, démontrant ainsi sa capacité d’initiative.
22Un autre malentendu concernait la prétention à la vérité. La confluence entre praxis et quête des essences avait abouti, on l’a vu, à de nouveaux critères du vrai. Est vraie une proposition générale ayant résisté aux tests empiriques et pragmatiques. Est corroboré dans sa vérité un principe capable de guider une action efficace. Mais une telle définition était potentiellement génératrice de conflits entre la nouvelle vague, scientifique, d’assertions vraies et la seule vérité jusque là autorisée en vertu d’un contrat social totalisant : celle de l’Écriture et du Dogme. La communauté des clercs se trouvait écartelée par les litiges potentiels entre les deux sources de vérité. Quant aux couches populaires, elles ressentaient confusément, mais non moins fortement, la possible remise en question par les sciences du cadre d’évidences partagées qui donnait sens à leur vie, et parfois à leur servitude [5]. Comment amortir ce choc ? En se mettant à faire de la philosophie des sciences. C’est-à-dire en dressant une interface régulatrice entre les deux systèmes d’assertions, de façon à ce qu’ils ne soient plus perçus comme contradictoires. Dans l’accomplissement de cette tâche, cependant, deux voies opposées furent suivies. L’une consistait à restreindre (philosophiquement) la portée de la vérité théologique afin de ménager un espace suffisamment large aux « vérités scientifiques ». L’autre, au contraire, revenait à limiter assez la portée des théories scientifiques pour qu’elles ne puissent se prévaloir d’aucune vérité sur le monde, et qu’elles en laissent le monopole à la révélation. La première voie était celle de Galilée, et la seconde celle du cardinal Bellarmin.
23Dans sa lettre de 1615 à Christine de Lorraine [6], Galilée écrivit longuement en faveur d’une absence de contradiction entre science nouvelle et Écriture, sur la base d’une limitation de cette dernière. L’argument central était que l’Écriture n’enseigne littéralement que les moyens du salut personnel et collectif. Les quelques mentions qu’elle peut faire au sujet des lois naturelles sont dès lors ouvertes à l’interprétation ; et cette interprétation doit tenir compte des résultats obtenus par les sciences si elle veut éviter l’arbitraire. Aux sciences, donc, la vérité sur le monde naturel, et à la théologie une vérité restreinte aux instruments sotériologiques. Après quelques flottements, le cardinal Bellarmin afficha des priorités exactement inverses. L’Écriture détenait selon lui toute la vérité, y compris à propos de la nature. Les sciences ne devaient dès lors se voir reconnaître que leurs seuls accomplissements pratiques. L’affirmation de la mobilité de la Terre autour du Soleil, par exemple, n’était qu’une « […] hypothèse, une construction géométrique commode pour faciliter les calculs » [7] lors de la prévision de la position apparente des astres. Le but de la science se limitait à « sauver les phénomènes » par des constructions mathématiques qui n’avaient d’autre signification que d’être de bonnes approximations. Une épistémologie strictement empiriste venait ainsi au secours de la prétention universelle à la vérité que soutenait la théologie afin de répondre aux besoins spirituels des individus et des sociétés.
24Dans les deux cas, le conflit entre sciences et révélation a été arbitré par un discours-tampon qui assignait un statut plus ou moins élevé aux théories scientifiques, autrement dit par une philosophie des sciences. L’histoire ultérieure de la philosophie des sciences a démenti cet usage limité qu’on en faisait à l’époque : celui d’un écran permettant de sauvegarder des idées préconçues sur la source de légitimité dans la connaissance. Mais sa position est restée inchangée, à la frontière agissante entre les nécessités d’un horizon de cohésion sociale et la dialectique de spéculation et d’exploration expérimentale que mobilisent les sciences.
25Kant a écrit à plusieurs reprises que « La philosophie est la science de la conformité de toutes les connaissances avec la destination de l’homme » [8]. Il suffit de particulariser cette définition pour résumer la conclusion vers laquelle convergent les réflexions précédentes : la philosophie des sciences est la discipline du rapport réciproque qu’entretiennent les connaissances scientifiques avec les idéaux collectifs de l’homme.
Notes
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[1]
A.I. Goldman, « In defense of the simulation theory », Mind and Language, 7, 104-119, 1992.
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[2]
M. Bitbol, « Dépayser la pensée scientifique », in : T. Marchaisse (éd.), Dépayser la pensée, Les empêcheurs de penser en rond, 2003. M. Bitbol, Physique et philosophie de l’esprit, Flammarion, 2000.
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[3]
Voir P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, 1997.
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[4]
M. Scheler, Problèmes de sociologie de la connaissance, PUF, 1993, p. 146 suiv.
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[5]
Une description littéraire de cet effet déstabilisant de la « révolution copernicienne » est donnée dans la pièce La Vie de Galilée, de Bertolt Brecht.
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[6]
E. Namer, L’affaire Galilée, Gallimard, 1975, p. 108-114.
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[7]
Ibid. p. 121.
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[8]
I. Kant, Reflexionen 4970, Nachlass, Kants gesammelte Schriften, herausgegeben von der Preussischen Akademie der Wissenschaften, Berlin, 1902-1983. Cité dans R. Eisler, Kant Lexikon, Gallimard, 1994 (article « Philosophie »). Une version développée de cette définition se trouve dans : I. Kant, Logique, Vrin, 1989, p. 25.