Penser les sciences par leur milieu
Une tâche périlleuse
1Ne pas interpréter le monde, en viser la transformation : reprendre, à propos du monde des sciences, cette exhortation impérative que Marx désigne certainement une tâche philosophique cruciale. Mais surtout une tâche périlleuse.
2Périlleuse, elle l’a toujours été. Car elle invite le philosophe à se mêler de ce qui, c’est bien entendu depuis le début de ce que l’on appelle les sciences modernes, ne le regarde pas. De fait, la manière dont Galilée présenta la différence entre « le monde des faits », qu’il représente et le « monde de papier » qu’il s’agit de faire basculer dans un passé dépassé a sans cesse gagné en pouvoir. Les historiens ont eu beau compliquer les choses, rappeler la pensée esthétique de Kepler, l’héritage alchimique de Newton, la brutalité du jugement galiléen est encore et toujours ce qui revient, que ce soit aux moments de tension ou lorsqu’est annoncée la fondation d’un nouveau champ scientifique. On peut même parler d’une opposition quasi rituelle entre les questions « avant », questions de philosophes ou questions contaminées par la philosophie, et ce qui commence, une fois les philosophes chassés du territoire avec leurs questions mal posées. Ainsi, François Jacob annonça triomphalement dans La Logique du vivant que l’on n’interroge plus aujourd’hui « la vie » dans les laboratoires. Qu’importe que des générations de biologistes avant lui aient pensé que leur science avait à interroger la vie : ils posaient sans le savoir une question de philosophe, c’est-à-dire une question à laquelle une vraie science se doit de ne pas répondre. Précisément comme la physique galiléenne se devait de ne pas répondre à la question de savoir « pourquoi » les corps tombent de telle manière, question indécidable, juste bonne à faire parler les bavards… Mais la tâche est aujourd’hui plus périlleuse que jamais, car d’autres ont entrepris, avec les moyens qui leur sont propres, de transformer ce monde des sciences. L’Âge d’or des politiques keynésiennes, où l’État subventionnait généreusement la recherche académique, définie comme source des innovations technico-industrielles qui engendreraient un progrès économique, et donc social, est révolu. La plupart des scientifiques d’aujourd’hui ne veulent pas savoir qu’ils partagent le destin de tous ceux que frappe cette nouvelle phase des relations entre État et « libre entreprise », pas plus que leurs prédécesseurs n’ont voulu interroger la définition apolitique, voire même anti-politique, du progrès social que traduisait leur rôle de « poule aux œufs d’or » qu’un État éclairé doit se borner à nourrir sans condition. Ils préfèrent se lamenter à propos de la montée de l’irrationalité, ou dénoncer une société « matérialiste », aveugle à l’effort de recherche désintéressé, avec des accents que Jean Paul II ne renierait pas. Et la douleur peut rendre dangereux. Malheur à qui peut être suspecté de contribuer à affaiblir la confiance que le public devrait nourrir envers les sciences.
3Tant qu’à s’exposer au péril, je prendrai le risque d’aller un tout petit peu plus loin. Est-ce seulement parce que des scientifiques ambitieux doivent aujourd’hui intéresser les « décideurs » que se multiplient de manière si inquiétante de véritables « paris sur la comète » impliquant un progrès scientifique omnipotent ? Ainsi le physicien Penrose a-t-il annoncé que la future révolution physique qui unifierait l’interaction gravitationnelle et les autres interactions physiques résoudrait la question de la mesure quantique et, dans la foulée, permettrait de comprendre la manière dont, dans le cerveau, les phénomènes quantiques sont responsables de ce que nous appelons l’esprit [1]. Les révolutions ne sont plus désormais inattendues mais anticipées : on mise sur elles « comme si c’était fait » pour résoudre les problèmes aujourd’hui sans réponse. Et cela, depuis les ordinateurs quantiques jusqu’à la conscience définie comme « nouvelle frontière » par les neuro-cognitivistes. En passant bien sûr par les prodiges futurs de la biologie génétique, devenue biotechnologie (voilà une science qui, avec ses spin off et autres start up, a pris à merveille le tournant d’une science méritant ses crédits de recherche).
4Un autre texte de Marx vient ici à l’esprit : Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, où le coup d’État de l’aventurier Bonaparte était impitoyablement caractérisé sur le mode de la double répétition : il répéterait sur le mode d’une sinistre farce ce que déjà la révolution française avait répété sur le mode de la tragédie, à savoir l’histoire romaine qui vit la chute des Rois, la République, puis l’Empire. Un tel rapprochement ne nie pas que les scientifiques continuent à travailler, à faire certainement de l’excellent travail de recherche. Mais il pose la question de la mise en scène tragique de la « révolution scientifique », de l’opposition rituellement construite entre ce que chacun croyait et ce que l’on sait désormais. Plutôt que de déplorer le contraste entre les « vraies » révolutions qui traduisaient un « vrai » progrès et les annonces médiatiques, ne pourrions-nous pas nous demander si le public (et les philosophes) à qui l’on annonçait que ce qu’il avait « toujours cru » était désormais renvoyé à la simple croyance, n’était pas déjà convoqué à jouer le rôle de chœur sur une scène répétitive. Aujourd’hui encore, lorsqu’est annoncé, rappelé, re-rappelé, le choc que constitue « pour tous » la découverte, par la physique quantique, de ce que le « réel est voilé », il faut d’abord créer ce chœur, ce « tous », c’est-à-dire convaincre tout un chacun que les humains ont « toujours cru » que la réalité était constituée de petits corps dont le comportement pouvait être caractérisé (par les physiciens) tel qu’il serait « en lui-même ». Afin que la révolution nous concerne tous, il faut d’abord que nous nous reconnaissions tous dans le portrait d’un physicien naïvement mécaniste et que nous oubliions de surcroît que la « physique classique » avec laquelle la rupture est célébrée n’a jamais été caractérisée par la touchante unanimité dont a besoin la mise en scène tragique.
5En l’occurrence, ce qui est répété n’est autre qu’une version tragique de l’histoire même de l’hominisation. La science y prend le rôle d’une « tête pensante de l’humanité », elle réalise la vocation de cette espèce animale qui a osé se dresser sur ses deux pattes et affronter l’univers inquiétant avec les seules ressources de sa raison insoumise.
6L’importance prise par les mises en scène tragiques d’un progrès dépendant d’une science pure, et dont la pureté est démontrée par sa rupture avec les questions humaines vulgaires, peut être datée. On la voit monter en puissance au début du siècle précédent, et sa fonction est déjà polémique et défensive : elle mobilise alors les physiciens inquiets, déjà, du possible asservissement des sciences aux intérêts sociaux et économiques. Que l’on se souvienne du célèbre, et si « beau », texte d’Einstein sur le Temple de la science, ce Temple dont l’Ange du Seigneur chasserait ceux qui n’y étaient pas venus dans le désir d’échapper au monde, de parvenir à une vision purifiée de toute attache. Il fut prononcé lors de la célébration de l’anniversaire de Max Planck, celui qui traita son collègue Ernst Mach de « faux prophète », menaçant la science de stérilité, parce que Mach proposait une mise en continuité de la physique avec les travaux des artisans et des techniciens.
Changement d’époque
7Comment non pas seulement rêver à une transformation mais fabriquer les mots pour la proposer, sans attirer les foudres de ceux qui, traumatisés, déçus, incompris, ne demandent que cela : foudroyer, comme Planck le fit déjà avec Mach, le responsable, celui (ou celle) qui empoisonne l’esprit du public ?
8Le fait de prendre cette question au sérieux traduit une distance par rapport à la position de Marx, et plus précisément à la position que son époque a proposée à Marx. Dans Le Dix-huit Brumaire, la double répétition, sur le mode de la tragédie puis de la farce, dissimule une différence radicale d’avec l’histoire romaine. La lutte des classes était alors restreinte à une minorité privilégiée, libres citoyens riches et libres citoyens pauvres, mais au XIXe siècle, cette lutte est généralisée, et c’est elle qui doit commander la pensée de l’avenir. « La révolution sociale du XIXe siècle ne peut tirer sa poésie du passé, mais seulement de l’avenir. Elle ne peut pas commencer avec elle-même avant d’avoir liquidé complètement toute superstition à l’égard du passé. Les révolutions antérieures avaient besoin de réminiscences historiques pour se dissimuler à elles-mêmes leur propre contenu. La révolution du XIXe siècle doit laisser les morts enterrer les morts pour réaliser son propre objet. Autrefois la phrase débordait le contenu, maintenant c’est le contenu qui déborde la phrase. » [2]
9La phrase débordait le contenu : la phraséologie des révolutionnaires jouant aux Romains, comme celle des révolutions scientifiques, dissimule ce qui est en jeu dans le rôle économique et politique joué par le progrès scientifique. Mais que le contenu soit appelé à déborder la phrase désigne le prolétariat comme force de l’avenir, appelé à déborder l’ensemble des vieilles syntaxes : leurs mots à eux, qui n’ont jamais eu la parole, sont inouïs, inimaginables. Et c’est ce qui permet à Marx de ne pas se préoccuper le moins du monde du scandale, du désarroi, de l’incompréhension de ceux dont il tourne en dérision les espoirs et les idéaux, de décrire les illusions dont ils sont dupes avec une cruauté impitoyable.
10À suivre cet exemple, qui propose de faire l’économie de penser « avec » ceux qui sont dupes, il serait facile de ricaner des scientifiques qui se découvrent « instrumentalisés » comme tout le monde – qui se réveillent de leurs illusions et doivent se rendre compte que, comme tout le monde, ils sont asservis à la logique capitaliste. Mais l’époque a changé au sens où nous ne pouvons plus penser avec confiance à partir de la « révolution sociale » qui renverrait à l’anecdote les convictions déçues des « dupes » qui croyaient transcender la lutte des classes. Plutôt qu’à l’alternative proposée par Marx entre s’entêter à être dupe ou s’allier à la force à venir de la révolution en marche, les scientifiques « démoralisés » font face à une alternative dont les deux termes sont négatifs : haïr ce monde qui méprise ses scientifiques, ou devenir cynique et accepter de jouer le jeu demandé.
11On peut déplorer le changement d’époque, maintenir vaille que vaille l’ancienne perspective. Mon choix est de tenter d’explorer ce à quoi oblige le mot de Marx, ne pas interpréter mais viser la transformation (et une transformation qui accepte le diagnostic marxiste quant au pouvoir de redéfinition et de truquage capitaliste) à une époque où la future « révolution sociale » n’autorise plus la moindre économie de pensée. Ce refus de toute économie correspond à ce que, il y a dix ans [3], j’ai baptisé la « contrainte leibnizienne », acceptant la proposition leibnizienne selon laquelle la philosophie ne doit pas se donner pour idéal de heurter les sentiments établis.
Les pratiques et leurs obligations
12La contrainte leibnizienne ne concerne pas seulement le « monde des sciences » mais l’ensemble de ce que j’appelle des « pratiques », c’est-à-dire en fait les activités qui n’ont pas été redéfinies intégralement en termes de rapport salarié, rapport social où le travailleur « vend sa force de travail » et n’est pas socialement habilité (même s’il n’en pense pas moins) à prendre position quant à son utilisation. D’une manière ou d’une autre, le praticien est engagé par ce qu’il fait, ce que l’on peut traduire par « sa pratique l’oblige », et il exige de son milieu, de la société dont dépend sa pratique, qu’elle respecte ces obligations. Les scientifiques ne sont pas seuls à réclamer à avoir le souci des distances entre leur pratique et les instances dont ils dépendent. Que l’on pense au secret médical, à la déontologie des journalistes « qui ne livrent pas leur source ». Et que l’on pense à la multitude des pratiques détruites à mesure que le salariat, l’homme vendant sa force de travail, est devenu le rapport social dominant.
13Respecter la contrainte leibnizienne ne signifie pas respecter la manière dont les praticiens présentent leur pratique et ce à quoi elle prétend. La formulation que les praticiens donnent à leurs prétentions dépend de leur milieu, à chaque époque. Le fait que Galilée ait transformé la nouveauté dont il était porte-parole, la création du premier « un dispositif expérimental » en machine de guerre contre la philosophie (scolastique) et la théologie, parle d’un monde divisé par la question de l’autorité. Le discours sur la science désintéressée vecteur de progrès humain appartient à une époque dont nous sentons qu’elle bascule dans le passé. La contrainte leibnizienne s’adresse aux possibilités de devenir des praticiens, sachant qu’ils ne seront capables de devenir que si les exigences qui définissent leur appartenance sont reformulées, certes, mais non pas niées ou définies comme secondaires au nom d’un intérêt plus élevé.
14Corporatisme, pourrait-on dire, et en effet les praticiens sont susceptibles de faire corps quand ils se sentent menacés (à moins de sombrer dans le cynisme). Mais l’accusation en question base sa plausibilité sur un idéal somme toute assez inquiétant : celui d’humains « libres » au sens de sans attaches, qui ne sont obligés par rien. Il appartient à Bruno Latour d’avoir soutenu que l’on ne pourra mettre les sciences en politique sans en même temps transformer le sens du terme politique, sans lui faire désigner la question de la vie-ensemble d’associations multiples d’humains et de non humains, d’humains attachés à ces non humains qui les font penser et agir (y compris les êtres mathématiques ou le concept philosophique).
15Respecter les pratiques en tant que telles, dans la diversité des modes d’attachement qu’elles font exister, et qui les font exister, et cela afin de penser leur possibilité de transformation, c’est la manière dont j’accepte le défi adressé par Marx aux philosophes, mais en refusant sa thèse (philosophique) selon laquelle le privilège du prolétariat était de n’avoir rien à perdre que ses chaînes. Il s’agit de penser à partir de ceux qui ont à perdre, et à perdre ce qui donne sens à leur activité, à leur pensée, à leur vie. Il s’agit également de refuser au capitalisme le compliment redoutable d’avoir détruit ce qui faisait obstacle au socialisme. De même que les naturalistes reconnaissent que la disparition d’espèces animales est inévitable, mais ne la définissent pas moins comme perte et dénoncent les modes d’exploitation qui systématisent de telles pertes, on peut accepter le fait de la disparition de certains modes d’attachement entre humains et non humains, mais non pas le célébrer comme « allant dans le sens du progrès ».
Une différence difficile
16Mais comment faire la différence entre ce qui « fait tenir » une pratique, ce à quoi les praticiens ne peuvent renoncer sans trahir leurs obligations, et ce qui pourrait changer ? Une telle différence est d’autant plus difficile à faire que les (mauvaises) habitudes des scientifiques les poussent à l’amalgame. Les exigences de certains ténors se font sans limite, et beaucoup d’autres jouent au jeu du « hou, fais moi peur » : ils se chuchotent par exemple avec l’effroi excité que l’on associait aux « vieilles filles », que Bruno Latour « ne croit pas à la réalité ».
17Lorsque le physicien Steven Weinberg réclame que l’on reconnaisse aux lois de la physique à peu près la même réalité que celle des cailloux dans un champ [4], il s’agit bel et bien de mobiliser le paysage sur le mode d’une opposition frontale : ceux qui acceptent que les physiciens ne font que découvrir les lois (non humaines) auxquelles la nature obéit, et ceux (les irrationalistes) pour qui ces lois sont des simples conventions humaines, analogues aux règles du jeu de base-ball. Toute pratique craint son instrumentalisation, et résiste comme elle peut. Et l’analogie avec les règles du base-ball est en effet une insulte, faite pour heurter le physicien, mais, la fureur du physicien n’est pas essentiellement différente de celle qui prendrait les amateurs de base-ball si une description assimilait les victoires remportées grâce au talent des joueurs et grâce à la corruption de l’équipe adverse. Après tout, la première obligation, dans une science théorico-expérimentale comme la physique, est la différence à faire entre fait expérimental fiable et artefact. L’analogie nie donc ce qui importe, ce qui réunit les chercheurs : elle les représente se mettant d’accord sur un mode unilatéral, alors que la réalité à propos de laquelle il y a accord serait, elle, muette, incapable de faire la moindre différence.
18Cependant, ce qui, dans la stratégie de Weinberg est inacceptable, ce qui devrait être décrit avec la méchanceté impitoyable que Marx réservait à ses adversaires, est la sélection d’une position en effet insultante comme si elle disait la vérité de tous ceux qui travaillent à compliquer la notion d’objectivité. L’amalgame mobilisateur crée un no man’s land, la physique n’a d’autres interlocuteurs que ceux qu’elle doit « tenir en respect ».
19On remarquera qu’avec une telle stratégie, les physiciens se sauvent tout seuls : que les autres sciences se débrouillent comme elles peuvent. Il en est de même avec l’autonomie territoriale. Les scientifiques qui défendent la recherche « pure » sont très peu solidaires des conditions de travail de ceux qui vivent sur contrat. Ils ne se sont pas indignés que ceux qui travaillent dans le privé soient sous le pouvoir de clauses de confidentialité qui leur interdisent de faire état de ce qu’ils savent. Ils n’ont pas non plus utilisé leur prestige pour affirmer la nécessité d’une déontologie de l’expertise et d’une responsabilité (accountability) de l’expert. Dès lors que le praticien ne peut plus être caractérisé par ses obligations envers l’avancement du savoir disciplinaire, tout semble sinon permis, du moins toléré.
20Je ne vois pas trop bien comment convaincre Weinberg et ses semblables. Ce qui importe est de ne pas les identifier trop vite avec « le physicien » ou « le scientifique » dont la fureur annonce le caractère indépassable du choix binaire, respecter une sacro-sainte autonomie ou la tourner en dérision. Ce choix binaire est précisément ce qu’il s’agit d’éviter si la différence doit pouvoir être risquée entre celles des habitudes des praticiens qui pourraient changer et ce à quoi les praticiens ne peuvent renoncer.
21Une telle différence n’est bien entendu écrite nulle part. On peut la dire spéculative, mais à condition de reconnaître que la situation qui apparaît aujourd’hui comme « normale » est, elle aussi, issue de ce genre d’opération spéculative. Les pratiques que nous connaissons, celles qui produisent notamment des physiciens furieux et inquiets comme Weinberg, ont d’ores et déjà modelées par leur « milieu », par les exigences des interlocuteurs traditionnels des communautés scientifiques, ceux qui leur allouent les ressources dont elles ont besoin et confèrent à certains de leurs résultats une importance et une portée qui rencontre leurs propres intérêts. Il s’agit donc, comme disait Gilles Deleuze, de « penser par le milieu ».
Autre milieu, autres contraintes
22Le milieu industriel et étatique n’a cessé, depuis le XIXe siècle au moins, d’expérimenter quant aux possibilités de donner aux chercheurs le type d’habitude qui convienne au rôle qui leur est dévolu. Ainsi, le type d’éducation-formation que reçoivent les scientifiques dans nos universités traduit-il ce que l’on ne savait pas possible il y a deux siècles. On peut, et cela sans répression, exacerber une certaine créativité disciplinaire mais sans avoir à redouter que les scientifiques se mêlent de ce qui, désormais, est censé ne pas les regarder. L’idée qu’un « vrai » scientifique n’a pas à s’intéresser à ce qui regarde « la politique » donne une belle illustration de la thèse de Michel Foucault selon laquelle le pouvoir s’exerce aussi bien (et même mieux) par incitation positive que par répression. Il suffit pour faire surgir un appétit négatif pour tout ce qui sera qualifié de « question non scientifique » de cultiver l’intérêt pour les seules questions « vraiment scientifiques ». Face à une question de type un peu différent, une légère grimace ou un petit haussement d’épaule et le tour sera joué : n’importe quelle raison suffira, l’essentiel étant l’absence déterminée d’appétit.
23Le comble de la réussite à cet égard est l’habitude de pensée si répandue selon laquelle un intérêt pour les questions « non scientifiques » mettrait en danger la créativité du chercheur, ce que désigne la métaphore du somnambule sur le faîte du toit : s’il se réveille et voit où il est, il tombe. Les scientifiques traiteront alors comme des ennemis, mettant en danger leur pratique, ceux qui veulent « les réveiller ». Et ils honoreront comme pratiquant une « légitime défense » ceux d’entre eux qui n’hésitent pas le moins du monde à « réétiqueter » leurs projets de recherche pour détourner au profit de leur discipline les ressources financières consacrées à des problèmes socialement définis comme importants. Penser la transformation des pratiques scientifiques ainsi modelées, et du type d’éducation qui les prépare, en faisant appel à une quelconque bonne volonté me semble vain. Les habitudes changent lorsqu’elle sont contraintes à changer. Mais la différence qui importe porte sur les contraintes, selon que celles-ci parient sur la capacité à devenir des praticiens en tant que praticiens ou exigent une soumission qui les humilie. Penser les sciences par le milieu, c’est envisager leur devenir si d’autres exigences que celles issues du paysage raréfié, structuré par les pouvoirs étatico-industriels, venaient non pas les soumettre mais compliquer leurs stratégies, demander de nouveaux types de compte sur un mode qui nécessite que les praticiens apprennent à se présenter autrement. En l’occurrence, que ces praticiens, ayant affaire à de nouveaux interlocuteurs, se trouvent incités-contraints, pour être entendus, à cultiver un certain appétit pour la différence entre les lieux confinés de leurs recherches, et les mondes où celles-ci auront des conséquences « non-scientifiques » [5].
24D’où l’intérêt (spéculatif, portant sur les possibles) des forums « hybrides », ou « citoyens ». Il est, me semble-t-il, crucial de donner toute son importance à cette précaire nouveauté, à ces interstices ouverts par les mouvements activistes qui refusent le mot d’ordre « innovation technico-scientifique = progrès » ou bien « = destin inéluctable ». Ce qui signifie d’abord lutter contre leur prévisible détournement « pédagogique » (éduquer le peuple) : les « forums citoyens » ne valent que dans la mesure où les citoyens y gagnent les moyens de se mêler effectivement de ce qui « ne les regardent pas ». Contre toute référence lénifiante au dépassement des malentendus, il s’agit d’affirmer que ce qui compte est que les experts scientifiques et étatiques soient contraints à faire activement, douloureusement, le tri dans leurs prétentions à l’épreuve de la situation concrète (sociale, politique, économique, écologique, etc…) par rapport à laquelle ils affirment la pertinence de leurs savoirs.
25Il n’y a aucune illusion à se faire quant aux limites, quant aux rapports de force. Travailler à la transformation des habitudes et des appétits de praticiens aujourd’hui modelés par leur milieu, par leurs relations exclusives avec l’État et les industries, n’est pas un substitut à la « révolution » attendue par Marx. Mais ce type de travail, aucune perspective révolutionnaire ne devrait autoriser à en faire l’économie. Passer de la transformation « du monde » (dominé par le capitalisme) à celle du « monde scientifique », c’est aussi passer d’un problème unique (la domination du capitalisme), à la question de la pluralité des mondes pratiques. C’est refuser l’économie de pensée selon laquelle lorsque le contenu (révolutionnaire) débordera la phrase, l’ensemble des phrases, ou syntaxes pratiques, qui aujourd’hui s’opposent, trouveront leur unité réconciliée. Si les pratiques sont prises au sérieux, les opérations d’articulation, de composition entre pratiques poseront toujours des problèmes vitaux.
Notes
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[1]
Voir, par exemple, Roger Penrose, Les Ombres de l’esprit, Paris, Dunod, 1997.
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[2]
Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Éditions sociales, 1969, p. 18.
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[3]
I. Stengers, L’invention des sciences modernes, Paris, Flammarion, « Champs », 1995, p. 25.
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[4]
New York Review of Books, 8 août 1996.
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[5]
Voir à ce sujet B. Latour, Politiques de la Nature, Paris, La Découverte, 1999 et M. Callon, P. Lascoumes, Y. Barthe, Agir dans un monde incertain, Paris, Seuil, 2001.