La multiplicité intérieure chez marc aurèle
I – L’intériorité chez Marc Aurèle
1Avec le stoïcisme impérial apparaîtrait l’intériorité. De fait, de nombreux passages dans les Pensées pour moi-même enjoignent à un retour à soi, « petit champ de l’âme », ou « citadelle » [1] Il ne s’agit pourtant pas tout à fait de « retour à soi ». Marc Aurèle parle bien de sa propre âme comme d’une retraite – un endroit où s’abriter ; un lieu qui soit aussi un ordre, un ensemble ordonné. Il s’agit d’ailleurs plus d’une construction de son intérieur que du renvoi à un intérieur déjà constitué, qu’il faudrait rejoindre ou auquel il faudrait s’ajuster ou se conformer. Parler de sa propre âme comme d’une retraite atteste qu’on a rapport à son âme comme aussi à quelque chose d’extérieur, non pas exactement comme à quelque chose à quoi on se reconnaît identique. Il y a construction, aménagement d’un intérieur qu’on cisèle par des exercices et par des notions: « des formules brèves, élémentaires qui, dès qu’elles se présentent, suffiront à écarter tout chagrin et à te renvoyer sans irritation aux affaires auxquelles tu reviens » (IV, 3 ).
2Une telle construction de l’intérieur a pour condition la « plasticité » de la partie dirigeante (hêgemonikon) : « La partie dirigeante de l’âme, c’est ce qui s’éveille soi-même, ce qui se modifie soi-même, ce qui se fait soi-même tel qu’il veut et ce qui fait que tout événement lui apparaisse tel qu’il le veut » (VI, 8). La partie dirigeante n’est pas donnée, elle est modifiable, et il est en mon pouvoir d’agir sur mon âme et de la façonner : « À quoi donc fais-je en ce moment servir mon âme? À chaque occasion se poser de nouveau cette question et examiner ce que j’ai en ce moment dans cette partie qu’on appelle dirigeante et de qui j’ai l’âme en ce moment. N’est-ce pas celle d’un petit enfant? d’un adolescent? d’une femmelette? d’un tyran? d’une bête de somme? d’une bête sauvage? » (V, 11) [2]. De la colorer, la pensée aura les caractéristiques des représentations les plus fréquentes; « car l’âme se teint de ses représentations » (V, 16). On peut se composer l’âme qu’on veut. Face à l’extériorité des choses, qui ne peuvent ni changer notre âme, ni la mouvoir, c’est l’âme seule « qui se transforme elle et se meut elle-même » (V, 19).
3Se composer l’âme qu’on veut passe bien par le fait de circonscrire une étendue inaliénable : « Que la partie dirigeante et dominante de ton âme (to hêgemonikon kai kurieûon tês psukhês) demeure inchangée par le mouvement, calme ou rapide, dans ta chair et qu’elle ne s’y unisse pas, mais qu’elle s’entoure d’une limite et qu’elle circonscrive ces affections dans les parties [du corps] » (V, 26).
4Pour les Stoïciens, l’âme comprend huit parties, les cinq sens, la partie vocale, la partie séminale et la partie dirigeante, ou hêgemonikon, « à partir de laquelle tout cela est étendu à travers/par les organes appropriés, de façon comparable aux bras d’un poulpe » [3].Ou bien : la partie dirigeante de l’âme est comme un roi qui envoie des messagers, comme le tronc d’un arbre, comme l’araignée au centre de sa toile [4], comme la source d’une rivière (« Les parties de l’âme s’écoulent comme de la source d’une rivière depuis leur siège dans le cœur et se diffusent à travers tout le corps » [5]). Jacques Brunschwig a mis en évidence « les motifs à la fois psychologiques et moraux » pour lesquels « Chrysippe, et avec lui les Stoïciens les plus conséquents, adoptent une conception “moniste” de l’âme » [6].
5Son principe directeur, l’hêgemonikon, pour renvoyer au « meneur », « chef » ou « commandant », n’est pas pour autant strictement séparé de ses autres instances, et elles-mêmes ne sont pas strictement séparées les unes des autres : dans l’âme, tout communique, informations et modifications, de même que dans le monde. L’âme-poulpe est un milieu altérable, déformable, plastique, conducteur des informations et modifications. Les activités sensorielles sont des émanations de la partie dirigeante qui circulent dans le corps pour revenir ensuite à la partie dirigeante. L’âme-poulpe est engagée dans un modèle continu, communiquant et simultané, de déformations multiples, qui lui assure une mobilité plastique de configurations et défigurations par tensions et détentes continues. Que la partie dirigeante « s’entoure d’une limite » ressort de la tentative d’établir une sorte d’étanchéité, d’ériger une barrière, d’où découle l’image de la citadelle.
6Le stoïcisme impérial aurait marqué un changement, une mutation, dans les rapports entre sujet et intérieur, jusqu’à produire une subjectivation étroitement liée à l’intériorité. Probablement le monisme de l’âme en est-il une des conditions. Il importe de chercher à comprendre comment la configuration des champs de savoir a pu se modifier de sorte que le lien entre subjectivation et intériorité se trouve investi d’un poids et d’une puissance nouvelle.
II – Soit les atomes, soit la providence
7On retrouve à de nombreuses reprises dans les Pensées pour moi-même la séquence suivante : soit les atomes, soit la Providence [7]. Pierre Hadot [8] la juge « énigmatique ». Citons quelques exemples.
8« Mais tu t’irrites encore de ce qui de l’univers t’a été attribué en partage? Renouvelle pour toi la disjonction (to diezeugmenon) : ou bien la providence ou bien les atomes, et tout ce qui permet de démontrer que le monde est comme une cité. » (IV, 3) ;
9« Ou bien mixture, entrelacement et dispersion ; ou bien union, ordre et providence. Si donc le premier, pourquoi désirerai-je passer mon temps dans un tel composé hasardeux et dans un tel désordre? Et pourquoi me soucierai-je d’autre chose que de la manière de “devenir terre”? Et pourquoi me laisserai-je troubler? Car la dispersion gagnera jusqu’à moi, quoi que je fasse. Si le second, j’honore celui qui gouverne, je suis stable et j’ai confiance en lui. » (VI, 10) [9]; « Les cycles du monde sont les mêmes, en haut en bas, d’un âge vers un autre. Et ou bien l’intelligence du tout a l’impulsion d’agir sur sur chaque chose ; si c’est le cas, accueille ce sur quoi elle s’est portée ; ou bien elle a eu l’impulsion d’agir une seule fois, et le reste vient en conséquence ; en effet d’une certaine manière c’est les atomes [ou les indivisibles]. Au total, s’il y a un dieu, tout va bien ; si tout va au hasard, ne te laisse pas aller, toi aussi, au hasard […] » (IX, 28).
10Atomes ou providence: il s’agit d’une disjonction exclusive, qui épuise les possibilités cosmologiques. Disjonction, elle est une proposition non-simple, et la logique ici engagée dans la cosmologie vise à déterminer la posture éthique à adopter. S’il y a la Providence, l’attitude éthique consiste à vivre conformément à sa nature propre, partie active de la nature commune, qui est l’organisation harmonique et dynamique de ses parties. Mais comment trouver une posture éthique dans un monde qui n’est pas cosmos? Si l’on trouve cette seconde réponse, on sera tiré d’affaire dans tous les cas.
11Pour Pierre Hadot, le stoïcisme a cette puissance qu’il vaut pour l’un et l’autre membre de la disjonction. Pourtant, la récurrence des séquences qui mettent en scène la disjonction atteste qu’il y a un problème à résoudre, qui résiste pour ainsi dire à sa propre résolution. La résolution d’un problème logique, même engageant l’éthique, n’a pas à être à ce point réitérée si elle est valide. Cette récurrence participe, par sa répétition même, de la construction de cet intérieur qui est une des tâches de l’individu ; elle répond aussi à la résurgence d’une inquiétude. Inquiétude éthique, répondant au très pur : Comment faut-il vivre? (Pôs biôteon?) platonicien [10] – question éthique par excellence. Inquiétude cosmologique aussi – et il semble bien que les passages sur la nature, pour dogmatiques qu’ils apparaissent, n’en sont pourtant pas chez Marc Aurèle si assurés ; que leur fermeté est fêlée. La récurrence de cette disjonction met en scène la mobilité dont Marc Aurèle a conscience, et qui vient miner jusqu’à sa croyance en la Providence.
12À l’origine de la nouvelle formulation des rapports entre subjectivation et intériorité, se trouve certainement l’idée de construire une place (forte) qui résiste à l’oppression ; de fait la raison est sans entrave, et c’est le caractère commun de l’âme de Dieu et de l’âme de l’homme et de tout être raisonnable [11]. De même chez Épictète : tu peux me mettre aux fers, c’est ma jambe que tu enchaîneras, pas ma raison et mon pouvoir de décider [12]. La métaphore de la citadelle prend bien son sens : de là je peux résister, en toutes situations, à l’oppresseur. Je peux me rendre inexpugnable, et en fait je le suis : quelque chose en moi me rend inexpugnable ; il y a en moi un espace mental tout à fait inaliénable.
13Mais cette idée n’est pas le seul motif. Certaines occurrences de la disjonction développent le rapport à la partie dirigeante, et sa récurrence est telle qu’il importe de lui donner un statut. À propos du monde : le discours sur la Nature apparaît plus volontariste que dogmatique. Une inquiétude cosmique se lit chez Marc Aurèle. Quelle est la réponse éthique au second membre : les atomes? Elle revient à : tout change et se dissout, tout est hasard dans les combinaisons – alors toi ne te laisse pas aller à la dissolution et au hasard.
14« Ou un monde bien ordonné, ou une mixture de matériaux rassemblés, mais sans ordre. Ou bien est-ce qu’il peut y avoir en toi un ordre, et, dans le tout, désordre – et cela alors que tout est combiné, distinct et uni par la sympathie? » (IV, 27) ; si c’est un chaos sans guide, « estime-toi heureux, dans un tel tourbillon, de posséder en toi-même une intelligence dirigeante » (trad. P. Hadot.). « Et si l’agitation t’emporte, qu’elle emporte ta petite chair, ton petit souffle de vie et tout le reste ; elle n’emportera pas ton intellect. » (XII, 14, 4) ; « si Dieu gouverne, tout va bien ; si c’est le hasard, ne va pas toi aussi au hasard. » [trad. P. Hadot.) (IX, 28).
15Mon hypothèse est la suivante : la nouveauté de la configuration des rapports entre subjectivité et intériorité dans le stoïcisme impérial, le lien étroit entre subjectivation et construction intérieure, découle chez Marc Aurèle de la hantise du second membre (les atomes) de la disjonction cosmologique (soit la Providence, soit les atomes). Il y a d’autant plus urgence à se construire un intérieur que la position épicurienne menace et qu’une forte part du dogme providentiel est devenue volontariste. Marc Aurèle, philosophe stoïcien, est partie prenante d’un monde baroque, hanté par la dissolution et la perte générale d’équilibre. Urgence à se construire une intériorité dont il arrive que la sphère serve d’emblème. Il est tout à fait remarquable que Marc Aurèle transpose à l’âme certains traits de la physique et la métaphysique empédocléennes : « si tu sépares de cette partie dirigeante tout ce qui s’y est attaché du fait des passions et ce qui est au-delà du temps ou le passé, tu feras de toi-même, comme dit Empédocle :
Une sphère toute ronde, fière de sa circularité solitaire ;
17tu t’exerceras seulement ce que tu vis, c’est-à-dire le présent ; et tu pourras passer la vie qui te reste jusqu’à ta mort sans trouble, dans la bienveillance et d’une manière favorable à ton démon. » [13]
18Pourtant ni la sphère, ni le petit champ n’épuisent la représentation de l’âme et de son « appareil ». Coexiste avec ces métaphores la déclaration de toute une multiplicité psychique. Le monisme de l’âme n’implique pas une unité psychique simple. L’intérieur est complexe. Marc Aurèle utilise différents termes lorsqu’il parle de l’âme: l’âme (psukhê), l’intellect (noûs), la partie dirigeante (ou partie dominante ou principe directeur) (to hêgemonikon), le démon, le démon intérieur, le dieu, le dieu intérieur, le maître intérieur (« quand le maître intérieur [to endon kurieûon] est conforme à la nature » [IV, 1]), parfois un hendiadyn: « il m’est permis de ne rien faire à l’encontre de mon dieu et de mon génie (para ton emon theon kai daimona) » (V, 10).
19Pour Pierre Hadot [14], tous ces termes : « le moi, l’intellect (noûs), la puissance de réflexion (dianoia), le principe directeur (hêgemonikon), le daimôn intérieur » sont équivalents. S’ils le sont, on peut se demander pourquoi Marc Aurèle choisit de conserver une telle variété ; si le maintien de leur multiplicité engage des différences, et lesquelles. Je me limiterai au démon intérieur.
III – Le démon intérieur
20Nous abritons, à l’intérieur de nous-mêmes, un démon qui nous est propre. De même chez Épictète : « Zeus a placé auprès de chacun le démon de chacun et l’a confié à sa garde… » (I, 14, 12). Il existe une tradition du démon dans l’Antiquité grecque, dont Marc Aurèle est un maillon et qui remonte à Pythagore. Elle a cours chez Héraclite qui « disait que la personnalité de l’homme est son démon » [15]. Chez Platon, dans le mythe cosmologique du Politique, le démon est, à l’âge d’or, une doublure vigilante de la personne, qui prend soin d’elle ; le souci de soi-même sera du second temps, où la divinité lâche le monde et le voit par là retourner progressivement au désordre. À ce compte il sera le relais du démon. Diogène Laërce renvoie à la vigilance démonique en plein cœur de son exposé physique : « [Les Stoïciens] disent qu’il existe pour les hommes certains démons qui sont en rapport de sympathie avec eux et qui surveillent les affaires humaines. » [16]
21Le célèbre mythe d’Er inverse les termes du rapport : ce n’est pas un démon qui vous choisira, c’est vous qui choisirez un démon. Mais c’est un passage du Timée que paraissent prolonger les mentions du démon chez Marc Aurèle, et dans ses termes exacts : « l’homme qui a mis tout son zèle à acquérir la connaissance et à obtenir des pensées vraies, celui qui a exercé surtout cette partie de lui-même, il est absolument nécessaire, je suppose, qu’il ait des pensées immortelles et divines, si précisément il atteint à la vérité ; que, dans la mesure, encore une fois, où la nature humaine est capable d’avoir part à l’immortalité, il ne lui en échappe pas la moindre parcelle ; enfin que, puisqu’il ne cesse de prendre soin de son élément divin et qu’il maintient en bonne forme le démon qui en lui partage sa demeure (ton daimona sunoikon en autôi), il soit supérieurement heureux. » [17]
22Peut-on identifier ce démon à soi-même? Marc Aurèle l’identifie explicitement à la raison : « II vit avec les dieux celui qui leur montre sans cesse une âme qui accueille avec joie ce qui lui a été donné en partage, qui fait tout ce que veut le daimôn qui lui a été donné par Zeus comme surveillant et comme guide et qui est une petite parcelle de Zeus : c’est précisément l’intellect et la raison de chacun. » [18] À propos du daimôn, Pierre Hadot a cette expression : « À vrai dire, si l’on remplace daimôn par raison, tout s’éclaircit. » II y a pourtant peut-être quelque chose à prendre de la multiplicité des termes en présence. Pour Hadot [19], « toutes ces représentations des dieux mêlés aux hommes et du daimôn intérieur ne modifient pas foncièrement les exigences rationnelles du stoïcisme. […] Les figures des dieux, des dieux délibérant sur le sort de l’individu, ou la figure du daimôn ne sont que des expressions mythiques et imagées destinées à rendre plus vivantes et personnelles les représentations stoïciennes de la Raison et du Destin ». Mais est-il si évident d’utiliser le concept ou le terme de daimôn comme un équivalent de raison? Peut-on dire que la partie hégémonique est comme une sorte de daimôn intérieur qui guide les autres parties de l’âme? [20] Le maître intérieur (to kurieûon endon) [21] est-il comme un démon, ou est-il un démon?
23Le même problème vaut pour les remarques de Foucault sur le sujet : On trouve dans le dossier « Gouvernement de soi et des autres » une chemise intitulée « religion » dans laquelle Foucault examine cette notion, présente chez Marc Aurèle surtout, du daimôn, à comprendre comme cette divinité intérieure qui nous guide et que l’on doit vénérer, respecter, ce fragment de divinité en nous qui constitue un soi devant lequel on doit rendre des comptes : « Le daimôn, même s’il est substantiellement divin, est un sujet dans un sujet, il est en nous comme un autre auquel nous devons un culte » [22]. Pour Frédéric Gros [23] : « l’intérêt de ce partage interne, au moins tel que Foucault le conçoit, tient en ce qu’il paraît difficilement traduisible dans les termes d’une intériorisation du regard de l’autre, comme un réflexe culturel (les leçons de la psychanalyse) nous inviterait spontanément à le penser. La dimension éthique n’est donc pas l’effet d’une intériorisation du regard de l’autre. Il faudrait plutôt dire que le daimôn est comme la figure mythique d’une césure première, irréductible : celle du soi à soi. Et l’Autre prend place à l’intérieur de ce rapport, parce qu’il y a d’abord ce rapport. C’est l’Autre qui est une projection du Soi, et s’il faut trembler vraiment, c’est devant Soi plutôt que devant cet Autre qui n’en est que l’emblème ».
24Je ne crois pas que le démon soit l’emblème de soi-même. Je ne crois pas même que « soi-même » soit un concept sur lequel l’analyse puisse s’arrêter – guère plus qu’un concept de commodité dans une situation de complexité psychique bien plus grande, ou une manière de couper court à l’embarras de la multiplicité psychique ; guère plus que le sac de peau qui recouvre, pour lui donner une apparence d’unité, l’ensemble constitué par trois formes toutes attachées ensemble, « la forme unifiée d’un animal divers et polycéphale, qui aurait, disposées en cercle, des têtes d’animaux paisibles et des têtes d’animaux sauvages, et capable de se transformer de l’une en l’autre et de faire sortir tout cela de lui-même », jointe à une forme de lion, et une forme d’homme : « Modèle autour d’eux, à l’extérieur (exôthen), l’image d’un être unique, celle de l’homme, de façon que pour qui ne peut voir ce qu’il y a dedans, mais ne voit que la gaine extérieure, cela paraisse un seul être vivant, un homme » [24].
25II est à mon sens important de maintenir que le démon est en nous un autre auquel nous devons un culte, même si nous devons avancer en même temps qu’il vaut pour nous comme une partie de nous-mêmes [25]. Sur ce point, Plutarque nous a livré un texte capital : « La partie de l’être immergée dans le corps, qui l’entraîne, s’appelle âme ; la partie inaccessible à la corruption est appelée esprit par le commun des hommes, qui croient que cet élément se trouve à l’intérieur d’eux-mêmes, comme on croit dans les miroirs les objets qui s’y reflètent ; mais les gens qui pensent juste sentent qu’il est extérieur à l’homme et l’appelle démon » [26]. Épictète dit-il autre chose? « Lorsque vous fermez les portes et faites l’obscurité à l’intérieur, rappelez-vous de ne jamais dire que vous êtes seuls ; car vous ne l’êtes pas, un dieu est à l’intérieur, et c’est votre démon » [27].
26Si Marc Aurèle persiste à parler de démon intérieur, c’est qu’il s’agit bel et bien de prendre soin en soi de quelque chose d’autre que soi ; de pratiquer l’hospitalité (qui est toujours l’hospitalité d’un autre) à l’intérieur de soi-même. On rejoint les agalmata du Banquet [28] que renfermait Socrate : je recèle et je rends un culte en moi-même à quelque chose d’autre que moi-même dont la manipulation est décisive. De même, la raison est à l’intérieur de moi-même quelque chose de distinct auquel je dois un culte, et il est important de ne pas précipiter l’identification – de noter qu’elle n’est pas faite à chaque fois.
27Rien n’est plus pénible pour l’homme que de chercher à deviner ce qui se passe dans l’âme du voisin « sans comprendre qu’il suffit d’être près seulement de son démon intérieur et d’en prendre un soin réel. Ce soin consiste à le conserver pur de passion, de légèreté et de mécontentement à l’égard de ce qui vient des dieux et des hommes » [29]. Therapeuia que je traduis ici par « soin » peut également se traduire par « culte », « manière d’honorer », puisque le démon intérieur est un dieu. Je n’y lis pas de métaphore, mais l’inscription du discours et des pratiques de Marc Aurèle dans un certain type de rapport religieux. Si culte il y a, il est clair que celui-ci nous renvoie à des pratiques rituelles polythéistes, de l’ordre de la religion privée, peut-être assimilable au culte de dieux du foyer. Ce rapprochement donne tout son sens au phénomène d’« hospitalité psychique » qui transparaît du texte de Marc Aurèle : une des caractéristiques de « l’homme de bien est d’accueillir ce qui arrive et ce qui a été filé pour lui, de ne brouiller ni troubler par une foule de représentations le démon qui est à l’intérieur de sa poitrine, mais de le conserver favorable, suivant le dieu en bon ordre […] » (III, 16).
28Ces expressions [30] ne m’apparaissent pas témoigner en faveur d’une assimilation rapide entre « moi » et « démon intérieur ». Je ne crois pas plus qu’il s’agit de nommer comme un autre une instance qui n’est jamais strictement qu’une partie de soi-même. Ces expressions me paraissent, du cœur de la multiplicité psychique, témoigner d’une véritable altérité psychique: il y a à l’intérieur de moi quelque chose d’autre. Il y a de l’intérieur; et à l’intérieur ce n’est pas moi que je trouve. Ou bien : je ne m’identifie pas à ce que je trouve. Ne nous empressons pas de traduire endon (à l’intérieur) par « en toi-même » [31].
29Ce n’est pas qu’une des parties de notre âme soit divine. Ce que je trouve en moi, mon intelligence, est dieu ou démon [32]. L’usage de l’adjectif écrase la topologie du démon [33] : la configuration de l’intérieur chez Marc Aurèle n’est pas simple, pas plus qu’elle ne l’est dans la tradition démonologique. Pour Louis Gernet : « l’individu paraît […] possédé par le daimôn, mais ce n’est qu’un aspect de sa pensée ; le verbe suggère aussi comme une assimilation ». De même que « chaque homme est accompagné de sa Kère [34], de même dans la conception générale et indéfinie du daimôn a été découpée celle d’un sort individuel ou d’un « démon » personnel. Or « le daimôn est à la fois hors de l’individu et en lui » [35]. De même l’Érinys, principe de folie, est « à la fois hors de l’individu et en lui : elle est à la fois l’individu lui-même et une autre puissance » [36]. Il faut tenir ensemble l’idée que le démon intérieur ou le dieu intérieur puisse être à la fois une partie de soi et un autre que soi, irréductible à soi. À cette topologie complexe se rattachent également les caractéristiques de l’intellect aristotélicien et celles de la partie « dominante » telle qu’elle apparaît déjà dans les dialogues de Platon.
30L’ambiguïté chez Marc Aurèle réside dans le fait que, d’une part, il énonce parfaitement le principe de l’hospitalité psychique, qu’il réduit d’autre part considérablement lorsqu’il identifie la « réalité cachée à l’intérieur » à l’éloquence, la force vitale, l’homme [37]. Il réduit alors la puissance d’altérité de l’hospitalité psychique qu’il soutient par ailleurs, y compris lorsqu’il identifie le démon intérieur à la raison. En ce sens, il se situe sur deux lignes distinctes de la problématisation de l’intérieur. La nouveauté du rapport entre intériorité et subjectivation résidera dans une sorte de laïcisation d’un rapport à un dieu ou à un démon intérieur à laquelle on en vient à s’identifier, alors qu’on ne s’identifiait pas à lui, auparavant.
Notes
-
[1]
Marc Aurèle. Pensées pour moi-même (MA), VIII. 48, 3. Sauf indication contraire, je traduis moi-même les passages de Marc Aurèle et d’Épictète, mais on peut se reporter aux éditions des Pensées pour moi-même de Marc Aurèle et des Entretiens d’Épictète dans Les Stoïciens, Paris, Gallimard. Bibliothèque de la Pléiade, 1962 (trad. É. Bréhier).
-
[2]
Cf. MA, X, 24.
-
[3]
Voir Von Arnim, Stoícorum veterum fragmenta, II, 226, 17, Stuttgart, Teubner, 1903-1924, rééd. 1964.
-
[4]
Cf. Héraclite, fragment 8 67, in Jean-Paul Dumont (éd.). Les Présocratiques. Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1988.
-
[5]
SVF, II, 879.
-
[6]
Jacques Brunschwig, « Sto?cisme », in Philosophie grecque, Paris. PUF. p. 551.
-
[7]
En XII. 14, c’est une tri partition : « Ou bien nécessité du destin et ordre inviolable, ou bien providence bienveillante, ou embrouillamini d’une irréflexion sans guide. »
-
[8]
P. Hadot, La citadelle intérieure. Paris, Fayard, 1992 et 1997, p. 164.
-
[9]
Voir II. 11. VII, 75. VIII, 17, IX, 39 et X, 6.
-
[10]
Platon, Gorgias, 591e (voir trad. M. Canto, Paris, GF-Flammarion, 1987)
-
[11]
Voir MA, V, 34 ; VII, 16.
-
[12]
Épictète, Entretiens, I, 1, 23-24.
-
[13]
XII. 3. Voir VIII, 41 et XI. 12.
-
[14]
Pierre Hadot. op. cit.. p. 140.
-
[15]
Héraclite, fragment 8 CXIX (Stobée, Florilège. IV. XL. 23).
-
[16]
Diogène La?rce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VII, 151, trad. R. Goulet, Paris, Le livre de poche, 1999.
-
[17]
Platon. Timée, 90c (trad. L. Brisson. Paris, GF-Flammarion. 1992). Il s’agit d’un jeu de mots : heureux traduit eudaimôn, littéralement : bon démon – cf. chez Marc Aurèle : « le bonheur c’est un bon démon… » (VII, 17)
-
[18]
V, 28, trad. P.Hadot, op. cit., p. 177.
-
[19]
P. Hadot, op. cit.. p. 177.
-
[20]
J.-F. Pradeau, in Platon, Alcibiade, annexe 2, Paris, GF-Flammarion, 1999. p. 224.
-
[21]
MA, IV, 1.
-
[22]
F. Gros, Situation des cours, in Michel Foucault, L’herméneutique du sujet, Paris, Seuil/Gallimard, 2001, p. 522.
-
[23]
Ibid., p. 522-523.
-
[24]
Platon, République, X, 588b, trad. P.Pachet. Paris, Gallimard Folio, 1993.
-
[25]
Voir Hadot, op. cit.. p. 141, ainsi que La philosophie comme manière de vivre, Entretiens avec J. Carlier et Arnold l. Davidson, Paris, Albin Michel, 2001. p. 140.
-
[26]
Plutarque. Le démon de Socrate, 591E, trad. A. Corlu. Paris. Les Belles Lettres, 1956.
-
[27]
Épictète, Entretiens, I, 14. 12. Cf. MA, IIII, 7 : « Celui qui a choisi son propre intellect, son démon et les mystères à célébrer en l’honneur de sa puissance, ne fait pas de tragédie, ne gémit pas, n’aura besoin ni de solitude ni d’une compagnie nombreuse ».
-
[28]
Platon. Banquet, 221d-222a.
-
[29]
MA. II, 13. III. 4. III. 6 et V, 21.
-
[30]
Aussi III, 12 : « si tu conserves pur ton démon comme si tu devais le rendre tout de suite ».
-
[31]
Voir XII, 14 et VII, 59: « Regarde à l’intérieur » [et non en toi-même]. « À l’intérieur » [et non : en toi-même] « est la source du bien qui peut toujours jaillir si tu creuses toujours. »
-
[32]
MA, XII, 26.
-
[33]
Voir Hadot, Carlier et Davidson, op. cit., p. 140.
-
[34]
Le terme grec ker signifie destin, sort, mais aussi mort (Kèr est déesse de la mort, les Kères les génies de la mort), malheur. Dans les termes de J.E.Harrison (Prolegomena to the Study of Greek Religion, Cambridge, 1912) p. 185, cité in Louis Gernet. Recherches sur le développement de là pensée juridique et morale en Grèce. Étude sémantique, Paris, Albin Michel, 2001 [Première édition : Ernest Leroux, Paris, 1917], p. 319, notel 1), « chaque homme aurait en lui une Kère. une chose qui le nourrit, le maintient en vie, une sorte de destin pour ainsi dire duquel sa vie dépend ».
-
[35]
Gernet, op. cit., p. 319. Cité in Marcel Détienne, « La démonologie d’Empédocle », Revue des études grecques, 1959, p. 16.
-
[36]
Gernet. Ibidem, p. 320.
-
[37]
MA. X. 38.