Dernier salut
1Seul avec Foucault, Derrida a su mettre en mouvement l’esprit de toute une génération. Et cette génération il la tient encore aujourd’hui en haleine. Mais, à la différence de Foucault, bien que penseur politique comme lui, Derrida a guidé les élans de ses disciples dans les voies de véritables exercices. Ce qui lui importe en premier lieu ce n’est pas tant le contenu d’une doctrine, même pas le vocabulaire qui ouvrirait un nouveau regard sur le monde. Certes tout cela compte également. Mais s’exercer à la lecture micrologique, à la recherche dans les textes de traces qui ont résisté au temps, est pour lui un but en soi. De même que la dialectique négative d’Adorno, la déconstruction de Derrida est essentiellement une pratique.
2Bien des gens étaient au courant de la maladie à laquelle Derrida se confrontait souverainement. La mort n’arriva pas à l’improviste. Cependant elle nous frappe maintenant comme un événement soudain, prématuré, qui nous arrache à l’habitude et à l’impassibilité du quotidien. Certes le penseur qui a investi toute son énergie intellectuelle dans la lecture intensive des grands textes et qui a toujours célébré la priorité de l’écriture, capable de transmission, face à l’immédiateté du parlé, continuera à vivre à travers ses propres textes. Mais maintenant nous savons que la voix de Derrida, sa présence vont nous faire défaut.
3Derrida se présente à ses lecteurs comme un auteur qui lit tous les textes à rebrousse-poil jusqu’au moment où ceux-ci livrent leur sens subversif. Sous son regard intransigeant, tout ensemble se dissout en fragments. Le sol que l’on croyait ferme se met à trembler et se révèle à double fond. Les hiérarchies, les systèmes d’ordres et d’oppositions habituels font jaillir des sens à contre-courant. Le monde que nous croyions être le nôtre se révèle inhabitable. Et, n’étant pas de ce monde, nous demeurons étrangers parmi des étrangers. À la fin de sa vie le message religieux n’était plus guère masqué.
4Rares sont les textes qui donnent à ce point au lecteur anonyme le sentiment de dévoiler aussi clairement le visage de leur auteur. Mais à vrai dire Derrida fait partie de ces auteurs qui surprennent leurs lecteurs, lorsqu’ils le rencontrent personnellement pour la première fois. Il était différent de ce que l’on attendait, c’était un être extraordinairement affable, presque élégant, certes vulnérable et sensible, mais subtil, et, dès qu’il se sentait en confiance, il était chaleureux et ouvert, amical et accessible à l’amitié. Je suis heureux que Derrida ait à nouveau repris confiance lorsque nous nous sommes revus il y a six ans ici, à Evanston, d’où je lui adresse ce dernier salut.
5Derrida n’a jamais rencontré Adorno. Mais à l’occasion de la remise du prix Adorno il a prononcé dans la Paulskirche un discours qui, par le mouvement de la pensée, et jusque dans les replis secrets des visions de rêve romantiques, manifeste une proximité avec l’esprit d’Adorno qui ne saurait être plus grande. Les racines juives étaient le lien qui unit leur pensée. Scholem est demeuré pour Adorno une provocation, Levinas est devenu pour Derrida un maître. Si l’œuvre de Derrida peut jouer également en Allemagne un rôle clarificateur, c’est parce qu’il s’est approprié le dernier Heidegger, sans pour autant trahir de manière païenne les commencements mosaïques.
Notes
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Ce texte a été publié en allemand dans le Frankfurter Rundschau, en date du 11 octobre 2004.