Jacques Derrida ou le don d'écriture – quand quelque chose se passe
1Comme beaucoup d’autres ici, je n’ai pas envie de parler aujourd’hui. Je ne sais pas quoi dire. C’est pourquoi je ne vais pas dire quelque chose mais plutôt raconter des histoires, des souvenirs. Je m’adresse d’abord et surtout à Marguerite Derrida en évoquant des souvenirs que j’espère elle reconnaîtra. Avant de commencer, je dois ajouter que je ne parle pas seul aujourd’hui devant Marguerite, devant vous tous, mais aussi pour ou plutôt avec Suzanne Gearhart, qui a sa place, une place importante, dans toutes ces histoires, dans tous ces souvenirs, dans tout ce que je vais raconter.
2« Je n’ai jamais su raconter une histoire. » Comme vous savez, c’est une citation. À laquelle j’ajoute seulement, « Moi non plus ». Mais je vais essayer quand même de raconter quelques petites histoires, quelques-uns de mes souvenirs de Jacques Derrida. D’abord parce que ce n’est pas le moment d’analyser quoi que ce soit. En tout cas il me serait impossible, aujourd’hui et pour un certain temps encore, peut-être pour longtemps, de le faire. Donc pas d’analyses mais des histoires que je ne sais pas raconter et que je ne sais même pas enchaîner les unes aux autres pour faire un récit cohérent, une véritable historie. Peut-être toutes ces histoires que je vais raconter, sans savoir les raconter, vont-elles constituer quand même une sorte de témoignage. Je n’en suis pas sûr, mais je l’espère. Mais je vous prie de m’excuser d’avance pour le manque de cohérence de ces souvenirs.
Histoires d’étudiant
3J’ai entendu Jacques Derrida pour la première fois à Baltimore en 1966. Je venais de commencer mes études à l’Université Johns Hopkins et deux semaines après le début des cours, Baltimore et bientôt tous les États-Unis ont subi une « invasion française ». Parce que le colloque sur le structuralisme qui a eu lieu cette année-là et auquel participait un jeune philosophe, totalement inconnu aux États-Unis, fit bien l’effet d’une « invasion ». En écoutant ce que ce jeune philosophe, nommé Jacques Derrida, disait de Lévi-Strauss, j’ai senti tout de suite que c’était un événement, l’événement du colloque – que quelque chose se passait. Je ne pouvais pas dire quoi exactement – peut-être aujourd’hui encore, je ne saurais bien expliquer ou même raconter exactement ce qui se passait – mais depuis 1966 je cherche à savoir, à mieux comprendre. Et depuis 1966, beaucoup de choses, toutes sortes de choses différentes et inattendues, se sont passées dans d’autres colloques, dans d’autres séminaires et dans d’autres textes de Jacques Derrida. Toujours il se passait quelque chose. Toujours.
4À Paris l’année suivante, dans un séminaire que Jacques donnait pour les étudiants de Johns Hopkins et de Cornell sur « Les Fondements philosophiques de la critique littéraire », j’ai commencé à comprendre un tout petit peu mieux ce que j’avais ressenti un an auparavant à Baltimore. Ce séminaire à Paris a bouleversé toutes mes idées sur la littérature, pour la plupart, il est vrai, des idées reçues. Jacques, pour le dire très vite et très mal, a présenté à ceux qui assistaient au séminaire et qui attendaient tout autre chose, ou comme moi, qui ne savaient pas exactement ce qu’ils attendaient, quelque chose de tout à fait nouveau : un mode de questionnement et un type d’analyse double et doublement critique. Il faisait cours chaque semaine, un cours à la fois philosophique et littéraire, montrant des rapports complexes et contradictoires, internes aussi bien qu’externes, entre la littérature et la philosophie. J’étais bouleversé, nous étions tous bouleversés par le style de Derrida, par sa manière de lire, de poser des questions, d’analyser les textes. Tout était à mettre en question, tout était à discuter de nouveau et autrement. Et pour le faire, il fallait surtout trouver une autre voix, un autre style, une autre écriture. Rien n’était comme avant.
5L’énergie intellectuelle de Jacques Derrida, la force critique de ses analyses, son engagement évident dans ce qu’il faisait, sa générosité à l’égard de tous ses étudiants, les plus doués comme les cancres, tout cela et beaucoup plus que je ne saurais raconter aujourd’hui m’ont fait penser que cela valait peut-être la peine de continuer mes études à un moment où, comme beaucoup d’autres jeunes, je ne voulais pas lire mais agir ; je ne voulais pas écrire des essais sur la philosophie et la critique littéraire mais militer contre la guerre au Vietnam ; je ne voulais pas faire des études mais faire de la politique. Après avoir longuement hésité, j’ai décidé de ne pas choisir entre lire et agir, entre littérature et politique, mais de continuer à faire mes études et à militer contre la guerre en même temps. Peut-être simplement pour voir. Je n’ai jamais dit à Jacques que si je suis professeur aujourd’hui, si j’enseigne et si je continue à écrire des essais et des livres (et de nouveau, si je suis obligé en même temps de protester contre une autre guerre injuste), c’est à cause de lui, à cause de son séminaire qui s’est terminé juste avant mai 1968 et qui pour moi sera toujours lié directement aux événements de mai. Je le dis maintenant pour la première fois.
6Il y aura d’autres séminaires : en automne 68, deux séminaires à Baltimore, et l’année suivante, à Paris, un magnifique séminaire sur « La littérature et la psychanalyse », et ainsi de suite. Mais c’est surtout aux deux séminaires de Jacques qui n’ont jamais été publiés, qu’il avait préparés exclusivement pour nous, une dizaine d’étudiants américains, que je pense le plus aujourd’hui. Ce sont eux dont je me souviens le mieux. Nous étions vraiment des privilégiés !
7Mais je dois aussi dire, puisque je suis en train de raconter des histoires, que j’ai rencontré une certaine jeune femme après l’un des cours de Jacques à Johns Hopkins en automne 68. Il faisait cette année-là deux séminaires dans lesquels il nous présentait ses analyses de Mallarmé et de Platon, connues depuis leur publication sous leurs titres : « La double séance » et La Pharmacie de Platon. Quand cette jeune femme et moi avons commencé à parler pour la première fois, bien sûr nous avons d’abord parlé de Jacques, de l’intérêt de son travail en général et de ses deux séminaires en particulier. S’en suivit une très longue conversation qui a continué pendant tout notre premier dîner ensemble, et qui continue même aujourd’hui. Jacques nous rappelait souvent, toujours en rigolant, que c’était lui qui était directement responsable de notre rencontre, parce que dans sa version de notre histoire, c’est lui qui nous avait présentés. Tout notre rapport, selon lui, était donc son œuvre. Peut-être avait-il raison ? Comme je l’ai dit, il se passait toujours quelque chose aux séminaires de Jacques, et jamais ce qu’on attendait.
« I am sorry, but I am French »
8Je tiens cette histoire d’une source sûre, de la jeune femme qui faisait du baby-sitting pour les Derrida à Baltimore en 1968. Comme vous savez peut-être, aux États-Unis à Halloween, la veille de la Toussaint, les enfants se déguisent et vont de maison en maison en disant, « trick or treat ». On leur donne des bonbons. Marguerite, qui savait qu’elle devait faire des courses ce soir-là et donc probablement rentrer après Jacques, avait montré à Jacques où se trouvaient les bonbons. Elle lui avait dit aussi ce qu’il fallait faire si des enfants venaient frapper à la porte avant qu’elle ne soit rentrée. Et bien sûr, c’est ce qui est arrivé : des enfants déguisés en animaux sauvages, monstres, cow-boys, sorcières, dinosaures, ou supermans se sont présentés à la porte quelques minutes après le retour de Jacques de l’université. Mais malheureusement pour eux ils sont aussi arrivés avant Marguerite. Ils ont sonné, Jacques a ouvert la porte, et les enfants ont crié « trick or treat », comme prévu. Mais si Marguerite avait tout expliqué, Jacques avait tout oublié. Panique totale ; Jacques savait qu’il devait répondre à ce « trick or treat », qu’il devait faire quelque chose, mais il ne savait plus quoi. Donc confus, embarrassé, il a dit aux enfants : « You will have to excuse me. I am French. » Un des enfants, pas du tout content, s’est tourné vers les autres et leur a dit : « See, I told you there was something funny about this house. » Et donc c’est aussi par ce malentendu que la déconstruction est entrée aux États-Unis.
Une écriture lourde à porter
9Un jour je devais amener Jacques à la gare de Baltimore. Il partait à New York pour deux jours faire une conférence, probablement à Columbia University. Je suis arrivé chez lui dans ma petite Volkswagen, une coccinelle, et il m’attendait dehors avec une assez grande valise. Quand j’ai pris la valise pour la mettre dans la voiture, il m’a dit de faire bien attention parce qu’elle était lourde et il ne voulait pas que je me fasse mal en la soulevant. Elle n’était pas lourde mais cent fois plus lourde que lourde, et j’ai dû faire un effort surhumain pour la placer derrière nous dans la voiture. Je pensais que pour un séjour de deux jours ce professeur français amenait beaucoup de choses avec lui à New York. Il a deviné ce que je pensais et en souriant, il m’a expliqué qu’il y avait très peu de vêtements dans la valise, mais ce qui pesait si lourd c’étaient des livres, des dossiers, et surtout sa machine à écrire – sans laquelle il ne voyageait jamais. Et si à l’époque nous autres étudiants avions de toutes petites machines à écrire portables, Jacques, lui, voyageait avec une vraie machine à écrire, solide et bien sûr très, très lourde. « Voilà ce que c’est que d’être un intellectuel, un écrivain, un homme d’écriture » me suis-je dit – il voyage toujours avec presque toute sa bibliothèque, mais aussi avec sa machine à écrire. Il n’est jamais sans livres ou sans la possibilité d’écrire, jamais sans écriture, ce qui veut dire que pour lui la distinction entre le monde et l’écriture n’est pas absolue. Elle n’est même pas toujours pertinente parce que l’un s’ouvre à l’autre ; l’un est déjà dans l’autre. Le monde en quelque sorte est toujours-déjà « écrit ». Et j’ai pensé tout cela simplement parce que sa valise, avec sa machine à écrire, était si lourde à porter. C’est bizarre mais c’est vrai.
Quarante ans après – quelques histoires californiennes
10Jacques aimait la Californie et tous les ans, au printemps, il venait pendant cinq semaines habiter la petite ville de Laguna Beach, située au bord du Pacifique. D’abord il louait une petite maison que j’avais trouvée pour lui et que Jean-François Lyotard louait en automne quand lui aussi enseignait à l’Université de Californie, à Irvine. Plus tard, Jacques trouva tout seul un appartement avec une vue magnifique sur la mer, d’accès direct à la plage. Jacques aimait la mer (même si le Pacifique est une mer froide, il s’y baignait de temps en temps, surtout au début) ; il aimait les collines de Laguna Beach, le soleil de la Californie du sud, et la végétation qui lui rappelaient l’Algérie. Chaque fois et malgré un décalage horaire de neuf heures, après une nuit de sommeil, il était en pleine forme. Et après un jour en Californie, après seulement quelques heures au soleil, il était tout bronzé, comme s’il avait passé tout un été à la plage. Il en était toujours très fier.
11Il se sentait chez lui en Californie, c’est-à-dire bien, mais aussi en même temps exilé. Même s’il se promenait sur la plage tous les jours, même s’il se baignait de temps en temps, il travaillait aussi, beaucoup – Jacques a toujours travaillé, toujours écrit, tous les jours et en tout lieu. Quand il était à Irvine, il faisait six heures de séminaire par semaine, un séminaire qui bien sûr attirait beaucoup de monde, toujours une centaine de personnes. Il avait des « heures de bureau », aussi six heures par semaine. Pour ces heures de bureau où les étudiants viennent interroger librement le professeur, il y avait toujours une grande queue – des étudiants, des professeurs et des gens qui sortaient d’on ne savait jamais où mais qui arrivaient tous les ans pour le voir, tous attendant patiemment de pouvoir parler avec lui. Il y avait des gens intéressants ayant de bonnes questions à lui poser, d’autres intéressés avec des demandes à lui faire, et d’autres encore simplement curieux de voir comment il était, désirant seulement être dans sa présence et pouvoir lui dire quelques mots. Jacques ne refusait jamais personne. Jamais. Il a exercé une énorme influence sur nos étudiants, pas seulement à cause de l’importance de son travail et de ce qu’il disait dans les séminaires, mais aussi parce qu’ils savaient qu’il s’intéressait vraiment à leurs travaux, une chose très rare, surtout pour un professeur qui était à Irvine chaque année seulement pendant cinq semaines. En réalité, il travaillait pour eux et pour nous tous beaucoup plus que ça, pendant toute l’année même.
12Et pourtant, malgré tout ce travail, malgré les heures de séminaire et de bureau impossibles, malgré les visites à d’autres campus de l’Université de Californie et ailleurs, pendant ses séjours chez nous, je crois qu’il se reposait. C’était un rythme de vie différent de celui de sa vie à Paris, surtout au début, dans les quinze premières années de ses séminaires à Irvine. Ce qui était sûr c’est qu’il avait besoin de repos, de soleil, de la mer. Je suis très content que notre université ait pu offrir tout cela, et aussi un environnement intellectuel sérieux. Peut-être Jacques en a-t-il trop fait ces dernières années, peut-être y avait-il trop de demandes, trop de devoirs à corriger, trop de gens à voir, et peut-être ne s’est-il pas assez reposé. Si cela est vrai, si sa charge était trop lourde, je le regrette de tout mon cœur. Mais je sais aussi que personne, ni moi ni un autre, n’aurait pu l’empêcher de travailler autant. Parce que si Jacques n’a jamais su raconter une histoire, il n’a aussi jamais su dire « non ». C’était toujours oui. Toujours. Jusqu’à la fin.
Un certain silence
13Je dois dire que malgré l’énorme influence du travail de Jacques Derrida sur moi, et de Jacques lui-même, je ne suis pas et je n’ai jamais été « derridien ». Je ne sais même pas ce que cela pourrait vouloir dire, surtout quand je pense que Jacques lui-même n’a jamais aimé les écoles formées autour des « maîtres penseurs ». Une remarque de Marx – non pas de Karl Marx mais de Groucho – me vient subitement à l’esprit, une remarque que je sais que Jacques appréciait. Un jour, quand on a demandé à Groucho pourquoi il n’avait jamais accepté d’être membre d’un club privé, il a répondu : « Why would I ever want to join a club that would have me as a member ? » Jacques, je crois, aurait dit quelque chose du même genre, mais sans doute pour des raisons différentes, des « écoles de la pensée » – des écoles heideggériennes, analytiques, marxistes, structuralistes, poststructuralistes, ou même « derridiennes ». C’est pourquoi quand je dis que je n’ai jamais été derridien, j’ai envie d’ajouter : Derrida non plus.
14Être l’étudiant et ensuite l’ami de Jacques Derrida ne voulait pas dire, cependant, que j’étais toujours d’accord avec lui. Ou que lui était toujours d’accord avec moi. Notre rapport n’a jamais été un rapport de ce genre, malgré, ou peut-être même à cause de la grande estime que j’ai toujours eue pour lui et pour son travail. Je sais que j’étais un élève difficile et que je cherchais toujours des raisons pour ne pas être d’accord avec les professeurs que j’estimais le plus. C’était surtout le cas avec Jacques. Sans doute étais-je un ami difficile pour les mêmes raisons. Mais lui aussi n’était pas toujours facile dans la discussion et il était rarement prêt à repenser ou à réviser ce qu’il avait dit ou écrit. Oserai-je dire qu’il était parfois même obstiné – comme moi, comme nous tous ? Il nous arrivait donc de nous disputer. Mais chaque fois que cela nous arrivait, avant que les choses n’aillent trop loin, avant que le ton ne monte trop haut, Jacques se taisait. Son silence, j’ai vite compris, voulait dire qu’il fallait changer de sujet. La discussion était finie.
15C’est ce que j’appellerais aujourd’hui les silences stratégiques de Jacques, les silences que j’ai appris à accepter et même à apprécier – moi qui par tempérament veux toujours continuer toute discussion jusqu’au bout. J’ai compris que le silence de Jacques voulait dire : « Je ne suis pas d’accord avec toi, mais nous avons déjà dit tout ce que nous avions à dire, nous comprenons que nous ne sommes pas d’accord, et donc ce n’est pas la peine de continuer de discuter ». Son silence reconnaissait les différends qui existaient entre nous et en même temps il respectait notre amitié ; il signifiait qu’il ne voulait pas imposer ses opinions sur moi si je n’étais pas prêt à les accepter. Son silence voulait dire aussi qu’il savait qu’il avait raison dans la dispute. Le mien voulait dire exactement la même chose – que moi aussi, je savais que j’avais raison.
16Je sais qu’un silence a marqué le plus grand différend qu’il y ait jamais eu entre nous – un différend pas sur le fond de sa pensée bien sûr, mais plutôt sur les détails et la stratégie critique d’un ses textes. Après quelques très brefs échanges, il a vu que nous n’étions vraiment pas d’accord, que nous ne le serions probablement jamais et donc qu’il fallait ne pas continuer à en parler. Donc une fois encore j’ai dû accepter son silence. Je me souviens qu’il m’a dit non pas qu’il ne voulait plus discuter ce sujet avec moi mais qu’il ne pouvait plus. Frustré, j’ai décidé de continuer la discussion malgré son silence, mais à distance et par écrit. J’ai donc écrit une réponse à son texte et je la lui ai envoyée. Il m’en a remercié et il m’a dit qu’il avait lu ma réponse attentivement et que désormais c’était aux autres de nous lire tous les deux et de décider pour eux-mêmes. Et c’était tout. Nous n’en avons jamais reparlé – ni de notre différend, ni de nos deux textes, ni de ce silence.
17Aujourd’hui je crois mieux comprendre son silence et je suis convaincu que ce différend, qui n’a jamais été résolu, nous liait plus qu’il ne nous séparait. Dans ce silence, chacun reconnaissait le différend entre nous et chacun l’acceptait à sa manière. Ce silence était donc finalement un signe d’amitié. Surtout quand chaque ami savait qu’il avait raison. Et comme j’ai déjà dit, c’était exactement ce que nous pensions, tous les deux. C’est ce que je pense toujours.
Les devoirs à corriger
18Je dois dire que je n’ai jamais compris le statut de vedette que Jacques avait pour beaucoup de gens aux États-Unis et ailleurs, un statut qu’il n’avait pas cherché mais qu’il tolérait. Cette « star » était en réalité, comme vous savez, un homme modeste, sensible et généreux, toujours attentif, soucieux, à l’écoute de l’autre. La dernière fois que nous l’avons vu, c’était en juillet à Ris-Orangis. Marguerite et Jacques nous avaient invités à dîner et quand nous sommes arrivés, Jacques, malade, fatigué, de nouveau souffrant, était dans son bureau. Il était en train de faire des rapports sur les devoirs des étudiants d’Irvine, sur les « papers » qui continuaient à arriver chez lui malgré sa maladie, plus d’un an après son dernier séminaire. Il était visiblement fatigué, mais il fut aussi, paradoxalement, en pleine forme pendant toute la soirée. Je ne connais personne d’autre que lui qui aurait pris le temps, qui aurait fait l’effort de corriger et de commenter des essais d’étudiants dans ces conditions. Il le faisait sans hésiter – il est vrai qu’il rouspétait un peu – parce que c’était son devoir, parce que cela faisait partie de son engagement. Et comme toujours, il écrivait des commentaires très détaillés de deux ou trois pages sur chaque devoir. Il exprimait ainsi sa fidélité, une fidélité à ses étudiants, à sa profession, à nous tous. Il était unique, un modèle impossible à imiter. Que les gens le sachent.
19C’est pourquoi, si je n’ai jamais compris pourquoi les gens voulaient le traiter comme une vedette, je n’ai jamais compris non plus l’animosité que lui manifestaient d’autres gens, pas beaucoup mais quelques-uns, dont certains bien placés dans de grandes universités – et même au New York Times. Ils le connaissent mal ou pas du tout, ils ne l’ont jamais lu, ils réagissent probablement par jalousie, me disais-je toujours. Je suis toujours étonné de ce que tant d’Américains – parmi ceux qui étaient pour et ceux qui étaient contre lui – continuent d’ignorer totalement ses engagements et ses prises de position politiques, qu’ils n’aient même jamais su que Jacques était de gauche. Étonné toujours qu’une certaine soi-disant « gauche », aux États-Unis mais aussi en Angleterre – je ne donne pas les noms, vous les connaissez – ait pu parler de lui et de la déconstruction comme s’ils étaient « objectivement » de droite. Tant de choses stupides, grossières, et méchantes ont été écrites depuis si longtemps que cela ne devrait plus étonner personne. Mais cela m’étonne toujours quand même. Pourquoi toute cette animosité ? Je me demande toujours pourquoi. Peut-être est-ce seulement parce que quand quelque chose se passe, cela fait peur, à gauche, au centre, et à droite. Peut-être, mais je sais que ce n’est pas une réponse suffisante. Peut-être n’y en a-t-il pas.
La déconstruction et le don d’écriture
20Tous les journaux le disent, et je crois que tout le monde ici est d’accord là-dessus : Jacques Derrida est le créateur, l’origine, le fondateur, le maître, le génie, « l’apôtre » (comme disait un journal) de la déconstruction. Mais dans deux interviews qui datent, je crois, du commencement des années quatre-vingt, Jacques lui-même a dit qu’il était surpris par la renommée et le succès de ce mot, qui pour lui était un mot parmi d’autres, et non pas un mot que lui, tout seul, aurait privilégié. Mais il a aussi dit dans les mêmes interviews qu’il était prêt à assumer la responsabilité de ce mot, à le défendre, parce qu’il n’avait pas le choix. Son destin était lié, non pas par choix mais par les circonstances, à ce mot. Et il l’a admirablement défendu – comme l’ont fait d’ailleurs plusieurs autres personnes présentes ici aujourd’hui.
21Mais la déconstruction, même si elle n’est à proprement dit ni un concept ni une méthode philosophique, prend ses racines et se situe surtout ou d’abord dans le champ philosophique. Il trouble ce champ, il ouvre la philosophie vers l’extérieur (un extérieur qui est déjà intérieur), à d’autres forces et à des discours autres que philosophiques – aux discours littéraires, par exemple. Mais son site initial, son champ principal, reste quand même la philosophie et un rapport radicalement critique avec toute la tradition philosophique. Bien sûr je n’ai rien contre. Au contraire.
22Donc la déconstruction, qui n’aurait jamais existé et qui est impensable sans lui, c’est Jacques Derrida. Mais Derrida ce n’est pas seulement la déconstruction. Vous le savez, bien sûr, mais je crois qu’il faut quand même continuer à le dire – pour la mémoire et pour l’avenir. Parce qu’avec, avant et après la déconstruction, il y a déjà et toujours le problème de l’écriture. L’avantage stratégique et critique de l’écriture est qu’elle passe partout ; elle n’a pas plus ses racines dans la philosophie que dans la littérature. Pour penser l’écriture, la référence à Heidegger n’est pas plus essentielle que la référence à Mallarmé, le travail textuel sur Platon, Kant, Hegel, Marx ou Levinas n’est pas plus nécessaire que le travail textuel sur Valéry, Joyce, Genet, Celan, ou Blanchot. L’écriture n’a pas de site initial ou de champ disciplinaire privilégié ; elle relève de tous les sites, même si elle reste la plupart du temps inaperçue, oubliée, niée. Avec des conséquences que nous reconnaissons aujourd’hui, grâce surtout au travail de Jacques Derrida.
23On sait que Jacques n’a jamais perdu sa fascination pour la littérature, son amour de la littérature, son désir d’écrire. Parce qu’écrire comme il le faisait pendant si longtemps, écrire tous les textes qu’il a écrits de genres et de styles si différents, serait impossible sans un énorme désir d’écrire, sans un très grand amour de l’écriture. C’est donc aussi à cause de cet amour qu’il ne faut pas que la problématique de l’écriture en général et que le problème de la spécificité du discours littéraire en particulier soient négligés ou oubliés quand on parle de lui et de son travail. Venant après lui, nous avons seulement commencé et à penser et à travailler l’écriture. Tout reste encore à faire.
24Surtout, qu’on n’oublie pas le don d’écriture de Jacques Derrida lui-même. Est-ce par fidélité que je dis cela aujourd’hui ou par nostalgie ? Je ne sais pas. Peut-être les deux à la fois. Ou comme Jacques lui-même l’a dit à Cerisy en 1980, en répondant à l’intervention de Jean-François Lyotard et pour indiquer les différences de style et de ton entre eux, des différences qui persistaient malgré ou même grâce à leur accord – ce fut un très grand moment, l’événement même du colloque – « je garde une certaine nostalgie de la nostalgie ». Une nostalgie orientée non pas vers le passé mais vers l’avenir.
L’hospitalité absolue
25En ce moment j’ai surtout envie de relire les essais de Jacques portant sur la démocratie à venir. Ou sur la justice, une justice avant la loi et autre chose que la loi. Ou sur la possibilité d’un nouvel internationalisme, la possibilité ou même la nécessité d’une communauté internationale plus ouverte, plus égalitaire, plus accueillante, plus démocratique que tout concept traditionnel de la communauté et bien sûr que toute communauté existante. C’est dans un de ses textes sur l’hospitalité, sur l’idée d’une hospitalité absolue ou inconditionnelle, que Jacques évoque un autre grand écrivain algérien, Albert Camus, et qu’il cite et commente brièvement la nouvelle de Camus intitulée « L’Hôte ». Il est certain qu’on ne peut pas comprendre ce que Derrida veut dire par « hospitalité inconditionnelle » si l’on n’a pas lu Levinas et les textes de Derrida sur Levinas. Mais je dirais aussi qu’on ne peut pas comprendre l’idée d’une hospitalité absolue chez Derrida si l’on n’a pas aussi lu ou relu Camus. Voilà ce que Derrida dit dans un de ses plus beaux textes sur l’hospitalité inconditionnelle et l’autre absolu : « L’hospitalité absolue ou inconditionnelle que je voudrais lui offrir [lui, c’est-à-dire à l’autre absolu] suppose une rupture avec l’hospitalité au sens courant, avec l’hospitalité conditionnelle, avec le droit et le pacte d’hospitalité… L’hospitalité absolue exige que j’ouvre mon chez-moi et que je donne non seulement à l’étranger… mais à l’autre absolu, inconnu, anonyme, et que je lui donne lieu, que je le laisse venir, que je lui offre, sans lui demander ni réciprocité (l’entrée dans un pacte) ni même son nom » (De l’hospitalité, p. 29). Tout cela est déjà dans « L’Hôte » de Camus – mais tout autrement, je dirais même tragiquement.
26Mes histoires se terminent là, avec cette rencontre improbable, mais je dirais nécessaire, entre Camus et Derrida au sujet de l’hospitalité absolue et du don inconditionnel. C’est pourquoi je ne peux plus lire Camus maintenant sans penser aussi à Jacques. Et vice-versa.
Une générosité inconditionnelle
27J’ai envie de dire, comme nous tous, que je dois beaucoup, presque tout, à Jacques Derrida. Mais je ne peux pas le dire, parce ce que je sais que Jacques avait horreur de ça, horreur des gens qui étaient ou pensaient être dans la dette à son égard. Il donnait – c’est tout. C’était l’homme le plus généreux que j’aie jamais rencontré, généreux de son temps, de son énergie, de son aide, de son avis, et aussi de son argent. Payer un repas, même un café, quand on sortait avec lui était quasiment impossible. Il n’arrivait jamais à la maison sans des cadeaux pour nos enfants ; il pensait toujours aux autres. Il était d’une générosité sans limites, absolue, inconditionnelle. Comme son hospitalité, la sienne et celle de Marguerite. Donc au lieu de décrire des dettes énormes qui sont plus et autre chose que des dettes, je voudrais simplement reconnaître tout ce qu’il m’a donné, tout ce qu’il nous a donné. Qu’il continue à nous donner.
28Parce que si quelque chose se passait toujours dans les séminaires et dans les textes de Jacques Derrida, quelque chose va continuer à se passer. Et pas ce qu’on attend. Je n’ai aucun doute sur ce point.