Idiomes de la pensée
1Le Collège international de philosophie n’est pas seulement l’endroit où se croisent les pensées de différentes traditions culturelles et nationales, c’est aussi l’endroit où les langues diverses réclament leur droit. Il n’est pas possible de parler du langage sans parler des langues diverses bien qu’il y ait des philosophes qui attendent leur pentecôte sans s’arrêter à l’ombre de la tour de Babylone. La pluralité des langues constitue donc le centre de mes réflexions.
2L’idiome dont je vais parler porte sur le propre dans le sens de l’idion, sur ce qui est caractéristique ou typique. En parlant spécialement des idiomes de la pensée, je vise premièrement la pensée philosophique, la Denkungsart, comme on disait au temps de Kant. Mais je me réfère aussi bien à la pensée implicite qui nous permet d’assumer une pensée en peinture et de concéder que même les sciences pensent à leur manière. Sinon le fameux dicton de Heidegger qui présume que les sciences ne pensent pas cesserait d’être sujet à scandale. En traitant des idiomes de la pensée, je jetterai quelques regards latéraux sur le destin de la langue allemande, sans négliger qu’ailleurs nous tombons sur des problèmes semblables.
3Les trois niveaux sur lesquels le débat va se dérouler sont marqués par trois coupures. D’abord, c’est la coupure entre le particulier et l’universel qui nous intéresse, c’est-à-dire une coupure qui traverse toute langue singulière. Ensuite, il faut mentionner la coupure entre l’unité et la pluralité qui domine la relation entre les langues diverses, mais aussi la prédominance de certaines d’entre elles. Enfin, nous tombons sur la coupure entre le propre et l’étranger qui surgit entre les langues différentes, mais aussi à l’intérieur de chaque langue. En parcourant les trois axes qui y correspondent, je mettrai l’accent surtout sur l’aspect charnel de la langue et sur la relation entre la langue en tant que propre et la langue en tant qu’étrangère. À cet égard, la philosophie du langage présuppose une sorte de phénoménologie qui fait face au phénomène ou, plus exactement, à l’hyper-phénomène de l’étranger. Je finirai par quelques réflexions sur la politique du langage sans quoi la pluralité des langues ne peut pas être pensée.
1 – Horizons de langage
4Les horizons, entendus dans le sens de Husserl, embrassent tout ce qui est co-visé et donc aussi bien co-dit. La détermination ouverte des horizons implique qu’une ligne de démarcation sépare ce qui est visible de ce qui reste invisible. Y correspond le fait que les horizons ouverts du langage indiquent le non-dit et même de l’indicible, à savoir tout ce qui s’annonce dans le silence en tant que celui-ci ne cesse d’être rompu par la parole. La différence entre le particulier et l’universel qui nous intéresse d’abord se fait jour dès que nous envisageons la tripartition de la langue en langue de tous les jours, langue professionnelle et langue érudite que nous autres allemands appelons la Bildungssprache, en faisant allusion à la paideia grecque. La langue de tous les jours, c’est aussi la langue de tout le monde. S’il y a un doute, c’est le sentiment du langage, attribué au native speaker, qui l’emporte sur la balance. Ce sentiment peut être affiné, mais pas corrigé au moyen d’une échelle formelle. La langue professionnelle est employée par des experts, disposant d’une compétence spéciale. Reste la langue érudite qui pose des propres problèmes. Elle est pratiquée par des gens cultivés ou érudits, par les Gebildeten, qui représentent une certaine tradition, et, cela d’une manière particulièrement intensive et prégnante, parce qu’ils ne vivent pas seulement dans certains horizons de sens, mais sont capables de les expliciter comme tels. Il s’ensuit une grande affinité avec la philosophie pour autant que celle-ci dépasse les limites d’une philosophie purement scolaire.
5Comme nous le savons tous, l’équilibre entre les trois sortes de langue se trouve extrêmement menacé par la prolifération des langues techniques et leur spécialisation. Ce développement conduit à l’oubli du monde vécu, démontré par Edmund Husserl, ou à sa colonisation, déplorée par Jürgen Habermas. En outre, cette victoire douteuse des langues techniques se répercute sur ces langues elles-mêmes, en rendant vagues et approximatifs les termes qu’elles introduisent. Lorsqu’on souffre de « névroses » comme on souffre de maux de dents, lorsque des événements sportifs explosent comme un « big bang », lorsqu’on recourt à la « crédulité des synapses » pour expliquer un certain romantisme du passé, alors c’est un galimatias semi-scientifique qui se répand. Dans ce contexte, Wolfgang Stegmüller, un épistémologue autrichien, a parlé d’une pollution sémantique de l’environnement. Ce qui se trouve sur les lèvres de tout le monde n’est pas automatiquement dans les têtes de tout le monde. La transformation scientifique de l’expérience se révèle donc comme bien ambiguë.
6Le monde des experts s’établit par la neutralisation rigoureuse des horizons de sens. Qui voudrait critiquer ce procédé jetterait le bébé avec l’eau du bain. On ne peut pas reprocher aux équations mathématiques, aux formules physiques, aux nombres chromosomiques, aux codes de l’information, aux formulaires administratifs, aux programmes d’ordinateur ou à d’autres inventions techniques le fait qu’ils suppriment beaucoup d’aspects de la réalité, qu’ils installent des grilles formelles au cœur de notre expérience et qu’ils rendent l’expérience beaucoup plus univoque qu’elle ne l’est. Sans une telle réduction, la science et la technique n’auraient aucun effet. Celui qui voudrait suggérer quelque chose comme une chute technologique, serait forcé d’admettre que celle-ci commence déjà dans des actes quotidiens comme l’acte de compter, l’acte de peser ou l’acte de mesurer. Pour Platon (voir Philèbe 56 d-e), l’acte de compter commence en traitant des êtres hétérogènes, comme par exemple des chevaux et des soldats, d’une manière homogène. Au moment où on se met à additionner et à soustraire il n’est plus important de savoir de quel genre est ce qui se compte, pourvu qu’il soit capable d’être compté.
7La situation change si la neutralisation des horizons s’élève à une suppression des horizons. Si l’on atteint le point où tout ce qui s’examine par des méthodes spéciales et tout ce qui se décrit en termes spéciaux apparaît comme tout à fait délié des horizons de l’expérience, le quoi et le vers quoi de l’acte de dire seront absorbés par un multiple comment. Il en résulte un a priori technologique qu’on pourrait nommer une phénoménologie gelée. La langue se réduit donc à une pure langue de la représentation et de la fabrication. Le processus de logification et de pragmatisation se cristallise dans une langue faite de formules qui n’admettrait les états de chose qu’en tant qu’il cèdent aux formalismes. Les couleurs se réduisent donc à de pures ondes de couleur, la colère équivaut à une poussée d’adrénaline, la remémoration et l’oubli s’approchent de la simple recherche et de l’effacement de données. Conformément à ce que Husserl reproche à un interprétation objectiviste de la physique galiléenne, nous prendrions comme réalité ce qui n’est en fait qu’une méthode, et de cette façon nous commettrions ce que Whitehead appelle fallacy of misplaced concreteness.
8Cependant, la technologisation de la langue ne s’explique pas seulement par la pression du jargon spécialisé, mais aussi bien par le fait que ceux qui se servent de la langue s’y adaptent eux-mêmes. On s’exprime suivant la mesure de l’ordinateur qui fonctionne alors comme un sur-moi technologique, et on sourit d’une manière digitale comme on met l’électricité en circuit ou hors circuit. Le renoncement au langage commence à l’intérieur de la langue propre. Aussitôt que le langage s’assimile au pur transport des informations et au pur déclenchement des signaux cybernétiques la langue que l’on parle n’a plus d’importance. Qui n’a rien à dire peut bel et bien s’exprimer en anglais ou dans une langue quelconque. Ainsi nous nous approchons d’une langue sans idiomes. L’anglais technique ressemble au latin de l’église et au français des diplomates en tant qu’il crée une koinè. Le fait qu’en général l’anglais l’emporte exige des explications historiques et politiques, mais ce n’est pas le point crucial. Bien souvent la question de décider quelle langue on veut parler n’a pas une grande importance. Prenons par exemple la physique mathématique, la langue des machines ou la langue du trafic aérien. La question de savoir si l’avion s’écroule en anglais ou en français pourrait inquiéter un Oscar Wilde, la plupart de nous sera content d’atterrir sain et sauf, sans se soucier de la question de savoir dans quelle langue les ordres aériens sont donnés. Pourtant, il faut se garder de simplifier les choses sur mesure. Les scientifiques ont de bonnes raisons de résister à la tendance d’unifier leurs disciplines in toto. Dans toute science se trouve un surplus de langage, porté par les paradigmes qui font naître des formalismes sans être complètement absorbées par eux. À cet égard on peut se demander si des termes comme ceux de « big bang », de la force d’attraction, de l’adaptation, de la dépression ou de la consommation se laissent complètement opérationaliser. En outre, les langues artificielles ne s’introduisent pas elles-mêmes à l’aide de langues artificielles ; le cordon ombilical qui relie les langues artificielles à la langue naturelle ne peut pas être complètement coupé.
9Reste à savoir quelle contre-force pourrait être capable de résister à l’appauvrissement de la langue, causé par le complexe techno-scientifique. Traditionnellement on est habitué à opposer au rétrécissement des horizons leur élargissement, à la particularité de la langue son universalité, que ce soit sous la forme de la langue mondiale, de la littérature mondiale ou de la politique mondiale. Quant au marché mondial, qui, par suite de la soi-disant mondialisation, parait prendre la position dominante et créer pour lui-même une monnaie langagière, il est trop lié aux tendances unifiantes de la techno-science pour laisser attendre une grande résistance. Si nous voulions placer notre espoir dans l’universalisation, il faudrait compter sur une universalisation concrète, capable d’intégrer toutes sortes de particularités. Mais cet idéal de culture, devenu classique, échoue en face de la sélectivité des ordres de la langue qui exclut la possibilité de séparer la perte et le gain. À ce point nous sommes confrontés à la différence entre la normalité et l’anormalité qui exclut toute solution globale. Une normalité qui renvoie à une genèse contingente laisse place à toutes sortes d’ambiguïté, de plurivocité et d’écart qui varient d’un niveau de langue à l’autre.
10Prenons, pour commencer, la langue de tous les jours. Analogue à l’expérience quotidienne, la langue quotidienne n’est pas coupée d’après des patrons précis, ses marges sont effrangées, donc susceptibles de contextes divers. La langue familière est scandée par des rites de passage. Ceux-ci entrent en jeu lors des irruptions de l’extra-quotidien, ou bien ils fonctionnent comme des formes de salutation qui soutiennent le trafic frontalier entre des régions de vie hétérogènes. On pourrait ajouter le commerce entre les adultes et les enfants, entre les hommes et les bêtes, qui fait naître des langues mélangées. Finalement, la langue ordinaire est enchevêtrée dans la langue corporelle, par exemple par l’intonation qui fonctionne comme le basso continuo de toutes nos paroles, et la langue verbale atteint ses limites dans les cris de surprise, d’angoisse, de volupté et de douleur. La soi-disant langue naturelle est bien loin d’être un produit naturel, pourtant elle se meut toujours sur le seuil qui sépare la culture de la nature.
11Quant à la langue érudite, déjà pour Aristote c’est le signe d’une formation déficitaire, d’exiger partout le même degré de précision et de réclamer l’exactitude mathématique là où il faut plutôt de la mesure et du jugement. Au lieu d’une universalisation qui cherche à dépasser, formellement ou matériellement, les limites de la langue, c’est un processus d’anomalisation qui s’impose, à savoir un processus qui éveille la faculté d’apprécier le multiforme et le multivalent, d’apprécier d’autres possibilités, d’apprécier ce qui n’est pas tout à fait en place et dévie du cours normal des choses. Ceci vaut en particulier pour l’art, pour la religion et aussi pour la philosophie qui tous se situent « à la lisière où l’expérience vécue déborde le savoir » [1], mais ceci vaut aussi pour la recherche scientifique en tant qu’elle ne cesse d’être interrompue par des phases révolutionnaires et d’être invitée à renouveler sa langue. Malgré tout, toute instance de l’expérience court le risque de s’endurcir dans une normalité fixe, que ce soit une orthodoxie, une orthoesthésie ou une orthopraxie. De cette manière les limites de la normalisation tendent à s’effacer.
2 – Cercles de langage
12Après avoir examiné les différences intérieures au langage, une deuxième étape nous conduira au problème de la pluralité des langues. Préalablement, il faut questionner cette pluralité même. Quand nous parlons d’une pluralité des langues, il ne faut pas assumer qu’il s’agit d’une pure juxtaposition de monades linguistiques qu’on peut énumérer l’une après l’autre, il s’agit plutôt d’un champ linguistique. La cohérence qui lie une langue à l’autre s’entend traditionnellement d’une manière concentrique, comme un cercle de cercles. Mais alors il faut se demander ce qui constitue le centre de ce cercle et ce qui se trouve au milieu. D’un point de vue ethnocentrique, c’est notre propre langue qui se situe au milieu de ce monde linguistique, d’un point de vue logocentrique, c’est la langue universelle de la raison qui se place au milieu, c’est-à-dire une langue dite vraie qui tend à quitter les inconvénients des langues particulières. C’est précisément à ce point que survient la politique de la langue, en tant qu’orientée vers la prédominance d’une seule langue. La variante logocentrique fait naître une deuxième différence fondamentale, à savoir la différence entre l’unité et la pluralité. Entre les langues différentes, c’est un certain décalage qui apparaît, en opposant certaines langues mondiales aux langues marginales. Ce décalage ressemble à la distinction hégélienne entre les peuples mondiaux qui suivent les pas de l’esprit du monde et les soi-disant peuples marginaux, les Randvölker, qui restent à part. De plus, à l’intérieur de chaque langue, la langue haute ou standard, la Hochsprache, assumant une fonction unificatrice, l’emporte sur la multiplicité des langues populaires qui oscillent dans les couleurs du dialecte et de l’argot.
13En Europe, la concentration sur une langue qui se veut centrale s’insère dans la tendance de s’approprier tout ce qui est étranger (fremd) et de l’intégrer dans une raison compréhensive. Pour illustrer cette tendance, je cite deux exemples qui datent du début du XIXe siècle et qui donc appartiennent à une époque où la formation des langues centrales se met à déclencher ou à renforcer une dynamique nationaliste. Dans ses Reden an die deutsche Nation Fichte ne se contente pas d’enthousiasmer les allemands pour la philosophie qui était en train de prendre son essor, il va plus loin, en réclamant la philosophie entière pour les allemands. Il n’hésite pas à déclarer que l’allemand excelle jusqu’à devenir la langue d’une philosophie « vraie » et « vivante » pour autant qu’il résiste à la Ausländerei, cela veut dire à une sorte d’étrangisme. « Et ainsi cette philosophie n’est à proprement parler rien qu’allemande, cela veut dire originaire… » [2] Quant au simple fait qu’au temps de Fichte il y avait aussi des philosophes à Londres ou à Paris, qui écoutaient la voix de la raison, notre philosophe allemand y répond d’une volte élégante, en invitant les autres à devenir allemand : « […] et vice versa, pourvu que quelqu’un ne fasse rien d’autre que de devenir un vrai allemand, il ne pourrait pas faire autrement que de philosopher. » La générosité finit par l’intégration à la communauté. D’autre part, dans l’Histoire de la littérature classique August Wilhelm Schlegel critique le fait qu’au-delà du Rhin le cosmopolitisme passe très vite au « métropolisme » : « […] ils exigent que chez eux tout étranger s’habille et se comporte tout de suite selon les mœurs du pays, ce qui fait qu’à proprement parler ils ne font jamais la connaissance d’un étranger. »
14De tels exemples révèlent une espèce particulière de double jeu. On mise sur la double possibilité d’obtenir l’universel à travers le propre et de conserver le propre dans l’universel. De cette manière on serait partout chez soi. Depuis longtemps, de telles tentatives de tout s’approprier au nom de la raison s’avèrent être des failles de l’esprit. Cependant, le pur renversement de l’appropriation ne conduit pas plus loin qu’à une expropriation de soi, accompagnée d’une mauvaise conscience. Ce qui en résulte n’est aucunement satisfaisant. Prenons l’histoire allemande d’après-guerre. Elle est profondément marquée par l’exode de tant de gens de lettres et de science, persécutés et expulsés à cause de leur origine juive ou de leurs convictions politique. Après 1945, pour la plupart d’entre eux il n’y a eu aucun retour ou seulement un demi-retour. Parfois l’expulsion s’est achevée par l’oubli. Dans les sciences humaines il suffit de nommer les noms de Karl Bühler, de Kurt Goldstein, de Kurt Lewin ou de Siegfried Krakauer. Le destin de l’œuvre de Husserl est assez connu. Prenez la Krisis, le dernier grand livre. Un fragment de cet écrit, lui-même inachevé, n’a pu paraître qu’en dehors de l’Allemagne à Belgrade en 1934. Quand le texte entier fut publié à La Haye en 1954, on se serait attendu à ce que cet événement soit salué par un large public allemand, mais ce ne fut pas le cas. Pour les auteurs comme Husserl, la situation a changé, mais les effets de ce refoulement collectif n’ont pas disparu. Parfois on se laisse entraîner à compenser ces refoulements par des adaptations exagérées et démesurées. Prenons un autre exemple assez drôle, emprunté à l’ère de deux Allemagnes. Il est arrivé qu’à Leipzig, cette ancienne Mecque de la psychologie, des psychologues de l’Allemagne de l’ouest fassent leurs interventions en anglais, tandis que les participants, venus de l’Europe de l’est, discutaient entre eux en allemand. Dans la culture parlée et écrite, une politique du langage qui se propage d’une manière unilatérale conduit à un provincialisme. Ou plutôt, il reconduit à un provincialisme, faisant un pas en arrière, comparé au commerce vivant que l’art et la science d’Europe entretenaient au XVIIIe siècle. D’ailleurs, la rechute dans un provincialisme va bel et bien de pair avec une globalisation qui fait naître un monde global sans horizons. Car si les points de vue perdent leurs ancrage et tendent à se confondre, les horizons s’effacent. Certainement, l’opposition entre ceux qui dominent et ceux qui sont dominés s’affaiblit aussi, mais ce qui continue, c’est l’opposition entre ceux qui entrent en jeu et ont beau jeu et ceux qui sont hors de jeu et parfois aussi hors de la loi et hors du langage. On peut en ajouter quelques-uns qui gâchent le jeu, mettant du sable dans le rouage. En tout cas, il n’y a pas beaucoup de sens à répondre à la mondialisation croissante par une localisation acharnée. Le fait de s’accrocher à ce qu’on possède ou à ce qu’on a déjà perdu finit par une régression ethnocentrique. En face de ce va et vient, il vaudrait mieux se demander si une pensée, prise dans les cercles du langage, est vraiment capable de faire face à ce qui se passe dans le langage.
3 – L’entrelacs du langage
15Jusqu’ici mes réflexions se sont orientées, d’abord sur la différence entre la langue de tous les jours, la langue technique et la langue érudite, ensuite sur la différence entre la langue mondiale et la langue marginale, entre la langue haute et la langue basse. Maintenant j’en arrive au centre de mes réflexions en ajoutant une autre différence, à savoir celle entre la langue propre et la langue étrangère. Nous sommes habitués à caractériser notre propre langue comme la langue maternelle. Cette définition a trois aspects qui méritent notre attention. La langue de la mère (et aussi du père), c’est une langue des autres qu’on a reçue comme don, comme fardeau ou comme promesse. Puis elle excelle par une proximité qui ressemble à mon corps ou à la patrie en tant qu’elle précède tout choix possible. La langue maternelle est une langue sans alternative. Enfin, la langue maternelle est douée d’une singularité qui s’élève au-dessus de toute comparaison. C’est le dernier aspect qui nous occupera surtout.
16La singularité de la langue propre se soustrait à la distinction entre la particularité et l’universalité aussi bien qu’à celle entre la facticité et la normativité. Supposé qu’on prenne la langue maternelle comme ce qu’elle est en elle-même, en mettant de côté ce qu’elle est en outre, on s’aperçoit qu’elle est plus qu’une langue spéciale, plus qu’un simple cas ou qu’un effet parmi d’autres. Elle ne se réduit pas à l’élément d’un ensemble de toutes les langues, elle n’exemplifie pas seulement des lois universelles du langage, elle est plus qu’un nœud du réseau de communication. Ces définitions générales ne suffisent pas parce que c’est justement à travers la langue maternelle que nous sommes introduits dans le monde du langage. La langue maternelle apparaît comme une langue fondatrice, comme une Stiftungssprache. Comme toute force dont l’attraction précède notre initiative, elle possède une force initiatrice. On peut mille fois chercher à désenchanter la magie des mots, on a beau combattre la séduction ou la sorcellerie du langage, en tout cas on présuppose qu’au commencement toute parole a des traits d’une parole enchantée. La flûte enchantée de Mozart est aussi un symbole de la langue.
17La langue à travers laquelle nous entrons dans l’empire du langage est aussi peu une simple langue parmi d’autres que mon corps n’est qu’un simple corps parmi d’autres, que mon lieu de naissance n’est qu’un simple point de l’espace et que ma mère n’est qu’une femme quelconque. Tout classement et toute comparaison vient après coup, c’est-à-dire au moment où je regarde ma langue maternelle comme une langue occidentale, comme une langue indoeuropéenne ou simplement comme une langue parmi d’autres langues. Pour désigner la singularité d’une langue, je parle d’un idiome. Ce faisant je me joins aux réflexions de Jacques Derrida sur la nationalité et le nationalisme philosophique. Pris à la lettre, l’idiome signifie une langue standard ou un dialecte, une Mundart comme nous disons en Allemand, en soulignant l’aspect corporel du langage. Mais l’idiome peut aussi bien être entendu dans un sens plus large, comme un genre singulier de langage, comme une incorporation singulière du langage et comme une incorporation de la pensée qui y correspond. L’idiome ne serait donc ni identique au langage ou à la pensée tout court, ni à une langue ou une pensée parmi d’autres. Dans l’idiome se réfléchit le fait qu’il y a du langage comme, suivant Michel Foucault, il y a de l’ordre, et cela comme un ordre brut, préalable à toute grammaire et à tout algorithme.
18Nous passons de la langue propre à la différence entre la langue propre et la langue étrangère, si nous prenons en considération le fait que la singularité de la langue apparaît comme une singularité au pluriel. D’abord, ceci ne veut pas dire que les langues sont simplement mises au pluriel ; car énumérer les langues, cela présuppose déjà la possibilité de survoler le champ et l’histoire du langage. La singularité au pluriel prend son origine dans une certaine différence, elle sort du détachement de la langue propre par rapport aux langues étrangères. Propriété et étrangeté sont des déterminations tout à fait relatives. Nous qualifions d’étrangère une langue que nous ne comprenons pas ou que nous pratiquons seulement comme une langue secondaire. Cette incommensurabilité entre la langue propre et les langues étrangères résiste à la médiation par la langue d’un tiers ou par une troisième langue, comparable au troisième homme chez Aristote. On peut bien comparer, d’une langue à l’autre, quelque chose de déterminé, en se référant par exemple à certaines lois phonétiques ou à certaines structures de phrase, mais on ne peut pas soumettre la langue elle-même à une comparaison parce que cette comparaison s’accomplirait elle-même dans une langue. Dans les mots de Husserl, la thématisation de la langue reste toujours en arrière de son fonctionnement. C’est pourquoi Heidegger a raison de partir du cas extrême de la traduction et d’entendre l’Übersetzen (traduire) comme un Übersetzen (passer) à l’autre rivage où l’étrangeté n’est pas dépassée et conservée dans un processus d’appropriation complète [3]. La relation entre la langue de départ et la langue de destination est analogue au rapport entre les deux sexes ou à l’entente entre les adultes et les enfants. Dans tous les cas, c’est un interprète neutre qui manque, et ce qui se passe, est donc une interprétation sans fin. Traduire, c’est pour toujours quelque chose qui se fait entre nous, comme l’entre-tien infini de Maurice Blanchot ; les traductions réussies ne sont pas des traductions achevées. Ceci n’exclut pas qu’on émette des « satellites de traduction » ; mais leur effet de traduction est non moins restreint que la transmission des informations.
19Cette problématique, portant sur l’entrelacement des langues qui ne se recouvrent pas, peut être illustrée par quelques exemples, empruntés au domaine limitrophe entre la philosophie allemande et la philosophie française [4]. Quelques passages de Sein und Zeit, traduits dans les années trente, favorisent une interprétation anthropologique, en traduisant par exemple le terme Dasein (entendu par Heidegger comme Da-sein, comme être-là) par « réalité humaine ». Aujourd’hui il y a deux traductions nouvelles dont l’une parait être lisible, mais pour quelques-uns décidément trop française, tandis que l’autre, lardée d’emprunts à l’ancien français comme « estre », semble être plutôt érudite que lisible. En général, on court le risque de prêter aux langues étrangères une sur-prégnance sémantique et un double fond étymologique, assez loin de la conscience langagière du native speaker. En conséquence, l’idiome reçoit un caractère extrêmement artificiel à la suite d’un balayage qui ne laisse aucune toile d’araignée dans les coins du langage. La langue parlée se transforme en une langue premièrement interprétée si chaque il y a (es gibt) se change en acte de donation (Gebung) et chaque conviction (Über-zeugung) se révèle comme un acte de génération (Zeugung). La tentative de rendre la langue étrangère tout à fait étrangère et d’entourer chaque notion d’un essaim de connotations inclut une autre espèce de violence. Bien entendu, cette violence peut aussi bien viser la langue propre ; elle intervient si on s’enterre dans les fosses des étymologies (parfois aussi dans celles des « Etymogeleien »).
20Mais revenons aux efforts franco-allemands de traduction. Le fait que la profondeur du Geist pèse plus lourd que la légèreté de l’esprit est depuis longtemps proverbial, et il a incité à l’édition d’un dictionnaire franco-allemand, titré Esprit/Geist [5]. – Un autre exemple : l’allemand dispose des deux mots Leib et Körper. Le premier a trouvé ou retrouvé un ton particulier chez Feuerbach et Nietzsche. Husserl et Scheler vont jusqu’à souder les deux mots en un seul mot Leibkörper pour indiquer le double aspect de l’intérieur et de l’extérieur. De l’autre coté, le français n’offre que le seul mot « corps » qu’il faut spécifier (comme le font les phénoménologues français) par des qualifications, pas toujours heureuses, comme « sujet » et « objet » ou par des adjectifs comme « propre », « fonctionnel », « phénoménal » ou « objectif ». Ou bien, on suit Merleau-Ponty qui jette un pont à partir de la leibhaftige Gegenwart de Husserl, en passant par l’expression idiomatique « en chair et en os », jusqu’au mot « chair », qui fait résonance au mot latin caro et au mot grec serx. Le traducteur allemand finit par être forcé de recourir au mot Fleisch qui est tout à fait hors de l’usage philosophique. Pour compléter la confusion, en hollandais le mot lichnaam ne signifie pas le corps mort comme Leichnam en allemand, mais le corps vivant comme Leib en allemand. – Chaque allemand qui s’occupe du phénomène de l’étranger rencontre des grands problèmes de traduction. Le mot allemand fremd, qui entraîne une série de mots comme Fremderfahrung, Fremdsprache, Fremd, Fremdartigkeit, Entfremdung, Verfremdung ou le Fremdeln du petit enfant, se décompose en des mots différents aussitôt que nous passons aux langues voisines. En français, il faut choisir entre « étranger », « étrange » ou « hétérogène » en anglais entre « stranger », « strange », « foreigner » ou « alien ». Ce qu’on discute en Allemagne sous le titre de Fremdes s’articule ailleurs comme « Question de l’autre » ou comme « Question of the Other », et ainsi la différence entre Anderer (heteros) et Fremder (xenos) qui est tout à fait pertinente tend à s’effacer. Même la différence des genres s’exprime d’une façon différente selon qu’elle est marquée ou non. En allemand il faut se décider entre der/die/das Fremde tandis que des expressions comme « l’autre », « autrui » ou « the other » ne précisent pas de quoi il s’agit. Un dernier exemple : le terme « discours » dont l’usage est aussi fréquent que vague se dérive de traditions diverses. D’une part, il renvoie à l’expression humboldtienne de Rede (ainsi par exemple chez Émile Benveniste), d’autre part il évoque le « discours » cartésien, sans parler de l’universe of discourse de Augustus de Morgan et d’autres logiciens. Cette multiplicité de l’origine nourrit des malentendus : rien de plus différent que le « discours » chez Foucault où des énoncés se produisent, et le « discours » chez Habermas, qui se fait un lieu de « légitimation » où des énoncés sont examinés.
21De tels exemples, qu’il serait facile de multiplier, démontrent un bilinguisme ou un multilinguisme qui non seulement permet mais exige qu’on prenne pied dans plusieurs langues à la fois. Dans une lettre à la princesse Élisabeth Descartes proclame : « me tenant comme je fais, un pied en un pays, l’autre en un autre, je trouve ma condition très heureuse, en ce qu’elle est libre. » Chez Descartes cette déclaration se réfère à la France et aux Pays Bas, pourtant on pourrait l’appliquer à tout dialogue philosophique ou à tout débat scientifique qui généralement se déroulent, au moins implicitement, en plusieurs langues.
22Si nous jetons un dernier coup d’œil aux traditions de l’Extrême Orient, nous tombons sur des difficultés et des possibilités assez différentes. Au Japon, c’est dans la deuxième moitié du XIXe siècle que surgit une vogue de traductions, saisissant la pensée occidentale et l’introduisant dans la langue japonaise. Dans cette situation, le Japonais profite de l’usage des signes graphiques chinois. Sans parler du fait que l’écriture chinoise était en usage jusqu’à l’époque des Meijis, « les concepts chinois, étant bien éloignés des contextes de la vie quotidienne, contenaient un réservoir de signes, prêt à être appliqué aux significations « étrangères ». Il était donc possible de traduire une catégorie occidentale par un concept chinois, lui-même éloigné de l’expérience et pauvre de références, sans que la langue courante en soit sérieusement affectée. L’étranger était approprié par l’étranger. Indépendamment du contexte quotidien, le sens ne se déplaçait que d’un contexte à l’autre […] Le sens se constitue par le mouvement de la traduction. Le Japonais se situe au plus dans cet entre-deux [6]. »
23Ce processus de traduction oscille entre deux extrêmes. D’une part, on introduit directement des mots étrangers, ce qui rend la compréhension plus difficile. D’autre part on se met en quête d’équivalents domestiques, et cette fois-ci, c’est au contraire la facilité de la compréhension qui rend les choses difficiles parce que les aspects étrangers ou hétérogènes s’absorbent trop vite. Il s’agit donc d’éviter les deux extrêmes. L’auteur mentionné démontre à l’aide de quelques exemples bien choisis comment s’effectue la formation de l’idiome [7]. Le premier exemple, c’est le concept de la société. Il est bien connu que le mot allemand Gesellschaft a ses défauts parce qu’il est difficile à distinguer de la Gemeinschaft. En Japonais, les expressions données, proches de l’expérience vécue ou des formes collectives de la sociabilité, sont remplacées par le mot shakai. Ce mot est plus abstrait et moins usé, cependant il correspond beaucoup mieux au degré de l’individuation atteint dans les sociétés modernes de l’occident. Un autre exemple, c’est le concept du temps. Dans le lexique japonais on trouve deux mots différents. Il y a le mot toki qui combine plusieurs significations, telles le flux du temps, l’instant ponctuel, l’ère, le juste moment, l’arrivée de quelque chose et le temps de la grammaire. Mais il y a aussi le mot jikan, aussi emprunté aux signes graphiques du Chinois. Celui-ci signifie exclusivement la durée, et il est donc particulièrement capable de rendre la conception du temps qui est en usage dans la philosophie et dans la physique de l’occident. Jusqu’à quel degré le sens fondamental des deux mots diverge, cela se manifeste dans le fait qu’on peut « avoir » du jikan, mais pas du toki. À côté des expressions pleines d’allusions et profondément ancrées dans la tradition, comme par exemple le mot ki, nous trouvons des signes verbaux qui comportent un sens plus précis, mais aussi plus pauvre. Cette querelle linguistique entre les « anciens » et les « modernes » est inévitable, mais elle augmente la chance de découvrir derrière l’univocité des mots le processus qui rend quelque chose univoque, et de percevoir derrière les concepts donnés les métaphores pâlies dont Jean Paul et Friedrich Nietzsche ont déjà parlé.
24Ceci évoque une autre idée. Le multilinguisme commence, en général et pas seulement occasionnellement, dans l’étrangeté de notre propre langue en tant qu’elle échappe à la distinction entre le centre et la périphérie. Le fait que la langue maternelle nous fasse parler à partir de la langue des autres inclut la différence entre écouter et parler, et cette différence a des effets que nous ne pouvons jamais complètement rattraper. Nous connaissons notre langue par l’ouï-dire. Notre parole est déplacée par rapport à elle-même en tant qu’elle résonne dans son propre écho. Cette résonance correspond au décalage optique qui se produit quand nous nous regardons nous-mêmes dans un miroir. Nous ne voyons notre propre regard qu’en tant qu’il se dérobe. En outre, nous sommes entourés d’un multilinguisme permanent. Il est vrai que le bilinguisme qui comprend deux langues maternelles, presque équivalentes, est un cas spécial, mais pris dans un sens plus élevé, il apparaît comme normal. Ce multilinguisme ne s’oppose pas seulement à un purisme linguistique, fixé sur des unités discrètes de langage, il s’oppose aussi à une confusion des langues qui pourrait être la source des troubles de langage. Il se distingue aussi d’un simple code-switching qui nous conduit perpétuellement d’un système de règles à l’autre. La forme originaire du multilinguisme se produit à des niveaux différents. Il apparaît comme une multiplicité des voix lorsque plusieurs sujets parlants participent à l’échange, comme une multiplicité des discours lorsque un seul sujet parlant s’exprime dans plusieurs idiolectes, sociolectes et dialectes, comme une multiplicité des langues lorsque plusieurs langues se rencontrent sur le sol d’une seule culture. Conformément à cela Michael Bakhtine a développé une conception linguistique et dialogique, basée sur une dialogicité interne, sur un l’un-avec-l’autre et un l’un-dans-l’autre de la parole propre et de la parole étrangère. « La parole de la langue est une parole à demi-étrangère », comme le dit Bakhtine. En face de cette espèce originaire d’étrangeté toute appropriation bute contre ses limites. « Il n’est pas vrai que toutes les paroles se laissent approprier et acquérir par chacun avec la même facilité : beaucoup d’entre elles résistent opiniâtrement, d’autres restent étrangères, ne cessent de sonner étrangement dans la bouche du sujet parlant qui se les est appropriées, [elles sont] incapables d’être assimilées à leur contexte et elles lui échappent ; elles se mettent entre guillemets quasiment d’elles-mêmes, sans égard à la volonté de celui qui parle [8]. » Ce l’un-dans-l’autre se manifeste dans beaucoup de passages de roman, et cela à titre d’une parole étrangère, restant cachée, en tant que la voix de l’auteur se glisse dans celle du héros. La même chose se manifeste dans la pratique de la citation qui ne se contente pas de rendre les paroles des autres, mais qui par la citation fait résonner les voix des autres. Il en résulte un discours hybride qui se moque de toute prise de possession par l’individu.
25Dans son essai Wörter aus der Fremde, Adorno attire notre attention sur le fait que dans la langue allemande, qui s’avère moins « civilisée » que l’anglais ou le français, les mots étrangers se présentent comme particulièrement étranges et encombrants. Le style particulier de l’étrangeté qui se montre ici est un élément important de ce que nous appelons idiome. Selon Adorno, le bienfait de l’humanisme qui fait disparaître l’aspect étranger apparaît en allemand comme quelque chose d’inconciliable, comme quelque chose qui s’impose à l’homme. Le pour et le contre s’équilibrent.
26« Insofern ist das Deutsche weniger und mehr als die westlichen Sprachen ; weniger durch jenes Brüchige, Ungehobelte und darum dem einzelnen Schriftstelle so wenig Sicheres Vorgebende, wie es in älteren hochdeutschen Texten so kraß hervortritt und heute noch im Verhältnis der Fremdwörter zu ihrer Umgebung ; mehr, weil die Sprache nicht gänzlich vom Netz der Vergesellschaftung und Kommunikation eingefangen ist. Sie taugt darum zum Ausdruck, weil sie ihn nicht vorweg garantiert [9]. »
27Le mot étranger devient donc le « bouc émissaire de la langue », le « porteur d’une dissonance », et il porte en lui un « explosif d’éclaircissement », un Sprengstoff von Aufklärung. Quoi qu’il en soit de ces expressions idiomatiques il faut conclure qu’aucune langue n’est tout à fait en accord avec elle-même.
4 – Conséquences pour une politique de langage
28Nous faisons suivre un appendice qui concerne la politique du langage. La problématique de l’importance qu’il faut attribuer à la langue propre et aux langues singulières se concentrera sur trois questions. Les réponses que nous proposons pourraient nous protéger contre une position qui se perd dans l’alternative du tout ou rien.
29Première question : De quel niveau de langage parlons nous ?
30Dans le domaine du comportement théorique ou pratique en tant qu’il se sert de signes symboliques on retrouve un certain degré de formalisation par laquelle les individus se réduisent à « quelque chose » ou à « quelqu’un », à savoir à des variables individuelles. De cette manière, les cognitions et les actions se rapprochent des opérations pures qui en cas extrême suivent des règles algorithmiques. De manière tout à fait semblable, l’usage des signes iconiques présuppose un certain degré de schématisation que nous rencontrons sous forme de signes routiers, de réclames ou de signaux d’alarme. Il faut distinguer de cela l’universalisation, laquelle inclut un usage de signes qui se détache du contexte et qui met le sujet parlant dans la position d’un « chacun », d’un jedermann. Quiconque serait à ma place, devrait se prononcer d’une manière identique ou analogue, pourvu qu’il observe les règles.
31La question de savoir quel est le poids qu’il faut attribuer à chaque langue particulière se pose d’une manière différente, suivant que les procédés sont plus ou moins opérationnalisés ou que le sens et les règles sont plus ou moins universalisées. Cette gradation crée un triple décalage.
32(1) Nous disons et faisons quelque chose au moyen du langage lorsque nous en faisons un usage instrumental ou fonctionnel pour produire un effet qu’on pourrait aussi bien atteindre par d’autres moyens linguistiques ou sémiotiques. Ceci vaut surtout pour l’usage d’une langue artificielle comme l’algèbre. (2) Nous disons et faisons quelque chose à travers le langage lorsque nous accomplissons des actes performatifs, tels l’annonce d’un jugement, le discours parlementaire et un acte cérémoniel ou bien une offense quotidienne et une déclaration d’amour. (3) Finalement, nous travaillons sur le langage, en tant qu’écrivain ou lecteur, lorsque nous faisons l’effort d’inventer des possibilités inédites du langage. Ici s’ouvre un deuxième cycle de questions.
33Deuxième question : Quel mode de langage est en jeu ?
34Généralement, nous pouvons distinguer entre des énonciations répétitives, faisant part d’une parole parlée, et des énonciations innovatrices, faisant part d’une parole parlante au sens de Merleau-Ponty. Les premières servent à accomplir une communication qui se tient dans un cadre donné. Cette espèce de communication ordinaire s’appuie sur un ensemble de vocables, de règles, de phrases et d’usages, et il est toujours possible de trouver ou de créer des équivalents approximatifs d’une langue à l’autre. La répétitivité à l’intérieur de la langue propre prépare le terrain pour une répétition dans une langue étrangère. Les énonciations innovatrices visent, au contraire, l’incommunicable qu’on ne peut communiquer qu’indirectement, en déviant de la parole et de l’écriture normales. Ainsi Proust remarque que par son œuvre l’auteur se crée un public. C’est ici que se présente ce que nous avons nommé le travail sur le langage. Pourtant, la distinction entre les énonciations normales et les énonciations anormales n’est pas à entendre comme une division en deux classes hétérogènes et strictement séparées, mais plutôt comme une échelle variable. Nulle énonciation n’est purement répétitive, et nulle énonciation purement innovatrice.
35Par conséquent, il faut prendre en considération le fait qu’aucune discipline scientifique et aucune pratique ne se laisse soumettre sans équivoque à une seule rubrique, à un seul niveau ou mode de langage, tout au contraire, les lignes de démarcation traversent les disciplines et les pratiques. Il faudrait donc faire un bilan spécial pour chaque discipline, en se demandant quelles sont les parts respectives des formules mathématiques, des modèles et diagrammes formels, des descriptions qualitatives ou des conceptualisations heuristiques (tels que « l’inflation chaotique » ou la « matière noire »), quel style de recherche est donc préféré, et il faudrait se demander aussi dans quelle mesure la langue atteint la région fondamentale qui ne sera jamais complètement purifiée des traces que laisse l’histoire des sciences. Pour illustrer cette conception je me restreins à deux « discours » qui sont particulièrement hétérogènes en eux-mêmes, à savoir la médicine et la philosophie. Dans la médicine la question du langage se pose d’une manière différente selon qu’il s’agit des mesures de l’électrocardiogramme (E.C.G.), de la classification des maladies (comme le stress ou la dépression) ou bien de l’entretien médical qui fait partie de la thérapie et ne peut pas être minimisé comme une simple ouverture ou une clôture, placée en dehors de la science. Même dans la médecine il ne s’agit pas seulement d’appliquer, mais aussi d’inventer une langue. Pour ce qui est de la philosophie, Kant constate qu’on peut apprendre la philosophie, mais pas l’acte de philosopher [10]. De fait, il y a des parties de la philosophie qu’on peut formaliser. Toute sorte de philosophie scolaire, étant assez proche d’une science normalisée, est plus facile à transmettre qu’une pensée qui ouvre des horizons inédits, en créant des idiomes variables. Qui voudrait suivre John Searle, en appliquant à la philosophie l’axiome de la possibilité générale d’exprimer le sens, peut au plus saisir les résultats d’une science normalisée ou d’une philosophie scolaire, mais aucunement l’état de la recherche actuelle. À supposer que les textes de Platon et d’Aristote ne soient plus lus qu’en anglais ou en allemand, il faudrait craindre qu’il ne reste plus de l’étrangeté fructueuse de l’idiome originaire qu’un mélange archaïque, composé de la poésie conceptuelle, de la vison et de l’entendement commun. Car le travail conceptuel a lieu à l’intérieur du langage et à ses marges, et nullement au dehors.
36Troisième question : Faudrait-il accepter l’anglais comme langage unique ?
37Nous finissons en posant une question pratique : qu’en est-il de l’anglais ? D’abord il faut constater que la question de savoir quelle langue devrait fonctionner comme langage unique est tout à fait secondaire, comparée à la question plus vaste de savoir si, comment et où un tel langage devrait exister. En outre, la question de savoir si l’anglais doit assumer le rôle d’une telle langue véhiculaire est déjà décidée [11]. Mais indépendamment de cela il reste la possibilité de favoriser et de supporter par tous les moyens un multilinguisme. Pour les finlandais, les hongrois ou les hollandais ce multilinguisme va de soi, sans parler des nombreuses populations ethniques d’Afrique pour qui la langue maternelle, la langue administrative et la langue scolaire sont généralement différentes. Jusqu’à récemment, même en Europe le multilinguisme était une évidence pour la plupart des gens de lettres et de science. Le choix des langues étrangères laisse tout à fait place pour des « étrangetés électives », pour des Wahlfremdheiten, comparables aux fameuses « affinités électives » Wahlverwandtschaften. Finalement, il faudrait considérer le fait qu’il y a tant d’autres langues étrangères comme celles de l’autre sexe, des enfants, des psychopathes, des animaux…
38Tous ceux qui propagent et forcent sans façon un langage unique contribuent à réduire notre langage à un langage normalisé, à une Normalsprache qui produirait inévitablement l’homme normalisé, le Normalmensch, annoncé par Nietzsche. Un langage purement fonctionnel ne serait rien de plus qu’un langage de fonctionnaires. Pour finir je cite un aphorisme du polonais Stanislaw J. Lec : « Apprend des langues. Même les non existantes. » Autrement dit, compte sur ce qui ne s’apprend pas, tu le trouves dans ta propre langue aussi bien que dans la langue des autres.
Notes
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[1]
Cf. Claude Lévi-Strauss, « De quelques rencontres », dans : L’Arc 46 (1971) : Merleau-Ponty, p. 47.
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[2]
Johann Gottlieb Fichte, Sämtliche Werke, vol. VII, p. 362.
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[3]
Cf. Martin Heidegger, Heraklit (Gesammelte Ausgabe. vol. 55), Frankfurt, V. Klostermann, 1979, p. 447 f. Ceci est aussi une idée fondamentale de Walter Benjamin.
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[4]
J’ai largement poursuivi cette perspective dans mon livre Deutsch-Französische Gedankengänge, Frankfurt/M., Suhrkamp, 1995.
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[5]
Esprit/Geist. 100 Schlüsselbegriffe für Deutsche und Franzosen, éd. J. Leenhardt et R. Picht, München/Zürich, Piper, 1889, resp. Au jardin des malentendus. Le commerce franco-allemand des idées, Arles, Actes Sud, 1990, 1997.
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[6]
Shimada, Sh., Grenzgänge – Fremdgänge. Japan und Europa im Kulturvergleich, Frankfurt/M., New York, Campus, 1994, p. 238.
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[7]
Cf. loc. cit. p. 75.
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[8]
Mikhail Bakhtin, Das Mort im Roman, dans : Die Ästhetik des Wortes, éd. R. Grübel, Frankfurt/M., Suhrkamp, 1979, p. 185. J’ai repris ces idées dans mon essai « Hybride Formen der Rede » dans : B. W., Vielstimmigkeit der Rede, Frankfurt/M., Suhrkamp, 1999.
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[9]
Theodor W. Adorno, Noten zur Literatur (Gesammelte Schriften, vol. III), Frankfurt/M., Suhrkamp, p. 220.
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[10]
Cf. Nachricht von der Einrichtung seiner Vorlesungen in dem Winterhalbjahre 1765-1766.
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[11]
Cela ne veut pas dire que cette décision reste sans problème. Voir par exemple une déclaration comme la suivante : « And it is in the economic and political interests of the United States to ensure that if the world is moving toward a common language, it will be English. » (D. Rothkopf dans : Foreign Policy, 1997)