Michel Deguy
1« Tout autre est tout autre. » C’est la phrase qu’il prononça à plusieurs reprises cet été sur les bords du Lac Majeur au cours de la rencontre à l’Institut du dessin, chez Valerio Adami. Ça avait été une phase du grand dialogue avec Levinas : belle formule, où la différence la plus forte se recèle dans l’indifférence apparente d’une réversibilité tautologique.
2 Tout un chacun n’est pas seulement un autre, mais absolument autre ; et le sujet « tout autre » ne désigne pas seulement ce je-qui-est-un-autre, mais tout ce qui est autre. Or, éprouver cette altérité radicale n’est pas facile, parce que la présupposition d’autrui est plutôt celle d’une parenté. Le renouvellement du vœu de tolérance dans ce monde qui n’est plus seulement fou de prison, comme disait Char, mais de tueries, passe par la repensée qui tourne et retourne ceci : « Tout autre est tout autre ». Et en bénéfice secondaire, ou primaire, cette leçon derridienne : l’idiomaticité est une ressource, une « future vigueur ». Pour son usufruitier, la langue repose en ses tournures, et la pensée qui la parle réveille ses prescriptions, les rejoue, les sonde abyssalement.
3 Le voisinage en abîme, je veux dire sur l’abîme, par un abîme, de ceux qui se veulent amis, est insondable. Insondable veut dire simultanément à-sonder et impossible à sonder. Les prédicats à préfixe privatif disent cette intime contrariété. La pensée de Jacques Derrida nous a appris à scruter les conditions de l’impossibilité. On peut l’entendre aussitôt pour la traduction, « la grande tâche du traducteur » : tout est in-traduisible.
4 L’un des modes de l’abîme par où nous voisinons – et peut-être alors n’y a-t-il pas d’autre conjonction que par le saut –, c’est celui de l’absence enfantée par la mort ; celle qui s’est creusée mardi 12 octobre à Ris-Orangis, l’abîme où nous avons chacun jeté, d’un poignet hésitant, une poignée de la terre. J’aimais souvent murmurer « Nous nous faisons à tous un défaut si cruel ». Ce défaut ne pourra pas être atténué.
5 Nous étions convives : convivre rendait possible le se-revoir, c’est-à-dire l’espoir de conjurer le défaut. Nous ne le sommes plus. Le sur-vivre dont Jacques improvisa une anaphore bouleversante dans sa dernière grande réponse aux journalistes a deux sens. Il y en a deux ententes. Notre époque l’entend toujours bio-logiquement, « eugéniquement » ; nous avons à maintenir et à réinventer l’autre entente.
6 Et il y avait dans cette déconcertante, sévère, terrible photographie de la maladie, ce portrait qui nous regarde une dernière fois – et le lisant j’hésite s’il est interdit de faire parler la mutité d’une photo – une sévérité, une crainte et une profonde admonestation quant à cette survivance, qui n’est plus dans la vie, mais dont la relève incombe à notre responsabilité de légataire, je le risque bien sûr pour les tout proches et les beaucoup plus jeunes que moi. Je fus très frappé, comme vous tous, par ce fait que la dernière intervention signée Jacques Derrida, dans le même « grand quotidien », aura été une colère conte l’injustice qui cherche à effacer Paule Thévenin de l’œuvre d’Antonin Artaud. Pour les survivants ne pas trahir est difficile ; impossible, dirait-il. Ne pas céder à tant de facilités ou de négligences, pièges parmi lesquels se glisse aussi celui que la rhétorique dévotieuse dicte à l’oraison funèbre.