Geoffrey Bennington
1Je ne parlerai pas de Jacques Derrida comme du grand philosophe qu’il aura été. Je n’aurai pas l’ambition de dire toute l’importance de son œuvre, bien que (comme nous tous) je croie cette importance capitale, inestimable. Je n’aurai pas la prétention, du haut d’un savoir présumé que je n’ai pas, auquel je ne crois pas, de dire la place de Jacques parmi les « grands philosophes » (palmarès médiatique : catégorie xxe siècle, la première place se joue entre Heidegger, Wittgenstein, Derrida…).
2Je n’aurai pas non plus la prétention de parler de Jacques comme de mon maître, ce qu’il fut, incontestablement, ce qu’il reste, évidemment. Tout ce que j’ai pu penser, non seulement dans le contexte du travail de Derrida lui-même (sur lequel j’ai écrit sans doute plus qu’un autre, par rapport auquel il m’a lui-même reproché un jour, voyant que j’avais encore critiqué un compte rendu de sa pensée que je croyais simplificateur malgré ses bonnes intentions, il m’a reproché, gentiment, en riant, d’être un « puritain rigoriste » par rapport à son travail, plus que lui-même en tout cas) – non seulement ce que j’ai pu dire de lui, donc, mais tout ce que j’ai pu penser, tout, me vient de façon plus ou moins directe de lui.
3Je ne parlerai pas non plus de l’amitié qui nous liait fermement depuis 25 ans, amitié sans doute asymétrique, comme il aurait peut-être dit, marquée par une certaine réserve de part et d’autre, avec des périodes plus ou moins fortes et intenses, mais que je dirai sans faille : une amitié, une fidélité mutuelle qui a été, pour moi, unique dans ma vie, au centre de ma vie, depuis ce jour où on s’est serré la main une première fois, à Oxford, en décembre 1979, à travers tant de rencontres un peu partout dans le monde, jusqu’à ce jour en juillet 2004 où nous nous sommes embrassés pour ce qui devait être la dernière fois, ayant marché depuis le British Museum, où on était allés en petit groupe d’amis pour qu’il cherche des cadeaux d’anniversaire pour Marguerite, jusqu’à l’Hôtel Russell, d’où il repartait pour l’aéroport. Je ne parlerai donc pas de ces 25 années pendant lesquelles nous sommes restés d’accord pour ne pas nous tutoyer.
4Je voudrais plutôt dire ceci, du fond de ma douleur, depuis ce vide que me laisse la disparition de ce très-grand-philosophe-maître-à-penser-qui-fut-aussi-mon-ami-et-que-j’ai-aimé, depuis cette peur que je ressens maintenant qu’il est parti et que je me retrouve un peu seul, même entouré de tant d’autres amis en deuil, même au milieu de tout ce qu’il nous a laissé en héritage : Jacques nous parlait, à nous tous (à nous qui savions l’entendre), et il parlait aussi en quelque sorte pour nous : il parlait à notre intention, mais aussi il parlait pour nous, à notre place. Il parlait si bien à notre place. À Londres, c’était à l’occasion du voyage que je viens d’évoquer, ayant reçu un doctorat honoris causa, il avait dû rester pendant plus d’une heure sur l’estrade, plus magnifique que jamais dans sa toge, à regarder passer peut-être deux cents étudiants qui recevaient ce jour-là, l’un après l’autre, leur licence, leur maîtrise ou leur doctorat. Après la cérémonie, il a exprimé son admiration pour le président de l’université qui, en serrant la main à chacune de ces deux cents jeunes personnes, avait dû, disait Jacques en souriant, trouver pour chacun un mot de félicitation différent, dire deux cents fois une parole inventive. Or, ni lui ni ceux qui l’entendaient n’imaginaient que le président l’avait vraiment fait, ni même pensé le faire : deux cents fois un mot différent ! Mais on sentait tous que Jacques, lui, l’aurait fait : ou du moins se serait senti obligé de le faire, se serait senti tenu d’inventer à chaque fois. Combien de fois ne l’a-t-on pas entendu le faire, d’ailleurs : après toutes ces centaines de communications et conférences qu’il a dû entendre, voire subir, dans plusieurs langues, combien de fois ne l’a-t-on pas entendu trouver, dans sa réponse, même aux plus médiocres, aux moins inventifs, un mot, une façon d’enchaîner, chaque fois différemment, dans l’invention, sans jamais céder aux formes données de la politesse académique. Au fond, c’est peut-être ce que j’admirais le plus, ce qui me semblait être l’admirable même dans tout ce que j’admirais chez lui.
5Ce mot différent, ce mot de politesse, d’accueil, je me dis aujourd’hui qu’il avait à chaque fois un peu aussi le caractère d’un mot d’adieu, de salut, comme il disait naguère. Je l’associe à tout ce qui a été récemment relié dans Chaque fois unique, la fin du monde, où, chaque fois, ne croyant pas trouver ses mots, disant le mal qu’il avait à trouver ses mots, Jacques a trouvé les mots, a bien trouvé les mots, chaque fois uniques, pour dire et pleurer la disparition du maître ou de l’ami, pour dire chaque fois uniquement la fin du monde, et le dire uniquement aussi pour nous.
6Or pour lui-même il ne le peut pas : malgré tout ce qu’il a pu écrire sur la mort, sur les morts, sur sa propre mort, malgré tout ce qu’il a pu faire pour nous préparer depuis toujours à cette disparition – cela, cet adieu ou ce salut-là, il ne peut pas le dire, et il nous revient maintenant de le faire, pour lui, à sa place, en inventant de notre mieux, au-delà de toute politesse et de tout devoir : et c’est peut-être justement là, au fond de nos larmes, au milieu de toutes les richesses qu’il nous a laissées, qu’il nous manque le plus cruellement, ici, aujourd’hui, car nous savons combien mieux que nous il aurait trouvé ces mots. Il n’y a que Jacques, me dis-je, qui fût digne de dire ces mots pour Jacques.
7Et puis il me semble l’entendre dire, ou plutôt murmurer, doucement, comme un encouragement, non pas ces mots pour Jacques que je cherche sans trouver, que je n’aurai pas trouvés, mais autre chose encore, autre chose, encore autre chose, l’autre, même.