Alain David

1Comme chacun, je pense, je suis ici dans l’émotion, encore davantage au terme de cette journée de partage de l’amitié. Je voudrais pourtant ne pas parler de l’émotion, il me semble que ce n’est pas cela qu’il me faut faire maintenant, je voudrais ne pas parler, essayer en tout cas, de mon émotion, même si je ne puis empêcher que ce ne soit à partir d’elle que je parle. Depuis la peine, qui me donne, et me coupe la parole, me rendre à ce qui est cette peine mais plus que cette peine, plus que moi, plus que l’anecdote d’être un moi à la gorge nouée, situation à laquelle je serais tenté de me laisser aller, seulement. Et puis également ce hasard de la prise de parole (anecdote encore) qui veut aujourd’hui que d’autres aient parlé avant moi, beaucoup de choses ayant été dites que j’aurais voulu dire et savoir dire, et qu’il est inutile de répéter moins bien. Mais il ne s’agit pas maintenant de bien ou de mal parler, ou, ajouterai-je, puisque je suis le dernier, d’avoir le dernier mot (le dernier qui parle ce soir, je ne suis évidemment pas le « dernier à parler »).

2Tout cela veut dire, sans plus de précaution, néanmoins au départ d’un témoignage, l’anecdote, quand même, de ce que je n’éviterai pas d’avoir à nommer, en dépit de ma gêne de le faire, « mon rapport à Derrida ». Quant à ce que je saurais en prononcer maintenant, ce rapport, d’admiration et de reconnaissance éperdues, constitue depuis longtemps l’essentiel de ma vie philosophique, si elle existe, ponctuée par des événements repères : les états généraux de la philosophie, le colloque sur le genre en 1979 à Strasbourg, le colloque de Cerisy en 1980, celui de Nancy et Lacoue (comme on disait) et puis tous les autres colloques de Cerisy, organisés par Marie-Louise Mallet ; et les séminaires, à l’École normale, à l’EHESS, qui chaque semaine constituaient un horizon immédiat, un encouragement pour ce que je faisais et pour ce que je ne faisais pas, très certainement un renouvellement. Et encore (je me plais à le dire ici) ces six dernières années le bonheur d’organiser au Collège (le Collège qui lui doit tant) des samedis du livre autour de lui, avec lui. Et puis, ce que j’ose à peine mentionner, la grâce de « La forme et la façon », cette préface, admirable, à un livre que j’ai écrit sur le racisme (geste que j’ai reçu comme signifiant la volonté de reconnaître et de participer à une entreprise où la pensée cherchait à se faire militante, mais encore davantage, au-delà de toute autre finalité, comme un geste de pure et simple bonté). Et puis enfin, comme pour chacun j’imagine, le phénomène incroyable, incompréhensible, sidérant, de l’œuvre qui s’écrit. Je ne sais pas combien de livres, plus me semble-t-il que ce que rapporte ces jours-ci la presse (plus de cinquante en tout cas) peut-être quatre-vingts, peut-être cent. Combien de livres, combien d’amis, combien sont-ils, est-ce qu’on peut compter ?

3Je n’ai pas lu tout Derrida. Cet aveu va de soi. Il ressortit, si je puis dire, de l’empirique, mais d’un empirisme transcendantal, structurel. Je n’ai pas lu tout Derrida, personne n’a lu tout Derrida. Parce que partout probablement, en des lieux connus ou encore insoupçonnés, il y a des textes, des livres, en français, ou en d’autres langues. Parce que chacun, chaque livre, est un envoi, et que les envois auront été pour Derrida en nombre (si j’ose à mon tour cette métaphore postale), nombreux au sens de cette structure du plus d’un, nombrables et innombrables comme l’amitié. Parce que, comme il l’écrivait en août, dans l’interview du Monde, on n’a peut-être pas commencé à le lire. Hypothèse bouleversante : je l’entends comme l’implication d’un illisible dans son œuvre (appelons cet illisible, pour lequel il est tellement de noms convocables chez lui, provisoirement peut-être, ou peut-être à tort, la mort) ; illisible en tout cas qui projette cette œuvre en avant, hors d’atteinte, loin devant nous. Peut-être. Quoi qu’il en soit, cette hypothèse reverse, à nouveau, encore davantage, mais autrement, ma prise de parole dans l’anecdote. Autrement, c’est-à-dire paradoxalement, en l’autorisant : d’une autorité qui n’est certes pas la mienne, qui me fait seulement ici témoin d’une rencontre dont je voudrais rapporter, ce soir.

4Une rencontre ! « Rencontrer un homme, écrivait Levinas, témoignant lui-même de sa rencontre avec Husserl, c’est être tenu en éveil par une énigme. » La rencontre dont je parle maintenant est la rencontre d’une rencontre, la rencontre, dont j’atteste autant que je puis le faire, de la rencontre de Levinas et de Derrida : énigme sertie dans l’énigme, pour recueillir une autre expression de Levinas. Désignation, de cette façon, de ce qui se projette de l’œuvre. Ou encore toujours quant à cette rencontre, et à cette rencontre de la rencontre, ce que Levinas en avait formulé lui-même : « le plaisir d’un contact au cœur d’un chiasme » « qui est la modalité de la rencontre en philosophie », à quoi Derrida répondait en précisant que le chiasme était très effilé. À quoi aimerais-je suggérer, en présence de Jean-Luc Nancy, Derrida avait répondu une autre fois en finissant par faire de l’haptique la modalité la plus insistante de la déconstruction. De cette rencontre de la rencontre chacun sans doute ici aurait beaucoup à dire, pourrait citer les lieux qui en attestent, qui attestent de l’Auseinandersetzung, jamais terminée, Derrida revenant toujours à la charge, non pour en finir mais au contraire pour continuer : « Violence et métaphysique », et la réponse de Levinas, dans l’Arc (mais plus justement, faudrait-il dire, les réponses, car Autrement qu’être est bien une réponse, provoquée et grandiose) ; et puis encore les autres textes « en ce moment même, dans cet ouvrage me voici » ; Adieu ; Le Toucher. Jean-Luc Nancy. Ce sont là des étapes, bien davantage que des étapes, car l’œuvre, les deux œuvres dans leur entrelacement, dans leur Verflechtung, s’y constituent. Mais voici peut-être un épisode, moins connu de tous, qui d’un côté n’ajoute rien, mais qui néanmoins complique un peu la perspective : lors de sa soutenance (événement en lui-même improbable) en 1980, Derrida, devant un jury composé de Pierre Aubenque, Henry Joly, Jean-Toussaint Desanti, Gilbert Lascault et Levinas lui-même, s’était réclamé des noms de Heidegger, Blanchot et Levinas. Je me souviens en avoir pris acte, avec une reconnaissance éperdue. Aujourd’hui je me dis qu’il n’y avait pas simplement ces trois noms, comme trois repères symétriques et juxtaposables : chacun d’eux abrite, contient ou s’explique lui-même avec les autres, les deux autres et les autres que ces autres, redéployant à chaque fois l’énigme : Heidegger par rapport à Blanchot, exposé à lui, Heidegger par rapport à Levinas, Levinas interrogeant Heidegger, interrogeant Derrida dans cette interrogation, lequel à l’infini sans doute répondait. Comment les ranger, ces trois ? Qui est le premier ? J’ai mon idée. Par ailleurs, la contrepartie : ce que Levinas disait, tout en recommandant à ses étudiants de lire Derrida : que « Violence et métaphysique » était « un assassinat sous narcose » (et il disait cela avec son bon sourire, avec l’humour dont il savait faire preuve). Plus tard, lorsque mes relations avec Levinas se sont resserrées, je me rappelle la permanence, en toute occasion, de la référence à Derrida. « Que fait Derrida, que pense Derrida ? » – jusqu’à notre dernière rencontre, un jour d’octobre 1993, cette période terrible où, ayant déjà perdu à peu près ses repères et entremêlant le présent et le passé lointain (les noms de Pradines, de Carteron et de Charles Blondel lui restaient) il m’avait demandé si je connaissais Derrida.

5La rencontre de Levinas avec Derrida, comme ce dernier l’avait formulé à propos de Blanchot et de Levinas, fut très certainement une grâce, une bénédiction pour notre temps. De cette grâce je voudrais enfin essayer de dire quelque chose, en racontant encore une anecdote que j’ai déjà évoquée ailleurs, mais que je crois devoir répéter maintenant, car j’y vois toute l’énigme de cette rencontre. C’était, selon mon souvenir, après la parution du recueil dirigé par Laruelle chez Jean-Michel Place ; j’avais lu « En ce moment même dans cet ouvrage me voici ». Rendant visite à Levinas je lui demandai ce qu’il pensait du texte. Il commença par éluder la question, me donnant à entendre qu’il n’avait pas lu, qu’il n’avait d’ailleurs, en outre, pas compris – « mais qu’est-ce que c’est… » ; pour enchaîner par une autre question, en retour : « mais que veut Derrida ? » Et tandis que je commençais à balbutier une réponse : « je vais vous dire ce que veut Derrida : il veut la réduction. »

6Derrida voudrait la réduction ! Je n’ai jamais eu l’occasion d’en parler avec lui, j’imagine pourtant sa surprise, son scepticisme, devant ce qui semble l’enfermer dans les seuls textes phénoménologiques – et pour Levinas à coup sûr dans la seule Voix et le phénomène – lui qui par ailleurs avait écrit tant et tant d’autres textes, au plus loin de la phénoménologie ; textes que, apparemment Levinas ne lisait pas (mais je soupçonne quand même que rien ici n’est sûr car Levinas connaissait souvent plus de choses que ce qu’on pensait). Par ailleurs je n’ai jamais lu un seul commentaire qui se soit exprimé de cette façon. Et pourtant depuis quelque temps je me dis, ou j’aime à croire, que c’est bien comme ça qu’il convient de s’exprimer. Parce que ce mot de réduction me vient, ainsi entendu, de Levinas ; parce qu’il représente le point énigmatique où s’achève et où achoppe (tout à la fois) l’œuvre de Husserl (l’œuvre de Husserl : je n’en vois guère d’autre, au passage, dans la littérature philosophique qui soit aussi importante en volume que celle de Derrida, aussi océanique, pour reprendre à son propos le mot que Levinas, après Rachi, appliquait au Talmud) ; réduction, encore, parce que « réduction » – le mot « réduction » – met en perspective cette autre grande référence, pour Levinas, en contrepoint de Husserl et de Heidegger, qu’était Michel Henry : Michel Henry, à tellement d’égards l’antonyme de Derrida, ignoré par la plupart, sur qui Levinas n’a pas écrit davantage que quelques lignes, à qui pourtant, en 1975-1976, il avait consacré une année pleine de son séminaire à la Sorbonne. Michel Henry qu’il y a deux ans Derrida, avec Jean-Luc Nancy, Didier Franck et Jean-Luc Marion, est venu honorer dans un improbable hommage, en ces lieux mêmes, à l’amphi Poincaré, à l’invitation du Collège. Réunion improbable, pour des auteurs qui ne se lisaient pas ou peu : elle me semblait pourtant avoir sens et avenir en juxtaposant deux œuvres dans lesquelles l’ouverture engageait une signification de la vie antérieure à l’opposition de la vie et de la mort.

7Je m’interromprai ici avec cette évocation, c’est-à-dire avec l’évocation d’une réunion qui aura sans doute laissé à ceux qui l’ont vécue le sentiment de quelque chose d’au moins en partie raté, quelque chose d’inaccompli ; mais qui me renvoie, dans l’inaccomplissement même, au premier livre, si l’on peut dire comme ça, à ce livre qui du moins était pour Levinas le premier, repensant donc, à l’en croire, la réduction ; et encore, renvoyant au premier mot, hors texte, de ce premier livre, lequel annonce, programme, d’une voix sans voix, désormais tellement ailleurs, l’illisibilité de l’œuvre : « et maintenant – maintenant – je suis mort ». Derrida n’aura-t-il pensé que cela ?

8Voilà ! voilà : ça reste devant nous. Je le sais, mais, aujourd’hui, dorénavant, je n’ai jamais eu autant de mal à l’entendre, à l’admettre, à le lire.