Répliques
Le Soi : épreuve et témoignage [1]
11. Le sentiment qu’on a d’être soi – et pas une chose et pas un autre - n’est peut-être qu’une illusion. L’objection est à la fois pertinente, s’il s’agit, encore une fois, de se dégriser de la nostalgie d’un ego substantiel et souverain, et naïvement vaine : l’auto-apparaître à soi du sentiment fait à lui-même sa propre mesure, il est insensé de le mesurer à quelque être « réel » en dehors de lui (cf. par exemple J. Searle en son débat avec D. Dennett).
2Le Soi est donc tout à la fois purement immanent à soi (au sens où il ne s’inscrit en aucun dehors, en aucun Monde où se présentent des étants individués) et de part en part phénoménologique, si l’on veut dire par là qu’il n’est rien en dehors de son apparaître, de son apparaître à soi. Et ici, plus que jamais, c’est bien l’apparaître qui contraint l’être: si je m’apparais, c’est-à-dire si je me sens, alors je suis. Je m’ipséise dans ma souffrance ou mon plaisir, et il sera toujours dérisoire de tenter de prouver qu’un sentiment ou qu’une tonalité affective ne sont pas réelles en prétendant en chercher la réalité dans le monde parmi les étants. On pourrait même ajouter que le Soi comme pur auto-apparaître à soi précède en un sens le Monde, s’il n’y a rien du Monde qui ne se présente à moi autrement que sur le fond toujours préalable de cet apparaître pour moi originaire qu’est mon auto-apparaître. On peut alors tout accorder: que je surgisse d’un perpétuel procès de transduction ou bien dans le jeu des structures – et que déjà je m’y évanouisse à nouveau –, ou bien même que l’ego suppose le Monde et n’en soit qu’un moment. Rien de cela n’entame la radicale simplicité de l’archi-originarité du Soi qu’on vient de désigner. Elle s’imposera toujours à un certain niveau d’analyse, alors même qu’à tant d’autres niveaux, il faudra désigner le soi comme construction et/ou fiction, comme toujours déjà disséminé, comme transpassible, comme spectralisé, etc…
3Un débat instructif de ce point de vue est suggéré par M. Zarader dans L’Être et le neutre (Verdier, 2001) : une lecture possible de M. Blanchot consiste à le présenter comme un phénoménologue d’un genre étrange, qui aurait tenté la description de « l’autre nuit », et aurait visé ainsi à la dissolution de toute subjectivité et/ou de toute ipséité dans un anonymat radical (un anonymat qui ne serait pas un simple oubli de soi mais indétermination radicale, l’il y a levinassien qui se verrait ici positivement connoté…). Mais ne s’agit-il pas d’une expérience et d’une description impossibles dès lors que l’expérience de l’anonymat sera toujours limitée en sa radicalité par la nécessité de maintenir, s’y ténue soit-elle, la figure du témoin, du témoin qui témoigne encore de l’expérience de l’anonymat, ou plutôt, en deçà même de la structure que suppose encore une expérience, de l’épreuve de cet anonymat? Quelqu’un témoigne… L’anonymat où « subsiste » le témoin ne serait pas radical, l’anonymat où s’effacerait l’épreuve et le témoignage dans lesquels s’ipséise un Soi, est indescriptible parce que d’abord « inéprouvé »…
42. Quel rapport à la vérité peut entretenir le Soi, s’il se tient avant et hors de la lumière du Monde? Hors réalité objective et hors représentation, avant la lumière (que ce soit celle des Grecs ou celle des Modernes), le Soi est-il hors rapport à la vérité, lui échappe-t-il absolument? Ou bien sa préséance sur le – et son irréductibilité au - domaine de la vérité font-elle lien? Que serait une vérité qui ne serait pas sentie comme telle? Et la où il y a sentiment, n’y a-t-il pas, si l’on accorde le point 1., un Soi? Si je vois (la mer sous le soleil ou une idée), c’est que je sens, et, du même mouvement, que je me sens, surgissant dans l’étreinte même du sentir (cf. Descartes lu par M. Henry). Le Soi ne vient pas dans la lumière, il ne vient pas dans la lumière de la vérité, mais cette dernière ne serait pas sentie sans lui - et si jamais elle aussi est d’abord phénoménologique, serait-elle simplement? Je, au plus radical, ne représente pas la vérité et l’erreur, il ne produit ni ne constate l’adéquation ou l’inadéquation, il témoigne et/ou atteste. Il témoigne de la vérité, et la vérité sans nul témoin qui en témoigne ne s’effondrerait-elle pas? Mais s’il témoigne de la vérité en la sentant, comme on y a insisté, c’est pour autant que ce sentir est d’abord et toujours déjà, un se sentir comme tel précédant la « lumière du monde ».
5Témoigner de la vérité ne consiste donc ni à vérifier, ni à démontrer, ni même à argumenter en général, toutes opérations supposant la lumière d’un dehors. Témoigner, attester, sera, en sa figure minimale, répondre présent, répondre « me voici ».
6C’est que le témoin est celui qu’on appelle et qui se situe tout entier dans sa réponse à cet appel : en ce point de surgissement du Soi, témoigner de l’appel sera du même mouvement témoigner de soi. Et, en toute cohérence, l’appel dont il s’agit ne peut lui même que précéder l’apparaître du Monde.
7À partir de là, on peut s’engager dans différentes voies. Par exemple, on pourrait dire que pour M. Henry l’appel au Soi provient de la Vie décrite comme pouvoir absolu de jeter le Soi en lui-même, et ce de telle manière que le mouvement dans lequel un Soi s’étreint ou s’éprouve fasse le mouvement même par lequel la Vie vient en elle-même et s’éprouve: immanence radicale. Cette immanence est exigée par Henry au moins en raison de ce qui a été développé au point 1. : parce que ce mouvement par où la Vie vient en soi et un Soi dans la vie, c’est-à-dire aussi en soi, précède la lumière du Monde, il doit précéder tout écart. Toute structure d’écart supposant pour Henry l’Ek-stase d’un Dehors, il faut réussir à penser et à décrire le rapport du Soi à la Vie comme absolument immanent: ce qui implique une pratique radicale de la phénoménologie, une pratique dont on peut cependant légitimement se demander si elle n’est pas une pratique limite et irréductiblement aporétique (ce qui n’est absolument pas le cas, au contraire du point de vue henrien). C’est qu’Henry identifiant absolument l’écart à l’Ek-stase, pense toute transcendance comme solidaire avec un dehors où se déployer. C’est bien sûr discutable, et bien d’autres chemins de pensée, suggèrent qu’on puisse répondre à un appel hors le Monde, voire hors l’être, qui ne soit pas un appel de ou dans l’immanence radicale, mais au contraire transcendance même (cf. Levinas, Rosenzweig, J.-L. Marion, J.-L. Chrétien…) - ce qui suppose peut-être, il est vrai, d’avoir inversement quasiment identifié la sphère de l’être à la sphère de l’immanence.
83. D’« où » témoigne le témoin? Si l’appel appelle hors l’être, depuis le hors d’être, alors il faut assumer le paradoxe suivant: le témoin qui, en toute « bonne logique », devrait faire acte de présence en témoignant de la présence de… « ce qui fut », témoigne en fait toujours d’un retard originaire, témoigne toujours de ce qui n’aura jamais été présent. Mais, inversement, sa présence à lui, sa présence au Monde sera toujours hantée par l’appel dont il témoigne, ne se laissera dès lors jamais absolument capturer dans la logique de l’être et/ou de l’apparaître du Monde. Il est vrai qu’à suivre M. Henry ce paradoxe s’évanouit: pour ainsi dire intégralement « rapatrié » dans l’immanence de la Vie, le Soi en son authenticité n’est absolument pas du Monde et est absolument présent à l’immanence de la Vie qui est la présence même (et c’est alors le Monde qui est irréalité).
94. Quelle que soit la voie dans laquelle on s’engage-en direction d’un Soi témoin errant par le Monde d’être hanté par un appel irréductible à l’être, au Monde, à l’apparaître [2], ou bien en direction d’un Soi hors Monde témoin sans écart et sans retard sur l’immanence, témoignant de sa présence sans reste -, il faut affronter le problème suivant: n’y a-t-il pas en un sens une grande pauvreté de l’expérience dont le Soi témoigne comme témoignage de Soi? Témoignant du hors Monde en témoignant de Soi, sans doute le Soi témoigne-t-il d’un irréductible - irréductible à la lumière du Monde précisément - et peut-être aussi (mais nous n’avons pas étayé cette hypothèse dans les lignes qui précèdent) de la source du sens de tout ce qui se montre (cf. Levinas, J.-M. Salanskis). Témoignage décisif donc, mais d’une absolue pauvreté en termes de valeur descriptive? N’est-ce pas une structure essentielle: plus le témoignage témoigne, moins il décrit? Prenons un exemple simple : ces couleurs et ces arrangements de formes ne seraient tout simplement pas vues, si un Soi ne témoignait pas qu’il se sent les voir, mais ce « sentir témoignage » ne décrit rien - ne doit rien décrire - des couleurs et des formes auxquelles il est irréductiblement hétérogène (elles s’inscrivent dans le Monde) : peut-être peut-on décrire des degrés d’intensité du sentir, mais ce sentir lui-même reste aveugle par définition, aveugle à ce qui se voit et se décrit : qu’en faire, dès lors, dans une phénoménologie?
10S’attacher à lui en régime phénoménologique est-ce se condamner à perpétuellement psalmodier le rappel du « sentir-témoignage », et ce de manière fortement répétitive s’il s’agit de toujours désigner derrière chaque expérience du Monde, un sentir, et au fond de tous ces « sentir » la même épreuve du « se sentir »? Y-a-t-il une manière d’en repérer l’écho ou la trace à même les phénomènes du Monde de telle sorte qu’un tel repérage soit instructif dans l’élucidation de ces phénomènes? Par exemple, une psychologie jusqu’en son expérimentalité peut-elle être instruite par la désignation du sentir-témoignage-ce qui donnerait à cette désignation une efficace dans l’élucidation de l’expérience mondaine elle-même - et ce sans que cette mise en contact ne corrompe ou contamine le témoignage dont il s’agit?
11Autre voie encore: faut-il penser le hors-Monde non comme l’inapparent mais comme un autre régime de l’apparaître - peut-être plus authentique (cf. M. Henry)-? Mais alors qu’en est-il de la description phénoménologique qui s’attacherait à décrire cet autre apparaître, en quoi serait-elle descriptive et en quoi n’aurait-elle pas à sans cesse négocier avec la mondanité?
12Ultime remarque: quoi qu’il en soit de ces questions et des tentatives de réponses, cette problématique ne nous invite-t-elle pas à lire les textes philosophiques d’une manière singulière? Certains discours philosophiques en tant que tels (ce serait trop s’avancer que de poser sans plus de précaution : tout discours philosophique) ne se laissent-il pas lire, au moins en un sens, de la façon suivante : témoignage comme tel à chaque fois singulier de l’appel qui fait sens ou même fait le sens?
13Témoignage qui vient emporter sa marque sur le fond d’un logos tout voué à rassembler l’apparaître, témoignage qui sera du même mouvement témoignage d’un Soi s’y éprouvant être Soi?
14FRANÇOIS-DAVID SEBBAH
15Maître de conférences à l’Université de technologie de Compiègne et directeur de prgramme au Collège international de philosophie, François-David Sebbah est l’auteur de Levinas. Ambiguïtés de l’altérité, 2000 L’épreuve de la limite. Derrida, hanry, Levinas et la phénoménologie, 2001 et, avec Rodolphe Calin, d’un Vocabulaire de Levinas, 2002.
L’intime, le temps et le symptôme
16Que signifie d’avoir affaire à soi et rien qu’à soi? Quelle consistance, quelle effectivité a cette « affaire »? A-t-elle seulement lieu? On pourrait croire que la philosophie contemporaine, soucieuse d’abord de penser le « dehors », délaisse ou dévalue l’intime. En réalité, elle en remanie le concept, tant elle a de raisons de ne plus croire à ce rapport paradoxal que la tradition nomme « intériorité », censé ne s’établir qu’entre un seul terme, puisque défini par l’immédiateté de la réflexion. Un tel rapport, si c’en est un, interne absolument, conférant densité à l’inétendu, est impliqué par tout discours qui, partant de cette bulle sans membrane externe, la peuple de sentiments, d’intentions et de passions, croyant ceux-ci d’autant plus irréductiblement privés qu’il les pressent ancrés à quelque chose de plus intérieur encore - l’intime même ou le cœur, palpitation présumée véridique d’un pathos pur et sans ruse, où retentit l’irréductible « moi ». L’intime tient alors sa vertu de transcender tout contenu ; ses corrélats, ses contreparties sont l’absolue retraite et la prétention paradoxale d’être une raison privée (s’il n’y a de vérité que sentimentale). Mais privé ou universel, la différence ici importe peu ; seule compte la nature du rapport du moi à la facticité - originaire ou seulement dérivé. Pure vibration, l’intime requiert sans doute autre chose que soi pour vibrer, mais ne se reconnaît que dans une puissance unique de vibrer, et qui vibre de tant vibrer.
17Assez unanimement, la philosophie contemporaine a récusé la notion idéale d’un moi pur se rapportant à lui-même par-delà le temps, ou avant lui. Elle a appris de Husserl, mais d’abord de Kant, que le moi s’apparaît à lui-même dans le temps; qu’il vibre, et a fortiori vibre de vibrer, à condition de durer.
18L’intime, ce serait donc de se rejoindre dans le temps. Nous savons depuis saint Augustin que la loi de notre existence est la distentio, l’écart irrattrapable qui fait que même le discours employé à le combler (la confession) prend du temps et distend à nouveau ce qui devait se rejoindre. Se rejoindre dans le temps, conjurer la distentio, a certes un mode pratique fameux, qui revient à forcer la coextensivité du temps et de l’inentamé: promettre. Mais si pénible soit-il, ce n’est pas au parjure de demander de quel droit il se réclame (pénible, il ne l’est que relativement à la foi qui porte le serment et qui dissimule son caractère exorbitant) ; c’est d’abord à qui jure. L’intimité promise-prometteuse prétend s’attraper et se tenir soi-même à travers le temps - puisqu’aussi bien le soi est un rapport, et que seul le temps crée l’écart à soi-même qui le rend possible. Comme l’indique encore saint Augustin, pareille tenue implique la foi, soit le rapport à celui dont on fait l’origine du temps. Il n’y a donc pas d’intimité, si on la cherche du côté de l’inentamé-inentamable: réflexe dérisoire de l’existence bousculée, piétinée, empêchée de battre à son rythme ; impossible osmose des amants, battre d’un même cœur, aimer - s’aimer - d’un unique amour.
19Pourtant, il est bien vrai qu’en un sens l’amour compose un soi: peut-être n’y en a-t-il même pas d’autre, si encore une fois le soi est une relation à nouer, non une donnée d’origine, et si ce qu’on appelle couple est d’abord mémoire double, divisée mais néanmoins à deux, divisée d’être à deux (deux mémoires supprimeraient le malentendu, mais il n’y aurait plus de couple). En effet, ma mémoire implique en l’occurrence la mésentente d’une autre, c’est-à-dire des souvenirs tels que l’autre me dise, d’un démenti de principe : « ce n’est pas ça ». Chacun peut vivre avec des souvenirs démentis par autrui, mais c’est la vie de célibat, la part célibataire de toute vie; pour autant qu’il y a couple, les souvenirs de l’un impliquent immédiatement ceux de l’autre, l’impliquent comme la condition sous laquelle quelque chose a été vécu « ensemble » et non comme la contiguïté contingente, et un peu inquiétante dans sa durée, de deux expériences distinctes. Ce pourquoi la mésentente est constituante de l’intime, bien loin de la menacer.
20En va-t-il très différemment du soi individuel, et de l’amour dit propre? N’y a-t-il pas comme un auto-malentendu? Chacun commence par ne pas s’entendre avec soi (tous les arrangements sont possibles par-après). Je ne m’entends qu’à distance - non plus comme j’entendais ou aurais entendu alors; toujours un infime clinamen, pour modifier ma perspective et me rendre amnésique à moi-même, tout fidèle que je suis à mes thèmes et continu dans ma méditation ; la loi du temps est que l’esprit doit toujours tout reprendre, ne poursuit et même ne conserve que dans la discontinuité.
21Sans doute, le rapport ne pouvant être établi, la question de l’identité n’a pas de sens: je ne peux pas être à deux moments du temps à la fois, être moi-même deux fois, me prolonger dans mon « maintenant ». Mais il ne s’agit pas de la permanence d’une conscience à travers le temps; il s’agit du constat que le rapport à soi est interprétatif, qu’une interprétation ne se continue qu’en se réinterprétant à son tour. Si donc la réflexivité en abîme est bien constituante de l’intimité – superlatif qui dit non l’intérieur mais le très intérieur, bien qu’il y ait plus intérieur encore, interior intimo meo, à savoir l’altération par laquelle le temps, précisément, rend possible l’intime ou le soi, si bien que le discours de l’intime est méditation, mais le discours du plus intime que l’intime confession – cette réflexivité est le rapport de deux interprétations, lui-même à son tour interprétatif. L’agitation qu’on appelle « moi » serait cette course confuse d’interprétations non-coïncidentes, peut-être l’idée vague d’un certain corps… Il appartient donc à l’intime de se méconnaître. Non pas de s’ignorer (le non-savoir de l’ignorance n’est pas un rapport au savoir, n’est pas un rapport tout court – stupeur de l’existence « absolue »), ni même de se chercher (puis-qu’on ne cherche effectivement que ce qu’on peut rattraper, les recherches d’ « origine » ne faisant qu’ajouter aux interprétations). Il est curieux qu’on puisse être tenté de se chercher. Certains disent s’être « trouvés », mais peut-être l’entendent-ils au sens où un inventeur trouve et où l’on parle d’enfants trouvés, dans l’illusion objective – dirait peut-être Derrida – d’une « revenance » : de très anciens enfants, morts et oubliés depuis longtemps… La méconnaissance n’est pas l’envers ou l’ombre d’un savoir manquant, quelle que soit sa fécondité en symptômes de toute nature et la capacité qu’ont ceux-ci d’encombrer la vie et de la promener de leurre en leurre (cependant l’offre psychanalytique semble s’être désormais recentrée sur la promesse d’une négociation active avec cette puissance de leurre immémoriale ou ces titans intimes qui ne parleront jamais).
22Alors la question devient celle du rapport de l’intime et du passé. Si nous faisons la part de ce dont, au fond, nous ne savons rien, de ce qui ne parle pas, pourquoi les titans seraient-ils d’autrefois? Ou bien cet autrefois n’est-il pas une puissance terrible en perpétuel devenir, qui double le « vécu »? On reconnaît d’une certaine manière l’hypothèse de la « schizoanalyse », la « schize » signifiant notamment que l’autrefois n’en finit jamais de se produire et ne se produit qu’à partir et en vertu du maintenant – aptitude de l’existence à se superposer sa propre légende, à modeler ses joies terribles et ses angoisses paralysantes dans l’immémorial titanesque (tout autre chose que de vivre sa vie dans le mythe). Certes, nous risquons de nous trouver dans la situation toujours un peu ridicule où le philosophe place en amont du matériel vivant, qu’investit l’analyste, un mécanisme formel inoffensif auquel il donne le nom pompeux d’« originaire », et qui a pour effet de simplifier considérablement la vie, c’est-à-dire l’esprit, sûr que l’origine doit être simple comme l’absolu, et surtout gouverner tout ce qu’il décrète en dériver. Le danger est toujours qu’une genèse n’entraîne rien, surtout s’il s’agit du concret de la vie (ou qu’elle conduise à l’esquive du difficile sous prétexte de sauver la rationalité – c’est-à-dire à la mauvaise foi). Pourtant, peut-on laisser dans un pur rapport d’extériorité la logique du temps, impitoyable et limpide, et le grondement monstrueux du matériel? Galopons: cette légende, n’est-ce pas le transcendantal? Le couplage mobile et orageux du fait et du droit redéfini selon la dualité du symptôme et de la distentio? Mais alors l’altération primordiale à laquelle le temps livre l’existence n’est plus cette vérité générale et pauvre, ce proverbe fondamental sous lequel la philosophie semble parfois écraser ce qu’elle appelle le « divers », et qui n’est autre que le chaos d’impressions en tous genres qui occupe les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de notre vie mentale, trop intimement pressant pour que nous puissions en discerner les zones et les rythmes. Car le matériel clinique est la consistance même, non le produit dérivé, de l’altération: il ne signifie pas la vérité générale du temps, qui pour son compte ne signifie rien, sinon la loi à laquelle tout signifier est soumis; mais il ne se constitue pas non plus hors du temps. Ce n’est pas dire que toute sédimentation soit entraînée dans une altération perpétuelle de toutes choses, ce qui nous reconduirait au proverbe et nous arrêterait à une morale optimiste facile. C’est au contraire que ce qui ne parle pas – ce fond terrible que nous voulons toujours avoir quitté pour de bon – n’appartient pas à un moment du temps, que l’autrefois n’est pas de même nature que l’époque la plus reculée, quand bien même droit et fait se confondraient dans l’époque initiale où nous ne parlions pas.
23Quand on dit que l’infantia – l’imparler – hante la vie adulte, on pense le plus souvent à l’enfant que nous étions, auquel justice n’a pas été rendue, et dont la plainte retentit à jamais et en vain, marquant la vie de ses symptômes et nous rendant pénibles aux autres et à nous-mêmes. On croit alors que le titanesque est un legs, une sorte de trésor creux dont le charme doit être désamorcé. Mais si l’intime ne se constitue que dans l’altération, comme écoute différée, écart à soi constitutif de soi, l’infantia en devenir ne se confond plus avec l’enfance historique.
24L’intime, n’est-ce pas alors ce qui donne aux personnages des grands romans – mais aussi bien à des figures de musique – cette stature de géant dont parle Deleuze, cette trace d’une vie « trop grande pour moi » et qu’aucun Je ne peut contenir ni mesurer? Par là le matériel rejoint la distentio, l’étreint dans une relation de présupposition réciproque: de même qu’il n’y a jamais de soi soustrait à l’expérience, d’intimité retranchée riche de son vide, on penserait mal l’altération comme précédant ce qu’elle altère et se superposant à lui. C’est par une nécessité analogue que l’intimité n’est jamais générale ou indéterminée, mais sécrète ses titans dans les vacuoles de l’auto-interprétation. Il se peut que ces failles aient un rythme, une allure – la récurrence même des symptômes, morbides ou créateurs. C’est l’éternel autrefois, le passé de toute parole, l’horizon de passivité sur lequel se détachent les actes interprétatifs lacunaires qui nous rapportent à nous-mêmes. Ou encore : le « souvenir du présent », selon l’expression prodigieuse de Bergson. Et le souvenir du présent-le soi de la distentio – ne parle pas, seul parle le souvenir du passé, dans un récit ou une représentation. Mais c’est sur le tracé embrouillé de la distentio, dans l’expression rythmique de ses failles, que prennent figure les géants, ou que le titanesque accède à une énonciation paradoxale.
25FRANÇOIS ZOURABICHVILI
26Philosophe, directeur de programme au Collège international de philosophie, maître de conférences à l’université Paul Valéry-Montpellier III, François Zourabichvili mène actuellement des recherches sur les troubles contemporains de la relation dedans dehors.
27Son dernier ouvrage publié est Le vocabulaire de Deleuze, Paris, Ellipses, 2003
Gunther von Hagens, Plastinat de tranches 3D, © Gunther von Hagens Institut für Plastination, Heidelberg, Germany
Gunther von Hagens, Plastinat de tranches 3D, © Gunther von Hagens Institut für Plastination, Heidelberg, Germany
www. bodyworlds. comNotes
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[1]
Ce texte propose une brève esquisse de la problématique qui s’élabore dans le cadre du séminaire intitulé « L’épreuve de Soi : approches plurielles » qui se tient au ClPh depuis 2002.
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[2]
Être, Monde, Apparaître, trois notions qu’une élaboration plus fine devrait bien sûr préciser et distinguer.