Temps réel

« Comme toutes les grandes villes, elle était faite d’irrégularités et de changements de choses
et d’affaires glissant l’une contre l’autre, refusant de marcher au pas, s’entrechoquant,
intervalle de silence, voies de passage et ample pulsation rythmique, éternelle dissonance,
éternel déséquilibre des rythmes. »
Fameux premier chapitre de L’Homme sans Qualité de Robert Musil cité par François Verret dans le programme de Chantier Musil.

1T.R. temps réel, real time. Depuis que je connais et que j’emploie ces termes, j’ai toujours trouvé curieux qu’on puisse définir le présent, l’instantané comme quelque chose de réel qui s’attacherait au temps. Quoi de plus fuyant en effet que le présent ?... quoi de plus en devenir que l’instant ? Mais d’autre part, quoi de plus brumeux que la mémoire du passé ?... quoi de plus vide que les territoires du futur, dont les portes sont grandes ouvertes sur l’imprévu, l’accident, et les événements ? La mort semble la seule chose réelle dans l’histoire... Et dans la mesure où le temps réel s’oppose au temps différé, pourquoi ne pas généraliser l’emploi du direct comme aux beaux jours du début de la télévision (à vous Cognacq-Jay, etc.) ? Pourquoi réel et qu’est-ce qu’on sous-entend par là ?

2Le temps réel est défini dans un article du Journal Officiel daté du 12 janvier 1974. Il s’agit seulement de protéger les opérations informatiques et l’expression est utilisée uniquement en tant que mode de traitement de l’information. Celui-ci est autorisé par le JO pour l’introduction de données par l’utilisateur et l’obtention immédiate de résultats [1]. Dans la simulation de vol en particulier, l’utilisateur modifie le paysage comme dans la réalité. Mais c’est le paysage et les modulations de ses vitesses de déroulement qui nous semblent réels, pas le temps. Ou bien le temps ne serait-il que cela ? La vitesse relative d’un objet par rapport à un observateur compte tenu des ses facultés à observer ? Dans ce cas ce sont tous les processus d’interactivité qui semblent s’actualiser immédiatement, et le présent garde tout son pouvoir de simulacre.

3Il faut aussi remarquer que la définition du message et sa vitesse de retransmission sont liées. Le temps réel peut être conservé moyennant une certaine dégradation de l’information (compression, fragmentation, etc.), en refroidissant l’information comme dirait MacLuhan, ce qui nous demande une certaine activité de participation, afin de reconstituer l’intégralité du message. À l’inverse, le temps réel peut être sacrifié pour obtenir une meilleure qualité des documents, en réchauffant les messages.

4Précisons d’abord que l’information est égale à zéro quand un message est émis et n’est pas reçu. Dans ce cas, la communication n’existe pas. La réception et la fluidité du sens ne sont donc pas binaires. Elles ne sont pas situées dans un espace gradué de 0 à 1. La communication est présente même dans le cas de messages brouillés, parasités, illisibles ou indéchiffrables. À l’autre bout de l’échelle, une communication absolument dénuée de bruit devient presque irréelle. On pourrait dire qu’elle est supérieure à 1. Je pense d’ailleurs que l’attrait pour l’hyperréalisme, pour le piqué de certaines photos, provient de l’impression d’être en présence d’un plus réel que le réel, plus présent que ce que nous croisons habituellement. Ceci est vrai dans la mesure où ces documents audio-visuels de cette nature traduisent une réalité saisie dans des conditions de lumière idéale, au moyen de couleurs absolument propres ou avec un son très pur, provoquant un plaisir sans mélange, comme on dit si bien.

Le mélange

5Le mélange des arts s’inscrit donc dans une partie médiane de ce schéma. Il y a trois étapes comme en chimie. Une phase de solidarité et d’équilibre, une phase de saturation où la complexité atteint sa limite et ce seuil dépend de la sensibilité, de la logique et de la culture, bref de la constitution de chacun. Il existe enfin une phase de précipitation où le mélange se désolidarise.

6La littérature, la musique ou la peinture sont le fruit d’artistes solitaires.

7En partageant la composition d’une œuvre avec d’autres, les artistes introduisent dans le monde un objet commun, un objet d’origine incertaine dont les auteurs deviennent anonymes à force d’être multiples, une œuvre protéiforme, dans la plupart des cas hétérogène. Cette œuvre polycéphale cherche à saisir un instant de l’histoire en croisant des regards et des écoutes posés sur le monde. L’innovation que suppose une telle démarche provient naturellement de l’alchimie particulière qui se dégage de la qualité des associés et de la qualité de l’association qu’ils ont engendrée.

8Toutes les œuvres mélangeant les arts sont des œuvres à multiples entrées et à multiples sorties… Plusieurs choix d’ouvertures (comme celle d’un livre, d’une porte d’exposition ou de concert, comme celle d’une chaîne haute-fidélité, comme celle d’un poste de télévision) ainsi que plusieurs choix de lectures de l’ensemble de l’œuvre… Si l’on y réfléchit bien, les mélanges sont le résultat d’un pacte signé entre plusieurs parties, pactes ou contrats qui vont faire naître de nouvelles conventions entre d’autres parties et ainsi de suite : un dictionnaire, recueil des mots d’une langue en renvoyant à d’autres, un réseau.

9Qu’on pense aux Opéras Ballet, à la Tragédie Lyrique au XVIIe siècle, à l’esthétique des Ballets Russes, des Ballets Suédois, du travail de Martha Graham ou de la Merce Cunningham Company, cette scène aux multiples médias choisit une politique de cohabitation plutôt qu’une politique totalitaire. À l’opposé, la politique artistique totalitaire est remarquablement illustrée par le cas Wagner où le poète et compositeur prend tous les éléments en charge, auteur unique et démesuré. Dans tous les cas, l’innovation ne vient pas forcément de la forme du spectacle mais bien plutôt de la possibilité qu’offre cette forme de faire la photo, l’instantané d’une époque en ménageant plusieurs approches et plusieurs voix travaillant de concert. Les artistes unissant leurs forces créatives réalisent ce qu’ils seraient incapables de faire seuls. Isolé, un artiste peut faire l’autoportrait d’un individu plongé dans son propre contexte, au mieux le portrait d’une société. Il peut laisser la marque d’une durée, rien de plus ni de moins, quand bien même il serait à la tête d’une juxtaposition de moyens très différents comme dans le cas de Wagner ou Stockhausen. Ceux-ci veulent signer leurs noms sur une époque, quitte à la faire disparaître sous l’épaisseur de leurs encres. Ce style singulier pourra influencer l’avenir selon l’idéologie romantique d’un artiste surhomme, gigantesque, éperdument paternel, visionnaire, illuminant de son génie nos vies aveugles et selon toute la fantasmatique héroïque, guerrière, libératrice et religieuse qui va de pair. Pour sa part, la politique de cohabitation sera porteuse de messages plus discrets mais plus généreux et plus ouverts.

Multiplicité

10Quand on convie tous ces éléments à s’emparer d’une même scène, on est de plain-pied dans la multiplicité et le complexe. [2]

11Dans un lieu de représentation, il y a un dispositif milieu innocent (la salle, les spectateurs)/ milieu informé (les auteurs, les performers, les producteurs, les diffuseurs, etc.). Ces deux instances dessinent un réseau dans la mesure où les arts interactifs attendent l’intervention du milieu innocent pour trouver leur achèvement. [3]

12Mais le milieu informé possède également un système propre qui se compose et se lit comme un maillage [4]. De ce point de vue, il s’agit d’une généralisation des muses en dialogue de la renaissance. On la voit en acte à l’origine des danses savantes : dans le monnayage rythmique entre la danse et la musique ; dans le maillage des figures, comme dans l’admirable passacaille d’Armide par exemple, où Louis Guillaume Pécour, chorégraphe de l’Académie royale de danse, multiplie les décalages entre le phrasé chorégraphique et le découpage musical de Jean-Baptiste Lully. Ce tissu forme une configuration de ce que j’appelle l’agencement plutôt que dis-positif dans la mesure où il existe plus de deux éléments en jeu. Chacun d’eux forme un réseau. L’écriture de chacun définit des territoires et des régimes de vitesse. Or, comme dans toutes les œuvres collectives, la collaboration fait irrésistiblement bouger la forme globale et la forme locale de chacune des disciplines. Les réseaux interactifs ajoutent encore une dimension aux relations qu’entretient chacune des disciplines. [5]

13En reprenant les quatre fondamentaux de John Cage (structure, matériaux forme et moyens) on pourrait dire que l’agencement est le résultat du feed-back des matériaux (la distribution de la performance et son pouvoir de générer de l’imprévu) sur la structure (l’ordonnance des événements).

14Globalement, le décloisonnement, la porosité des écritures provoquent des variations structurales. Localement, le flottement des frontières entre les experts engendre un déroulement polyrythmique de la manifestation, fait de plusieurs accidents, de plusieurs contrastes, [6] avec des motivations polypulsionnelles.

15Dans l’art multimedia interactif, la conduite de ces voix en parallèles a pour résultat de composer un phénomène vivant où les analogies s’ouvrent au hasard et à l’imprévisible dans une représentation métaphorique de la réalité. De monument, l’œuvre d’art se fait alors événement comme dit Wajcman [7]. Elle raye la vitre du temps. Elle altère la transparence de la durée en griffant sa limpidité, en substituant un temps strié à un temps lisse comme dirait Pierre Boulez.

L’immédiat

16Ainsi donc, même si le mélange des disciplines est probablement aussi vieux que l’histoire de l’art, c’est le mode de relation qui diffère dans le cas de l’interactivité.

17Plus encore que l’utilisation des machines, c’est cette dimension d’instantané que souligne et privilégie l’utilisation du temps réel… Autre manière de le dire, le traitement de l’information en temps réel insiste sur le temps immédiat. [8] Il insiste sur la dimension directe de la manifestation qui élude les intermédiaires, gomme les media par son discours immédiat. Or ce phénomène où les médias n’interviennent apparemment plus, intensifie le présent ou la présence de l’agencement tout en favorisant le direct du discours.

18Par ailleurs, ce présent de l’événement est également rendu sensible par la saturation d’informations représentées qui procure ce sentiment de foisonnement, de zappage [9] permanent, de tissus urbains [10], qui forment notre environnement quotidien. C’est le fait que quelque chose nous échappe, quoi qu’il arrive, c’est ce jeu de registre qui fait réalité. Cet ancrage dans le présent se manifeste par l’impression que la mémoire nous fait défaut, que le passé nous échappe au profit d’une intense concentration sur l’instant, et que le futur est à notre porte, presque accessible dans l’imminence de l’accident.

19À ce propos, j’aimerais émettre une série de propositions qui sont autant d’hypothèses.

20Premièrement, le spectacle vivant n’a de raison d’être que dans la mesure où il procure un cadre à une population qui cherche à se rencontrer et à partager une proximité. Par proximité, j’entends à la fois le rapprochement des gens entre eux et avec les acteurs de la scène, le partage d’un espace, mais aussi le partage d’un moment ouvert sur l’imprévu. En acceptant cette hypothèse, le temps réel est un outil qui répond particulièrement bien à ce besoin d’imprévu. L’interactivité invite à percevoir le jaillissement et les bifurcations du sens. Elle invite le public et les interprètes à improviser leurs vies en fonction du destin de celles des autres. Autre hypothèse : la création vivante cherche une proximité décisive avec son époque. À cela aussi répond le temps réel, puisque l’immédiat a changé nos vies.

21Dernière hypothèse : l’art n’est pas un mode de transmission pure et simple d’un savoir, mais plutôt une tentative d’hybridation des sens et du sens. Dans le cadre de l’interactivité, cette hybridation est intensifiée par les échanges tous azimuts qui se déroulent de façon permanente. Si on admet toutes ces hypothèses, l’utilisation du temps réel est en accord parfait avec le but du spectacle vivant.

22Penchons nous maintenant sur les diverses applications que le temps réel a fait apparaître dernièrement dans les manifestations artistiques. L’apparition du temps réel a en effet donné naissance aux possibilités de l’interactivité dans la musique électroacoustique, les spectacles multimedia et les installations de plasticiens.

Le multimedia

23Les agencements artistiques qui se déroulent en direct ont plusieurs sources possibles.

24Il existe des événements visuels qui mélangent les corps vivants et les images prises en direct ou préenregistrées.

25À cela il faut ajouter des événements sonores qui vont de la musique, qu’elle soit acoustique ou électronique, au texte, qu’il soit en direct ou en voix off.

26Le texte apporte un événement musical mais aussi un événement littéraire, faisant surgir des éléments de significations concrètes dans un univers non référencié. C’est ce que fait Gilles Grand à partir des textes d’Olivier Cadiot dans Le Colonel des Zouaves ou Retour définitif et durable de l’être aimé interprétés par des comédiens munis de micros HF. Gilles Grand traite les voix en temps réel, avec des effets discrets, quelquefois illustratifs et le plus souvent abstraits.

27Ce procédé est classique pour les instruments dans les milieux musicaux. Mais ce traitement est assez rare pour la voix. Nuit sans date de François Sarhan sur un poème de Jacques Roubaud, chanté et traité en temps réel, fait partie des exemples les plus réussis.

28D’autres exemples plus récents comme celui de Schlag où Roland Auzet produit un texte à partir d’une gestuelle très simple capturée par une caméra, analysée par le logiciel eyesweb (analyse de la silhouette en mouvement) l’information ensuite renvoyée sur max (célèbre logiciel de composition sonore élaboré par l’Ircam) montre l’avancée spectaculaire dans ce genre de domaines.

L’interactivité de la danse et de la musique

29Dans Al segno[11], c’est la danse qui pilotait la musique. Il s’agit du cas le plus fréquent dans l’utilisation du temps réel. Mais les conséquences sont parfois perverses : certains compositeurs se défaussent de leur fonction en laissant aux danseurs la responsabilité de générer une musique à peine élaboré.

30On peut imaginer le processus inverse où un modèle musical aléatoire servirait de matrice à la suite chorégraphique. Il paraît cependant difficile, voire impossible, de pratiquer cet échange en temps réel sinon par le biais d’un film dont l’intervention musicale interprétée en life pourrait changer en direct certaines des composantes (vitesse de l’image, couleur, définition, appel d’une banque de donnés préenregistrées, etc.).

31Des échanges où la danse pilote une partie de la musique constituent l’essentiel du travail de Myriam Gourfink et de Kaspar Töplitz. Dans la plupart de leurs spectacles, les informations produites par la danse en train de se faire alimentent l’orientation de la musique. Sans entrer dans les détails, un relevé du mouvement des danseurs est transcrit par une notatrice Laban. Cette écriture influence certains paramètres de la diffusion sonore par le biais de LOL, un logiciel conçu par Frédéric Voisin spécialement à cet effet.

32On pourrait aussi à l’extrême limite imaginer un fond commun à la musique et à la danse. Si on part d’un texte par exemple et qu’on met en relation chaque mot avec des paramètres musicaux et chorégraphiques, on obtiendra un réseau d’information où la matrice littéraire commune assure la cohérence de l’acte créatif. C’est ce que réussit si bien François Verret pour Musil par exemple, en particulier parce que l’homogénéité qui pourrait être la conséquence de ce rassemblement autour d’un texte n’est pas son propos. Il faut dire que la littérature choisie par Verret pour fédérer la matière de son spectacle, fait toujours appel à des textes sur la multiplicité qui ne se prêtent justement pas à cette unification.

33L’ensemble de ces propositions diverses posent la question très discutable de la cohérence. Le besoin de cohérence reste aussi répandu que tacite. On est en droit de mettre en doute la nécessité d’une telle exigence dans la mesure où elle se substitue à celle de la règle classique de l’unité : l’avenir et le sens des spectacles multi-media ne peuvent se passer d’un débat sur la valeur du mélange. La multiplication des sources implique en effet une saturation d’information risquant à tous moments de faire précipiter écriture et lecture. Mais d’un autre côté, il est dans la nature même du mélange interactif de créer des états de déséquilibres. L’unité est-elle une notion dépassée ou doit-elle être révisée, revisitée ?… À quelle fréquence des éléments hétérogènes peuvent-ils cohabiter ? Jusqu’à quel point le sens exige-t-il l’unification ? Sous quelle forme tient-on à communiquer : en haute définition ou en basse ? Comment faire du froid avec du chaud, pour reprendre les mots de MacLuhan [12]. À quel moment la clarté de lecture refuse-t-elle l’investissement du lecteur et tue-t-elle le plaisir en rendant le contenu lisse et transparent ? À quel moment l’opacité rend-elle les choses illisibles ? Quelle plaisir flatte-t-on par l’exercice de l’obscurité ? De la complexité ? Et sur quelles bases l’unité d’un système peut-elle se préserver ?

34Toutes ces questions sortent de cet article mais sont déterminantes pour la conception de la forme globale, pour la conception de la relation des formes locales entre elles, pour le choix des sources et du mapping [13].

L’interactivité de la danse et des images

35Admettons que la relation musique/danse pose une problématique mieux connue. Parlons dans ce cas des images et de l’utilisation de la vidéo à laquelle la danse fait de plus en plus souvent appel, ou bien des performers que les installations plastiques utilisent de plus en plus. Qu’apportent donc ces images virtuelles à ces corps vivants ? Comme l’électronique pour la composition musicale, l’image apporte d’abord un renouvellement des matériaux. La vidéo peut traiter l’image du corps en mouvement par un certain nombre de manipulations que seul le numérique peut permettre.

36Traitement de l’espace : il existe un traitement dans l’espace qui permet des effets d’échelle, qui vont du gigantesque (José Montalvo), à la grande proximité (Machination de Georges Aperghis où quatre caméras de surveillance en plongée montrent les mains des quatre chanteuses manipulant de petits objets pendant qu’elles récitent, chantent un texte qui tourne autour de description de machine, du mécanisme ou autre). L’utilisation de la vidéo permet évidemment de multiplier, permuter les supports de la verticale à l’horizontale (un procédé utilisé fréquemment par Dum Type), renverser l’espace tête en bas (dans les installations de Bruce Nauman par exemple où l’utilisation du temps réel n’est qu’évoqué, jamais utilisé à ma connaissance), ou les deux (Bill Viola, mais là aussi sans temps réel). D’un point de vue technique il me semble que la projection d’images captées en direct ouvre un espace vierge. Le danseur vivant devient le coryphée d’un chœur virtuel. Son rapport avec la captation de sa propre image projetée et transformée en temps réel peut être conçu dans le même esprit que l’électronique pour des musiques qui font cohabiter étroitement l’ordinateur et les musiciens live. Le partage des espaces entre danse vivante et danse virtuelle peut bénéficier de toute la réflexion entreprise par la musique sur les procédés de métissage, d’hybridation, de superposition et de soustraction, etc. en remplaçant la notion de spectre sonore par une modélisation physiologique. D’un point de vue artistique, dans un cas comme dans l’autre, en temps réel comme en temps différé, le problème consiste à constituer une banque d’images qui élabore un sens et établit un niveau de cohérence satisfaisant. On retrouve alors le questionnement évoqué plus haut sur l’équilibre des mélanges. La vidéo permet aussi d’effectuer une segmentation du corps dans un cadre que la scène n’admet pas, un plan serré sur un bras, une jambe, etc… Ces découpages peuvent même remplacer une figure ou un morceau de corps absents (Rachid Ouramdane montre des corps hybrides avec des écrans plats à la hauteur de leurs têtes, où les visages des interprètes apparaissent changeant de corps, s’en appropriant d’autres, etc.).

37Traitement du temps : il existe un traitement spécifique du temps où le mouvement des corps, des visages peut être ralenti jusqu’à ce qu’il devienne imperceptible (dans Scandal Point[14] les expressions du visage des interprètes étaient montrées à une telle lenteur que l’image ressemblait tout d’abord à un plan fixe comme une diapositive. Le mouvement de la vidéo pouvait se percevoir au bout d’un laps de temps très long, sans commune mesure avec la rapidité de la danse qui l’accompagnait). La vitesse peut aussi être plus rapide que l’action originale si les images sont préenregistrées. Une section chorégraphique capturée en temps réel peut aujourd’hui être ralentie en direct, tout en mémorisant la suite. La synchronisation peut être retrouvée sans coupure, par un déroulement accéléré de la partie mémorisée. Les images peuvent être retournées, répétées, l’action peut être rembobinée en rewind, etc.

38Traitement du Flux : on peut d’ores et déjà imaginer que les variations de flux pourront se faire en temps réel avec les travaux de Camurri [15]. Pour l’instant les images préenregistrées d’un même mouvement, exécuté par un même interprète, peuvent permettre la présence de deux états de corps simultanés par exemple.

39Les moyens : l’utilisation de plusieurs sources signifiantes (il en va des images comme des sons) révolutionne, renouvelle tous les moyens. La conjonction, la disjonction, l’accumulation, la coupure, etc. reçoivent d’autres possibilités de traitement.

40Tous ces traitements supposent du dédoublement ou de la multiplicité. La présence de plusieurs en un seul ou inversement. On voit aussi que cette multiplicité n’est en aucun cas décorative au sens où l’entendaient les ingénieurs du théâtre de la renaissance. L’utiliser comme telle est d’une certaine manière la dénaturer. L’utilisation du multimedia a quelque chose d’intrinsèquement philosophique. C’est une question posée sur le monde, sur l’actualité, le présent, sur le corps et la personnalité. C’est une démarche politique qui parle à la fois du groupe et des techniques. Les arts interactifs prennent position par rapport aux moyens techniques, une technologie qui est censée assister le groupe, censée le protéger mais qui bien souvent le dépasse tout autant et qu’elle le menace.

Installations multimedia

41En ce qui concerne les installations où les plasticiens utilisent le temps réel, le mode d’intervention est différent dans la mesure où il ne fait pas appel au multiple. Mais l’intention reste la même. Le plus souvent, il s’agit pour l’auteur de l’agencement d’inclure le spectateur dans la finalisation de l’œuvre : l’œuvre est en attente de son utilisateur pour la faire fonctionner. L’auteur cherche à se défaire de sa position isolée pour trouver dans le public l’assistance qui lui manque. Ce phénomène d’intégration est bien une tentative d’approche comme dans les spectacles multimedia. Il s’agit aussi de rendre le spectateur conscient de la position privilégiée en tant que membre de l’agencement avec lequel il fait corps et lui conserver ses talents d’acteur. Mais il existe des exceptions. Je pense à Keys + Words de Magali Desbazeille et Ziegfried Canto, par exemple. L’installation fait défiler sur écran géant des mots-clé sur le moteur de recherche metacrawler, capturés en temps réel sur Internet. La présence du spectateur n’y change rien. Il assiste de façon passive, ou plutôt contemplative, à l’apparition des mots ou des phrases. Il est simplement amené à réfléchir sur le nivellement des motifs, des besoins, parfois vagues, parfois précis, entre les utilisateurs et le réseau, qui vont de la pornographie (la grande majorité) à la poésie en passant par l’intégrisme, le fascisme, la culture, les achats ou les loisirs, tout en prenant conscience que les mots qui s’affichent à grande échelle, à plat sur un même support (sex, map, car, nude, Christmas, etc.) sont des objets demandés quelque part dans le monde sous les doigts d’un individu bien réel, à l’instant même où ils apparaissent. La manifestation est critique dans la mesure où les auteurs ont préenregistré des voix off qui donnent un point de vue singulier sur ces entrées spécifiques. Néanmoins aucune morale n’en émerge, sinon celle qui rend notre regard de voyeur posé sur l’œuvre parfois tout aussi indécent que l’intimité qui s’affiche sur l’écran. Il s’agit là de la mise en abîme du temps réel comme agent, rendant possible l’espace conversationnel de masse, ses dérives et l’activité d’espionnage immédiat qui le fonde dès son origine par les services secrets américains.

42Ce que nous rappelle aussi l’œuvre de Canto et Desbazeille, c’est qu’avec l’habitude on oublie facilement que ces opérations en temps réel sont le fait d’une société humaine qui les a voulues et créées en les concevant, qui les entretient et les développe en les élevant et qui continue d’en jouir en les utilisant dans une relation proche de l’inceste. Keys + Words cherche à montrer que le gommage des intermédiaires entre l’homme et l’informatique, ou entre l’ordinateur et le monde extérieur peut avoir des conséquences pour le moins problématiques dans d’autre domaines que ceux de l’Art et que l’Art doit tâcher de les désigner, de les nommer et de les détourner à son profit.

Les insuffisances du Direct

43Quand je soutiens que le procès de signification ne préexiste pas mais se créée dans l’immédiat au cours d’un échange tous azimuts, lui-même générateur d’un temps ou d’un moment entièrement neuf, c’est à la fois vrai et faux. Je pense que c’est vrai en ce qui concerne l’esprit général qui anime ces manifestations et cela se vérifie aussi pour le public. C’est certainement moins vrai en ce qui concerne l’agencement scénique.

44C’est vrai parce que le spectateur vient trouver dans ces lieux un état qu’il ne peut pas trouver ailleurs, sans pour autant se déconnecter totalement du monde dans lequel il vit. À ses usagers le multimedia procure une place dans un univers en temps réel qui, certes, n’est pas concret mais qui met en scène certains objets ou certains concepts de la science qui fondent notre quotidien. Le multimedia nous donne l’occasion de prendre une position par rapport au monde d’aujourd’hui, par rapport à notre présent, à notre présence à ce présent, à notre refus de l’absence et du vide…

45C’est vrai parce que le temps réel ajoute une très grande souplesse dans la coordination des corps et de leur environnement et parce que les spectateurs qui se déplacent pour être présents à ce genre d’événements sont en général conscients de la rapidité des échanges. Il s’agit la plupart du temps d’un public qui vient retrouver une certaine qualité d’éveil, une matière d’investissement, soit que les agencements qui se réalisent devant ses yeux l’amènent à ce degré de concentration, soit qu’il soit convié à y participer physiquement.

46Mais c’est aussi faux, d’abord parce que les installations TR sont bien souvent des jeux vidéo dissimulés, qui flattent la pire naïveté et infantilisent le public. Elles ne visent que les vieux schémas du divertissement. Elles tiennent à nous projeter ailleurs, hors de nous-mêmes, intermittents à nous-mêmes. De ce fait, elles nous isolent de façon quelquefois aussi violente que peut le faire le monde du TR.

47C’est également faux parce que ce que nous découvrons sur scène ne dépasse souvent pas le stade de l’expérimentation. Le spectacle tourne alors à la gloire de l’objet technique, à la louange du sacro-saint digital, avec une pénible complaisance. Dans ce cas, c’est ce temps de la distance qui manque, ce temps qui permet de poser notre regard sur des choses qui vont justement trop vite pour nous et qui ne demandent qu’à nous entraîner à leur suite dans le sillage d’une fuite en avant irréversible.

48Une contradiction non négligeable est relevé par Nicole et Norbert Corsino, grands pionniers en la matière :

49« Les possibilités de médiation et d’enregistrement, à la fois plus rapides, et plus accessibles, facilitent le phénomène de mise en mémoire et de reproduction, principalement par la numérisation des données et leur circulation sur les réseaux. Ce mode qui est déjà dominant accroît en valeur absolue le volume global de la mémoire, mais présente par sa réapparition sur des territoires de plus en plus grands, une tendance à la dilution, à la dissimulation, à la dissémination et plus loin à l’anonymat et plus loin encore au plagiat aléatoire. Cette vitesse de réapparition tendrait à devenir à plus ou moins long terme la vitesse de l’oubli. [16] »

50Une société qui enregistre en continu le déroulement du temps et qui repasse en boucle ce qui dans le courant des choses a fait court-circuit, ou ce qui, dans le tas, fait surface, une telle société n’est jamais dans la présence. L’événement ou l’accident ne sont là que pour lui rappeler la coupure entre l’avant et l’après.

51Non, il est nécessaire de juger de l’opportunité de ces choses et de trouver la bonne distance, l’écart juste qui saura rendre leurs couleurs poétiques aux objets ternes de la science.

52C’est enfin faux, même dans un cadre très constructif, poétique et émancipateur, parce que l’interactivité tisse aussi des liens rigides entre les éléments mis en jeu.

53Pour faire le tour de ce point précis, j’ai besoin de revenir sur certaines notions.

Les limites de l’inter

54Revenons sur ce que j’écrivais, il y a quatre ans :« […] L’emploi des nouvelles technologies et des principes interactifs n’est valable que dans la mesure où il détourne, renouvelle, réveille la création, mais surtout dans la mesure où il donne les coudées plus franches à ses utilisateurs. » [17] Soit, mais cette liberté de l’interprète avec son environnement sonore et plastique n’arrive pas à compenser la contradiction que contient le principe même d’interactivité.

55Il faut se souvenir que l’indépendance entre la musique et la danse fut un travail de longue haleine qui va du XVIIe siècle jusqu’à Martha Graham et qui trouve sa conclusion dans la collaboration de Cage et Cunningham. Cette longue quête d’indépendance avait été également entreprise pour procurer une plus grande liberté aux interprètes, mais aussi pour redonner vie à la scène chorégraphique. La vie est considérée ici comme la manifestation du destin et des responsabilités résolument pris en main par l’ensemble des participants, qu’il s’agisse de ceux de la scène ou ceux de la salle. Une telle évolution suppose un mouvement de distinction des individus, à contre-courant de celle qu’a suivie le pouvoir. Celui-ci considère les masses comme un ensemble anonyme dont la fonction essentielle se restreint à alimenter son profit. L’évolution des pouvoirs politico-médiatiques engendre une société où le spectacle devient l’unique marchandise consommable. Le mouvement d’autonomie des pratiques artistiques cherche aussi à inverser le cours de cette société. Les discours totalitaires abusent en effet du pouvoir que la hiérarchie leur procure, entretenant les corps dans la passivité, les abrutissant d’enthousiasme, nivelant les individus et maintenant les foules dans une situation facilement manipulable. On sait l’aveuglement que de tels dispositifs procurent et les catastrophes qu’ils engendrent encore. Dans ces courants artistiques décisifs, finalisés au cours du XXe siècle, il y avait une dimension politique qui cherchait à réactiver le rôle actif des hommes. Il s’agissait d’ouvrir le texte à la possibilité de lectures multiples et singulières. Le cheminement en parallèle des éléments visuels et sonores attendaient une instance extérieure pour remarquer toutes les correspondances que ces textes pouvaient comporter. Toutes les manifestations artistiques du XXe siècle partent de la supposition que le sens n’est jamais transparent et qu’il existe une certaine opacité à toutes communications, faisant de la signification une dimension qui n’est jamais donnée et toujours à prendre. La finalité d’une telle démarche était donc l’aveu d’un sens à gagner pour tous et par tous, au moyen d’une activité critique ou analytique, demandant recul, réflexion, raison ou délire. L’interaction opère un certain revirement par rapport à cette attitude. Si la scène digitale laisse encore à une instance externe le soin d’effectuer la conjugaison des discours, elle collabore néanmoins à réhabiliter partiellement la dépendance, la hiérarchie dans une dialectique renouvelée de l’esclave et du maître par la subordination du master et du slave, l’un pilotant l’autre, lui infligeant sa loi, une subordination des éléments mis en jeu. Le principe même de l’interaction consiste en effet à programmer la relation que les éléments visuels entretiendront avec les éléments sonores. Et même dans le cas où le hasard ou le random sont introduits dans le cours des événements, il s’agit toujours de les programmer et des les imposer. La liberté des interprètes est donc sauve mais la souplesse, la sensualité, la spontanéité du dialogue sont perdues sur la scène.

56On mesurera donc la valeur des propos tenus par Myriam Gourfink, chorégraphe, artiste utilisant le multimedia, quand elle déclare qu’elle ne défend pas « […] une écriture rigide de la danse, si pour moi la pensée est au centre du processus chorégraphique, penser ne veut pas dire élaborer une série d’indications inflexibles et obsolètes qui embrigadent le corps. La partition, le dispositif sont une proposition soumise à la sensibilité de l’interprète, une incitation à une certaine élasticité. » [18]

57De même, je m’attache moi aussi aux nouvelles technologies de façon plutôt critique. Je ne m’en sers que dans la mesure où elles procurent un environnement qui en dit long sur nos existences actuelles, en fragmentant l’espace et le temps au moyen de représentations dans la représentation ou de projections sonores artificielles. Mais je reste sceptique sur l’utilisation systématique de l’interaction. C’est dans cette manière de changer les postes d’observation, de remuer sans relâche la position du spectateur, de tenter littéralement de nous sortir de nos gonds que l’interactivité garde toute sa valeur. C’est à ce titre que la notion de spectacle total prend un sens pour moi. Le spectacle total n’est pas une forme de représentation, non, il faut déplacer la question. Le spectacle total serait à mon sens l’inverse de ce qu’il semble dire : le projet de saisir par tous les moyens dont l’époque dispose la configuration éminemment fragmentaire et mouvante de la condition humaine d’ici et de maintenant. Je ne saurais donc trop mettre en garde contre les excès que génèrent les machines. Quand le patch devient la seule préoccupation, on perd la dimension humaine qui reste, selon moi, la seule préoccupation du théâtre. Ce n’est que dans la mesure où les nouvelles technologies éclairent l’humain d’une lumière spécifique et actuelle, seulement dans la mesure où elles nous forcent à nous le faire redécouvrir sous les angles multipliés par l’environnement des images, c’est seulement dans cette mesure-là que la haute technologie peut s’élever au rang des composantes poétiques qu’incarnent les corps propulsés sur scène.

Éloge du Direct

58Néanmoins je tiens à faire la différence entre le spectacle qui ne concerne que le pouvoir des media, des brillants originaux aux plus pâles des copies (revues – le mot dit bien ce qu’il veut dire – magazines, radios, etc.) dont se gargarise la société du spectacle (télévision-élévision comme dirait Boris Charmatz) mass-media (bref tout ce qui nous porte à devenir intermittent de nous-même) et le spectacle qu’on appelle vivant (avec la nuance qu’apporte Bruno Bayen : « Et faut-il rappeler que le cinéma peut aussi bien appartenir au spectacle vivant, que l’histoire d’Avignon sous Jean Vilar, ce fut Le Prince de Hombourg d’Heinrich von Kleist et ce fut aussi La Chinoise de Jean-Luc Godard, projeté dans la cour d’honneur ? ») [19]

59Je pense en effet, même si c’est bien souvent illusoire, que les théâtres et les cinémas sont des lieux de résistance, des espaces exigeants où l’on cherche d’autres moyens de nouer les choses, des alternatives aux églises et une alternative à la société du TR. Dans ces lieux de réunions, de communion et de débats, se rencontrent et se croisent des êtres qui ne se sont pas choisis et qui n’éprouvent a priori aucune sympathie particulière [20]. La comparaison entre le rituel des salles obscures et celui de l’office religieux s’arrête là. Car on se réunit dans les lieux de culte pour faire un sacrifice, une offrande à l’au-delà, afin d’apprivoiser l’au-delà et se préparer soi-même à le rejoindre en son infinie durée. Par cette relation avec l’au-delà entretenue par le culte, la société des lieux religieux n’aspire qu’à perdre son corps dans un perpétuel désaccord avec… le temporel, justement… dans la négation du présent et le mépris de la vie. Seuls, quelques lieux comme le théâtre, les galeries, les cinémas et certaines œuvres qu’on y donne à voir et à entendre, cherchent l’ici et le maintenant, le corps et le plaisir, sans pour autant cracher sur le déplaisir qui les accompagne naturellement. Les théâtres, les galeries et les cinémas sont des lieux qui cherchent à conserver au présent sa présence… À la vie ses lignes de fuite… Au monde sa multiplicité… À l’homme sa complexité.

60Grâce au temps réel les manifestations multimedia cherchent à rassembler et à rapprocher les individus au lieu de les isoler. Elles proposent de nouveaux modes de proximité dans une démarche que l’art vivant a toujours voulu dynamiser. Elles cherchent certainement à incarner l’exacte alternative à l’isolement irréversible dans lequel les utilisations triviales du TR entraînent nos sociétés. La société du TR privilégie l’organisation en réseau, en particulier l’organisation de son élite, les lobbys et les ghettos, c’est-à-dire un cadre de vie affinitaire, voire intéressé. Que le regroupement soit volontaire ou subi ne change rien à l’affaire : il s’agit toujours d’une tendance concentrationnaire qui cache son nom sous des dehors policés. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le web isole, il ne rassemble pas.

61L’évidence de ce besoin de communion, de ce partage d’un temps unique et particulier, je n’en veux pour preuve que la multiplication des flashmob cet été. Jeudi 28 août 2003, 200 personnes qui ne se connaissaient pas se sont retrouvées au Louvre, téléphones portables branchés sur l’horloge parlante, pour exécuter un protocole d’actions simultanées (parler, changer de direction, se coucher, applaudir et disparaître). Cette manifestation vient après celles de New-York, Vienne, Londres, Vancouver et Berlin. Elles reprennent le principe d’expériences initiées par le milieu des performances dans les années soixante, soixante-dix, mais cette fois-ci l’innovation vient du fait que leurs interprètes ne se connaissent pas, des êtres qui ne se sont pas choisis et qui n’éprouvent a priori aucune sympathie particulière, comme je le disais plus haut en parlant de la caractéristique de toutes sociétés. Ces petits décrochages et le renouveau de la performance dans l’actuelle production théâtrale et chorégraphique en disent long sur la résistance au pouvoir d’atomisation qu’engendre la société du TR.

62Reprenons avant de finir : le TR recule les limites de la réalité. Dans une perspective épistémologique, la vitesse de calcul donne naissance à la théorie du chaos qui définit un nouveau statut au hasard. Mais dans une perspective phénoménologique, le temps réel redonne consistance au présent et permet de repenser l’instant ou l’événement autrement que comme un accident ou un imprévu, mais comme un devenir toujours déjà-là. L’exemple le plus parlant de l’expérience se trouve dans Minority Report où Philipp K Dick imagine l’anticipation des accidents à venir et l’intervention d’une police spéciale pour les dévier. Quand la brigade réussi à intervenir à temps, l’accident ou le meurtre ne se réalisent pas… Dans ce cas, il est bien difficile de dire si l’action a vraiment eu lieu, puisqu’elle a été purement et simplement remplacée par une autre.

Notes

  • [1]
    « À la recherche du temps réel » Edmond Couchot in Traverses / 35 Septembre 1985
  • [2]
    Selon Gilles Deleuze, la multiplicité renvoie à ce qu’il appelle un devenir-animal : « C’est là le point où l’homme a affaire avec l’animal. Nous ne devenons pas animal sans une fascination pour la meute, pour la multiplicité. » Devenir-intense, devenir-animal, devenir-imperceptible in Mille Plateaux, (p 292). Les Edition de Minuit, 1980.
  • [3]
    Il y aurait beaucoup à dire sur ce dispositif car les milieux innocents ne le sont jamais tout à fait, et les milieux informés tendent à retourner à l’état d’innocence, dans la mesure où l’art interactif cherche à ne pas être maîtrisé dans sa totalité par les artistes. Le milieu informé prend donc la position du fameux sujet-supposé-savoir, puisqu’au bout du compte c’est le milieu supposé innocent qui donnera à l’œuvre son achèvement et son sens.
  • [4]
    Délire et Construction sous la direction de Franck Chaumon, Erès, 2002. À propos du délire d’un jeune patient, Franck Chaumon note (p 8) « Si le délire est comme une pièce de tissu, selon la métaphore freudienne, ce qui était remarquable, dans ces productions, c’était le mouvement du tissage, le travail de navette incessant de l’un aux autres et des autres à lui ».
  • [5]
    Par interactivité, je veux simplement parler de l’opération qui permet des échanges réciproques de signaux par l’intermédiaire de systèmes informatiques. Un modèle du type de celui que Marcelo Wanderley a défini à l’Ircam nécessite un Contrôleur (un micro, un capteur, une caméra), en liaison avec un Système de production (en fait la teneur de la production importe peu, mais dans le modèle de Marcelo il s’agit de sons). Entre les deux, toute traduction de l’information reçue par le contrôleur dans un autre langage audio visuel s’appelle le mapping.
  • [6]
    Le rythme est considéré par Jacques Dalcroze comme « pulsation de vie, comme collision ou frôlement, ou trébuchement des corps entre le lieu des choses, entre les corps et les lieux des corps… » Poétique de la danse contemporaine Laurence Louppe. Contredanse, 1997, (p 159 mais tout le chapitre de La poétique des flux est fondamental).
  • [7]
    L’objet du siècle, Gérard Wajcman, Verdier 1998.
  • [8]
    Edmond Couchot, Traverses / 35. Idem.
  • [9]
    « Il faut comprendre une des raisons qui rendent ces danses particulièrement difficiles à voir : elles ne sont pas construites linéairement. Une chose n’en amène pas forcément une autre. C’est plus un bombardement caustique qu’un sentier sur lequel se promener. Lorsque je parle de continuité en télévision, il faut se souvenir que les enfants grandissent avec la télévision, avec laquelle ils font eux mêmes leur propre continuité. Ils passent naturellement d’une chaîne à l’autre, et j’imagine qu’ils peuvent regarder différemment et plus facilement, rien qu’à cause de cela. Cela n’a rien à faire avec leur éducation ; c’est simplement leur expérience d’enfants, non seulement avec la télévision d’ailleurs, mais avec toutes les choses de la vie. Tout se passe tellement rapidement qu’il leur faut bien savoir sauter de l’une à l’autre. » Merce Cunningham, Le danseur et la danse. Entretien avec Jacqueline Lesschaeve. Belfond, 1977, (p 166-167). Je ne me lasse pas de cette citation de Cunningham parce qu’elle a tendance à dédramatiser ce que je dis sur les risques du TR. Il existe en effet une dimension ludique dans ce brassage des informations et dans la vitesse elle-même qui contredit les risques d’accidents et contredit aussi l’uniformisation du paysage réel.
  • [10]
    Rappelons que la communication est ce qui nous est commun et que com-munis en latin désigne ce qui se passe à l’intérieur des moenia, des remparts.
  • [11]
    Al Segno. Düsseldorf 2000, chorégraphie d’Emmanuelle Vo Dinh et François Raffinot, musique de Yan Maresz, qui utilisait un cadre interactif confectionné à l’Ircam par Emmanuel Fléty.
  • [12]
    Voir Page 2 et note 3 (Pour comprendre les médias. 1964, Mame / Seuil, collection Essais).
  • [13]
    Voir note 4
  • [14]
    Scandai Point, a tribute to Salman Rushdie, Avignon 1996, chorégraphie de François Raffinot, vidéos de Marie-Hélène Rebois.
  • [15]
    Antonio Camurri a conçu avec son équipe de l’université de Gênes (Italie), le logiciel Eyeweb qui analyse les mouvements d’un corps en temps réel selon la méthode et les concepts de Rudolf von Laban.
  • [16]
    éc/art S : # 2 (00_01), page 81.
  • [17]
    Nouvelles de danse, N°40 / 41. Automne Hiver 1999, Danse et nouvelles technologies.
  • [18]
    éc/art S : #2 (00_01), page 172. Diffusion, distribution : Dif’Pop, 21, rue Voltaire 75011 Paris, www. ecarts. org
  • [19]
    Le monde du samedi 30 août 2003.
  • [20]
    Voir à ce propos et à propos de ce qui suit, Jean-Claude Michéa Impasse Adam Smith. Climats (page 113 et suivantes).