Contre la violence éthique
1Je voudrais commencer en examinant comment il pourrait être possible de poser la question de la philosophie morale, une question en rapport avec la conduite et donc avec l’action, au sein d’un cadre contemporain. Poser cette question de cette façon, c’est déjà admettre une thèse préalable, selon laquelle non seulement les questions morales émergent dans le contexte de relations sociales, mais que leurs formes même changent en fonction du contexte, voire que le contexte est, en un certain sens, inhérent à la forme de la question. Dans les Problèmes de philosophie morale [1], un ensemble de leçons qu’Adorno délivra au cours de l’été 1963, il écrit : « Nous pouvons probablement dire que les questions morales sont toujours apparues lorsque les normes morales de comportement ne demeuraient plus évidentes par elles-mêmes, et ne restaient plus admises sans questionnement dans la vie communautaire. » D’une certaine façon, cette affirmation semble déjà résumer les conditions dans lesquelles se posent les questions morales, mais Adorno la spécifie comme suit. Il critique brièvement Max Scheler qui se lamente de la Zersetzung des idées éthiques, par quoi il entend la destruction d’un ethos collectif partagé. Adorno refuse de regretter cette perte, ennuyé de ce que l’ethos collectif est invariablement conservateur et de ce qu’il postule une fausse unité, une unité qui essaie en réalité de réprimer la difficulté et la discontinuité qui perdurent au sein de tout ethos contemporain. Non pas qu’il y eut jamais une unité qui par la suite s’est brisée, mais seulement une idéalisation, en fait un nationalisme, qui n’est plus crédible, et qui ne doit pas l’être. Par conséquent, Adorno met en garde contre le recours à l’éthique en tant que recours à une certaine forme de répression et de violence. Il écrit : « […] rien n’est plus dégénéré que l’espèce d’éthique ou de moralité qui survit dans la forme des idées collectives après même que l’Esprit du Monde a cessé de les habiter – pour utiliser l’expression hégélienne comme une sorte de sténographie. Une fois que l’état de la conscience humaine et que l’état des forces sociales de production ont abandonné ces idées collectives, ces idées deviennent violentes et répressives. Et ce qui oblige la philosophie au type de réflexion que nous exprimons là est la part d’obligation qui se trouve dans les mœurs traditionnelles ; c’est cette violence, et ce mal, qui amène ces mœurs à entrer en conflit avec la moralité (Sittlichkeit) – et non pas le dépérissement du moralisme que regrettent les théoriciens de la décadence. » (p. 17)
2En premier lieu, Adorno prétend que les questions morales ne se posent jamais que lorsque l’ethos collectif perd son influence ; ceci implique que les questions morales n’ont pas, pour être telles, à se fonder sur la base d’un ethos généralement accepté ; il semble effectivement y avoir une tension telle entre l’ethos et la moralité que le déclin du premier soit la condition de la croissance de la seconde. D’autre part, il précise que, bien que l’ethos collectif ne soit en effet plus partagé, et en fait précisément parce que l’ethos collectif, qui doit maintenant être mis entre guillemets, n’est plus généralement partagé, il ne peut imposer ses prétentions qu’en recourant à des moyens violents. En ce sens, l’ethos collectif instrumentalise la violence pour maintenir l’apparence de son caractère collectif. Ce qui est historiquement – et temporellement – étrange quant à cette forme de violence éthique est qu’elle ne relève pas du passé, alors même que l’ethos collectif est devenu anachronique. L’ethos refuse de faire partie du passé et la violence est la façon dont il s’impose au présent. En réalité, il ne s’impose pas seulement au présent, mais cherche à l’éclipser – et c’est précisément l’un de ses effets violents.
3Adorno utilise encore le terme « violence » en relation à l’éthique dans les cas de prétentions à l’universalité. Dans ce contexte, il propose encore une autre élaboration de l’émergence de la moralité, qui est toujours l’émergence d’un certain type d’enquête morale, ou de questionnement moral. Il écrit que « le problème social de la divergence entre l’intérêt universel et l’intérêt particulier, les intérêts des individus particuliers, est ce qui va constituer le problème de la moralité. » (p. 19) Quelles sont alors les conditions dans lesquelles cette divergence a lieu ? Il se réfère à la situation dans laquelle « l’universel » lui-même non seulement échoue à s’accorder avec l’individuel, ou à l’inclure, mais où la prétention à l’universalité elle-même ignore les « droits » de l’individu. Nous pouvons par exemple imaginer la prescription de gouvernements à des pays étrangers au nom des principes universels de la démocratie, alors que cette prescription, en réalité, nie les droits de la population concernée à élire ses propres représentants. Nous pourrions ici penser à la proposition du Président G. Bush en ce qui concerne l’Autorité Palestinienne ou à sa récente guerre visant à remplacer le gouvernement en Irak. Dans de tels cas, pour reprendre les termes d’Adorno, « l’universel […] apparaît comme violent et étranger et n’a aucune réalité substantielle pour les êtres humains. » (p. 19) Quoique parfois Adorno passe allégrement de l’éthique à la moralité, il préfère le terme « moralité » pour son travail, dont on entendra des échos dans Minima Moralia, et insiste sur la nécessité que tout ensemble de maximes ou de règles soient approprié par les individus « d’une façon vivante » (a living way) (p. 15). Alors qu’on pourrait réserver le terme « éthique » pour les contours flous de ces règles et maximes, ou pour la relation entre les sujets qui est déterminée par ces règles, Adorno insiste sur le fait qu’une norme éthique qui échoue à offrir une possibilité de vivre, dont aucune appropriation ne s’avère possible dans les conditions sociales existantes, doit devenir sujette à une révision critique. (p. 19) S’il ignore les conditions sociales présentes, qui sont aussi bien les conditions dans lesquelles on doit s’approprier toute éthique, cet ethos devient violent.
4Je veux simplement souligner l’importance de cette élaboration pour les débats contemporains sur le nihilisme moral, et aussi montrer comment une modification de son cadre théorique est devenue nécessaire en raison du caractère historique mouvant de l’enquête morale elle-même. En un sens, Adorno pourrait avoir pardonné ce dépassement de lui-même, étant donné son engagement à examiner la moralité au sein des contextes sociaux changeants dans lesquels le besoin de l’enquête morale apparaît. Le contexte n’est pas extérieur à la question mais conditionne la forme que la question prendra ; en ce sens, les questions qui caractérisent l’enquête morale sont formulées, ou stylisées, par la condition historique qui s’impose à elles. Je crois que le reproche de violence adressée par Adorno à l’universalité abstraite peut se lire en relation à la critique faite par Hegel du type d’universalité abstraite caractéristique de la Terreur. [2] J’ai écrit sur ce sujet ailleurs, mais je souhaite simplement remarquer ici que le problème ne concerne pas l’universalité comme telle, mais un fonctionnement de l’universalité qui échoue à être sensible à la particularité culturelle et qui échoue à opérer une ré-élaboration d’elle-même en réponse aux conditions sociales et culturelles qu’elle inclue dans son champ d’application. Quand, pour des raisons sociales, on ne peut pas s’approprier un précepte universel, ou quand, en fait, pour des raisons sociales, il doit être refusé, le précepte universel lui-même devient un lieu d’affrontement, un thème et un objet de débat démocratique. Comme une condition du débat démocratique, il perd son statut ; s’il était opérant en ce lieu, comme une pré-condition, comme une condition sine qua non de la participation elle-même, il imposerait sa violence sous la forme d’une forclusion excluante. Cela ne veut pas dire que l’universalité est violente par définition. Elle ne l’est pas. Mais il existe des conditions sous lesquelles elle peut exercer une certaine violence. Adorno nous aide à comprendre que sa violence consiste notamment dans son indifférence à l’égard des conditions sociales dans lesquelles une appropriation vivante pourrait devenir possible. Si aucune appropriation vivante n’était possible, alors il semblerait s’ensuivre que le précepte peut simplement être subi comme quelque chose de mortel, comme une souffrance imposée par un au-dehors indifférent, sacrifiant la liberté et la singularité.
5À ce moment de la discussion, Adorno semble presque kierkegaardien à insister sur la place et la signification de l’individu existant réellement et sur l’appropriation que celui-ci opère, selon sa conception de la moralité, mais aussi sur son opposition aux formes de violence éthique. Mais bien sûr, il met en garde contre l’erreur qui se trouve dans la position opposée, où le « je » devient compris séparément de ses conditions sociales, où il est épousé comme pure immédiateté, arbitraire ou accidentelle, détachée de ses conditions historiques et sociales qui, après tout, constituent les conditions générales de sa propre émergence. Il précise qu’il n’y a aucune moralité sans un « je », mais ce en quoi consiste ce « je », et les termes dans lesquels il peut dispenser une moralité appropriée ou, en fait, se définir, ne sont pas immédiatement évidents. Il écrit, par exemple, qu’« il sera pour vous évident que toutes les idées de moralité ou de comportement éthique doivent se rapporter à un “je” qui agit. » (p. 28) Et pourtant, il n’y a aucun « je » qui puisse rester totalement distinct des conditions sociales de son émergence, aucun « je » qui ne soit pas impliqué dans un ensemble de normes morales déterminantes qui, en tant que normes, ont un caractère social qui excède une signification purement personnelle ou idiosyncrasique. Le « je » ne se tient pas à part de la matrice actuelle des normes éthiques et des cadres moraux incompatibles. Dans un sens important, cette matrice est aussi la condition de l’émergence du « je », alors même que le « je » n’est pas causalement entraîné par ces normes, même si nous ne pouvons pas conclure que le « je » est simplement l’effet ou l’instrument d’un certain ethos préalable ou d’un certain champ de normes contradictoires ou discontinues. Quand le « je » cherche à se définir, il peut initier ce procès par lui-même, mais il découvrira que ce soi est déjà impliqué dans une temporalité sociale qui excède ses propres capacités de narration ; en effet, lorsque le « je » cherche à donner une définition de lui-même, une définition qui doive inclure les conditions de sa propre émergence, il doit nécessairement se faire sociologue. La raison en est que le « je » n’a aucune histoire propre qui ne soit pas en même temps l’histoire d’une relation – ou d’un ensemble de relations – à un ensemble de normes. Et bien que de nombreux critiques contemporains s’inquiètent de ce que cela signifie qu’il n’y a aucun concept du sujet qui puisse servir de fondement à l’agentivité [agency] et à la responsabilité morales, cette conclusion ne s’en suit pas. Le « je » est toujours dépossédé dans une certaine mesure par les conditions sociales de son émergence. Cette dépossession ne veut pas dire que nous avons perdu le fondement subjectif de l’éthique. Au contraire, cette dépossession peut très bien être la condition de l’enquête morale, la condition sous laquelle la moralité elle-même apparaît. Si le « je » n’est pas en harmonie avec les normes morales qu’il négocie, s’il ne les découvre pas comme les a priori de l’existence, cela signifie simplement que le sujet doit délibérer sur ces normes, et cette part de la délibération entraînera une compréhension critique de leur genèse et de leur signification sociales. En ce sens, la délibération éthique est liée à l’opération de critique. Et la critique découvre qu’elle ne peut avancer sans considérer comment le sujet délibérant devient tel et comment il pourrait réellement vivre, ou s’approprier, un ensemble de normes. L’éthique ne se découvre pas seulement impliquée dans le travail de la théorie sociale, mais la théorie sociale, si elle ne veut pas avoir de conséquences violentes, doit trouver une place vivante pour ce « je ».
6Il y a de multiples façons de rendre compte de l’émergence du « je » dans le contexte des institutions sociales, de multiples façons de contextualiser la moralité dans le contexte de ses conditions sociales. Adorno tend à considérer qu’une dialectique négative intervient dans la situation où des prétentions à la collectivité s’avèrent ne pas être collectives, où les prétentions à la moralité abstraite s’avèrent ne pas être universelles. La divergence se situe toujours entre l’universel et le particulier, mais c’est précisément ce dont l’individu fait l’expérience, ce qui devient pour lui l’expérience inaugurale de la moralité elle-même. En ce sens, la théorie d’Adorno s’accorde avec Nietzsche qui soulignait la violence de la « mauvaise conscience », la façon dont elle porte le « je » à l’existence par une cruauté qui l’anéantit. C’est en ce sens qu’Adorno remarque que le type d’éthique que des individus ne peuvent pas s’approprier « d’une façon vivante » dans les conditions sociales existantes « est la mauvaise conscience de la conscience. » (p. 15) Nous devons néanmoins nous demander ici si le « je » qui doit s’approprier les normes d’une façon vivante n’est pas lui-même conditionné par des normes, des normes qui établissent la viabilité du sujet. C’est une chose de dire qu’un sujet doit être capable de s’approprier des normes, mais c’en est une autre de dire qu’il doit y avoir des normes qui ménagent une place à un sujet au sein du champ ontologique. En premier lieu, les normes sont là, à distance, et le travail consiste à trouver une façon de se les approprier, de les reprendre à son compte, de vivre par rapport à elles. Un cadre épistémologique est présupposé dans cette rencontre – une rencontre d’un sujet avec des normes morales et qui doit trouver sa voie avec elles. Mais Adorno considérait-il que les normes décident aussi par avance de qui deviendra, ou non, un sujet ? Considérait-il que les normes interviennent dans la constitution même du sujet, dans la stylisation de son ontologie, et dans l’établissement d’une place légitime au sein du domaine de l’ontologie sociale ? Pour le moment, je laisserai de côté cette discussion d’Adorno pour y revenir plus tard et pour considérer non pas la relation d’un sujet à la moralité, mais une relation préalable : la force de la moralité dans la production du sujet. La première question est cruciale et n’est pas obviée par la recherche qui suit. Car un sujet produit par la moralité doit néanmoins trouver sa voie avec la moralité, et il n’y a ici aucune volonté d’écarter cette condition paradoxale de la délibération morale et du travail consistant à se définir.
7Dans la Généalogie de la morale, Nietzsche remarque qu’on devient conscient de soi après que certaines blessures ont été infligées et qu’on nous demande si nous en sommes responsables, et que nous nous trouvons alors dans la position d’avoir à nous définir. [3] Ainsi nous commençons à nous définir, si Nietzsche a raison, parce qu’on nous l’a demandé. Une demande nous a été adressé, peut-être même qu’un acte nous a été attribué, et donc, en réponse, je me présente comme un « je » et essaie de récapituler mes actes, montrant que l’acte qui m’a été attribué en faisait, ou non, partie. Soit je m’en fais à moi-même l’aveu, soit je m’en défends, mais telles sont les valences au sein desquelles prend place la définition de moi-même. Pour Nietzsche, cette procédure de définition de soi s’ensuit seulement d’une accusation ou, du moins, d’une allégation. Aussi est-ce seulement en face de l’accusation faite par un autre que nous commençons à nous raconter, ou trouvons que, pour des raisons pressantes, nous devons devenir des êtres se racontant.
8Raconter une histoire sur soi n’est pas la même chose que se définir, mais se définir se fait bien sous forme narrative, ne dépendant pas seulement de la capacité à retransmettre un ensemble d’événements séquentiels aux transitions plausibles, mais à faire appel à la voix et à l’autorité narratives, et cela vise un public à persuader. Dans The Psychic Life of Power [4], j’en suis venu peut-être trop rapidement à accepter cette scène punitive de l’inauguration du sujet. Foucault lui-même s’est éloigné de la figure nietzschéenne du châtiment quand il en vint à examiner dans le deuxième tome de L’histoire de la sexualité les conditions dans lesquelles un soi peut se prendre lui-même comme objet de réflexion et d’éducation. Tandis que l’éthique semble dérivable pour Nietzsche d’une terrorisante scène de châtiment, Foucault s’éloigne des réflexions finales de La généalogie de la morale en se focalisant sur la créativité, sur la façon dont l’éthique devient une scène où se joue la fabrication des valeurs. La moralité n’est pas seulement la réponse terrorisée au châtiment, imprégnée d’une cruauté et d’une agression dont la moralité elle-même n’est que l’instance sublimée.
9En réalité, alors que Nietzsche considère que la force du châtiment est l’instrument de l’internalisation de la rage et de la production conséquente de la mauvaise conscience, Foucault interroge de plus en plus les codes de moralité, compris comme codes de conduite – et pas seulement le châtiment –, pour tenir compte des façons dont les sujets se constituent en relation à ces codes qui ne s’appuient pas toujours sur la violence de la prohibition et ses conséquences internalisées. L’explication magistrale de Nietzsche dans La généalogie de la morale nous montre par exemple comment la rage et la volonté spontanée sont internalisées et produisent la sphère de « l’âme » aussi bien que la sphère de la moralité, qui consiste primitivement dans le retournement de la pulsion agressive primaire contre le soi – lui-même produit de cette internalisation – qui prend le nom de mauvaise conscience. Quand on lit la critique nietzschéenne de la moralité en regard de l’évaluation freudienne de la conscience dans Malaise dans la civilisation, ou de l’explication freudienne du fondement agressif de la moralité dans Totem et tabou, il peut arriver qu’on en tire une conception totalement cynique de la moralité et qu’on conclue que la conduite humaine qui cherche à suivre des règles normatives est motivée moins par quelque désir de faire le bien que par une crainte terrifiée du châtiment et de ses effets préjudiciables. Ce qui devient intéressant, alors, c’est que Foucault s’éloigne de la perspective de La généalogie de la morale au début des années 80 lorsqu’il décide de repenser la sphère éthique. Son intérêt se porte sur la considération de la façon dont certains codes normatifs historiquement établis ont contraint à une certaine formation du sujet. Et alors qu’il traitait dans ses premiers travaux le sujet comme un « effet » du discours, il nuance et raffine sa position, de telle sorte que le sujet se forme maintenant en relation à un ensemble de codes, de prescriptions ou de normes, et le fait de façons qui non seulement (1) révèlent que l’auto-constitution est une forme de poeisis, mais qui (2) établissent aussi que la construction du soi fait partie de l’opération de critique.
10Dans l’introduction de L’usage des plaisirs, Foucault précise que la conduite morale n’est pas seulement une question de conformation aux prescriptions impliquées par un code donné, et qu’il n’est pas non plus l’internalisation d’une prohibition, ou d’une interdiction, primitive. Il écrit :
[…] une action pour être dite « morale » ne doit pas se réduire à un acte ou à une série d’actes conformes à une règle, une loi ou une valeur. Toute action morale, c’est vrai, comporte un rapport au réel où elle s’effectue et un rapport au code auquel elle se réfère ; mais elle implique un certain rapport à soi ; celui-ci n’est pas simplement « conscience de soi », mais constitution de soi comme « sujet moral », dans laquelle l’individu circonscrit la part de lui-même qui constitue l’objet de cette pratique morale, définit sa position par rapport au précepte qu’il suit, se fixe un certain mode d’être qui vaudra comme accomplissement moral de lui-même ; et pour ce faire, il agit sur lui-même, entreprend de se connaître, se contrôle, s’éprouve, se perfectionne, se transforme. Il n’y a pas d’action morale particulière qui ne se réfère à l’unité d’une conduite morale ; pas de conduite morale qui n’appelle la constitution de soi-même comme sujet moral ; et pas de constitution du sujet moral sans des « modes de subjectivation » et sans une « ascétique » ou des « pratiques de soi » qui les appuient. L’action morale est indissociable de ces formes d’activité sur soi […] [5]
12Nietzsche se lamentait que l’internalisation de la moralité se fasse à travers la débilitation de la volonté, même s’il admettait que cette internalisation constitue la « véritable matrice de phénomènes idéaux et imaginaires » (II, 18). Pour Foucault, la moralité est aussi inventive, elle nécessite de l’inventivité et a même, comme nous l’examinerons plus loin, un certain coût. Mais le « je » engendré par la moralité n’est pas conçu comme une agentivité (agency) psychique qui se réprimanderait, mais comme une remise en question, sinon une question ouverte, de la relation que le soi entretient avec lui-même, de la relation qu’il élabore avec lui-même relativement à l’injonction, de la façon dont il se forme, et des actions dont il se charge. L’injonction contraint l’acte consistant à se construire ou à se façonner, ce qui veut dire que l’injonction n’agit pas unilatéralement sur le sujet, ou ne le détermine pas totalement ; elle met en place la scène où le sujet se façonne – une scène qui s’établit toujours en relation à un ensemble de normes imposées. La norme ne construit pas le sujet comme son effet nécessaire, et le sujet n’est jamais non plus complètement libre d’ignorer la norme qui inaugure sa réflexivité ; il n’y a jamais d’opération d’agentivité (agency), voire de liberté, qu’en relation à un champ de contraintes tout à la fois habilitant et contraignant.
13Bien que nombre de critiques ont prétendu que la conception du sujet défendue par Foucault – et par d’autres post-structuralistes – sape la capacité à effectuer des délibérations éthiques, et à fonder l’agentivité humaine, Foucault aborde les questions de l’agentivité et de la délibération de façon nouvelle dans ses écrits soi-disant éthiques, et il offre une reconceptualisation des deux questions qui mérite qu’on lui accorde une attention sérieuse. Je voudrais aborder la question plus générale, c’est-à-dire celle de savoir si la postulation d’un sujet qui n’est pas auto-fondateur, c’est-à-dire dont les conditions d’émergence ne peuvent jamais être totalement expliquées, sape toute possibilité de responsabilité, et en particulier de définition de soi. Les critiques ont fait valoir que différentes reconsidérations critiques récentes du sujet, y compris celles qui se débarrassent carrément du sujet, ne peuvent pas fournir de base à une explication de la responsabilité ; que si, depuis l’origine, nous sommes, pour ainsi dire, divisés, sans-fondement, ou incohérents, il deviendra impossible d’asseoir une notion de responsabilité personnelle ou sociale à partir de cette vision des choses. Dans ce qui suit, je voudrai essayer de réfuter cette critique et montrer comment une théorie de la formation subjective qui reconnaît les limites de la connaissance de soi peut œuvrer au service d’une conception de l’éthique et, bel et bien, de la responsabilité. Si le sujet est opaque à lui-même, il n’en est pas pour autant autorisé à faire ce qu’il veut ou à ignorer ses relations obligatoires aux autres. En fait, c’est précisément en raison des relations qu’on entretient aux autres qu’on est opaque à soi-même et si ces relations aux autres forment précisément le lieu de la responsabilité éthique, alors il peut très bien s’ensuivre que ce soit précisément en vertu de cette opacité du sujet à lui-même qu’il détient certains de ses liens éthiques les plus importants.
14Je veux maintenir qu’une chose éthiquement importante suit des limites qui conditionnent tout effort qu’on pourrait consentir pour donner une définition de soi. Et en ce sens, je veux défendre l’idée que ce que nous considérons souvent être un « manque » éthique peut très bien avoir une valence et une importance éthiques qui n’ont pas été correctement reconnues par ceux qui assimilent trop rapidement le post-structuralisme au nihilisme moral.
15Adorno semble parler d’éthique privée dans le passage suivant des Minima Moralia, mais des considérations politiques sont implicites dans ses affirmations :
Celui que l’on a offensé, laissé de côté, découvre soudain quelque chose d’aussi brutal que les douleurs fulgurantes traversant son propre corps. Il comprend qu’au plus profond de l’amour aveugle – qui n’en sait rien et ne doit rien en savoir – persiste le désir de ne pas se laisser aveugler. Il a subi un tort : il en déduit la revendication d’un droit qu’il doit en même temps rejeter, puisque ce qu’il attend ne peut être donné qu’en toute liberté. Dans une telle détresse, celui qui est repoussé devient humain. [6]
17D’une part, nous pouvons voir comment une telle affirmation, selon laquelle « dans une telle détresse, celui qui est repoussé devient humain », semble rationaliser l’offense, ou louer ses vertus. Mais je ne pense pas qu’Adorno, pas plus que Levinas, s’engage dans cette entreprise. Il y a une acceptation de l’inévitabilité de l’offense, néanmoins, et une situation morale difficile qui émerge comme conséquence de l’offense reçue. En allant au-delà de ceux – et contre ceux – qui prétendent que l’éthique est la prérogative du fort, cette conception répondrait que c’est seulement à partir du point de vue des offensés qu’on peut comprendre certaine conception de la responsabilité. Quelle sera la réponse à l’offense et « deviendrons-nous, pour reprendre un slogan politique de la gauche qui vise à nous en prémunir, le mal que nous déplorons ? » Si, comme Adorno le remarque, « au plus profond de l’amour aveugle […] persiste le désir, le désir de ne pas se laisser aveugler », alors il semblerait que l’aveuglement de l’amour corresponde à la primauté de l’envoûtement (enthrallment), au fait que nous sommes toujours déjà impliqués dans un mode relationnel qui ne peut être totalement thématisé, sujet à réflexion et connu rationnellement. Ce mode relationnel, par définition aveugle, nous rend vulnérables à la trahison et à l’erreur. Nous pourrions souhaiter être des créatures d’une absolue lucidité, mais ce serait renier l’enfance de notre subjectivité, notre dépendance, notre rapport à autrui, notre impressionnabilité primitive ; cela correspondrait au désir d’éradiquer toutes les traces actives et structurantes de nos formations psychologiques et de persévérer à prétendre que nous sommes des adultes au savoir absolu et pleinement maîtres de nous. En fait, nous serions des êtres qui, par définition, ne pourraient être amoureux, aveugles et aveuglés ; qui seraient protégés de la dévastation et immunisés contre tout envoûtement. Si nous répondions à l’offense en faisant valoir un « droit » à ne pas être traités ainsi, nous considérerions que l’amour d’autrui est un droit plutôt qu’un don. En tant que don, il détient l’insurmontable qualité de la gratuité. C’est, dans le langage d’Adorno, un don donné en toute liberté.
18Mais l’alternative est-elle entre contrat ou liberté ? Ou, bien plutôt, serait-il vrai qu’aucun contrat ne peut nous garantir l’amour, que ce serait une erreur d’en conclure que l’amour est offert en un sens absolument libre. En réalité, l’absence de liberté qui est au cœur de l’amour n’appartient pas au contrat. Après tout, l’amour de l’autre sera, par nécessité, aveugle, même dans sa clairvoyance. Qu’il y a de la contrainte dans l’amour signifie que nous sommes en partie ignorants des raisons de notre amour. Très souvent ce que nous appelons « amour » implique une contrainte due à notre propre opacité, à nos strates d’ignorance, et, en fait, aux offenses qu’on a reçues (qui est la raison pour laquelle Mélanie Klein, par exemple, insistera sur la structuration de l’amour par les fantaisies de réparation). Dans la précédente citation, néanmoins, Adorno trace un mouvement particulier qui conduit à ce qu’on revendique un droit à ne pas être repoussé tout en se retenant de clamer ce droit. Il est possible d’y lire une contradiction paralysante, mais je ne crois pas que ce soit ce qu’il entend impliquer. C’est un modèle de grande contenance morale qui comprend la force de la revendication et qui y résiste en même temps, dispensant là un geste ambivalent comme action de l’éthique elle-même. On cherche à se préserver de l’offense faite par l’autre, mais si on parvenait à se préserver de toute offense, on deviendrait inhumain. En ce sens, lorsque nous pensons que « la perpétuation/préservation de soi » est ce qui fait l’essence de l’humain, nous commettons une erreur, à moins qu’en conséquence nous clamions que « l’inhumain » – notre inévitable vulnérabilité à l’empiétement – nous est co-constitutif. L’un des problèmes, à insister sur la préservation de soi comme fondement de l’éthique, est qu’elle devient une pure éthique du soi, sinon une forme morale de narcissisme. C’est en persévérant dans la vacillation entre le désir de clamer un droit à ne pas subir cette offense et la résistance à le faire valoir, qu’on « devient humain ».
19Comme vous pouvez le voir, « devenir humain » n’est pas une tâche aisée et on ne sait jamais quand on y parvient. Être humain semble vouloir dire : être dans une situation difficile dont on ne peut s’extraire. En fait, Adorno précise qu’il ne peut pas nous donner une définition de l’humain. Quoi que soit l’humain, celui-ci semble résider dans un double mouvement dans lequel nous affirmons des normes morales en même temps que nous questionnons l’autorité qui nous permet de le faire. Dans sa leçon finale sur la moralité, Adorno écrit : « Nous avons besoin de nous tenir fermement aux normes morales, à l’auto-critique, à la question du juste et de l’injuste et en même temps à un sens de la faillibilité (Fehlbarkeit) de l’autorité suffisamment confiante pour engager une telle auto-critique. » (p. 169) Il fait directement suivre cette affirmation d’une autre qui montre que bien qu’il semble parler de la moralité, il développe aussi la signification de l’humain : « Je suis peu enclin à utiliser le terme “humanité” à ce niveau parce que c’est une de ces expressions qui réifient et donc falsifient des questions décisives simplement en en parlant. Lorsque les fondateurs de l’Union Humaniste me proposèrent d’en devenir membre, je répondis que je pourrais éventuellement souhaiter les rejoindre si leur club s’appelait l’union inhumaine, mais que je ne pouvais rejoindre une organisation se dénommant “humaniste”. Dès lors, si je peux utiliser le terme ici, il est indispensable que l’humanité qui réfléchit sur elle-même ne se permette pas d’être distraite. Il doit y avoir un élément de persévérance (Unbeirrbarkeit) indéfectible, de fort attachement à ce que nous pensons avoir appris de l’expérience, et d’autre part, nous avons non seulement besoin d’autocritique, mais de critique de ce quelque chose d’inflexible, d’inexorable (an jenem Starren und Unerbittlichen), qui s’établit lui-même en nous. En d’autres termes, ce dont nous avons avant tout besoin, c’est de cette conscience de notre propre faillibilité […] » (p. 169) Il y a donc quelque chose d’inflexible qui s’établit en nous, qui prend résidence en nous, qui constitue ce que nous ne savons pas, et qui nous rend faillibles. D’une part, nous pourrions dire que, dans les faits, tout humain doit faire face à sa propre faillibilité. Mais Adorno semble suggérer que quelque chose de cette faillibilité rend difficile de parler de l’humanité, de revendiquer l’humanité, et que cela pourrait bien plutôt être compris comme « l’inhumain ». Quand il écrit, quelque lignes plus bas, que « la véritable injustice se trouve toujours au point précis où vous vous mettez vous-même du côté de la vertu, et mettez les autres du côté de la faute » (p. 169), il situe la moralité du côté de la retenue, dans le fait de ne pas « participer », et même, comme une critique explicite de l’Entschlossenheit heideggérienne, dans le fait de s’abstenir de toute assurance de soi. L’Odradek de Kafka [7] est la figure que prend la réfutation du premier Heidegger. Cette « créature », ou cette « chose », qui ressemble à une bobine de fil mais semble aussi être le fils du narrateur, qui s’équilibre à peine sur deux points, mais dévale en roulant les escaliers à perpétuité, est sûrement une figure de l’être déshumanisé qui est étrangement animé par sa déshumanisation, dont le rire résonne comme « le bruissement des feuilles » et dont le statut humain est absolument incertain. Adorno comprend ce personnage kafkaïen comme étant conditionné par un fétichisme de la marchandise où les personnes sont transformées en objets et les objets animés de macabres façons. En fait, pour Adorno, Odradek remet la doctrine du premier Heidegger sur ses pieds – faisant ainsi écho à ce que Marx avait fait avec celle de Hegel – pour autant qu’il devient une figure du geste consistant à abandonner la notion même de volonté ou d’Entsclossenheit par laquelle l’humain est défini. Il y a comme une dé-constitution de l’humain qui a lieu dans ce moment de retenue, le moment où la liberté de s’affirmer est maîtrisée sous le nom d’une valeur différente. L’affirmation de soi est liée pour Adorno à un principe de conservation/préservation de soi dont, comme Levinas, il remet en question le caractère de valeur morale ultime. Après tout, si l’affirmation de soi devient l’affirmation de soi aux dépens de toute autre considération sur le monde, de toute conséquence et, en fait, des autres, alors il alimente un « narcissisme moral » dont le plaisir réside dans capacité à transcender le monde concret qui conditionne ses actions et qui est réalisé par ses actions.
20Bien qu’Adorno dise qu’il pourrait adhérer à une société qui se définit comme association pour « l’inhumanité » et qu’il pointe vers le personnage d’Odradek pour en proposer une conception de la survie et de l’espoir dans le travail de Kafka, en fin de compte, il ne défend pas l’inhumanité. Il montre bien que, chez Kafka, l’inhumain devient la seule façon de survivre à l’organisation contemporaine de la société « humaine » et que cela inclue une critique immanente de l’humain lui-même. « L’inhumain » est aussi une façon de désigner la façon dont les forces sociales nous investissent, empêchant qu’on se définisse en terme de volonté libre. En dernier lieu, « l’inhumain » désigne la façon dont le monde nous affecte en nous rendant invariablement ignorants de nous-mêmes. Il est évident que nous devons nous débrouiller avec « l’inhumain » lorsque nous essayons de nous frayer une voie à travers la vie morale, mais cela ne veut pas dire que, pour Adorno, « l’inhumain » devient une nouvelle norme. Au contraire, il ne célèbre pas « l’inhumain » et appelle même à son ultime dénonciation. Face à ce qu’il considère être le pseudo-problème du relativisme moral, il écrit : « Nous ne pouvons pas savoir ce qu’est le bien absolu ou la norme absolue, nous ne pouvons pas savoir ce qu’est un homme, l’humain (das Menschliche) ou l’humanité (die Humanität) – mais ce qu’est l’inhumain (das Unmenschliche), nous le savons en réalité très bien. Je dirais que la philosophie morale a aujourd’hui plus sa place dans la dénonciation concrète de l’inhumain, que dans les vagues (Unverbindlichen) essais abstraits pour situer l’homme au sein de son existence. » (p. 175) D’un côté, Adorno appelle à une dénonciation de l’inhumain, et, de l’autre, il précise que l’inhumain est précisément ce qui est nécessaire pour devenir humain. Après tout, si le fait d’être susceptible d’être repoussé par les autres nous oblige à clamer un droit et à nous retenir de le clamer en interrogeant la légitimité de cette affirmation, alors dans le dernier geste, caractérisé par la retenue et le questionnement, nous intégrons « l’inhumain » en proposant une critique de la volonté, de l’affirmation et de la détermination volontaire. En ce sens, « l’inhumain » n’est pas l’opposé de l’humain, mais un moyen essentiel pour devenir humain dans et à travers l’indigence de notre humanité. Nous pourrions en conclure qu’Adorno a proposé ici une autre conception de l’humain dans laquelle la retenue de la volonté devient décisif dans l’humain en tant que tel. Nous pourrions même dire que, pour Adorno, lorsque l’humain est défini par la volonté et qu’il refuse la façon dont il est affecté par le monde, il cesse d’être humain. En ce sens, la dénonciation de l’inhumain pourrait seulement avoir lieu à travers la dénonciation simultanée de l’humain. En fait, la seule façon de le comprendre à ce niveau est d’accepter que toute conception de l’humain qui le définit par la volonté ou qui, en fait, prive l’humain de toute volonté, est une conception intenable. S’il s’oppose à la déshumanisation, comprise comme l’assujettissement des humains par la privation de leur volonté, ce n’est pas parce qu’il veut définir les humains par la volonté. La solution individualiste qui identifierait la volonté avec la norme définitionnelle de l’humanité n’isole pas seulement l’humain du monde, mais détruit aussi la base de tout engagement moral avec ce monde. Ce qui devient ici difficile à concilier, c’est la condamnation de toute empiétement violent sur la volonté et le refus de considérer que la volonté est la condition définitionnelle de l’humain. En réalité, l’empiétement est inévitable : il n’y a aucun « droit » que nous pourrions faire valoir à l’encontre de cette condition fondamentale. En même temps, nous pouvons sûrement, et sûrement devons, élaborer des normes pour arbitrer entre les formes d’empiétement, distinguant entre son inévitable et insurmontable étendue d’une part, et ses conditions socialement contingentes et réversibles d’autre part.
21Même la propre « dénonciation » d’Adorno s’avère équivoque, puisque ce terme lui est tout aussi nécessaire dans sa conception de l’humain. Lorsqu’il appelle à sa dénonciation, il prend la posture de celui qui, moralement sûr de soi, sait précisément quoi condamner. Et au moment même où il condamne « l’inhumain », il semble l’associer à la sorte de déshumanisation à laquelle il s’oppose. Mais il semble y avoir d’autres formes de déshumanisation qu’il privilégie, notamment lorsqu’elles entraînent une critique de la volonté et une reconnaissance d’une socialité historiquement constituée. En fait, c’est tout aussi bien la dénonciation qui semble être un acte pleinement volontaire, caractéristique de l’éthique de la conviction – une éthique individualiste, sinon totalement narcissique ; aussi, Adorno, dans l’acte même de la dénonciation, occupe cette position pour nous, montrant qu’il est inévitable d’occuper cette position d’une certaine façon. Néanmoins, la dénonciation n’est pas le seul modèle qui s’offre au jugement moral qui recherche la moralité ; en fait, la dénonciation aussi appartient à l’éthique de la conviction plutôt qu’à l’éthique de la responsabilité et cette dernière caractérise l’objectif de ses leçons sur la moralité.
22La conviction semble appartenir à une éthique qui prend le soi comme le fondement et la mesure du jugement moral. La responsabilité, pour Adorno, est relative à l’assomption d’une action au sein d’un monde social où importent les conséquences. La caractérisation qu’offre Adorno du kantisme comme forme de narcissisme moral repose sur cette conviction, suggérant tout aussi bien que toute position déontologique qui refuse le conséquentialisme court le risque de sombrer dans le narcissisme et, en ce sens, de ratifier l’organisation sociale de l’individualisme. Pour le type de kantisme qui adhère à « un idéal de raison abstraite », la capacité même à se tromper, à s’aveugler ou à aveugler, à commettre un « mensonge pour la vie », est exclue de la conception de l’humain. Être sincère, selon ce modèle, veut dire « être identique à soi-même. Et dans cette identité, dans ce qui pourrait être appelé cette réduction de l’exigence morale à la sincérité vis-à-vis de soi et rien de plus, il est naturel que tout principe particulier spécifiant un comportement approprié s’évapore, à tel point que, selon cette éthique, vous pouvez finir par être un homme véritable si vous êtes un filou (Schurke) sincère, c’est-à-dire conscient de l’être et transparent à soi. » (p. 161)
23En fait, Adorno souligne ce point de façon plus emphatique quand il prétend, tout comme Ibsen, que les formes de pureté morale sont souvent nourries « d’égoïsme dissimulé ». D’ailleurs Kant, dit-il, « repère très bien que les motifs que nous croyons purs et donc conformes à l’impératif catégorique (die des kategorischen Imperatives vorspielgeln) ne sont en vérité que des motifs qui trouvent leur origine dans le monde empirique. Ils ont partie liée, finalement, à notre faculté de désirer et, par conséquent, à la gratification de ce que j’appellerais notre narcissisme moral. Nous pouvons dire en général – et c’est ce qui est vrai (wahr) dans cette critique – qu’il est juste d’éprouver une certaine méfiance vis-à-vis des gens qu’on dit avoir une volonté pure (die sogennante reinen Willens), et qui profite de chaque opportunité qui leur est offerte de se référer à la pureté de leur propre volonté. La réalité, c’est que cette soi-disant volonté pure est presque toujours jumelée avec la volonté de dénoncer les autres, avec le besoin de les punir et de les persécuter, bref, avec la nature complètement problématique de ce qui vous est bien trop familier depuis qu’ont eu lieu les différentes épurations (Reinigungsaktionen) dans les états totalitaires. » (p. 163)
24La contribution apportée par Adorno à une théorie de la responsabilité se négocie donc entre les dimensions prétendument humaines et inhumaines des dispositions éthiques, examinant comment une politique critique est liée à une éthique et, en fait, à une moralité qui, par moment, nécessite que chacun se définisse à la première personne. J’espère avoir montré que la moralité n’est pas un symptôme de ses conditions sociales, ni le lieu de leur transcendance, mais qu’elle est essentielle à la détermination de l’agentivité et à la possibilité de l’espoir. Il est possible que la question de l’éthique apparaisse précisément aux limites de nos schèmes d’intelligibilité, l’endroit où nous nous demandons ce que cela signifierait de poursuivre un dialogue dans lequel aucun fondement commun ne peut être présumé, où l’on se trouve, pour ainsi dire, aux limites de ce qu’on connaît et encore sous l’exigence d’offrir et de recevoir une reconnaissance. Il semble ainsi y avoir un point sur lequel s’accordent la théorie critique et le post-structuralisme : les limites de ce que nous nous savons être, ou en fait de ce que nous savons à propos de ce que sont les autres, sont les ressources éthiques d’un don continu qui, en quelque sorte, nous oblige les uns vis-à-vis des autres.
25Traduction Bruno Ambroise
Notes
-
[1]
T. W. Adorno, Probleme der Moralphilosophie, Frankfurt am Main : Suhrkamp Verlag, 1997, p. 30 ; trad. angl., Problems of Moral Philosophy, Palo Alto, Stanford University Press, 2001, p. 16.
-
[2]
Cf. J. Butler, E. Laclau and S. Zizek, Contingency, Hegemony, Universality, London, Verso, 2000.
-
[3]
F. Nietzsche, Généalogie de la morale, II, 16 & III, 15 in Œuvres philosophiques complètes, VII, trad. fr. de C. Heim, I. Hildenbrand et J. Gratien, Paris, Gallimard, 1971.
-
[4]
J. Butler, The Psychic Life of Power, Palo Alto, Stanford University Press, 1997.
-
[5]
M. Foucault, Histoire de la sexualité, vol. 2 : L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1984, pp. 35-36.
-
[6]
T. W. Adorno, Minima Moralia, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1969, p. 216 ; trad. fr. de E. Kaufohlz et J.-R. Ladmiral, Minima Moralia, Paris. Payot, 2001, p. 177.
-
[7]
F. Kafka, « Die Sorge des Hausvater », in Die Erzählungen, Frankfurt : Fischer Verlag, 1998, pp. 343-344 ; trad. fr. de A. Vialatte, « Le souci du père de famille » in Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, 1976-1988. Voir aussi le commentaire d’Adorno in Adorno-Benjamin Briefwechsel, 1928-1940, Berlin, Suhrkamp Verlag, 1995, pp. 93-96 ; trad. fr. de G. Petitdemange, Correspondance, Paris, Aubier, 1992.