Transmissions et retransmissions de la philosophie analytique : Europe/ÎlesBritanniques/Amériques/Europe

« Une fois je lui disais (à Jean Nicod) que les gens qui étudient la philosophie devraient plutôt essayer de comprendre le monde et pas seulement, comme dans les universités, les systèmes des philosophes du passé. ?Oui?, a-t-il répondu, ?mais les systèmes sont tellement plus intéressants que le monde? ».
Bertrand Russell[1]
I

1Le mot « philosophie continentale » a été créé par la philosophie analytique de langue anglaise pour signifier quelque chose d?autre que ce qu?on appelait, dans le passé, philosophie européenne ou occidentale. Pour examiner les mouvements intermittents de transmission et de re-transmission de la philosophie analytique autour du Monde (avec pas mal de bruit et de simples malentendus, mais aussi avec des erreurs productives, comme disait Pierre Hadot [2], des renouvellements et des métamorphoses), pour étudier, donc, des styles différents qui se choquent et se croisent, comme des vagues à la surface de « la mer toujours renouvelée », prenons comme point de départ une phrase d?un philosophe parfaitement « continental ». « La philosophie ? écrivait, il y a quelques années, Gérard Lebrun [3] ? a plutôt la nature d?un archipel que d?un continent ». Certes, il ne pensait pas alors à une sorte de « géo-politique » de la philosophie ou à sa dispersion synchronique dans les différentes cultures nationales. Il pensait plutôt aux systèmes philosophiques dans leur individualité, compris comme des monades sans fenêtres, irréductibles les uns aux autres, comme des forteresses protégées chacune par la muraille sécrétée par le « temps logique » de leur instauration. Il regardait cette discontinuité essentielle comme la marque même de l'histoire de la philosophie, d?une histoire faite de coupures toujours radicales.

2Mais cette métaphore est susceptible de suggérer autre chose et peut, en tout cas, servir d?introduction à l'étude du sujet que je vous propose. Quel changement découvrirait-il celui qui dresserait la carte de la dispersion des styles du discours philosophique en cette fin de siècle des deux côtés de l'Atlantique, dans l'Europe et dans les Amériques ? Il n?est point besoin de dire que le lieu occupé par le Brésil dans cette cartographie est l'objet privilégié de mon intérêt ; mais je n?en parlerai qu?indirectement, car le hasard des plus récentes rencontres internationales auxquelles j?ai participé, ainsi que les activités éditoriales que j?ai exercées, m?ont obligé à réfléchir sur la transformation inattendue qui semble affecter les rapports entre la philosophie nord-américaine et la philosophie européenne dans ces dernières décennies. Il est vrai qu?à la fin des années 70, de retour au Brésil, je tournais déjà mes pensées vers la philosophie analytique, qui ne m?était pas encore très familière, même si j?avais lu le Tractatus, dans l'année scolaire de 1961-62, à Rennes, suivant le premier cours sur la philosophie de Wittgenstein, introduit alors en France par Gilles-Gaston Granger. Il est vrai aussi que j?avais, depuis toujours, une certaine idée de cette tradition, puisque mon père et mon frère aîné (de dix-huit ans plus âgé que moi) avaient suivi les cours de Quine au Brésil au début des années 40 [4]. De toute façon, ce n?est que presque trente ans plus tard, après m?être confiné dans l'histoire de la philosophie de langue française et la lecture de Bergson et de Rousseau, que j?ai commencé à me rendre compte d?un changement d?atmosphère dans l'enseignement et la divulgation de la philosophie un peu partout dans le monde. Redécouverte commencée, en lisant le beau livre The Concept of Mind de G. Ryle [5]. Changement de style qui exprime, peut-être, une métamorphose plus profonde de la philosophie elle-même, et qui met en cause le travail philosophique, enseignement et recherche, dans mon pays. Il ne s?agit pas pour nous, bien sûr, de nous engager dans un téméraire exercice de futurologie philosophique et de décrire comment s?ébauche aujourd?hui la philosophie du prochain siècle ; comme le dirait Bergson, si je pouvais décrire cette philosophie, je pourrais aussi l'écrire et, du coup, elle cesserait d?être future. Il s?agit, bien plus modestement, de faire un diagnostic de notre expérience actuelle de la philosophie et des changements qu?elle semble annoncer, pour le bien comme pour le mal, sans céder aux tentations rivales d?un optimisme béat ou du catastrophisme.

3Mais, de quel changement parlons-nous ? Je pense aux efforts de croisement de traditions rivales, qui se sont presque toujours opposées de manière très polémique : d?un côté, la philosophie dite analytique (dont la tendance la plus dure a été l'empirisme logique ou le néopositivisme), de l'autre, les différentes lignes de la philosophie continentale : phénoménologie, dialectique, néo-criticisme. Témoin de l'atmosphère ancienne d?intransigeance est une anecdote de la rencontre de Royaumont sur la philosophie analytique dans les années 50 ; à l'occasion, G. Ryle, après avoir fait une description polémique et quelque peu caricaturale de la phénoménologie [6], expliquait, avec ironie, l'inviabilité de l'arrogance ou de l'hybris phénoménologique en Grande-Bretagne ; dans les universités britanniques, expliquait-il, il y a un restaurant commun, ce qui oblige les philosophes à une continuelle cohabitation avec les savants qui coupe court aux ambitions de fondation absolue ou transcendantale. Ce qui n?a pas été, on peut bien l'imaginer, sans provoquer la colère de quelques phénoménologues... Mais, même en France un peu fermée dans l'après-guerre au rayonnement de la philosophie analytique, s?ouvrait, dans la tradition de la Théorie de la Science de Cavaillès, un espace de réception privilégié avec les ?uvres de mes anciens professeurs Gilles-Gaston Granger et Jules Vuillemin. Et, même du côté le plus opposé, celui de la phénoménologie et de l'herméneutique, un Paul Ric?ur, déjà dans les années 60, s?appropriait chaque fois plus des instruments et des méthodes d?analyse de l'autre tradition. En 1990, on pouvait lire sous la plume du même Ric?ur : « Dès ces premières études, le lecteur sera confronté à une tentative pour enrôler à l'herméneutique du soi, héritière comme on l'a vu de débats internes à la philosophie européenne ? appelée drôlement continentale par les héritiers d?une philosophie qui au début fut insulaire ? des fragments significatifs de la philosophie analytique de langue anglaise [7] ». Il faudrait encore ajouter que cette philosophie « insulaire » s?est libérée de l'hégélianisme et de la philosophie transcendantale, grâce à Lord Russell, avec l'aide de l'italien Giuseppe Peano et du français Louis Couturat, et grâce à sa rencontre avec la philosophie de Frege et Leibniz ? c?est-à-dire que cette philosophie a d?abord lu en allemand et latin, italien et français, pour pouvoir créer ensuite la « philosophie analytique de langue anglaise »... Les deux philosophies rivales auraient, au moins, une origine commune, avec Frege comme point de départ aussi bien de Lord Russell que d?Edmund Husserl [8].

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Yann Toma, Procédure de Rappel. Installation vidéo. Bibliothèque nationale de France site François Mitterrand, Paris, 2003

II

4Mais tournons d?abord nos yeux vers le côté des Amériques. Qu?était-ce que la philosophie aux États-Unis au milieu de ce siècle ? Dans la période d?entre-deux-guerres, les universités américaines avaient connu une immigration massive de philosophes d?Europe centrale qui fuyaient le nazisme en ascension. D?ailleurs, il faut dire que le même processus a eu lieu, comme l'a noté Perry Anderson, en Grande-Bretagne, en dressant l'inventaire des plus influents maîtres d?école dans le domaine de la philosophie comme dans celui des sciences humaines : L. Wittgenstein (Autriche), B. Malinowsky (Pologne), K. Popper (Autriche), Isahia Berlin (Russie), E. Gombrich (Autriche), H.-J. Eysenk (Autriche) [9]. Or, aux États-Unis, c?est justement le style de l'empirisme logique qui l'a emporté sur les autres tendances, en donnant une nouvelle physionomie à l'enseignement philosophique, plus dure peut-être que celle qui existait à l'origine en Europe Centrale. Adorno et ses collègues de Frankfurt, ou mieux, leurs travaux, par exemple, n?ont jamais suscité une pareille postérité dans les départements de philosophie et n?ont pas laissé, sur la philosophie universitaire des États-Unis, une marque comparable à celle des néo-positivistes. La seule « niche » qui leur soit restée ouverte est peut-être celle des départements de lettres et de sciences humaines. Tout cela a abouti à un nouveau canon, une nouvelle pédagogie qui limitait la philosophie à la logique et à l'épistémologie, et qui, tout en disqualifiant ou bannissant de l'institution des styles différents de pensée, imposait l'idéal d?une philosophie scientifique, dont l'expression la plus dure sera peut-être l'?uvre de Hans Reichenbach. La philosophie devient une activité strictement technique et professionnelle. Un premier exemple de cette atmosphère de purisme, d?asepsie et d?exclusion puritaine : dans un de ses derniers livres, Hanna Arendt (à qui peut être difficilement refusé le titre de philosophe) soulignait ne jamais avoir revendiqué la condition de philosophe professionnel. Ainsi, dans le premier paragraphe du premier volume de La Vie de l'Esprit, elle se détache de l'idée de philosophe professionnel, en renvoyant à l'ironique expression de Kant : Denken von Gewerbe. L?expression est, bien sûr, utilisée dans le contexte de l'université nord-américaine. Ce qui transparaît dans la suite comme une référence polémique à ce contexte : « Il est évident que le fait de poser ces questions présente des difficultés. À première vue, elles paraissent relever de ce qu?on appelait autrefois « philosophie » ou « métaphysique », mots et domaines qui, personne ne l'ignore, sont bien discrédités de nos jours » (p. 22-23). En tout cas, on voit que H. Arendt distingue clairement l'idée de pensée de l'idée de connaissance ou, encore, d?une activité technique ou professionnelle. Contre la perspective d?une philosophie centrée sur l'axe de l'épistémologie, elle affirme que « [?] l'exigence de la raison n?est pas inspirée par la recherche de la vérité mais par celle de la signification. Et vérité et signification ne sont pas une seule et même chose » (p. 30). Bien sûr, c?est Heidegger qui est à l'horizon de ces propos (en particulier celui de Was heisst Denken, dont elle prend quelques lignes pour les inscrire en épigraphe de son livre). Mais elle pourrait aussi bien (et pour la distinction entre pensée et connaissance, entre sens et vérité, et pour celle qui oppose la philosophie et l'activité professionnelle) renvoyer à Wittgenstein. Rappelons-nous les termes dans lesquels celui-ci avertit Norman Malcolm, qui commençait sa carrière d?enseignant aux États-Unis : « Seulement par un miracle tu pourras faire un travail décent en enseignant la philosophie. Je te prie de ne pas oublier ces mots, même si tu oublies tout le reste de ce que je t?ai dit? » [10]. Un deuxième exemple est donné par Stanley Cavell, dans son livre Une Nouvelle Amérique encore Inapprochable (Éd. de L?Éclat, 1991 pour la trad. fse), lorsqu?il retrace ses « années d?apprentissage » sans cacher les malaises de son expérience d?étudiant. Comme ce malaise provoqué par un professeur qui lui disait qu?il n?y avait que « trois manières de gagner sa vie honnêtement dans la philosophie : apprendre les langues et faire du travail académique ; apprendre suffisamment de mathématique pour travailler sérieusement la logique ; ou bien faire de la psychologie littéraire ». Seule la deuxième manière était vraiment « faire de la philosophie ». La dernière était la sortie, mineure disons et pas très sympathique, offerte à un élève qui semblait s?acheminer plutôt vers la littérature que vers l'austérité du purement conceptuel. Et Cavell ajoute : « C?était, alors, la fin des années 50, quand l'empire incontesté du positivisme logique, dans la tradition la plus avancée, n?avait pas encore succombé, et quand il y avait encore beaucoup de philosophes professionnels que la révolution positiviste avait convaincus, à sa manière, de la fin de la philosophie ; mais pour qui, comme il arrive souvent avec certaines personnes dans toutes les révolutions, la conviction arrivait un peu tard dans leurs carrières, selon eux, pour qu?ils puissent commencer une nouvelle carrière. Il semble que Rorty et moi, nous avons partagé un certain malaise devant ces efforts impurs des institutions philosophiques pour maintenir un curriculum philosophique pur ». Il est curieux de noter que le professeur un peu hautain ne savait pas qu?en utilisant (quoique dans un sens péjoratif) l'expression « psychologie littéraire », il pointait involontairement vers le futur et inattendu itinéraire de son élève. L?expression elle-même, forgée par Georges Santayana [11], et qui était loin d?avoir un sens péjoratif, renvoyait à la philosophie américaine du tournant du XIXe au XXe siècle ? dans l'entrecroisement entre pragmatisme, transcendantalisme ou idéalisme ? que Cavell allait redécouvrir plus tard, en s?éloignant du positivisme, mais sans s?éloigner de Wittgenstein, c?est-à-dire, du moment le plus riche et le plus haut de la philosophie analytique. D?autres noms, bien sûr, pourraient être associés à ce mouvement d?élargissement de l'idée de Raison aux États-Unis. Comme Sellars, Davidson et Putnam, auprès desquels nous n?avons pas le temps de nous attarder comme il le faudrait. Mais leurs travaux sont très connus, et nous pouvons passer par eux de manière synoptique, sans porter préjudice à leur ?uvre, très connue, et surtout pas à l'auditeur [12], certainement familiarisé avec l'idée de ces déplacements conceptuels.

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Extrait de Incidence of Catastrophe. Courtesy Galerie in Situ, Paris et Gary Hill

5Pour le moment, soulignons que si, dans l'immédiat après-guerre, tout semblait aller très bien pour l'empirisme logique hégémonique dans l'université nord-américaine, les dogmes sur lesquels il s?appuyait (distinction tranchée entre propositions analytiques et synthétiques, principe de vérification?) étaient déjà en crise ; la nouvelle épistémologie militante et conquérante allait connaître la déroute, et cela par l'?uvre même de ses troupes. Quine, Sellars, Goodman, plusieurs sont les philosophes « analytiques » qui vont consacrer la mort de l'optimisme épistémologique du néo-positivisme. En fait, cette crise est la répétition, en Amérique, d?une autre crise qui s?était déjà déroulée en Europe, dans le passage des années 20 aux années 30, et qui n?avait pas laissé intact l'optimisme de l'idéal fondationiste des différentes tendances de la phénoménologie, du néo-kantisme et de la philosophie analytique elle-même (à cette époque, il semble bien que les philosophes du Cercle de Vienne n?ont pas compris, peut-être, toutes les conséquences des propos que leur tenait Wittgenstein). En effet, toutes ces traditions partageaient, à l'origine, le style âprement « moderniste » (pour utiliser le langage de Richard Rorty) qui reconnaît la rationalité seulement là où elle peut reposer sur un fundamentum absolutum. Russell, Husserl, les philosophes de l'école de Marbourg renvoyant tous, et chacun à sa manière, à la tradition du rationalisme (Platon, Descartes, Leibniz, Kant), identifient tous la Raison avec l'Absolu, en projetant toujours le domaine de l'empirique, de la nature, du psychologique et de l'histoire dans les ténèbres extérieures de l'irrationalité [13]. Et pourtant, c?est cette philosophie elle-même qui semble, par une étrange inversion commandée par une sorte de nécessité interne, s?acheminer vers un élargissement et une certaine approche « relativiste » de l'idée de Raison, accompagnée d?une insistance croissante sur les formes pré-épistémiques de la conscience et du langage, sur les racines pré-logiques ou antéprédicatives de la connaissance. C?est le cas de l'exploration du Lebenswelt par Husserl, et surtout par Heidegger, de la phénoménologie de l'expression chez Cassirer (qui revient du projet de fondation de la mathématique et de la physique vers l'examen de la structuration symbolique de l'expérience dans le langage commun et dans le mythe), ou encore de l'idée d?un logos pratique ? pour reprendre l'expression de J.-A. Giannotti ? implicite dans les notions de Sprachspiel et de Lebensform du deuxième Wittgenstein. D?ailleurs, un changement semblable avait lieu, entre les deux Guerres Mondiales avec le downfall de l'atomisme logique, décrit par J. O. Urmson : changement qui se montre dans l'abandon de plusieurs principes : 1) unum nomen, unum nominatum ; 2) le langage a les mêmes caractéristiques que le calcul ; 3) isomorphisme entre proposition et fait ; 4) tous les usages du langage ont le même type que la description d?états-de-choses particuliers [14].

6Belles années que ces années 30, où tant des concepts se métamorphosaient, de Heidegger à Wittgenstein, de Cassirer à Adorno, où dans le ciel se croisaient avec tant de vie et d?intensité des choses qui n?étaient pas seulement les avions de la Légion Kondor, lesquels commençaient à jeter l'ombre du Nazisme sur l'Espagne et sur le reste du Monde.

III

7Or, dans les années 50 et 60, c?est d?un élargissement semblable de l'idée de forme symbolique que semble bénéficier la philosophie analytique aux États-Unis, ce qui lui permet de retrouver, d?une manière inimaginable dans la perspective de l'empirisme logique, les traditions de la philosophie continentale.

8C?est ce qu?on peut vérifier, en particulier, dans le domaine de l'esthétique, par l'?uvre de deux philosophes qui, d?ailleurs, n?abandonnent jamais l'idée de l'analyse du langage comme seule méthode de la philosophie.

9Je pense à Arthur Danto et à Nelson Goodman.

10Le premier, sans s?éloigner d?un millimètre de la tradition analytique, va rejoindre le philosophe qui, selon Reichenbach, était le modèle même de ce que la philosophie ne doit pas être, la bête noire par excellence de l'esprit analytique : ni plus, ni moins que Hegel. Je cite : « I think that nobody has ever talked better about artistic beauty as the idea given sensuous embodiment. I think that?s about as good as you can get » [15].

11Dans le cas de Nelson Goodman, ce n?est pas l'esthétique hégélienne que nous rejoignons dans les prolongements de l'analyse philosophique, mais une esthétique qui rappelle fortement celle qui est ébauchée par Cassirer dans les volumes de sa Philosophie des formes symboliques et qui, d?ailleurs, s?était déjà incorporée à la philosophie américaine dans les écrits de Susan K. Langer [16] (nous devrions, peut-être, ajouter que cette opposition entre une esthétique néo-kantienne et une esthétique hégélienne n?est pas radicale, puisque dans le volume cité, et en particulier dans l'analyse du mythe et de l'art, Cassirer reprenait à son propre compte l'idée hégélienne d?une dialectique de la culture comme base de la Raison [17]). Dans son beau livre, Ways of Worldmaking, nous voyons Nelson Goodman proposer, à côté de l'idée de vérité, l'idée plus large de correctness qui ouvre l'espace d?une analyse des styles de structuration esthétique de l'expérience ? quelque chose, peut-être, comme une nouvelle théorie, éloignée de tout psychologisme, de l'imagination transcendantale, qui se constitue par l'analyse des ?uvres d?art dans leur singularité la plus concrète.

12Mais ce n?est pas seulement par le biais de l'esthétique que la philosophie analytique américaine amorçait une nouvelle traversée de l'Atlantique et une réconciliation avec la tradition continentale. Même dans son centre le plus dur, soit le domaine de l'épistémologie, un mouvement parallèle s?ébauchait. Je pense ici à des écrits comme ceux de N. R. Hanson, à la manière dont il s?insurge contre le modèle hégémonique dans la théorie de la science à trois niveaux différents : a) dans l'insistance sur « l'imprégnation théorique » des énoncés d?observation, b) dans l'optique de la découverte contre le modèle hempélien de l'explication scientifique et c) dans l'importance de l'histoire des sciences dans la constitution de l'épistémologie [18]. Il est évident que cette reconstruction signifie aussi une autre voie de communication avec la philosophie dite « continentale », en particulier dans le cas précis de la réflexion sur l'astronomie, surtout si nous pensons à des auteurs comme Alexandre Koyré. Plus intéressant encore : c?est le tournant dans la réflexion sur le langage qui a produit un changement de style dans la Philosophy of Mind. C?est le cas de John Searle qui, suivant le chemin ouvert par Austin, a développé une théorie des speech acts (« actes de discours », suivant la traduction suggérée par Paul Ric?ur) prenant pour cible la dimension sémantique et pragmatique du langage et concevant ce dernier comme une forme d?action (ou de production de choses) plutôt que comme une forme de représentation d?objets. Ici, c?est encore la version orthodoxe de l'empirisme logique qui est systématiquement démolie, donnant lieu à une philosophie qui peut faire face à la question de la conscience ou de l'ipséité, laquelle avait été archivée et considérée comme morte par l'ancien modèle d?analyse. Et c?est ici, aussi, que la philosophie analytique semble renouer contact avec la tradition européenne, en particulier avec la phénoménologie (Searle ne nous accorderait certainement pas ce rapprochement ; mais c?est bien cette convergence inattendue que nous avons essayé de montrer dans la préface que nous avons écrite pour l'édition brésilienne de The Mistery of Consciousness[19]). Avec sa définition de speech act, en effet, Searle récupère, pour la philosophie analytique, l'idée de l'intentionnalité de la vie de la conscience. Ainsi, un pas était fait dans la direction de la redécouverte de la légitimité de la perspective de la première personne. « Quelques entités ? dit Searle ?, les montagnes par exemple, ont une existence qui est objective dans le sens où elles n?ont pas besoin d?être senties par un sujet. D?autres, la douleur par exemple, sont subjectives dans le sens où leur existence a besoin d?être sentie par un sujet. Celles-ci ont une ontologie subjective ou de la première personne ». En un mot : dans cette ontologie en première personne, le principe berkeleyen ? esse est percipi ? est valable, ainsi que la définition sartrienne du Dasein comme être-pour-soi, sans que pour cela nous soyons condamnés à retomber dans l'idéalisme. On remarquera combien cette thématique nous rapproche de la version française et existentielle de la phénoménologie. On pourrait y voir, aussi, des traces non strictement phénoménologiques de l'existentialisme français, comme l'émergence de catégories pré ou para-phénoménologiques incorporées par cette philosophie. Je pense au langage du Georges Politzer de la jeunesse, l'auteur de la Critique des Fondements de la Psychologie (Ed. Rider, 1928). Là aussi, sous le signe d?une théorie « de la première personne », il s?agissait de démontrer le paralogisme de « l'objectivisme » dans sa « compréhension » de la conscience. Politzer ne s?inspirait pas, bien sûr, de la phénoménologie, peu connue alors en France (mais il était familiarisé avec les différentes formes de la Lebensphilosophie du début du siècle et lié, d?une manière ambiguë, certes, avec le bergsonisme, qu?il attaquera déjà en 1929 de manière virulente) ; mais l'essentiel de son livre de 1928 sera repris par la phénoménologie française. Notons, encore, que Searle va chercher, chez Israel Rosenfield, l'idée d?image corporelle, pour fonder l'intentionalité de la conscience dans une intentionalité corporelle plus primitive. Comme Merleau-Ponty l'avait déjà fait, avec le livre de Lhermitte (L?image de notre corps, Nouvelle Revue Critique, 1939), pour proposer une reconstruction semblable de la carte conceptuelle des rapports entre la conscience et le corps et un élargissement de l'idée d?intentionalité dans sa Phénoménologie de la Perception.

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Yann Toma, Procédure de Rappel. Installation vidéo. Bibliothèque nationale de France site François Mitterrand, Paris, 2003

13Mais le plus curieux, c?est que, à chacun de ces moments par lesquels la philosophie nord-américaine relie ses attaches avec la philosophie européenne, transgressant les interdits anciens du programme de l'empirisme logique, elle le fait en redécouvrant l'esprit originel de la philosophie nord-américaine elle-même, c?est-à-dire, en réactivant, par exemple, la tradition, négligée ou oubliée pendant un certain temps, du pragmatisme. Étrange paradoxe : tout se passe, en effet, comme si l'isolationnisme (pour ainsi dire) de la philosophie nord-américaine avait été l'?uvre de philosophes européens, comme si la redécouverte de la tradition philosophique européenne avait été l'effet d?un retour à la plus authentique et autochtone tradition de la philosophie des États-Unis. J?écrivais ailleurs : « Coupant les liens qui unissent la philosophie à la vie, à la société et à la culture, le néo-positivisme abandonnait la tradition locale de la philosophie [?] et c?est justement pour revenir à cette tradition nord-américaine, antérieure à l'hégémonie de l'empirisme logique dans les universités, pour renouer le contact avec le transcendantalisme romantique et le pragmatisme, que des auteurs comme Stanley Cavell et Richard Rorty peuvent reprendre le dialogue avec des philosophes comme Nietzsche, Heidegger et Sartre ».

14Avec ces deux auteurs, d?une certaine façon proches l'un de l'autre, c?est l'essence même du projet analytique qui est mis en cause. Dans le cas de Rorty, c?est l'anti-fondationisme ? ou la rupture proposée avec la tradition philosophique selon le modèle platonicien ou kantien ? qui permet de renouer le contact avec l'Europe : Nietszche, Heidegger, Habermas, Derrida. Selon les mots de Rorty, dans une conférence prononcée au Brésil : « Cette tentative d?écarter aussi bien Platon que Kant définit l'articulation entre la tradition post-nietszchéenne de la philosophie européenne et la tradition pragmatique de la philosophie américaine » [20]. Mais si Rorty rencontre ainsi le bon et vieux pragmatisme de Peirce, James et ? surtout ? de Dewey, Stanley Cavell retrouve ou réinvente le transcendantalisme d?Emerson et de Thoreau, sans oublier, en suivant le même mouvement, de subvertir la lecture canonique ou scolaire de Wittgenstein. En vérité, nous sommes devant une dialectique complexe entre Amérique et Europe. En effet, si, avec Emerson et Thoreau, la pensée se met au travail pour redécouvrir l'Amérique, dans son paysage physique et moral, elle le fait avec l'aide de l'idéalisme allemand et du romantisme anglais (lui-même imprégné par le romantisme allemand). Il faut ajouter : si nous pouvons dire que le pragmatisme nord-américain est entièrement autochtone, il n?est point possible d?oublier que ses inventeurs étaient parfaitement familiarisés avec toute l'histoire de la philosophie : antique, médiévale et moderne. Cette dialectique se montre plus complexe si nous nous rappelons que Nietszche était grand lecteur d?Emerson. Elle apparaîtra plus complexe encore si nous la dévisageons comme le fait Claude Imbert dans sa lecture de Cavell. Dans une interview accordée à la revue Études[21], elle situe l'intérêt de l'entreprise du philosophe américain dans le cadre actuel : dans une situation qui résulte du déchirement de la Philosophie Critique (devenu visible dans l'opposition entre l'analyse de style carnapien et la phénoménologie), l'entreprise de Cavell apparaît comme un effort de rétablir un pont entre l'esthétique et l'analytique dans le sens kantien de ces mots. Ou encore, nous ajoutons pour notre propre compte, qu?elle apparaît comme une tentative d?éviter l'aporie exposée par Strawson : ou scepticisme ou naturalisme métaphysique. C?est la pratique d?Austin, mais surtout de Wittgenstein, qui nous rend à nouveau la sphère de « l'ordinaire », qui aurait permis, entre autres choses, « une analyse très perspicace de l'art américain et de la tradition de pensée ouverte par Emerson ». Ce déchirement entre analyse logique et phénoménologie, auquel nous avons fait allusion, est au c?ur du livre Phénoménologies et langues formulaires de Claude Imbert (PUF, 1992). C?est bien à cette question de la fissure introduite dans l'architecture de la Critique de la Raison Pure, fissure qui ne cesse de s?approfondir au long du XXe siècle, que nous nous attacherons, dans le futur, à partir d?une étude comparative et critique d??uvres aussi opposées que le Kant und das Problem der Metaphysik (1929) de Heidegger et les Bounds of Sense (1966) de Strawson.

IV

15Mais cette traversée de l'Atlantique n?a pas eu lieu dans un seul sens : dans les années 70, l'Europe redécouvrait l'Amérique. Parmi d?autres, par exemple, en 1973, K.-O. Apel, avec son livre Die Transformation der Philosophie, essayait d?acclimater le tournant linguistique en Allemagne, en traversant le champ et les problèmes de la phénoménologie avec les instruments de la nouvelle pragmatique, mais surtout, avec la sémiotique de Peirce. Ainsi transplanté, le pragmatisme assumait avec lui un ton transcendantal, à l'opposé du ton naturaliste choisi par Rorty. Et Habermas, via Apel, entamait le dialogue avec la philosophie américaine, spécialement avec Rorty. C?est surtout sur la tension entre les initiatives de Rorty et de Apel/Habermas, que la convergence n?arrive point à éliminer, qu?il faudrait réfléchir : c?est-à-dire, la tension qui oppose irrémédiablement le relativisme explicitement assumé et le fondationisme qui renaît dans une instance transcendantale-communicative où la Raison Classique retrouve la paix qu?elle avait perdue. Et c?est sur cette tension que j?ai travaillé dans une conférence au Brésil, dans une rencontre internationale où Rorty était présent. Tension où je voyais une aporie ou une contradiction non susceptible de pacification et qui pourrait être exprimée aussi bien dans le langage de Pascal (la célèbre pensée : « Nous avons une impuissance de prouver, invincible à tout le dogmatisme. Nous avons une idée de la vérité, invincible à tout le pyrrhonisme ») que dans celui d?Adorno (la phrase de la Dialectique Négative : « La dialectique s?oppose aussi abruptement au relativisme qu?à l'absolutisme : ce n?est pas en cherchant une position intermédiaire entre les deux, mais au contraire, en passant aux extrêmes qu?elle cherche à montrer leur non-vérité »). Je ne peux pas faire l'économie d?une référence au commentaire de mon collègue Paulo Eduardo Arantes [22] (mon debater à l'occasion), qui insistait justement sur l'importance du presque rien qui sépare les deux itinéraires. Ce qui nous intéresse, ici, de son commentaire [23], c?est sa présentation de l'accueil accordé par Rorty aux écrits d?Habermas. Paulo Arantes résume le texte de Rorty : « À propos de la symétrie des adversaires, Habermas aurait l'habitude de dire ? c?est Rorty qui le cite ? la chose suivante : ?curieusement en Allemagne je passe pour un Aufklärer. Je suis universaliste, éclairé, je crois à la raison, mais il s?agit d?une raison différente, ce n?est pas la même raison que celle des classiques, une raison déjà un peu affaiblie [?] Mais enfin, comme je suis du côté d?une tradition qui, en Allemagne, a toujours été minoritaire [?] je me sens conforté dans mes positions, parce que mes adversaires à droite sont historicistes et relativistes, c?est-à-dire, appartiennent à la vieille tradition allemande, anti-occidentale, c?est-à-dire anti-française, anti-capitalisme manchestérien et ainsi de suite [?]?. Or, dans le cas américain, Rorty dit la même chose : ?moi aussi je me sens reconforté, disons, de mon choix progressiste, car mes adversaires à la droite, qui sont-ils ? Ce sont des Aufklärer, ils veulent que je me fonde dans la vérité des choses, que je donne une justification fondée sur un ordre social juste de la société américaine, du capitalisme américain et ainsi de suite?. Il y a donc un croisement. La conclusion du professeur Rorty, si je ne me trompe, est la suivante : ce qui me sépare du point de vue politico-social de Habermas, n?est rien, il ne s?agit que d?une question philosophique. Simple question philosophique ! »

16La description est bonne et l'étrange symétrie bien définie. Mais, à contrec?ur, je ne peux pas accompagner, si je le comprends bien, mon collègue brésilien jusqu?à sa conclusion. Tout en s?inscrivant dans la tradition de Frankfurt, dans ce qu?elle a de plus vivant et original, mon ami semble ici adopter, pour un moment, l'attitude ironiste de Rorty par rapport à la philosophie, comme si, au fond elle n?était rien (il dit : « Habermas est encore philosophe »). Si l'américain dissout la philosophie dans la pratique et dans la « Grande Conversation », Paulo Arantes semble ici la dissoudre dans l'histoire sociale de la culture, ne rendant justice ni à la philosophie ni à son propre travail philosophique, voulant que son travail soit accueilli comme travail de pure historiographie, même s?il est au service de la critique.

V

17Notre but, pourtant, est autre, dans ce tableau impressionniste, abstrait et caricatural que nous avons dessiné des Aventures de l'Analytique. Il ne s?agit pas de faire l'éloge de l'éclectisme ou de proposer un éloignement ironique de la philosophie. Dans nos allers et nos retours, il ne s?agissait aucunement de proposer une sorte de pacification internationale de la philosophie, dans une sorte de Paradis de la Philosophie Éternelle, cette monotone répétition du Même. Il s?agit plutôt de reconnaître le caractère essentiellement pluriel de la raison ou encore d?accepter que la philosophie doive passer par la pondération comparative des styles philosophiques. Tâche, d?ailleurs, que s?est proposée Barbara Cassin, si je ne me trompe, dans un projet de recherche sur la traduction philosophique, comprise non au sens strict ? passage d?une langue à une autre ?, mais dans le sens de voyage d?une conceptualité à une autre conceptualité. Tâche aussi qui semble converger avec les recherches contemporaines sur une possible stylistique de l'écriture ou du discours philosophique (comme c?est le cas chez des auteurs tels que Gilles-Gaston Granger et Antonia Soûlez).

18En fait, ce que nous pouvons déceler de nouveau dans cette philosophie (que maintenant nous pouvons déjà nommer, peut-être, philosophie post-analytique), c?est l'immanence de l'histoire de la philosophie au c?ur de la philosophie elle-même (la revanche, pourrions-nous dire, de Collingwood). Sans arriver à l'extrême de dire, comme Nicod, pris à la lettre, semble le suggérer, que le Monde n?est pas très intéressant? [24], tout se passe comme si nous assistions aujourd?hui à la démolition d?un autre dogme de l'empirisme logique : ce dogme qui a substitué au lemme inscrit par Platon à l'entrée de l'Académie (n?entrera pas ici celui qui ne connaît pas la géométrie) le lemme encore inscrit à l'entrée de quelques départements de philosophie : n?entrera pas ici celui qui fait de l'histoire de la philosophie. Démarche d?autant plus nécessaire que la vague chaque fois plus volumineuse des soi-disant Cognitive Sciences fait que la Philosophy of Mind semble remettre en honneur un objectivisme naturaliste qui n?est pas très différent de celui de la deuxième moitié du XIXe siècle, contre lesquel se sont dressés les Pères Fondateurs de la philosophie du XXe siècle : du néo-kantisme à Bergson, en passant par Frege, Edmund Husserl et Bertrand Russell. Cette question est centrale dans le gros volume publié sous le titre Naturalizing Phenomenology : issues in Contemporary Phenomenology and Cognitive Sciences[25] où, parmi d?autres, trois philosophes s?opposent à la marée montante du naturalisme scientiste ou objectiviste, deux français et une brésilienne : Renaud Barbaras, Jean-Luc Petit et Maria da PenhaVillela-Petit, tous venant, plus ou moins, du côté de chez E. Husserl. Il faudrait, donc, tout recommencer ? On gagne beaucoup, en tout cas, en nous remémorant cette dérive qui semble s?achever dans un cercle : notre point d?arrivée paraît bien être le point de départ du mouvement décrit. Ainsi, c?est bien le rapport entre la philosophie et son histoire qui semble être au c?ur des alternatives de la réflexion contemporaine et les choix faits (les différents choix de la politique de la philosophie) pourront déterminer notre futur. J?aimerais qu?on reconnaisse que le passé de la philosophie n?est pas derrière nous, qu?il nous imprègne, qu?il nous hante dans notre actualité la plus vivante et que seule l'actualisation ou la reintériorisation (Erinnerung disait Hegel) de ce passé pourrait nous jeter vers le futur. La différence synchronique et diachronique, histoire et « géographie », pour ainsi dire, de la philosophie serait le sujet même de la philosophie. Autrement, à l'âge de la globalisation que nous vivons, nous pourrions nous acheminer vers une simple homogénéisation de la philosophie qui serait juste le contraire de l'universalisation à laquelle elle a toujours aspiré et qui est inséparable de la vie de la polémique. Comme disait Héraclite : « Ce qui est contraire est utile et c?est de ce qui est en lutte que naît la plus belle harmonie ; tout se fait par la discorde ». Pour finir : ? sans un minimum de négativité, la Pensée s?apaise et s?éteint ; elle ne peut point survivre sans polémique et, surtout, sans la nécessaire et interminable polémologie, qui n?aspire plus à aucune forme de pacification finale. Ou, encore?, en mélangeant les langages différents de Freud et de Wittgenstein : analyse finie, analyse interminable? Comme vous pouvez voir, je ne sais pas finir. Arrêtons-nous donc là, là où il faudrait, peut-être, commencer. Après cette promenade extravagante et un peu sauvage, hors les murs des doctrines, différons la prise du point de départ qui se voudrait inébranlable?

Notes

  • [1]
    Voir B. Russell, Autobiography, London, Unwin Paperbacks, reprinted 1987, p. 327.
  • [2]
    Comme si être sourd au message, ne pas le recevoir, c?était aussi une manière de donner place à un message inouï, nouveau, qu?il faudrait énoncer, donnant un nouveau sens « aux mots de la tribu ».
  • [3]
    L?auteur de Kant et la fin de la métaphysique, dont la deuxième édition vient justement de paraître en France, chez Armand Colin.
  • [4]
    Où il a publié un de ses premiers livres, O Sentido da Nova Lógica, Ed. Martins, 1944, directement écrit en portugais par lui-même. À la fin de sa vie, Quine parlait encore très bien le portugais et exprimait son désir de revisiter, un demi-siècle après, notre pays.
  • [5]
    Mes collègues, Marilena Chauí et Jacques Rancière, ne m?ont pas caché leur surprise, quand j ?ai commencé à lire systématiquement Wittgenstein et à écrire sur lui, au début des années 80. Par la suite, les deux m?ont dit avoir compris ce choix.
  • [6]
    Même s?il avait auparavant fait un compte rendu non directement polémique de Sein und Zeit et s?il reconnaissait une certaine parenté entre son Concept of Mind, Penguin Books, 1949, et Payot, 1978 en trad.fseet L?Imaginaire de Sartre.
  • [7]
    Soi-même comme un autre, Éd. du Seuil, 1990, p. 28.
  • [8]
    Ce qui permettait à Michel Foucault d?affirmer chez nous, à l'Université de São Paulo, en 1965, un an avant la parution de Les mots et les choses, d?un ton provocateur : « Il faut être une mouche aveugle pour ne pas voir que la philosophie de Heidegger et celle de Wittgenstein sont une seule et même philosophie ».
  • [9]
    Voir P. Anderson, « Components of National Culture », New Left Review, n° 50, juillet-août, 1968. Puisque notre sujet est l'entrecroisement, passages et coupures entre les philosophies nationales, il faut signaler que l'approche essentiellement critique que P. Anderson fait de la philosophie universitaire anglaise, ne l'empêche point d?être injuste avec Wittgenstein ? curieusement une lecture trop biaisée et trop « anglaise » de l'?uvre du philosophe autrichien. Pour corriger ce biais, voir le beau livre de S. Toulmin et Alan Janik : La Vienne de Wittgenstein, P.U.F., 1978. Dans le même sens, voir mon essai : « Wittgenstein : Cultura et Valor » in Márcia de Paiva e Maria Ester Moreira (coord.), Cultura, Substantivo Plural, Éd. 34, São Paulo, p. 79-105.
  • [10]
    Norman Malcolm, Wittgenstein, A Memoir, Oxford University Press, 1958, p. 37.
  • [11]
    Oscillant entre la philosophie européenne (malgré l'hostilité explicite envers l'idéalisme allemand, il est impossible de ne pas remarquer des échos du Schiller des Lettres sur l'Éducation Esthétique de l'Humanité et même de Schopenhauer dans sa phénoménologie de la Vie de la Raison) et le naturalisme américain, Santayana gardait toujours quelque chose de l'origine européenne dont il ne s?est jamais délivré : quelque part il définit son projet comme celui d?écrire, en anglais, le maximum possible de unenglish things. Qu?est-ce que la psychologie littéraire ? Pour Santayana, la philosophie, installée dans l'Univers des Essences, ne peut jamais remplir le projet classique de se constituer comme la Science, dans le sens le plus fort du mot. Mais si elle ne peut pas devenir science, elle ne perd pas, pour cela, sa raison d?être. Si elle ne nous donne plus accès au monde nouménal, elle peut nous permettre une meilleure compréhension de notre expérience du monde, elle peut décrire les différents moments (Gestalten dans le vocabulaire hégélien) de ce qu?on peut appeler La Vie de la Raison. Cette « psychologie » ne sera jamais, grâce à Dieu, scientifique ; elle sera littéraire, comme il le faut dans le cadre herméneutique, disons, de la Vie de la Raison ou d?une sorte de Phénoménologie de l'Esprit qui, à la différence de celle de Hegel, ne veut ou ne peut pas aboutir dans le Savoir Absolu ou dans une Science de la Logique (Pour une analyse plus détaillée, voir ma préface au choix de textes A Filosofia de Santayana, S. Paulo, Éd. Cultrix, 1967).
  • [12]
    Le présent article, écrit en français par l'auteur et relu par Alain Panero, reproduit la conférence faite lors du Colloque anniversaire des 20 ans du Collège international de philosophie.
  • [13]
    Ici il faudrait nuancer. Ce n?est pas exactement le rationalisme qui définit, selon Rorty, l'essence du « modernisme », mais plutôt ce qu?on pourrait appeler « épistémologisme ». L?empirisme peut être aussi une forme de fondationisme.
  • [14]
    Voir, J.O. Urmson, Philosophical Analysis : Its Development Between the Two World Wars, Oxford, the Clarendon Press, 1958.
  • [15]
    Apud Giovanna Borradori, The American Philosopher, Univ. of Chicago Press.
  • [16]
    Voir S. K. Langer, Philosophy in a new key. Livre qui paraît spécialement précoce, dans la courbe que nous essayons de dessiner, publié aux États-Unis en 1942. Il s?agit d?un livre dont l'horizon est clairement européen. Ainsi, dans sa préface, S. Langer énumère les auteurs qui ont le plus marqué son travail, parmi lesquels, Cassirer, Kurt Goldstein, Etienne Rabaud et Herman Nohl. Et dans la note introductive de l'édition de 1956, elle se réclame de Whitehead et de Russell, bien sûr, mais aussi de Wittgenstein. Avec l'omniprésence de Cassirer voilà une philosophe américaine qui pense aussi dans un horizon allemand et autrichien. Notons encore qu?Arthur Danto reconnaît l'importance de Susan Langer dans son propre cheminement de la philosophie des sciences vers l'esthétique.
  • [17]
    Que signifie, en effet, le changement d?attitude signalé, dans le passage de Substanzbegriff und Funktionsbegriff à la Philosophie der Symbolischen Formen (trois vol., 1923, 1925, 1929), sinon la réitération du geste de La Phénoménologie de l'Esprit dans le mouvement qui l'éloigne de la Critique de la Raison Pure ? Ce qui sépare l'entreprise phénoménologique de Hegel de l'entreprise critique de Kant, c?est justement l'idée que le domaine de la Raison n?est pas accessible directement, que le détour par le savoir commun, par la conscience pré-critique comme expérience de la conscience, est indispensable (voir Jean Hyppolite, Genèse et Structure de la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel, Éd. Aubier, 1946, p. 12).
  • [18]
    Voir, par exemple, la façon dont il définit le contenu de la première partie du livre I de son Constellations and Conjectures (Éd. D. Riedel, 1973, p. 3) : « L?hypothèse de Hempel à propos de l'Explication et de la Prédiction : prédire x c?est expliquer x avant son avènement. Expliquer x c?est prédire x après son avènement : il y a une symétrie logique spéciale entre les concepts d?explication et de prédiction. Objections : il y a des prédictions sans explications correspondantes. Il y a des explications sans prédictions correspondantes. L?Histoire de la Théorie Planétaire est l'interaction entre des Prédictions sans Explications et des Explications sans Prédictions. L?hypothèse de Hempel ne s?était réalisée que brièvement au XVIIe siècle ».
  • [19]
    D?ailleurs, moi non plus, je ne peux pas voir la conscience comme un mystère sur le fonds d?un Monde scientifiquement déterminable au moins en principe. Pourquoi donc le monde serait-il moins mystérieux que la conscience ? N?y aurait-il pas une énigme plus ancienne ? Wittgenstein dit bien, dans le Tractatus, qu?il n?y a pas d?énigme ; mais cela après avoir dit, dans la proposition 6.44 : « Ce n?est pas comment est le monde qui est le Mystique, mais qu?il soit » (traduction de Gilles-Gaston Granger). Le « Il y a », voilà la seule énigme, tout le reste ne fait que problème soluble en principe.
  • [20]
    Voir R. Rorty, « Relativismo : encontrar e fabricar » (Relativisme : rencontrer et fabriquer) in O Relativismo enquanto Visão do Mundo, Antônio Cícero e Waly Salomão (org.), Éd. Francisco Alves, p. 116.
  • [21]
    Mars 1995.
  • [22]
    Il s?agit de l'auteur du beau livre Hegel, l'Ordre du Temps, paru il y a peu aux éditions de L?Harmattan, que je recommande vivement au lecteur.
  • [23]
    Voir « Alta costura parisiense : nem Apel, nem Rorty », in O Relativismo Enquanto Visão do Mundo, Antonio Cícero Wally Salomão (org.), Éd. Francisco Alves, Rio de Janeiro, 1994, p. 103-134.
  • [24]
    Et même en le prenant à la lettre, on pourrait appuyer son jugement, avec ces phrases de la Lecture on Ethics de Wittgenstein : « [?] Suppose one of you were an omniscient person and therefore knew all the movements of all the bodies in the world dead or alive, and that he also knew all the states of mind of all human being that ever lived, and suppose this man wrote all he knew in a big book, then this book would contain the whole description of the world ; and what I want to say is, that this book would contain nothing that we would call an ethical judgement [?] But all the the facts described would, as it were, stand on the same level. There are no propositions which, in any absolute sense, are sublime, important, or trivial » (in L. Wittgenstein, Philosophical Occasions 1912-1951, J. Klagge and A. Nordmann (Éd.) Hackett Publishing Company, Indianapolis Cambridge, 1984, p. 39). Autrement dit, le monde, bien décrit, n?est ni important, ni intéressant, ni même trivial. Il n?a aucune importance.
  • [25]
    Edited by Jean Petitot, Francisco Varela, Bernard Pachoud and Jean-Michel Roy, Stanford, California, 1999, Stanford University Press, 641 pages. Rappelons que le projet de naturalisation de l'épistémologie dans les Cognitive Sciences ne coïncide point avec le projet de Quine. Car celui -ci, si je ne trompe pas, ne peut naturaliser l'épistémologie qu?au prix d?épistémologiser la nature ou l'Être. N?oublions pas que, pour Quine, « être, c?est être la valeur d?une variable liée ».