La philosophie du jour d'après Austen après Austin
1Le motif qui m’a conduit à revenir à un texte de John Austin n’est pas toujours bien clair, mais la chose s’est produite assez souvent pour que plusieurs de ses textes figurent au nombre de ces sources d’inspiration inépuisables et précieuses, qu’on se félicite toujours d’avoir rencontrées tôt, ou suffisamment tôt en tout cas pour y retourner avec étonnement. Cette fois-ci, le texte est de nouveau celui qu’il consacre à l’énonciation performative, Quand dire, c’est faire, et ce qui me motive en partie cette fois-ci, c’est de permettre à ce texte d’éclairer quelque peu l’œuvre de son homonyme Jane Austen, rapport sur lequel John Austin a attiré lui-même une attention explicite mais sommaire. Au cours de la préparation des quelques remarques qui suivent sur ce rapport, je me suis laissé surprendre par une histoire qui a eu sur moi un effet déconcertant, dérangeant, car elle portait sur des matériaux que j’allais chercher pour les utiliser en rapport avec le texte d’Austin sur le performatif. Je veux raconter cette histoire, en guise d’introduction, pour réorienter ce matériau.
2Cette histoire a à voir avec la rencontre fameusement organisée entre Ernst Cassirer et Martin Heidegger, qui eut lieu en avril 1929 lors d’un colloque de trois semaines à Davos en Suisse : soit un peu plus de dix ans avant que Cassirer ne fasse son apparition aux États-Unis pour donner les cours qui devaient avoir une telle influence à Yale puis à Columbia, pendant ce qui s’avéra en fait (à la surprise générale) les quatre dernières années de sa vie. Ce qui est mystérieux, autant que ce qui s’est dit dans les conversations de Davos (quoiqu’elles ne soient connues pour une large part que schématiquement ou par le témoignage de tiers) et ce qui a pu en passer dans la riche suite de la vie et de l’œuvre de ces deux sensibilités philosophiques, si douées et si différentes, c’est le ton de cette rencontre. Aux yeux de certains, Heidegger fut brusque et hautain, courtois pour d’autres ; Cassirer fut unanimement perçu comme civilisé, évasif par quelques-uns, tandis qu’il existe au moins un témoignage selon lequel Cassirer eut le sentiment que le colloque penchait majoritairement en faveur de Heidegger. Le potentiel allégorique de la rencontre, à cette époque, d’un Juif humaniste, affable et vieillissant, avec un nationaliste allemand antisémite, difficile et fascinant, fut rapidement un thème de spéculation. Un ami philosophe, à qui je décrivais le mal que j’avais à me faire une image concrète de cet événement, me fit part d’un souvenir que lui avait confié Emmanuel Levinas lors d’une interview qu’il avait réalisée au milieu des années 1990 : âgé alors de vingt ans passés, il avait été l’un des étudiants assistants au colloque de Davos. L’anecdote n’avait pas été racontée sous le sceau du secret et mon ami, le philosophe Arnold Davidson, m’a autorisé à la rapporter. À la fin du colloque, les étudiants avaient composé et interprété une saynète, où Levinas, à cause de sa chevelure claire et touffue, joua le rôle de Cassirer, lequel y apparaissait évidemment comme le dindon de la rencontre avec Heidegger. Levinas ajoutait que, plus de soixante ans après, il s’en voulait encore de s’être laissé entraîner par cette ambiance.
3Si cette petite scène peut nous ramener pendant un instant à Davos en 1929, le ton qu’elle révèle semble décider une orientation pour la lecture de deux passages qui se trouvent au début des premiers échanges entre les deux penseurs, consacrés à la philosophie de Kant. À son habitude, Cassirer se montre conciliant, cherche un terrain d’entente, et mentionne qu’il a le sentiment d’être d’accord avec l’accent que Heidegger vient de mettre sur l’importance de l’imagination dans la conception kantienne des facultés qu’a l’être humain d’entrer en relation avec le monde. À l’évidence, Cassirer conçoit l’imagination comme un facteur unificateur dans ces facultés. Mais l’importance que Heidegger avait donnée à l’appel de Kant à l’imagination tenait à ce qu’il brise justement la façon qu’a Kant de prolonger l’histoire de la métaphysique en la dépassant, et octroie donc à la philosophie la tâche d’entreprendre la destruction des concepts fondamentaux de la métaphysique occidentale. Pour Heidegger, la conciliation de Cassirer aurait donc signifié qu’il était hors d’état de trouver une réponse à cette thèse. Toute courtoisie de la part de Heidegger par la suite ressemble donc à de la condescendance. Cinq ou six ans plus tard, Cassirer était en exil en Suède et Heidegger était dans un délire de pouvoir.
4La perspective offerte par le souvenir contrit de Levinas peut nous amener un peu plus loin. Quelques années plus tôt, Heidegger avait rédigé un compte rendu du second volume de la Philosophie des formes symboliques de Cassirer, où il l’applaudissait d’avoir relevé la tâche schellingienne d’utiliser le mythe comme articulation de la destinée d’un peuple. Et treize ans après la rencontre de Davos, en 1942, si vous pouvez l’imaginer, Heidegger composait l’une de ses lectures de Hölderlin, cette fois-ci de l’hymne de Hölderlin intitulé L’Ister (soit un poème qui chante le Danube, ou une partie de ce fleuve), où ce dont Heidegger s’applaudit dans sa lecture poétique des mots de Hölderlin ressemble terriblement à une lecture de ces mots en des termes reconnus précédemment par Heidegger comme mythiques, justement comme ceux qui articulent la destinée d’un peuple. La conception de Cassirer avait élaboré une critique d’un tel déploiement du mythe, pour tenter de formuler la strate magique et non discutable de la connaissance qu’une culture a d’elle-même, et d’en limiter la puissance. Dans les années 50, quand je faisais mes études de doctorat, les écrits de Cassirer étaient fort en vogue ; mais aujourd’hui, pour autant que je le sache, ils sont largement méconnus et négligés. Sommes-nous bien sûrs que son œuvre ne triomphera pas de son oubli actuel et qu’elle ne sera pas, au bout du compte, assez puissante, considérée autrement, pour contester la séduction de l’appropriation métaphysique de la poésie par Heidegger ? Cassirer a décrit l’intuition qui l’avait amené à son travail sur les formes symboliques comme la reconnaissance du fait que la science, et plus généralement la connaissance, n’est pas la seule forme sous laquelle l’humain éclaire le monde et établit un rapport avec lui. Et il est bien connu que dans Être et temps Heidegger dévoile l’ouverture du Dasein à son monde comme antérieure au raffinement qui mène au rapport de savoir.
5C’est une des raisons de l’effet produit sur moi par l’histoire de Levinas, puisqu’Austin (qui est aussi, à mon avis, radicalement sous-estimé aujourd’hui dans le champ philosophique, qui mourut prématurément peu après un séjour en Amérique et qui souffrit de la présence de Wittgenstein en Angleterre), lui qui a une mentalité si différente de celle de Cassirer ou de Heidegger, juge la philosophie coupable de ce qu’il appelle « le sophisme descriptif » et justifie son travail sur l’énonciation performative en affirmant que « Même si une partie du langage est aujourd’hui purement descriptive, le langage n’était pas tel à l’origine, et il ne l’est toujours pas pour une large part » (« Autrui », p. 103). Je ne suis pas sûr qu’introduire l’œuvre d’Austin dans les termes du débat qui, à l’évidence, n’eut pas lieu à Davos nous ferait réévaluer ce qui s’y est passé, mais je laisse de côté pour le moment mon trouble, ou mon obsession, et j’en viens aux préparatifs de la rencontre imaginaire, et plus agréable, de John Austin et de son homonyme Jane.
6J’ai dit que John Austin lui-même avait entretenu l’idée d’une telle association, lui qui (au temps où les épistémologues anglophones étaient obsédés par ce qu’ils appelaient données sensibles (sense-data), ou sensa, et l’idée connexe de sensibilia) annonçait le titre de l’un de ses cycles de conférences, alors célèbres, à Oxford sous la forme : SENSE AND SENSIBILIA : J. AUSTIN [1]. Je commence la route qui me mènera à la conjonction des J. Aust-ns en remarquant que Freud avance une pensée proche de celle d’Austin sur le sophisme descriptif lorsqu’il affirme, dans l’introduction de son Introduction à la psychanalyse, que « Les mots faisaient primitivement partie de la magie, et de nos jours encore le mot garde beaucoup de sa puissance de jadis. Avec des mots, un homme peut rendre son semblable heureux ou le pousser au désespoir… » (S.E. p. 17). Pensée proche seulement, puisqu’Austin met l’accent sur les mots comme actions de concert avec d’autres, alors que, et ce n’est pas étonnant, Freud met l’accent sur la perception selon laquelle « Les mots provoquent des émotions et constituent pour les hommes le moyen général de s’influencer réciproquement. » Il est d’une importance décisive pour la manière dont je propose d’étendre le travail d’Austin sur le performatif que, dans ma perspective, il recule devant ce qui est pour moi une extension naturelle de ses résultats à ce que j’appelle l’énonciation passionnée. Dans le peu de temps qui m’est ici imparti, je ne puis que suggérer ce que j’entends par là. Je ne demanderai pas non plus sur quel fondement Freud et Austin produisent leurs scénarios imaginaires des origines du langage, mais j’essaierai de laisser entrevoir de quelle manière il est possible de voir dans le travail analytique d’Austin un usage de ce que les philosophes perçoivent peut-être comme des forces de l’irrationnel, au service de la démocratie, ou en tout cas de ce que Jane Austen appelle la société rationnelle.
7Par les temps qui courent, il est plus facile que par le passé de voir que Jane Austen considère que la société qu’elle prend pour canevas existe séparée de la rationalité par une distance destructrice, à présent que, par exemple, il est admis que la possibilité économique de cette société avait été profondément compromise dans la traite des Noirs, un fait qui n’arrête pas de remonter à la surface dans Mansfield Park. Pour en arriver à la liaison entre les deux Aust-ns, je continue un moment par une autre scène où la philosophie reconnaît sa violence ou ses tendances destructrices, tout en parlant aussi au nom de l’ouverture humaine au monde : il s’agit en fait de l’interrogation que Wittgenstein se fait à lui-même, dans les Recherches philosophiques, avec ce qui peut sembler la feinte innocence d’un philosophe, de savoir pourquoi sa recherche « semble seulement détruire tout ce qui est intéressant, tout ce qui est grand et important », à quoi il répond : « Ce que nous détruisons, ce n’est rien que châteaux de cartes (Luftgebäude, constructions en l’air) » (§118) – tu parles d’une façon de nous rassurer quand ces châteaux en Espagne semblent être les grands systèmes philosophiques occidentaux. Ce qui m’intéresse ici, c’est seulement de remarquer que l’instrument de cette tendance destructrice repose pour lui, de manière étonnante, dans l’appel à ce qu’il nomme le quotidien ou l’ordinaire, qui est précisément ce dont la philosophie, depuis au moins la République de Platon, a souhaité nous libérer de manière chronique (si nous prenons la Caverne comme le portrait platonicien de l’ordinaire). (De sorte que la proposition courante selon laquelle l’appel de Wittgenstein à l’ordinaire est un geste conservateur ne peut être dans le vrai.) On sait que l’on entre dans des choses compliquées quand Wittgenstein parle à la fois de faire retourner les mots de leur usage métaphysique à leur usage de tous les jours, qu’il identifie comme leur chez eux dans le langage, leur Heimat (§116) (comme si, jusqu’à cet exercice, soit dans ce que nous appelons notre vie ordinaire, nous étions dans un état d’exil à l’égard de notre langage), et dit aussi qu’il nous faut faire tourner notre recherche autour du point de notre besoin fixe, deux propositions qui ensemble suggèrent que nous n’avons jamais vécu chez nous dans nos mots, et que c’est nous-mêmes que nous avons besoin de faire tourner, de convertir. (C’est sans doute pour de telles raisons que Wittgenstein suggérait à l’un de ses étudiants de regarder les Recherches d’un point de vue religieux.)
8Une des conséquences de cet appel destructeur au quotidien, non pas comme à un lieu mais comme à une tâche, est que Wittgenstein prétend qu’il est « de l’essence de notre recherche que nous ne cherchions à rien apprendre de nouveau par elle. Nous voulons comprendre quelque chose qui est déjà parfaitement visible. Car c’est là ce que dans un sens nous semblons ne pas comprendre » (§89). De fait, c’est là ce qui distingue la philosophie de la science, qui est pour nous la source indépassable de paradigmes pour l’apprentissage de quelque chose de nouveau à propos du monde. (Ce qui ne veut pas dire que la philosophie ne peut partager avec la science des moments de grande proximité, pas plus que le fait que, sur divers passages, des extraits philosophiques peuvent être impossibles à distinguer d’extraits littéraires ne signifie que le philosophique est identique au littéraire.)
9Ceci m’amène à mon titre : La philosophie après-demain. Je pourrais dire que le refus du nouveau par Wittgenstein, tout en se détournant pourtant de l’ancien, en le détruisant, signifie qu’il aspire à un avenir pour la philosophie, pour ce qui est particulièrement son travail propre. Tel est le but explicite de Nietzsche dans Par-delà le bien et le mal, dont le sous-titre est « Prélude à Une Philosophie de l’avenir ». (Je n’essaierai pas à présent de prouver la conviction qui est la mienne qu’ici, comme si souvent ailleurs, Nietzsche réécrit une obsession d’Emerson, qui se rencontre ici en particulier dans l’essai « L’Expérience », où Emerson se lamente de ce que, dans le Nouveau Monde, la promesse du nouveau est non réalisée, bref que nous ne vivons pas en Amérique.) La formule qu’utilise Nietzsche dans Par-delà le bien et le mal pour caractériser le philosophe (et le public pour lequel Nietzsche écrit) est « un homme de demain et d’après-demain » (§212) (formule répétée par Nietzsche l’année suivante dans une nouvelle Préface pour Humain, trop humain et l’année d’après encore dans la Préface du Gai Savoir). Un des éléments de cette caractérisation, telle qu’elle est donnée dans Par-delà le bien et le mal, est que ce philosophe, que Nietzsche appelle « cet extraordinaire développeur de l’homme », « s’est toujours trouvé, et a dû se trouver, en contradiction avec aujourd’hui » (c’est moi qui souligne). (La formule d’Emerson pour : être « en contradiction avec aujourd’hui » est : avoir « de l’aversion pour l’exigence de conformité », où l’appel à se tourner, dans « aversion », se trouve aussi chez Nietzsche lorsqu’il défie son lecteur de « retourner ses habitudes estimées ».) Voilà, avec d’autres codes, ce qui est encodé dans l’expression allemande qu’utilise Nietzsche pour ce qui me sert ici de titre, à savoir l’homme de « Morgen und Übermorgen. » Je prétends (tout en acceptant les corrections et les contestations) que le préfixe « über- », lieu d’inflexion si caractéristique chez Nietzsche, est à l’œuvre ici, comme marque d’une distinction homologue à celle qui sépare « Mensch » et « Übermensch ». À quelle fin ? Prenez « Morgen » dans son sens de « matin » aussi bien que de « demain », et nous pourrons discerner qu’est proposée une idée d’après-, de sur- ou de super-matin. Pourquoi poser une telle chose, ou un tel événement ? Qu’il soit explicitement posé par Nietzsche est confirmé dans la phrase qui conclut Humain, trop humain, où il relie le personnage du philosophe avec celui du voyageur, comme celui « qui est parvenu, ne serait-ce que dans une certaine mesure, à la liberté de la raison [et donc] ne peut rien se sentir d’autre sur terre que voyageur », et il dit de ces figures : « Nés des mystères de l’aurore, ils songent à ce qui peut donner au jour, entre le dixième et le douzième coup de l’horloge, un visage si pur, si transparent, si transfiguré et joyeux : ils cherchent la Philosophie d’avant Midi. » Je propose d’y voir une réécriture de la prophétie d’Emerson, dans son essai « Les Cercles » (essai cité par Nietzsche dans la conclusion de sa Considération inactuelle sur Schopenhauer), annonçant « une autre aurore qui point en plein midi. » Il est vrai que Wordsworth, et Milton avant lui, avait annoncé de nouvelles aurores à midi, mais le fait que c’est spécifiquement le prolongement de cette pensée par Emerson que Nietzsche a en tête est confirmé par les accents émersoniens avec lesquels Nietzsche caractérise ce jour supérieur, c’est-à-dire les termes « transparent », « transfiguré » et « joyeux ». L’idée est donc que ce sur- ou super-matin est le jour accompli, reconçu, par l’homme développé ou sur-homme ; et inversement, que le sur-homme est justement celui qui accomplit un tel jour.
10Pour reconnaître cette possibilité, il faut, conjecture Nietzsche (à nouveau dans la nouvelle Préface d’Humain, trop humain), un « événement capital pour un esprit appelé à porter un jour le type de “l’esprit libre” [précurseur et public du philosophe de l’avenir] à son point parfait de maturation et de succulence », c’est-à-dire celui d’« une grande séparation avant laquelle il n’était qu’un esprit… apparemment enchaîné pour toujours à son coin et à son pilier » (ce qui réfère, évidemment, aux prisonniers de la Caverne de Platon). De toute une concentration de questions ici (qui contient, par exemple, la description par Nietzsche de cette séparation comme « un éclair de mépris pour ce qui se disait son “devoir” [de cet esprit] », que je ne puis que mettre en relation avec le rayon de lumière censé, dans les premiers paragraphes de « La Confiance en soi » d’Emerson, enseigner au lecteur quelle est l’issue qui lui permet d’échapper au piège de la conformité), je m’attache simplement au fait que nul n’a à présent atteint le jour de la perfection, que nous sommes tous, et les plus avancés parmi nous, dans l’avant midi, à vivre une vie de compromis (le philosophe comme voyageur n’est parvenu que dans une certaine mesure à la liberté de la raison ; Emerson dit que notre pensée est partielle ; Nietzsche appelle notre condition celle de la convalescence). Ces façons de noter que notre existence est en contradiction avec aujourd’hui (comme quand Emerson s’écrie, dans « La Confiance en soi », « C’est un méchant dollar que je donne… ») nous montrent en contradiction avec nous-mêmes. Socrate souhaitait protéger le philosophe contre la cité injuste quand il explorait la question de la République : L’homme injuste peut-il être heureux ? De fait, la question qui vient après est posée par Théorie de la justice de John Rawls : L’homme juste peut-il être heureux (et dans quelle mesure) ? – compromis comme il l’est dans un monde injuste. J’ai ailleurs exprimé le malaise que suscitait en moi la partie de la réponse de Rawls qui est censée nous permettre de sentir, dans une société dont nous jugeons qu’elle est assez proche de la conformité avec les principes de la justice pour mériter que nous y consentions, que nous sommes au-dessus de tout reproche, selon la formule de Rawls. Je soutiens qu’il n’existe pas, à notre portée, de telle position. Notre question devient donc celle de savoir si telle ou telle dispense mérite que nous souffrions pour elle des reproches. (Voilà la question qui, à mon sens, trouve une réponse affirmative avec une sorte de foi délirante dans le genre du cinéma hollywoodien que j’appelle la comédie du remariage. Nous y reviendrons sous peu.)
11Ce que j’ai appelé l’appel destructeur de Wittgenstein à l’ordinaire est destructeur parce qu’il amène à la conscience notre compromis avec notre vie, notre convalescence, notre vie en exil loin de nos mots, notre vie qui n’est pas articulée par ce que nous en pensons. Qu’on doive ou non classer la philosophie dans les disciplines humanistes, je ne reconnaîtrais pas comme humaniste ni comme philosophie quelque chose qui ne contribuât pas à notre manière de penser à notre vie. Pour Austin, le langage de la philosophie est un langage d’injustice, qui est injuste envers le monde et ses habitants. Il fallut attendre les Recherches de Wittgenstein pour que soit posée la question de savoir pourquoi nous aspirons à un tel langage. Si j’entends dire que l’appel à l’ordinaire est un défi trop faible contre les manques d’une culture, je pourrais répondre grosso modo comme le fit Emerson à une plainte similaire contre sa pratique philosophique : Essayez-la donc un peu.
12Je veux consacrer le reste du temps qui m’est imparti à élaborer une petite expérience d’application d’une version de cet appel à l’ordinaire, version de ce dont j’ai parlé tout à l’heure comme montrant l’appel de John Austin à l’irrationnel pour favoriser l’accession à une société rationnelle. À cette fin, j’invoquerai deux des plus grandes observatrices, ou poètes, de l’ordinaire, des possibilités et des nécessités de la confrontation du quotidien avec lui-même – je veux parler de Jane Austin et de George Eliot. Je ne puis me passer de relever au moins la présence de George Eliot dans ce contexte, à cause du souci qu’elle a, dans Daniel Deronda, de choses comme des images, parfois extrêmes, de « ce qui se passe tous les jours : la transmutation du moi » (chapitre 37), et d’une vision de la vie de tous les jours, comme à la fin de Middlemarch, où « nous autres gens insignifiants, avec nos mots et nos actes quotidiens, nous préparons la vie de beaucoup de Dorotheas » : de leurs actes cachés et non historiques « le progrès du bien du monde dépend en partie ». Mais pour mon expérience, je vais mettre en parallèle un extrait de Jane Austen, plus pratique, avec une proposition que m’inspire le travail de John Austin sur l’énonciation performative dans Quand dire, c’est faire… (Après avoir parlé de l’oubli relatif dans lequel est tombée aujourd’hui l’œuvre d’Austin, je dois en exempter nommément la réponse d’une légèreté sérieuse que Shoshana Felman apporte à ce texte d’un sérieux léger d’Austin, dans son Scandale du corps parlant)
13Pour organiser ce parallèle, j’ai besoin de rappeler en quelques paragraphes les résultats d’un combat avec Quand dire, c’est faire auquel je suis revenu dans ces dernières années. Je dois tenir pour acquise une certaine familiarité avec la manière dont Austin s’y prend pour tenter de formuler sa perception de la parole qui fait des choses aussi bien qu’elle déclare ou dit des choses, et achève son étude par l’énumération d’un bel échantillon des verbes qui nomment explicitement les choses que fait la parole (une liste exhaustive reviendrait selon lui à formuler grosso modo tous les usages nommables du langage), en commençant dans son texte par épouser, parier, baptiser et léguer. (Austin s’amuse un peu aux dépens des philosophes – au premier rang desquels Wittgenstein – qui ont dit que ces usages sont « innombrables ». Il demande : Y en a-t-il vraiment davantage que de variétés de scarabées ? et l’on en a fait le compte par milliers.) Les verbes qui font ce qu’ils disent (quand ils sont énoncés à la première personne du singulier du présent de l’indicatif, à la voix active), il les appelle verbes illocutoires explicites (dire « Je t’épouse » dans les bonnes circonstances, c’est t’épouser ; dire « je parie » ou « je lègue », etc…, c’est parier ou léguer, dans les bonnes circonstances, et à condition que tout se passe dans l’ordre ou, comme aime à le dire Austin, avec bonheur). Or, il arrive un moment où Austin remarque que les énonciations ont des effets supplémentaires, effets qu’il appelle perlocutoires plutôt qu’illocutoires et que désignent des verbes comme, pour en rester à ses exemples, dissuader, convaincre, alarmer, surprendre, troubler, humilier (pp. 110, 118). Il n’existe apparemment pas de formule test du type « le faire, c’est le dire » pour produire des verbes perlocutoires explicites, puisqu’il n’est pas possible de dire « Je te dissuade », « Je te convaincs », « Je t’alarme », etc… Si dire « Je te convaincs », « Je t’attire » ou « Je t’embobine », c’était eo ipso (comme Austin aime à ajouter) te convaincre, t’attirer ou t’embobiner, mon langage possèderait des pouvoirs magiques ou hypnotiques. (Dans ce cas, la parole en tant que telle renfermerait tout le pouvoir de la musique.) Au contraire, on peut dire, et de façon très significative, « Tu me convaincs », « Tu m’alarmes » ou « Tu m’attires », etc. chose qu’Austin ne prend pas en considération (même si ces formes qui font intervenir la deuxième personne me semblent clairement ne pas être exactement des énonciations constatives tout en n’étant justement pas, bien sûr, des énonciations performatives).
14De façon mystérieuse, Austin abandonne le sujet du perlocutoire en observant que « Si les circonstances s’y prêtent, en effet, un acte perlocutoire peut toujours, ou presque, être suscité… par n’importe quelle énonciation » (p. 110). Et alors ? Parce qu’une énonciation illocutoire, telle que « Je t’épouse », peut avoir l’effet perlocutoire déplacé de faire défaillir quelqu’un d’inquiétude, ou de le ou la convaincre de votre manque de sincérité, ces possibilités ne dissuadent pas Austin de formuler des conditions pour son usage (illocutoire) heureux. Pourquoi ne pas supposer qu’on peut trouver des conditions pour des actes perlocutoires heureux ou pour ce que j’appelle des énonciations passionnées ? Le fait, selon moi, qu’Austin évite cette tâche a signifié que, pour autant que je sache, le champ du perlocutoire est resté non défini et inexploré dans les usages qui ont été faits après lui de sa théorie des actions du discours. Ce qu’entraîne cet évitement, c’est qu’Austin « écarte le sens perlocutoire d’“effectuer une action”… comme n’ayant rien à voir avec le sens selon lequel une énonciation… est un performatif, si du moins cela doit se distinguer d’un constatif » (p. 110). (Je suppose que cette condition supplémentaire de différence renvoie à la revendication essentielle d’Austin contre les philosophes – soit, de la façon la plus immédiate, dans le contexte d’Austin, les partisans du positivisme logique, qui prétendaient que des énonciations du type affirmation, qui n’étaient ni vraies ni fausses, étaient sans signification du point de vue cognitif – pour dire que ses énonciations performatives sont aussi signifiantes, aussi intellectuellement dignes de foi, aussi rationnelles (pour le dire autrement), que n’importe quel constatif.) Dans ma contre-proposition où le perlocutoire est également signifiant, et aussi révélateur de la performativité (dans sa différence d’avec le descriptif ou l’affirmatif) que l’illocutoire, je propose en fait que la performativité du discours, ou le discours de la performativité, offre un portrait, ou une radiographie, des interactions qui constituent une société déviante par rapport au tableau que fait Austin d’une constitution que dominent rationnellement un rituel établi et des règles communes. Les interactions, ou rencontres, que désignent des verbes perlocutoires sont telles que de fait, retournant les conditions de l’illocutoire, elles contestent ponctuellement la rationalité du règne des règles. La nécessité de « jurer allégeance » et de contracter des « pactes d’alliance », aussi bien que la nécessité, si l’on est dans des circonstances suffisamment « désastreuses » (on dira que ce sont des occasions de passion justifiée), de sortir par le « rachat » d’une « indigne servitude », est le sujet de la Doctrine et discipline du divorce de John Milton (d’où proviennent les mots entre guillemets dans cette dernière phrase).
15Ce que j’ai fait avec la théorie d’Austin, c’est proposer des conditions de réussite pour les effets perlocutoires de ce que j’appelle des énonciations passionnées (conditions que je ne puis formuler ici, mais qui sont exactement calquées sur celles que formule Austin pour l’énonciation performative) ; et un test possible pour produire des verbes perlocutoires explicites (du type passionné) – en étouffant l’effet de la magie ou de l’hypnotique – sera d’attacher à la formule test d’Austin un terme dégageant la responsabilité du locuteur : « Je t’alarme, à ce que je vois » ou « Je te trouble, à ce qu’on dit ». En employant un tel test, il semble que je puisse produire une liste de verbes perlocutoires explicites, qui correspond à la liste de l’illocutoire chez Austin. Je donne ici neuf de ces verbes perlocutoires, en plus d’alarmer, pour les fins de mon expérience : irriter, mortifier, charmer, outrager, encourager, décevoir, gêner, troubler, pervertir.
16Je vais maintenant citer un fragment d’Emma de Jane Austen, qui étincelle à la fois d’énonciations performatives exhibant leurs valeurs illocutoires et d’énonciations passionnées qui exhibent leurs effets perlocutoires. Les verbes perlocutoires en question sont justement les neuf que je viens d’énumérer. (Il se trouve qu’il y a dans ce passage à peu près le même nombre de verbes illocutoires : permettre, interpréter, avouer, recommander, supposer, s’assurer et prendre mal, s’excuser et implorer étant immédiatement sous-entendus.)
17Voici l’extrait qui met en scène Mr. Elton, lequel profitant de ce qu’il se retrouve seul avec Emma dans une voiture en marche, continue de parler à cette dame :
« Charmante Miss Woodhouse ! Permettez-moi d’interpréter cet intéressant silence. Il avoue que vous m’avez compris depuis longtemps. »
« Non, monsieur, s’écria Emma, il n’avoue rien de tel. Bien loin de vous avoir compris depuis longtemps, je me suis trouvée jusqu’en ce moment dans l’erreur la plus complète en ce qui concerne vos vues… Dois-je croire que vous n’avez jamais cherché à vous recommander particulièrement dans les bonnes grâces de Miss Smith ? que vous n’avez jamais songé sérieusement à elle ? »
« Jamais madame, s’écria-t-il, à son tour outragé… Mes visites à Hartfield n’ont été que pour vous ; et les encouragements que j’ai reçus – »
« Les encouragements ! – moi, vous donner des encouragements ! monsieur, vous vous êtes entièrement mépris en le supposant. Je n’ai vu en vous que l’admirateur de mon amie. Sous aucun autre jour n’auriez-vous pu être pour moi davantage qu’une relation banale. Je suis infiniment navrée : mais il est bon que l’erreur se termine au point où nous en sommes… La déception est solitaire et je m’assure qu’elle sera de brève durée. Je n’ai nulle idée de mariage à l’heure actuelle. »
Il était trop irrité pour ajouter un seul mot ; l’attitude d’Emma était trop décidée pour laisser la place à des supplications ; et c’est dans cet état de rancune montante et d’une mortification réciproque et profonde qu’ils durent continuer en compagnie l’un de l’autre quelques minutes de plus [le temps que la voiture arrive à destination]. S’il n’y avait point eu autant de colère, il y aurait eu un embarras extrême ; mais leurs émotions rectilignes ne laissaient aucune place aux petites sinuosités de la gêne. (I, 15)
19Et voilà pour l’extrait. Plus tard, après qu’Emma Woodhouse et Mr. Knightley sont arrivés à s’entendre, elle demande quelle est sa réaction à une lettre que lui a envoyée un personnage-clé du livre, qu’ils connaissent tous les deux : il y relate les importantes sinuosités amoureuses d’un autre couple. Quand il a terminé sa lecture, et a reconnu de façon critique avoir souvent lui-même « fait la leçon » à Emma (III, 13), il dit : « Le mystère ; l’équivoque : comme ils pervertissent l’entendement ! Chère Emma, tout ne sert-il point à prouver de plus en plus la beauté de la vérité et de la sincérité dans tous nos rapports réciproques ? » (III, 15)
20L’air guindé, léger mais agressif, qui apparaît dans la réponse de Mr. Knightley, est une condition génériquement requise du héros masculin des comédies du remariage au cinéma que j’ai mentionnées plus haut, et c’est quelque chose dont l’homme doit guérir avant d’être mieux adapté à l’héroïne : l’un des quelques traits qui font d’un livre comme Emma un précurseur de ces films. Dans ces derniers, le mariage offre une sorte de test de l’état de la société qui rend possible le mariage, un état où la conversation d’un certain type transformateur est possible et nécessaire, d’abord pour le couple principal, et finalement en quelque sorte pour nos espoirs d’une société rationnelle. L’extrait d’Emma est autant dirigé par les improvisations qu’exige l’expression du désir dans l’énonciation passionnée que par sa participation aux rituels sous-jacents aux contrats dans l’énonciation performative. Ce petit extrait a quelque chose de caractéristique ; et si on veut bien le regarder comme je l’ai proposé, il donne une impression de la toile sociale du langage différente de la proposition contractualisée d’Austin. Il me suggère le pari qu’un monde meilleur que celui que nous avons sous les yeux, mais qui commencerait à partir de là, ne dépend pas plus du fait de dire ce que nous devrions, ou ce qu’on attend de nous, que de comprendre ce que nous sommes portés à dire, ou ce que nous avons à cœur de dire, quand nous sommes face à face, de façon conflictuelle, dans l’improvisation, pour que se produise le bien que nous pouvons avoir à offrir, ne serait-ce que deux par deux, à ce monde, dont nous savons bien que nous ne pouvons plus y tenir pour acquis le progrès du bien.
21(Traduction : Christian Fournier)
Notes
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Le titre du livre publié de façon posthume en 1962 (traduit en français en 1971 comme Le langage de la perception) fait allusion à celui du premier roman publié de Jane Austen, Sense and Sensibility (1811), devenu très littéralement en français Raison et sentiment. (N. d. T.)