Quant à la recherche

1« Don Juan, sorcier yaqui : « Un homme de connaissance a ses préférences personnelles. La mienne consiste à voir et à connaître : d’autres font d’autres choses » – « Quelles choses ? » lui demande son disciple. – « Prends S... : c’est un homme de connaissance, et sa préférence va à la danse. Pour connaître, il danse. » – « La préférence d’un homme de connaissance est donc ce qu’il fait pour connaître ? » – « Oui, c’est cela » ». [2]

Mise en cherche de la recherche

2Pourquoi sont-ce des chercheurs qui font de la recherche ? Et pourquoi pas des chercheurs qui feraient de la cherche ? Littré, auquel il faut remonter pour trouver le mot cherche, nous indique des pistes, pointant d’abord que le mot cherche ne se dit que dans la locution être en cherche ». Il nous dit aussi qu’« en termes de construction, cherche est le nom de tout ce qu’un seul trait de compas ne peut représenter et qui demande plusieurs points pour être décrit. La cherche d’un escalier est le cintre. » Enfin, il ajoute que « dans un jeu où l’on marque des points, à cherche se dit de celui qui n’a encore rien marqué. »

3Toutes ces cherches sont loin de nous déplaire. Et Littré encore cite Montaigne « qui sera en cherche de science, si la pesche où elle se loge… » [3] et nous incite ainsi à tenter de chercher (rechercher) la danse contemporaine là où elle se niche.

En cherche de la danse contemporaine

4Concernant le choix effectué au milieu des années 60 de l’adjectif contemporain pour désigner la danse moderne, quelques précisions ne sont pas inutiles, au risque de désamorcer les discours ambiants et de chagriner ceux qui se délectent à les tenir. Venons en aux faits :

5En 1965, les députés, suite à une escalade de scandales – ballets roses, ballets bleus – travaillent à un projet de loi sur l’enseignement de la danse. Pour faire échec à l’emprise de la danse classique et à la méprise que cette emprise ne saurait manquer de susciter, un certain nombre de danseurs – nous sommes de ceux-là – se battent pour que leur danse figure dans les textes au même titre que leur illustre consœur. Alors qu’aux États-Unis, cette danse est dûment singularisée par l’emploi du syntagme modern’ dance par rapport à ballet, exclusivement réservé à la danse classique, en France comme dans beaucoup d’autres pays d’Europe, la danse en question a connu un certain nombre d’appellations, toutes plus approximatives, plus « romantiques » les unes que les autres : danse expressionniste, expressive, d’expression…(ausdrücktanz) ; danse libre, naturelle…(courant Duncan) ; danse plastique… toutes appellations qui se regroupent sous celle de danse moderne, par simple opposition à danse classique. Il s’avère cependant impossible d’utiliser dans des textes officiels ce vocable qui, à l’époque, désigne également la danse de salon, la danse de bal… celle que l’on nomme aujourd’hui danse de société. Danse contemporaine, est alors choisie par défaut.

6Voilà pour la petite histoire. Mais rien n’interdit de se pencher sur ce que contemporain représente par rapport à moderne qui le précédait sur la scène chorégraphique.

Du chorégraphique

7On assiste aujourd’hui à un usage immodéré du vocable chorégraphique. On sait déjà que chorégraphie désigne précisément au départ, ce que l’on nomme aujourd’hui notation, chorégraphe, celui qui l’accomplit, et que c’est par glissement qu’il qualifie l’auteur des pas et des mouvements notés. Serge Lifar, s’insurgeant en son temps sur cette désignation approximative, avait proposé le terme de choré-auteur. Cette notion d’auteur, a été reprise et est devenue à la mode dans les années 80, au moment où les héros de la jeune danse française ont envahi « la scène du chorégraphique ». Aujourd’hui, il paraîtrait que ce temps soit révolu et que l’on parle de « chef de chantier » ou « meneur de projet »… Mais le chorégraphique continue une belle carrière, employé çà et là, à plus ou moins bon escient. De par son origine, il est destiné à l’œuvre et non à la danse dans sa globalité. Il ne saurait être mis sur le même pied que musical ou théâtral, sauf à prêter à confusion. Ces deux-là s’appliquent à la musique et au théâtre en général et pas seulement à leurs œuvres. [4]

8Cette désignation réductrice est d’autant plus dommageable que la danse contemporaine plus que tout autre art sans doute, ne saurait être réduite à ses œuvres scéniques et que sa faculté d’invention et de renouvellement peut se manifester aussi bien dans la pédagogie que dans la création. Le mot « chorégraphique » est un mot usurpateur, qui s’arroge le droit de représenter la danse, alors qu’il la réduit à un seul de ses aspects ; alors qu’il n’est qu’une part, la part la plus visible sans doute, mais qui fait l’impasse sur l’invisible, comme si l’esthétique ne devait se rapporter qu’à l’œuvre. D’autant plus dommageable encore cette désignation, que le visible de la danse contemporaine est régi aujourd’hui par un système qui rabaisse l’œuvre en produit et qui transforme en un rien de temps les artistes les plus radicaux en artistes officiels. Une recherche qui se bornerait à cet aspect-là de la danse ne risquerait-elle pas aussi d’entrer dans un discours convenu, reflet de l’institution ?

9Ne faut-il pas aussi parler des absents ? L’esthétique de la danse en-deçà et au-delà du chorégraphique, inclut la pédagogie, la pratique et le recherche même ; au lieu de se fixer sur l’œuvre, elle inclut la danse à l’œuvre!

10« L’art qui se voit, écrit Paul Ardenne [5], est celui dont on parle et inversement, dans l’oubli de l’art qui ne se voit pas » et de poursuivre : « la vue que l’on forme au final de l’art contemporain (la danse contemporaine dirions-nous), loin d’être exacte, se révèle tronquée, tendancieuse… » Cette part-là de l’art est aujourd’hui celle qui est le plus soumise à « la loi du marché ».

11Méfions nous donc des discours centrés sur l’œuvre, la création, sur les seuls aspects dynamiques, qui font l’impasse sur la qualité réflexive de la danse contemporaine, sur ce qu’elle contient de plus original, de plus propre, par rapport aux autres formes de danse. « Cosa mentale » écrit Paul Ardenne [6], à propos de l’évolution de la peinture, et de poursuivre encore « comme si l’impératif de création était le mode supérieur d’accomplissement de l’être » [7]. À se couper des autres moments de la danse, le chorégraphique marche dans le « le jeu du marché », de la production, de la mode, et, au final, sous des dehors libertaires, court le risque de se retrouver dans le conventionnel, le lieu commun.

12La recherche qui se réveille aujourd’hui, absente qu’elle fut des préoccupations des créateurs fin de siècle, souhaitons qu’elle puisse être plurielle, folle, sans a priori, naïve peut-être… avec grand sérieux, cela va sans dire. L’art est bien en-dessous de la réalité s’il se contente d’en magnifier quelques aspects. Le danseur ne peut pas tomber dans la catégorie décrite par Paul Ardenne « l’artiste sans art » [8] car, même s’il ne produit pas d’œuvre – ou une œuvre presque invisible, invue, insue – (s’il n’est pas dans le chorégraphique) il est dans la danse. Ce serait un artiste sans œuvre, ou mieux, un artiste à l’œuvre.

Sur… de… en…

13« L’art à l’âge contemporain, est au moins doublement exposé à n’être jamais défini pour ce qu’il est » [9].

14Paul Ardenne parle de « la mise en concurrence d’une écriture sur l’art et de l’écriture de l’art » [10] et stigmatise les décalages que le manque d’accords entre les deux est capable de produire. Dans le domaine qui nous concerne, l’écriture sur la danse contemporaine est ce qui domine, par rapport à l’écriture de la danse ; mais aujourd’hui, celle-ci entre dans une démarche volontariste, non sans rapport avec la loi du marché (« Vocation accrue de l’art à se qualifier depuis l’intérieur » [11]).

15En danse pourrait être une alternative, et c’est bien en ce sens que nous y sommes attachés. Appliquée à la recherche, recherche en danse, nous éloigne à la fois de la superficialité d’une recherche sur la danse, venue d’ailleurs, et de l’analyse égocentrique, auto-suffisante d’une recherche de la danse.

16« Si tu ne rentres pas dans la tanière du tigre, comment connaître ses petits ? » [12].

17En danse nous met en contact avec le profond dans un va-et-vient, celui du plongeur, qui va aux entrailles de la mer pour en émerger à nouveau.

Recherche en danse contemporaine – la justesse

18D’un côté, le spectacle, qu’il soit classique, de répertoire, ou, à l’opposé, franchement à la limite de la provocation, réunit quelques habitués, un rien fanatiques pour certains ; même si la diffusion s’est élargie, le public reste restreint. Élitisme considérable qui n’a d’égal que l’incompréhension de certains pompeux discours de présentation. De l’autre, l’école de danse, la parente pauvre, en proie à toutes les bêtises qui circulent à son sujet : souffrance, sueur, embrigadement, sévices… certains aujourd’hui la contestent, la renient, regrettant les heures passées au studio comme autant de moments perdus…

19Entre les deux, pas grand-chose. Une histoire trouée, ramassis de quelques mythes dont un récent livre [13] à succès est le paradigme. Du côté des acteurs, la dichotomie ; du côté du public, la fascination, sans oublier « les cannibales ». [14]

20La recherche est inhérente à cette danse (ou tout au moins elle devrait l’être). Le pédagogue, le chorégraphe n’appliquent pas des formules qu’ils reprennent et reproduisent jusqu’à l’usure. À chaque instant de leur pratique, ils cherchent, ils sont en cherche des conditions d’émergence de la danse en question. Ceci implique une recherche méthodologique qui puisse nous mettre en garde contre l’interprétation mécanique dans le champ disciplinaire qui nous concerne de notions qui ont été construites ailleurs. La danse contemporaine, peut-on le dire ainsi, est une recherche en elle-même. Avec un rien de provocation, ne pourrait-on dire qu’elle n’est pas création mais recherche, ou, tout au moins, moins création que recherche. On ne peut pas la soumettre aux méthodes que l’on applique aux autres arts. Le danseur contemporain est chercheur en danse comme le biologiste est chercheur en biologie. Certes, la recherche sur la biologie a son histoire, ses méthodes, mais la vraie recherche en biologie, c’est au laboratoire qu’elle se fait.

21Dans une recherche comme la recherche en danse contemporaine, l’inestimable objet de la recherche ne se fonde pas seulement sur son contenu mais sur son processus, sur son acte. Comment procéder ? Et c’est peut-être dans la recherche même de ce processus que l’on peut espérer atteindre quelque chose qui serait la danse comme contenu-sujet. On ne possède pas ce sujet. On s’en dessaisit. Autrement dit, la recherche en danse contemporaine serait une recherche sur cette recherche.

La danse à l’œuvre

22Alors que la recherche est une des préoccupations majeures de la danse moderne de l’entre-deux-guerres, elle disparaît presque totalement du paysage jusqu’à sa très récente réapparition. Mais, comme si cette absence devait être rachetée, comme une sorte de repentance un rien perverse, voici que la recherche fleurit non seulement dans une prolifération de projets et de lieux qui s’en réclament, mais dans des modes de pensée dont il faut souhaiter qu’ils ne soient pas hégémoniques. Dans cette ruée à prodiguer des mots, n’y a-t-il pas un peu ce de que Catherine Millet [15] appelle un « voluptueux sentiment de nostalgie », qu’elle applique à « l’amour de l’art et à ses succès marchands et médiatiques », et que nous pourrions appliquer à notre tour à l’équivoque vertige de la danse contemporaine. En ce qui nous concerne, pas de nostalgie, car la recherche nous accompagne depuis toujours, comme elle a accompagné certains de nos prédécesseurs et certains de nos pairs. Elle fait partie de notre désir, un désir dont elle doit naître, un désir d’en savoir un peu plus long sur ce que l’on fait. De cette façon, la recherche n’est pas un plus ; elle n’est pas dans l’affirmation d’une quelconque puissance de la danse contemporaine mais dans le constat de sa faiblesse, de sa précarité. Dans sa difficulté à trouver les mots appropriés, qui n’a d’égal parfois que le déluge du discours produit sur elle. Notre parcours, fait d’expériences toujours renouvelées, remises en question, de création-pédagogie-recherche [16], constante interrogation sur leurs tensions et leurs complémentarités, nous le déposons dans un lieu, Le Mas de la Danse, concentration de tous les outils, documents, livres, archives, mais aussi réunion en un seul site des lieux indispensables à la dynamique de la recherche : salle d’archives, bibliothèque, salle d’études (lecture et écriture), mais aussi le PLATEAU et les studios, les lieux, par excellence, de la danse, là où elle acquiert non seulement ses lettres mais ses actes de noblesse. Dans ce lieu alternatif, non institutionnel, sans contraintes (cycles universitaires, diplômes…) et qui n’a rien à justifier, nous essayons que la recherche puisse affecter le danseur, qu’elle soit au service de son développement pour le faire glisser de la seule production à l’étude. Car s’il y a un art capable de parachever l’homme, c’est sans nul doute la danse sous ses divers aspects. Nous faisons en sorte de garder aux travaux qui s’y font le parfum précieux d’un vent de liberté.

Notes

  • [1]
    Nous faisons référence à Stéphane Mallarmé, Quant au livre, variation sur un sujet, éd. Gallimard, la Pléiade, 1945.
  • [2]
    Carlos Castenada, Voir, les enseignements d’un sorcier yaqui, Paris, 1985, coll. Folio, p. 22. Cité par Jean-François Billeter, L’art chinois de l’écriture, éd. Seuil, 2001, p. 168.
  • [3]
    Montaigne, cité par Littré, éd. Hachette, 1873, p. 590.
  • [4]
    « Quel ne fut pas mon émoi, lorsque intégrant l’IMPC, institut de pédagogie musicale et chorégraphique, j’eus à me préoccuper de pédagogie chorégraphique… »
  • [5]
    Paul Ardenne, Art, l’âge contemporain, éd. du regard, p. 13.
  • [6]
    Ouvrage cité, p. 56.
  • [7]
    Sans doute y aurait-il fort à dire sur les différentes zones du cerveau impliquées dans les diverses activités de la danse.
  • [8]
    Ouvrage cité. p. 391.
  • [9]
    Ouvrage cité, p. 16.
  • [10]
    Ouvrage cité, pp. 11 et 394.
  • [11]
    Ouvrage cité, p. 10.
  • [12]
    Proverbe chinois, cité par Henri Bauchau, Journal d’Antigone, éd. Actes Sud, 1999. p. 133.
  • [13]
    Colum Mc. Cann, Danseur, éd. Belfond.
  • [14]
    Ouvrage cité, p. 386.
  • [15]
    Catherine Millet, Progression des mythes, éd. Art-Press, octobre 2003.
  • [16]
    Entre autres, nos activités au sein des Archives Internationales de la Danse, de l’Association Française de Recherches et d’Études Chorégraphiques, de 1’ARC (animation, recherche, confrontation) au Musée d’Art Moderne, etc.