De la rive sud, adieu à Derrida

1Madame Derrida, chers amis, Mesdames, Messieurs, je suis venu, la gorge serrée, d’Alger, d’El Biar où j’habite, pour témoigner devant vous de l’immense tristesse qui nous frappe, nous Algériens et avec nous les peuples de la rive Sud. Jacques Derrida, notre compatriote, n’était pas seulement l’un des plus grands penseurs de notre temps, il était notre allié. Il restera l’allié inestimable de tous ceux qui résistent à la déshumanisation et à l’oppression. Sur le sens de la vie, Jacques Derrida, le philosophe, nous a laissé une direction à la fois différente et proche de l’orientation abrahamique. Si proche car l’hospitalité, l’hospitalité sacrée, l’accueil de l’autre, le tout autre, était pour lui aussi au centre de la vie. Différent car, pour lui, même si rien n’est donné d’avance et que le risque de se perdre reste entier, l’exercice de la raison, de la pensée, doit s’effectuer sans conditions, comme une chance pour l’avènement de l’Histoire. Cet ami si cher, dont on peut dire maintenant qu’il n’est plus là, ne répondra pas à notre invitation, à laquelle il avait, en effet, donné un accord enthousiaste, de revenir dans son pays natal pour une visite pèlerinage, et de nous parler de notre proximité et de notre différence, qui n’est pas une opposition.

2Il était sémite. Il était philosophe. Il nous a appris la pensée. C’était un maître. Plus que jamais, il faudra aujourd’hui réapprendre de lui, qui est désormais, et pour toujours, l’absent-présent, comment faire face aux problèmes politiques et religieux du monde. Nous avons tant besoin, en cette sombre époque, de retrouver une raison raisonnable, afin de nous garder de la subjectivité, des mythes et de la fuite en avant, de ce qui favorise le suivisme aliénant ou au contraire la fermeture mortelle. Pour nous musulmans, sa pensée ouvre le chemin d’une nouvelle rencontre avec l’Occident. Il est celui qui témoignait avec douceur et ténacité : « le monde dans lequel je parle est absolument hétérogène », disait-il [1].

3À partir de notre Méditerranée, rendre hommage à cet éminent penseur doit commencer par rappeler sa fidélité à ses racines de la rive Sud. En mai 2003, à l’occasion de l’Année de l’Algérie en France, j’ai eu l’honneur de l’inviter à participer, dans le cadre de la clôture d’un colloque sur le dialogue des civilisations, à un débat sur le rapport entre l’Islam et l’Occident. Il me donna rapidement une réponse positive.

4Destin cruel, le jour même de la rencontre, je le vois arriver, directement de l’hôpital, ému, humble, discret, des résultats médicaux à la main. Il me dit : « pour toute autre réunion je n’aurais pas eu la force de participer. » Sa venue, en ce jour, devenait le plus beau signe de solidarité, le plus grand geste d’amitié qu’il pouvait offrir. Bouleversante leçon de fraternité et de courage. De surcroît, il nous disait sa compassion pour l’Algérie, frappée trois jours plus tôt par un terrible séisme, avec une telle émotion qu’il semblait en oublier l’épreuve de santé qui le touchait au plus profond ! Durant plus d’une heure, à l’Institut du Monde Arabe, devant un public passionné, j’ai pu, moi-même si touché par sa disponibilité, dialoguer avec ce maître vibrant d’humanité. Il avait tenu à répéter, en premier lieu, qu’il était algérien, qu’il n’avait quitté sa terre natale qu’à l’âge de dix-neuf ans. Et à préciser que, durant les heures difficiles de la Deuxième Guerre mondiale, c’était surtout des musulmans qui avaient soutenu, réconforté, protégé sa famille.

5L’intégralité de ce débat inoubliable fera prochainement l’objet d’un ouvrage qui paraîtra simultanément à Paris et à Alger. Nous avons traité de sujets sensibles, avec une totale franchise et un respect infini de l’autre, qu’il nous a appris de manière si exemplaire. Les points de la différence, nous les avons abordés avec mesure et attention : la question du « mystère », du rapport à l’au-delà et du sens religieux de la vie et de la mort. Sans rien céder à quoi que ce soit, il s’interrogeait, avec une force inouïe, sur le comment apprendre à vivre de manière vraie, juste et belle, si cela est possible… Il s’agissait en outre pour lui de nous inciter à honorer la vie et à dépasser une compréhension de la religion qui dériverait « dans l’antagonisme réactif et la surenchère réaffirmatrice [2]. »

6L’interruption du chemin d’un des plus grands penseurs de la modernité, pour nous peuples du Sud, est une épreuve douloureuse, au moment où sévissent : la loi du plus fort, le nivellement par le bas imposé par la mondialisation et la multiplication des terrorismes des faibles d’un côté, des puissants de l’autre, et celui du laisser-mourir. Nous avons perdu un grand allié pour assumer la modernité et dépasser les risques qu’elle engendre. Après la disparition, il y a dix ans, de Jacques Berque, ce passeur entre les deux rives, sans oublier celle, il y a quatre ans, d’une figure moins connue, mais dont l’apport fut décisif dans le domaine de la pensée, Gérard Granel, compagnon de route de celui dont nous nous souvenons aujourd’hui, le départ de Derrida nous responsabilise encore plus, quant à l’héritage du dialogue et de la pensée critique qui refuse de s’abandonner à la logique calculante et à la haine déferlante. À l’occasion de la disparition de Gérard Granel, Derrida écrivait à Jean Luc Nancy, je le cite : « L’amitié admirative que nous partageons pour celui qui n’est plus là… il est, lui… celui qui irremplaçablement, aura rendu, rend et rendra encore ce partage possible [3]. » Cela ne vaut – il pas pour celui qui rassemble aujourd’hui les deux rives de la Méditerranée, dans la tristesse de sa disparition et dans l’espérance de sa pensée ? « Rien d’essentiel, affirmait-il, ne sera fait si l’on ne se laisse pas convoquer par l’autre [4]. » Dans son Adieu à Emmanuel Levinas, Derrida demandait : « Que se passe-t-il donc quand se tait un grand penseur qu’on a connu vivant, qu’on a lu, et relu, entendu aussi, dont on attendait encore une réponse, comme si elle devait nous aider non seulement à penser autrement, mais même à lire ce que nous avions cru déjà lire sous sa signature, et qui tenait tout en réserve, et tellement plus que ce qu’on croyait y avoir déjà reconnu [5] ? ». Sa réponse est l’appel à l’étonnement inlassable de la pensée.

7À propos, donc, de l’Islam et des dérives monstrueuses qui s’opèrent, injustement, en son nom, Derrida, contrairement à d’autres intellectuels, précise avec clarté : « l’islam n’est pas l’islamisme, ne jamais l’oublier [6]. » Il savait qu’il ne faut pas négliger les mobiles politiques qui nous sont aujourd’hui exprimés sous les formes du fanatisme religieux. Il comprenait que la dissidence dans le monde musulman et la culture de la résistance n’étaient pas seulement réactionnaires et nihilistes, mais qu’elles avaient sans doute des causes qu’il fallait prendre en compte, même si la violence aveugle reste injustifiable.

8Il nous interpellait, en écrivant dans un de ses derniers ouvrages sur la démocratie, l’hégémonie et le désordre mondial : « La tâche consisterait à tout faire pour aider, d’abord dans le monde islamique, et en s’alliant à elles, les forces qui luttent non seulement pour la sécularisation du politique… mais aussi pour une interprétation de l’héritage coranique qui y fasse prévaloir, comme du dedans, les virtualités démocratiques, qui n’y sont sans doute pas plus lisibles à l’œil nu et sous ce nom qu’elles ne l’étaient dans l’Ancien et le Nouveau Testament. » En ajoutant que l’islam était « la seule culture religieuse qui aurait jusqu’ici résisté à un processus européen (gréco-chrétien et mondialatinisateur) de sécularisation, donc de démocratisation, et donc au sens strict, de politisation ».

9Cette sentence nous oblige, nous autres musulmans, à rechercher, plus que jamais, par l’autocritique, les causes profondes de notre dissidence, en faisant la part de ce qui est légitime et de ce qui l’est moins. Nous devons ainsi démontrer que, dans nos références fondatrices, le paradigme de la liberté est central. À propos de l’accord de la démocratie avec telle ou telle culture, Derrida écrit : « Ce qui ne va pas de soi, c’est l’institution d’une problématique ou d’une tâche de ce type… pour toute langue et toute culture non grecque ou non européenne. » Mais, il ajoute : « Elle présuppose… qu’il existe en grec un sens propre, stable et unique du démocratique lui-même. Or nous sommes en train de soupçonner qu’il n’en est rien… Il s’agit aussi là d’un concept sans concept [7]. »

10Voilà qui doit nous inciter à rechercher ensemble l’horizon de la liberté et à créer ensemble la démocratie à venir ; projet philosophique, politique, humain que Jacques Derrida, a ouvert, pour nous tous. Il est vrai que, d’une part, dans les espaces arabes et islamiques, cette référence à la liberté connaît des contradictions et des turbulences internes préoccupantes et inacceptables, et que, d’autre part, il existe, de la part des étrangers, une incompréhension et des préjugés qui faussent le débat quant à l’originalité du musulman, à la fois attaché au révélé et responsable.

11Dans la dernière communication téléphonique que j’ai eue avec lui cet été, comme je lui parlais de mon prochain essai sur le rapport à l’autre en islam et de mon souci de mettre l’accent sur la dimension spirituelle et religieuse de l’islam, à l’opposé de l’instrumentalisation de la religion à des fins politiques, il me disait en substance : la question du rapport à l’autre, tout comme la question de la liberté, qui lui est intimement liée, sont des thèmes majeurs à expliquer et à clarifier, en islam en particulier, mais pas seulement, en tant qu’ils constituent le fondement de l’existence.

12Il nous a appris que la pensée critique et objective, la déconstruction, s’il y en a, il y en a plus d’une et elle parle plus d’une langue et plus d’une culture, puisqu’elle vise l’existence. Pour le philosophe, il est évident que chaque moment de cette expérience est lié à des figures de la singularité. Ce n’était pas seulement parce que l’Algérie était sa terre natale que Derrida l’aimait, c’était aussi de par sa profonde reconnaissance de la singularité de l’autre. On peut le dire avec gratitude et émotion : sa pensée a contribué à faire avancer notre essai de réflexion sur le destin de l’islam moderne, cette religion qui se préoccupe, plus que d’autres, de la coupure entre la logique et le sens, de la coupure entre le temporel et le spirituel, cette coupure définie par Berque comme « caverne creusée dans l’existence de l’homme contemporain [8]. »

13Jacques Derrida habitait, avec générosité et constance, la fidélité à plus d’un, comme français, comme algérien, comme juif, citoyen du monde, soucieux de vérité et de rapprochement. Que Spectres de Marx, par exemple, ait été traduit en arabe par une femme, libanaise, l’avait touché. Un souci le hantait : on ne se préoccupe pas assez du reste du monde, jamais assez ! Comment oublier Jacques Derrida !

14Il était des deux rives, du bord des mondes. En accord avec son ami Granel, il faisait sien le fait que « les peuples de la mortalité ne sont pas deux, mais trois, grec, juif, arabe » [9]. La compagnie de cet autre si proche, de cet ami, frère et compagnon, en arabe uns, va tellement manquer à l’Algérie, et à tout le monde arabe. Par son sens de l’interpellation, il vivifiait l’être ensemble, la mu’àchara, avec l’Occident, et empêchait de désespérer de l’autre. Adieu Jacques ! Shalom, Salam, Paix !

Notes

  • [1]
    « Rencontres de Rabat avec Jacques Derrida, Idiomes, nationalités, déconstructions », Cahiers Intersignes, Casablanca, 1998.
  • [2]
    J. Derrida, Foi et savoir, Seuil, Points Essais, 2001, p. 10.
  • [3]
    J. Derrida, in « Granel, l’éclat, le combat, l’ouvert », Belin, 2001, p. 139.
  • [4]
    « Rencontres de Rabat avec Jacques Derrida, Idiomes, nationalités, déconstructions », op. cit.
  • [5]
    J. Derrida, Adieu à Levinas, Galilée, 1997, p. 21.22
  • [6]
    J. Derrida, Foi et savoir, op. cit., p. 14.
  • [7]
    J. Derrida, Voyous, Galilée, 2003, p. 54 à 57.
  • [8]
    J. Berque, L’Islam au temps du Monde, Actes Sud, 2002, p. 239.
  • [9]
    Gérard Granel, « Schibboleth ou de la lettre », Revue philosophique, n° 2, Paris, 1990.