Natalia Avtonomova

1Chers collègues, chers amis,

2Je regrette profondément de ne pas pouvoir me trouver parmi vous. Permettez-moi, malgré tout, de dire quelques mots.

3Il y a un an nous avons fêté ensemble, avec Jacques Derrida, les 20 ans du Collège. Et nous nous sommes tellement réjouis qu’il ait pu venir et faire le discours d’ouverture. J’ai eu alors l’honneur de présider cette séance, à ses côtés, et je n’oublierai jamais cette journée.

4Aujourd’hui nous sommes à nouveau ensemble, mais en deuil, car il n’est plus parmi nous. Pourtant il n’est pas disparu. Il continue à être celui qui nous intéresse, qui nous tourmente et provoque ; les questions qu’il a posées nous mobilisent. Nous avons, comme auparavant, la tâche de donner toute leur signification à son héritage, à ses idées, à ses pratiques, de mieux définir le rôle qu’ils tiennent dans notre travail.

5J’ai consacré une grande partie de ma vie à l’étude et à la traduction de Jacques Derrida. J’ai cherché à l’introduire dans la vie intellectuelle russe et je suis reconnaissante au destin d’avoir eu par le travail sur ses textes des heures heureuses quand j’ai exécuté ce travail de forçat qu’était la traduction de ses écrits, comme De la grammatologie.

6Jacques Derrida a été deux fois en Russie et il a produit une impression inoubliable sur l’auditoire, qui était frappé par la liberté de sa pensée et son non-dogmatisme. Ainsi Jacques Derrida a défendu Marx comme un lion dans une conférence à l’université de Moscou, au moment où Marx était considéré en Russie comme une des idoles du système soviétique qu’on venait de renverser.

7La réception de Derrida en Russie par un public élargi a commencé il y a dix ans à peine, elle a ouvert des débats contradictoires où s’inscrivent les différences entre les traditions culturelles et philosophiques. J’ai évoqué ces différences et la diversité des tendances de cette réception dans le recueil de L’Herne sur Derrida.

8Mes rencontres, mes conversations avec Jacques Derrida me resteront toujours en mémoire. Son amitié attentionnée, ses paroles et ses lettres m’ont soutenue dans les moments difficiles de doute et de désillusions. J’ai été frappée d’emblée par son ouverture intellectuelle et par sa promptitude à proposer son aide.

9Je voudrais également exprimer ma sympathie à Marguerite Derrida. Sa générosité et son attention m’ont été précieuses.

10Le travail de Jacques Derrida est, à mon sens, la mise à l’épreuve de nouvelles formes et approches de la philosophie, dans divers domaines de ses manifestations langagières. Comme aucun autre philosophe au monde il a su montrer, à travers des champs variés de la culture, la signification du langage comme matériau de construction de la pensée philosophique.

11En outre il accordait une grande attention à la traduction. « L’expérience de la traduction – dit-il dans un de ses essais sur la raison en 2003 – prend en charge tout le destin de la raison, c‘est-à-dire de l’universalité mondiale à venir… » Et il ne s’agit pas là que du latin.

12La force paradoxale qui est celle de la traduction impossible permet d’espérer que, par-delà les catastrophes et tout ce qui sépare les hommes et les cultures, l’altérité demeurera notre richesse et pourra nous unir.

13La mission du Collège est précisément celle-là : « sauver l’honneur de la raison », comme Jacques Derrida a tenu à nous le rappeler dans un de ses derniers travaux.