En route vers la planète radieuse - déferlement des techniques, insolence philosophique
1Ce serait une grave erreur de retirer la part philosophique de la philosophie des sciences et d’en nier l’autonomie au nom de la rigueur logico-mathématique. Cette tentation réductionniste est dangereuse car elle ne perçoit pas la place indispensable tenue par une certaine philosophie dans le déploiement des sciences, même si cette place rappelle parfois celle du pompier ou si l’on préfère, celle d’une sorte de « SAMU conceptuel ». Car les sciences et les techniques modernes n’en ont pas fini avec les questions concernant leur légitimité, en cette période où elles participent à ce qu’on appelle la mondialisation et déversent à pleins seaux leurs productions dans les secteurs industriels et financiers. Une hostilité croissante se manifeste à l’égard des sciences et des techniques contemporaines, hostilité dont les sources sont politiques, sociales, religieuses, économiques. Dans ce contexte, la philosophie des sciences, par son versant philosophique plus ouvert aux médias, à la politique, peut rendre des services considérables aux divers milieux scientifiques, souvent fort démunis face à la complexité des résistances qu’ils rencontrent. Nous faisant l’avocat du diable, nous proposerions une première réponse à la question posée « à quoi sert la philosophie des sciences ? », et cette réponse pourrait être « soigner, soutenir, relancer interminablement la conception du monde et des hommes que véhiculent les sciences modernes ». Il reste qu’il s’agit là d’une curieuse philosophie dont on ne sait où elle puise sa volonté de servir les sciences : enthousiasme sincère pour le type de rationalité à l’œuvre dans les sciences modernes, intérêts carriéristes, recherche de la sécurité. Quelle est donc cette philosophie porte-coton ?
L’arrogance et l’oubli
2Malgré les apparences, la situation actuelle des sciences et des techniques est problématique : tel est le paradoxe qu’il faut penser. En d’autres termes, les remises en question de l’activité des sciences et des techniques croissent au même rythme que se développe la diffusion des approches scientifiques dans de nombreux milieux, dans des pays très différents et que s’étend au monde entier l’environnement quotidien des systèmes techniques contemporains. Cette situation instable est liée aux interpénétrations de plus en plus étroites entre les circulations financières, le développement économique, industriel et les recherches scientifiques. Ce maillage de plus en plus serré du champ social par des approches techniques et scientifiques s’inscrit certes dans une longue histoire, mais il se déploie maintenant selon des rythmes accélérés. Des populations de plus en plus nombreuses, de plus en plus étrangères à la Weltanschauung occidentale sont directement convoquées à adopter les modes d’existence des sociétés industrielles et doivent répondre sans tarder à cette convocation. Le forçage actuel est d’autant plus dangereux qu’il s’inscrit dans le cadre des épisodes coloniaux et impériaux menés par les élites blanches de l’Europe occidentale, puis d’Amérique du Nord, et ce, depuis cinq siècles. Ces épisodes sont à l’origine d’immenses massacres, dans les deux Amériques, en Chine, en Inde et dans bien d’autres contrées.
3Les sciences et les techniques contemporaines forment l’un des substrats essentiels des vagues expansionnistes actuelles, que ce soit sous la forme directe des armements vendus aux clients « sous-développés », des armements dernier cri testés par les nations industrielles dans leurs guerres démocratiques contre les pays détenteurs de richesses énergétiques, ou bien sous la forme indirecte des impératifs économiques et financiers, sous la pression des modèles symboliques de la consommation et des images. En quarante ans, l’informatique et les ordinateurs, ces machines logico-mathématiques, entièrement tributaires de l’histoire des formalismes au sein des sciences occidentales, se sont diffusés dans le monde entier et s’imposent en tant que prisme privilégié pour aborder tous les aspects du réel, de ce réel mobilisé totalement dans la vision numérisée du monde. Par ailleurs, les canaux et les carrefours de dispatching qui permettent l’actuelle domination sont tous sortis des laboratoires, qu’il s’agisse des réseaux satellitaires et des télétransmissions. Il n’est plus possible pour les chercheurs scientifiques de se cacher la réalité la plus élémentaire : les disciplines scientifiques et les techniques qui y sont attachées sont structurellement liés à l’expansion de la culture occidentale moderne. La visibilité actuelle de cette expansion pose alors de graves problèmes aux milieux scientifiques ; ils risquent de se voir attribuer des responsabilités fatales dans les guerres néo-coloniales ou dans des dysfonctionnements importants liés à des pratiques scientifiques et techniques mal contrôlées. En ce cas, il est clair qu’il faudra systématiquement installer des miradors autour de tous les laboratoires, non pas pour protéger le monde extérieur de leurs productions mais pour protéger les chercheurs contre les émeutes des habitants du monde extérieur.
4Cette situation fait surgir un grand nombre d’interrogations parmi lesquelles on peut retenir les suivantes :
5– L’implication de plus en plus systématique des sciences dans des processus d’expansion impériale ne permet plus de se débarrasser d’un certain nombre de critiques portant sur l’existence de liens quasi ontologiques entre l’exercice des sciences et celui de la domination violente. Pendant des siècles, il suffisait de reconnaître ces distorsions en les mettant sur le compte d’erreurs humaines, ou d’en rendre responsable les vices de la nature humaine. Il était évident pour chacun que si les Lumières de la raison scientifiques en acte pouvaient bien s’affaiblir en passant sur les cahots de la route du progrès, jamais la course triomphale ne saurait s’arrêter. Une méfiance ontologique se met en place dans de nombreux milieux intellectuels et dans des secteurs de plus en plus importants de la population. Cette mise en cause radicale était clairement perceptible dans la crise du nucléaire et s’est manifestée de façon presque identique dans l’affaire des OGM.
6– La mise en cause des développements contemporains des sciences modernes et de leurs alliances politiques, économiques et financières amène bon nombre d’épistémologues et de chercheurs à relire avec attention la vulgate (ou la légende dorée) de l’histoire et de philosophie des sciences. Pour certains auteurs, tels que Feyerabend ou René Thom, il faut reparcourir avec attention l’œuvre de ces philosophes que l’on a enfermée un peu trop vite dans un placard. Comment éviter le réexamen critique d’un auteur comme Aristote dont l’œuvre a, par ailleurs, joué un rôle déterminant dans la mise en place de la pensée rationnelle en Occident ? Feyerabend n’hésitait pas à écrire à propos de la dynamique que « le procédé de Galilée réduit de façon draconienne le contenu de cette discipline : la dynamique aristotélicienne était une théorie générale de l’altération (alloiosis) comprenant le mouvement local, le changement qualitatif, le changement quantitatif, et le changement dans la substance (génération et corruption). La dynamique de Galilée et de ses successeurs s’occupe uniquement de la locomotion » [1]. Il faut citer ici le travail remarquable mené par René Thom sur l’œuvre d’Aristote et particulièrement sur la physique. Que penser aussi de l’appauvrissement de la notion de causalité dans l’édification des sciences modernes en comparaison avec la richesse de la conception aristotélicienne des quatre causes, matérielle, formelle, finale et efficiente ? Comment éviter enfin les questions posées à Galilée par les aristotéliciens-thomistes à propos de l’utilisation des mathématiques dans la nouvelle mécanique ? Les phénomènes du monde infralunaire, bien trop complexes, peuvent-ils seulement être mathématisés ?
7– D’autres questions se précipitent dans nos esprits qui concernent le réductionnisme en biologie. Peut-on réduire le vivant à l’inerte comme le propose Descartes et après lui, une bonne partie de la biologie moderne ? Quelle place faut-il laisser aux sens et, plus généralement, à la sensibilité dans la lecture et l’étude des phénomènes ? Que vaut l’approche mathématique d’un monde rendu préalablement squelettique grâce à une série de réductions ? La certitude grandissante de l’implication des sciences dans l’édification d’un monde désenchanté (Max Weber), d’un monde opératoire et productiviste (Marx), d’un monde violent et chaotique (George W. Bush), d’un monde marqué par un nihilisme sans mesure (Nietzsche), semble avoir fait céder quelques barrages importants qui risquent d’emporter la totalité du dispositif mis en place en quelques siècles dans les sociétés industrielles.
L’infini est une idée folle
8Au cœur des postulats les plus essentiels des sciences modernes, on trouve la notion d’infini, et ce, de plusieurs manières. Elle se trouve déjà dans la langue sacrée des sciences modernes, les mathématiques. Ainsi que le note Blaise Pascal, « nous connaissons qu’il y a un infini et ignorons sa nature ; comme nous savons qu’il est faux que les nombres soient finis, donc il est vrai qu’il y a un infini en nombre » [2]. Nous la retrouvons dans la conception de l’espace infini et neutre de la nouvelle mécanique, de même que dans le progrès indéfini des actions humaines dans la mesure où elles sont guidées par la méthode ainsi que le montre Descartes dans la sixième partie du Discours de la Méthode [3]. Que ce soit dans la figure du progrès, dans la pratique des nombres, dans la domination croissante des hommes sur la nature tout entière, partout éclate la vérité la plus profonde du monde européen, la tentative interminable d’incarner l’infini dans le monde. Cette interprétation est au centre de l’œuvre de Hegel dont on sait qu’elle tente de rendre compte de la modernité occidentale. C’est cette modernité qu’il conçoit comme le Christianisme réalisé (aufgehoben).
9Sur ce point très précis, la position d’Aristote est à la fois très développée et, étonnamment actuelle. C’est par ce biais que l’on voudrait montrer combien certains textes des auteurs dévalués par la philosophie des sciences ont gardé toute leur virulence. Le texte aristotélicien, on va le voir, concentre une série de questions qui s’adressent directement à nos générations ; en ce sens, texte est bien un shibboleth [4].
10La question de l’infini qui revient plusieurs fois dans l’œuvre d’Aristote prend une signification particulièrement intense dans les contextes économiques et techniques. On peut la résumer ainsi : « le désir d’argent détruit la cité » [5]. La tradition philosophique qui a voulu rendre compte des relations entre l’économie et la philosophie trouve dans l’œuvre d’Aristote des racines incontournables : la rationalité économique doit s’intégrer dans une rationalité plus vaste celle de la philosophie, qui, elle seule, peut lui donner du poids. Cette subordination de l’économie à la philosophie n’est pas établie de façon dogmatique. Aristote la fonde sur la reconnaissance des menaces latentes qu’exerce l’activité économique sur les citoyens et la cité, partant sur la philosophie. « Dans cette tradition domine la crainte de l’économie. Car face à l’évidence de la raison philosophique – évidence, grâce à laquelle la raison ne renvoie qu’à elle-même et se justifie de ce fait, elle-même – l’économie, si elle est laissée à elle-même apparaît comme un mouvement sans fin » [6]. Il y a une démesure dans l’activité économique qui menace l’existence même de la philosophie car cette discipline, et elle seule, peut déployer la raison dans tous ses aspects, dans sa totalité. Or, selon la pensée aristotélicienne, le point de vue de la totalité est aussi celui de la limite, de la fin car il n’a pas de référence hors de son activité. La philosophie est l’activité des hommes, ces êtres raisonnables mais finis.
11La philosophie doit maintenir l’économie dans des limites. Le terme d’économie renvoie à l’oikos, la maison ; l’économie, c’est celle du ménage. Le sens le plus ancien de ménage qui est passé en anglais dans le concept de management éclaire bien la dimension économique du ménage. L’oikonomikè est une activité domestique qui doit rester à l’écart de la vie publique : « la menace de l’infinité économique consiste précisément en ce que l’activité économique déborde cet écart et contamine la vie publique. La vie économique doit donc se tenir à l’intérieur de la clôture de la maison afin de ne pas se perdre dans l’infinité. Cela signifie que l’économie est soumise à une instance supérieure qui ordonne la totalité. La première est le domaine privé, la seconde, le domaine public réservé aux activités politiques et étatiques » [7]. L’activité économique est poièsis, activité instrumentale dans laquelle le savoir-faire technique trouve sa réalisation dans un produit dont les finalités ne relèvent pas de celles qui initialement furent mises en œuvre dans la fabrication. Cette course sans fin de productions en produits qui, à leur tour, servent d’autres finalités qu’eux-mêmes, instaure une succession indéfinie qui doit rester enclose dans la sphère domestique, sphère qui, elle-même, trouve son sens le plus profond dans les échanges entre les citoyens au sein de la cité. C’est seulement au sein de la vie publique que peut apparaître l’activité vraiment humaine, celle de la praxis dans laquelle le citoyen agit en vue d’une fin qu’il vise pour elle-même. Si par malheur l’infinité propre au déploiement de la poièsis sortait du cadre de l’activité domestique pour entrer dans le cadre des échanges au sein de la cité, alors on passerait de l’oikonomikè à la chrèmatistikè et l’on ferait entrer l’illimité dans le domaine des échanges politiques, entraînant immédiatement la destruction de la cité.
12C’est dans ce contexte qu’Aristote analyse l’apparition de l’argent. Dans La Politique, il distingue avec une grande précision, l’argent en tant qu’il est la forme domestique de la chrématistique, et l’argent de la chrématistique générale qui est accumulé pour lui-même. Ainsi dit-il : « La chrématistique naturelle relève de l’économie domestique, tandis que le commerce est l’art de créer des richesses, non pas de toute façon, mais seulement par le moyen d’échange de biens. Et c’est cette dernière forme qui, semble-t-il, a rapport à la monnaie, car la monnaie est dans ce cas principe et fin de l’échange. Dès lors cette sorte de richesse qui provient de la chrématistique ainsi définie est véritablement sans limites » [8].
13Ces distinctions essentielles peuvent être reprises à propos de l’argent en distinguant l’argent sans désir et le désir d’argent. L’argent sans désir est celui « qui sert d’expression à la mesure des objets d’un besoin social, dont il assure en même temps la distribution par une circulation spécifique ; il ne sert pas d’expression à la mesure des produits du travail » [9]. Cet argent sans désir permet l’expression la plus noble du désir des citoyens, celui que tous les échangistes ont en commun, « le désir d’unité et de cohésion dans la cité, qui est aussi le désir de tous de mener l’échange à sa fin immanente » [10]. Si cet argent sans désir laisse la place au désir d’argent, alors l’action collective se disloque et la cité se déchire. Dans le livre I de La Politique, Aristote montre avec force que si l’argent est conçu comme un équivalent général de tous les biens, il entraîne le désir de chacun car toute richesse est en elle-même désirable. Cependant, « le désir de richesse en général ou le désir dont l’objet est la généralité de la richesse signifie à son tour que ce qui est désiré dans le désir de cet objet, c’est le concept ou l’idée de la richesse et non telle ou telle richesse véritable » [11]. Dans ce contexte où le rôle attribué à la monnaie est celui de foncteur général, d’équivalent universel, l’ensemble des ordres entre les différentes sphères est bouleversé. Les productions particulières se mettent au service du désir infini de richesse et deviennent des moyens au service du concept de richesse. Pour Aristote, cette situation est folle car l’infini est une invention conceptuelle qui ne renvoie à rien d’existant : c’est un Unding, une non-chose. L’infini dont il est question est celui de l’illimité, de la répétition indéfinie au sein de la série. On peut résumer ce mouvement en rappelant « qu’en ce sens, le désir d’argent place toutes les économies domestiques et toute la production sous le malheur d’une accumulation sans limite, du point de laquelle toute quantité définie de richesses a l’irréalité du nombre et pour laquelle la réalité de la richesse est perpétuellement différée » [12].
La question des techniques : de la régulation au déferlement
14L’étude de la situation actuelle en embryologie ou en génétique moléculaire est exemplaire et peut être éclairée à la lumière des développements précédents. L’agitation générale qui s’empare des tissus, des cellules, des gènes en vue de leur production industrielle et de leur modification génétique, pose quelques questions. Les effets collatéraux sur les écosystèmes sont de plus en plus perceptibles et concernent à leur tour les grands ordres des végétaux, des animaux et des primates. Ne retrouve-t-on pas dans la situation actuelle des performances bio-médicales, à des niveaux structuraux, ce déploiement infini et insensé dont parle Aristote ? L’un des aspects les plus profonds caractérisant les développements bio-médicaux contemporains ne concerne-t-il pas l’appropriation financière des organismes vivants, processus qui tente d’allier les rentabilités financières et la fécondité biologique ?
15Ces développements sont réalisés et diffusés de façon privilégiée dans les laboratoires, qu’ils soient privés ou publics, asservis aux logiques économiques et les chaînes de production des entreprises. Dans le cas exemplaire du génie génétique, les modifications des organismes bactériens, végétaux et animaux et les dépôts de brevets instituant des antériorités techniques et financières, s’inscrivent dans ce mouvement d’appropriation financière des organismes vivants. Cette diffusion par déplacement (ou colonisation) de la sphère publique des savoirs vers les acteurs financiers et industriels est rendue possible grâce à la mise en place de dispositifs techniques peu coûteux et très efficaces et à l’impasse faite sur la recherche fondamentale qui engendre les dépenses les plus importantes et les risques les plus grands. Les orientations de la recherche et de l’industrie s’organisent alors autour d’une sorte de court-circuit liant immédiatement des savoir-faire techniques hautement efficaces, peu conceptualisés et des intérêts industriels et financiers.
16Si l’on suit le fil qui mène à l’isolement des cellules souches embryonnaires, les fameuses cellules ES [13], puis à leur mise en culture, à leur entrée dans les circulations économiques et financières, il passe nécessairement par le même chemin, celui du réductionnisme, des techniques efficaces, des effervescences financières. Les cellules ES relèvent à leur tour d’un mouvement plus général, celui d’un progrès indéfini, dont les sources renvoient bien selon nous à l’idée d’infini.
17Comme nous avons voulu le montrer dans un ouvrage paru précédemment [14], l’engagement moderne de la culture occidentale enracinée dans le christianisme latin est bien au centre de ce regard sur le vivant et sur le monde. Il n’est plus possible d’analyser le travail de concentration, de focalisation des sciences et des techniques contemporaines, de noter les liens de plus en plus étroits entre les capitaux financiers et les orientations de la recherche sans évoquer les liens avec les structures imaginaires chrétiennes. Comment ignorer la marque laissée par le monothéisme judéo-chrétien, par la « volonté d’incarnation » qui accompagne ce créationnisme, marque qui a rendu possible la concentration des circulations financières modernes autour de l’équivalent-divin, marque qui est au cœur des concentrations d’énergie des armes modernes, et qui, plus généralement, anime la pluie des objets qui nous recouvre comme un linceul.
18Ces remarques permettent de mieux comprendre le sens des interrogations que nous nous posons à propos du destin actuel des sciences modernes. Les philosophes qui ont choisi de remplir leur tâche du côté de la philosophie de la science n’auront pas seulement pour tâche d’apporter un supplément d’âme mais de savoir s’il leur faut rester dans cette galère. Ces philosophes des sciences doivent comprendre qu’il existe un point aveugle dans l’histoire du développement des sciences modernes et que les scientifiques, pour leur immense majorité, sont incapables de penser la place des techniques dans le mixte moderne des sciences et des techniques, d’en saisir leur proximité et surtout leur inquiétante étrangeté, à savoir leur déferlement.
19Les phénomènes techniques sont évalués depuis longtemps en fonction de leurs liens avec la rationalité des sciences modernes : les techniques sont devenues des « techno-logies ». L’extension du logos à des pratiques si diverses et si anciennes n’a pas facilité l’apparition d’analyses capables de rendre compte de la spécificité des savoir-faire techniques. Les techniques-technologies furent réduites au statut subalterne de servantes des sciences ; pire encore, elles devinrent des sciences appliquées et disparurent en tant qu’activité autonome. Passées dans le langage commun, ces approches dominent encore l’ensemble des recherches sur les techniques.
20Les nombreux dérèglements urbains, sociaux et environnementaux liés à la mise en œuvre des dispositifs de laboratoires et à leurs applications industrielles n’ont pas remis en question la rationalité constitutive de l’ensemble sciences, techniques et industries au sein des états modernes. Mais ils ont rendu nécessaire le développement d’un versant régulateur de la raison capable de stabiliser le caractère impétueux de la rationalité instrumentale à l’œuvre dans les sociétés industrielles. Dans ce contexte, s’enracinent les approches régulatrices (kantismes et néo-kantismes, idéologies anglo-saxonnes diverses…) et administratives des risques. L’ensemble des analyses contemporaines des risques et des solutions éventuelles s’enracine dans ce travail de lissage, de rationalisation normative qui inspire la meilleure part de l’action des institutions administratives et politiques.
21Mais depuis plusieurs décennies, le surgissement de performances techniques originales a marqué un certain nombre d’événements. Leur puissance démesurée ne peut plus être abordée en termes de régulation-intégration car c’est bien plutôt l’affleurement d’une puissance croissante qui est devenue la question décisive. En un mot, l’interrogation centrale à propos des techniques contemporaines ne concerne pas d’abord leur régulation mais leur déferlement sans mesure. Il faut sans doute remonter jusqu’à la première guerre mondiale pour repérer ce grand passage qui permit à certains artistes, philosophes et écrivains d’aborder les sciences, les techniques et l’industrie en d’autres termes que ceux des approches classiques et d’en pointer « l’inquiétante étrangère » [15]. Ils furent témoins des gigantesques barrages d’artillerie de la première guerre mondiale, les opérations (batailles de la Marne, de Verdun et de la Somme) au cours desquelles plusieurs centaines de milliers d’hommes moururent en quelques mois [16].
22La mise au point des armes nucléaires et particulièrement de la bombe à hydrogène qui a marqué des générations entières ne permet plus de dénier la présence de cette dimension démesurée qui se manifeste de plus en plus souvent dans les dispositifs techniques actuels. C’est en ce sens que le phrase de Edward Teller, celui qui fut à l’origine de la conception et la fabrication de la bombe à hydrogène, prend tout son sel : « J’ai fabriqué un réveille-matin qui va réveiller le monde » [17]. L’échelle des énergies et des effets déployés par ces engins sortait complètement du cadre marqué par l’échelle dimensionnelle de notre corps. Nous étions entrés dans une échelle cosmique, entre tremblements de terre et raz-de-marée.
23Cette démesure et le nihilisme qui l’accompagne ont franchi une étape supérieure dans la mesure où la puissance de destruction recherchée à travers la multitude des armes s’est concentrée et s’est purifiée dans la fabrication de quelques bombes.
24La question centrale des techniques contemporaines n’est pas celle de leur régulation mais celle de leur déferlement, c’est-à-dire de leurs effets incontrôlables dans des domaines aussi différents de ceux du nucléaire civil, de la reproduction humaine, des modifications génétiques, de l’épuisement des écosystèmes ou de la puissance des armements. Ces déferlements peuvent être conçus comme autant de manifestations d’une source de puissance encore inconnue de nous dont pourtant la trace laissée dans des domaines spécifiques devient observable, à la manière du ressac déferlant sur des rochers qui manifeste la puissance invisible de la houle [18]. Ces manifestations d’une puissance démesurée ne peuvent plus être lues comme les conséquences de dérégulations qui en auraient permis l’apparition mais comme autant de symptômes exprimant la pression croissante exercée par le déchaînement de forces démesurées. On admettra donc qu’il existe une origine involontaire des techniques qui ne peut être abordée directement par l’exercice d’une rationalité scientifique autosuffisante. Cette hypothèse ne peut être féconde qu’accompagnée d’une méthode permettant de trouver un chemin permettant de cerner cette origine. Mais c’est précisément sur ce point que peut commencer une philosophie des techniques [19], dans un tout autre contexte que celui de la philosophie des sciences.
De l’insolence en philosophie : dire l’échec de la philosophie des sciences
25Il n’est plus possible d’en rester aux développements de la philosophie des sciences « standardisée », ce corpus considérable dont l’ambition semble se situer dans une volonté de valider interminablement l’exercice des sciences modernes en cours d’élaboration. Cette philosophie des sciences, et plus particulièrement sa version anglo-saxonne dite cognitiviste, souffre d’une faiblesse majeure, son incapacité à sortir de son postulat fondamental, l’éminente parenté la liant aux sciences modernes et l’affirmation de son appartenance au même socle rationnel.
26L’inspiration philosophique fondamentale déborde très largement le cadre de la pensée et des pratiques scientifiques et ne saurait se confondre avec le type de philosophie à l’œuvre dans la philosophie « standard » des sciences. Cette philosophie originelle cherche son inspiration dans des questions bien plus radicales et ses interrogations sont autrement plus insolentes. Qu’en est-il de la légitimité des sciences modernes au moment où les effets dévastateurs de leurs développements se manifestent de plus en plus souvent ? Comment faut-il interpréter les relations entre l’apparition et le développement des sciences modernes et le développement des performances techniques qui puisent leur dynamique dans des ordres de créativité bien différents ? Il ne s’agit plus de cautionner interminablement la validité des sciences grâce à l’exercice d’une certaine philosophie universitaire, mais bien au contraire de se demander si l’engagement actuel des sociétés industrielles dans le grand boulevard des sciences de l’industrie, de la finance, n’est pas une impasse culturelle dramatique.
Notes
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[1]
P.K. Feyerabend, Against Method outline of an anarchistic theory of Method, New York, Humanities Press. On trouvera la traduction française au Seuil dans la collection « Science ouverte », Paris 1979, Contre la méthode. Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance.
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[2]
Pascal, Pensées, pensée 680, Le livre de poche classique, Paris, 2000, page 458.
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[3]
Descartes, Discours de méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, Pléiade, Nrf Paris, 1953, pp. 168 et sq.
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[4]
Le terme hébraïque shibboleth qui signifie « épi », se trouve dans la Bible, livre des Juges, 5-6. Il est rapporté que sa prononciation permit aux Galaadites de reconnaître pendant la nuit leurs ennemis, les Ephraïmites qui s’étaient mélangés à eux dans l’obscurité. Il signifie en philosophie « signe de reconnaissance », « critère de distinction ».
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[5]
M. Tibon-Cornillot, « La radicalisation du fétichisme. À propos de l’argent, “La vie mouvante en elle-même de ce qui est mort” », Rue Descartes, n° 28, Revue du Collège international de philosophie, pp. 51-82.
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[6]
E. Berns, Philosophie de l’économie, intervention faite dans le cadre du colloque Philosophie et Economie organisé par le Collège international de philosophie le 25 novembre 1999.
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[7]
Ibid., p. 2.
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[8]
Aristote, La Politique, Paris, Vrin, 1962, I-9, p. 60.
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[9]
A. Berthoud, Argent et désir d’argent chez Aristote et Marx, in Conceptions de la monnaie, un enjeu théorique, Cahier d’économie politique, n° 13, Paris, éd. Anthropos, 1987, p. 3-4.
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[10]
Ibid., p. 4.
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[11]
Ibid., p. 4.
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[12]
Ibid., p. 4.
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[13]
Les cellules ES (les Embryonic Stemcells) se caractérisent par la précocité de leur prélèvement dans l’embryon, pendant une période au cours de laquelle ces cellules peuvent à la fois être cultivées in vitro et en même temps conserver leur capacité totipotente. Elles peuvent alors, en fonction de procédures techniques connues, donner naissance à des lignées cellulaires spécialisées, des cellules musculaires, nerveuses et même des cellules de lignée germinale (Le Monde du 6 mai 2003).
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[14]
M. Tibon-Cornillot, Les corps transfigurés. Mécanisation du vivant et imaginaire de la biologie, Seuil, coll. « Science ouverte », 1992.
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[15]
Ce concept d’inquiétante étrangeté (unheimlich en allemand) est développé par S. Freud dans les Essais de psychanalyse appliquée, Gallimard, Paris, 1975, p. 165 : « L’inquiétante étrangeté sera cette sorte de l’effrayant qui se rattache aux choses connues depuis longtemps, et de tout temps familières. » Nous nous référons à cette notion dans notre article « Des automates aux chimères – relecture hoffmannienne de Freud » in revue Topique N° 54, Paris, octobre 1994, p. 315-338.
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[16]
Faut-il rappeler que le bilan officiel de la première guerre mondiale fut, pour la France, de 1.500.000 morts et 5.000.000 blessés ; il faut ajouter à ce bilan environ 500.000 disparus. Le total de la population active française tuée et blessée au cours de cette guerre fut de 7.000.000 environ. La population totale de la France étant de 39.790.000 en 1914 dont 13.500.000 adultes mâles entre 18 et 50 ans, on peut considérer que plus de la moitié de cette population fut tuée ou blessée. Le total des pertes pour l’ensemble des nations engagées fut de 37.581.000 personnes. (Sur ces estimations, on peut lire Données Statistiques relatives à la Guerre 1914-1918, Imprimerie Nationale, Paris, 1922.)
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[17]
G. Herken, Consels of War, Alfred A. Knopf, 1984, p. 57 : « I’m making an alarm-clock that will wake up the world. »
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[18]
Nous empruntons le terme de ressac (Brandung) à Ernst Juenger, Die Schere, Ernst Klett Verlag für Wissen und Bildung, Gmbh, Stuutgart, 1990, fragment 44 ; traduction française de Julien Hervier, éd. C. Bourgois, Paris 1993, pp. 40-41.
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[19]
On trouvera les premiers développements de cette philosophie des techniques dans le texte suivant : « Démesure des techniques contemporaines : du réductionnisme technologique aux sources involontaires des technique », in Gilbert Simondon, une pensée opérative, publication de l’Université de Saint-Etienne, juin 2002, pp. 214-247.