Note de lecture
Matthieu Potte-Bonneville, Michel Foucault, l’inquiétude de l’histoire (PUF, 2004)
1Les publications de livres et de numéros de revues se multiplient autour du travail, de l’œuvre et du « personnage » de Michel Foucault ; cette floraison est évidemment en partie liée à la question de savoir ce que devient l’œuvre d’un auteur, ce qu’elle continue à travailler ou à faire travailler vingt ans après (sa mort), même s’il ne s’agit pas à proprement parler d’une « commémoration », et même si les termes ici mobilisés : « œuvre », « auteur » ont été l’objet d’une critique explicite et récurrente de la part de Michel Foucault. Le livre très dense de Matthieu Potte-Bonneville ne vient pas simplement s’ajouter à la série de ces publications récentes, bien qu’il se confronte implicitement chemin faisant à quelques-unes des interprétations philosophiques marquantes de la trajectoire et des inflexions du travail de Foucault. Suivant une hypothèse risquée qui tranche avec le repérage des périodes et des objets successifs par lesquels on appréhende d’ordinaire le parcours de cette « œuvre », son originalité est de proposer une lecture attentive de la trajectoire d’une pensée en la prenant à ses deux extrémités factuelles : le commencement (Histoire de la folie à l’âge classique) et la fin, forcément accidentelle (les deux derniers volumes publiés de l’Histoire de la sexualité : L’usage des plaisirs et Le souci de soi). Cette factualité n’induit aucun effet de symétrie formelle mais incite à reprendre l’analyse des deux motifs majeurs que constituent pour Foucault la constitution des « normes de vie » et les processus de « subjectivation ».
2Ce choix singulier – dont l’auteur souligne d’emblée les résistances légitimes qu’il peut susciter et les difficultés méthodologiques auxquelles il s’affronte – fait apparaître des points de rencontre, d’articulation et de tension qui sont ordinairement résorbés dans une lecture plus attentive aux « époques » ou aux « étapes » différenciées du travail de Foucault : archéologie (de la folie, de la clinique, des sciences humaines) ; généalogie (de la prison, du « biopouvoir ») ; éthique (de « l’usage des plaisirs », du « souci de soi », du courage de « dire vrai »). On pourrait caractériser cette approche comme une lecture par « prélèvement » au double sens du terme : choisir de privilégier des fragments du travail de Foucault (avec l’arbitraire relatif de ce choix qui met en exergue le moment initial et le moment terminal) ; et pour ce faire, choisir de retirer d’autres fragments considérés ordinairement (et à juste titre) comme essentiels à la compréhension de ce travail : ainsi la réflexion sur le pouvoir, déployée dans des livres aussi importants et différents que Surveiller et punir et La volonté de savoir.
3Comme le précise l’auteur, ce geste de « prélèvement » assumé dans une certaine violence interprétative (qui est aussi dans la manière de Foucault) permet de mieux saisir « comment se recomposent ruptures, continuités, et résonances – rendre une absence secrètement agissante ». Se référant d’ailleurs implicitement à certaines critiques marquantes de Foucault dans la Naissance de la clinique visant la pratique du commentaire, Matthieu Potte-Bonneville insiste sur le fait que sa propre lecture se constitue effectivement dans une visée alternative : « On se souviendra aussi que ce mot, “une lecture”, offre en français l’avantage de nommer à la fois la pure répétition, passive, ânonnante parfois, d’un texte donné, et l’extrême d’une interprétation qui se sait subjective. En ce sens, lire n’est pas exactement commenter. Là où le commentaire consiste toujours à redire, en d’autres mots, ce qu’on prétend être le même sens, l’ordre d’une lecture est inverse : produire la différence du sens dans le redoublement du mot. »
4Le cheminement attentif du livre, sa composition apparemment simple en deux grandes parties : Normes – Subjectivité, correspondent à ce parti pris de lecture et vérifient pleinement le bien fondé et l’intérêt de la démarche. Au lieu de réitérer à l’encontre de Foucault le reproche récurrent d’une inconséquence théorique et éthique, l’auteur cherche à y repérer patiemment un certain « style » de pensée nourrie d’objets historiques qu’il s’agit précisément de constituer autrement que dans la quiétude d’une identification préalable déjà assurée de sa pertinence : « Montrer, à partir de l’archive, que la subjectivité procède des crises et leur demeure liée ; mais penser, pour ce faire, les normes et leurs crises depuis une position de subjectivité en elle-même fêlée, parcourue par les secousses du présent — telle est peut-être l’étrange torsion du cercle herméneutique qui nous reste à apprendre de Foucault ».
5D’une manière plus délimitée, mais par un effet d’intensification, Matthieu Potte-Bonneville relève très judicieusement à quel point la référence à Descartes ou au « moment cartésien » reste insistante dans le travail de Foucault, notamment dans ses textes des années 1980 assignant plus spécifiquement à la philosophie une tâche de « problématisation ». Les pages consacrées à cette thématique dans le dernier chapitre du livre sont parmi les plus incisives, et l’on ne peut s’empêcher de songer à cet égard à une fameuse et violente querelle de lecture entre Jacques Derrida et Michel Foucault relative à Descartes. Les textes de cette querelle frontale sont bien connus : la critique de Derrida, « Cogito et histoire de la folie », fut reprise dans L’écriture et la différence (Seuil, 1967) ; la réponse la plus développée de M. Foucault, « Mon corps, ce papier, ce feu », fut publiée dans la réédition de l’Histoire de la folie (Gallimard, 1972) [1].
6Cette querelle n’est pas évoquée dans le livre de M. Potte-Bonneville mais elle engage certains des enjeux majeurs qui y sont traités, notamment la question des rapports entre discours et subjectivation, évoquée de manière insistante par Foucault à propos de ce que Descartes nomme « méditation » : « Dans la méditation, le sujet est sans cesse altéré par son propre mouvement ; son discours suscite des effets à l’intérieur desquels il est pris ; il l’expose à des risques, le fait passer par des épreuves ou des tentations, produit en lui des états, et lui confère un statut ou une qualification dont il n‘était pas détenteur au moment initial. Bref, la méditation implique un sujet mobile et modifiable par l’effet même des évènements discursifs qui se produisent. » (« Mon corps, ce papier, ce feu », in Dits et écrits, IV, p. 257). L’insistance du « motif » cartésien aux deux extrémités, mais aussi tout au long de la trajectoire de Foucault, montre en ce sens tout autre chose que l’inscription dans une histoire enfin apaisée des grandes « figures » philosophiques. Là comme ailleurs, le « grondement de la bataille » dont parle Foucault à la fin de Surveiller et punir ne cesse de se faire entendre. Il est, comme le montre patiemment Matthieu Potte-Bonneville, l’incessante et active inquiétude de la pensée, très judicieusement ponctuée dans ce livre par les textes d’Henri Michaux.
Notes
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[1]
Et puisque cette petite note de lecture prend place dans un numéro d’hommages à Jacques Derrida, on peut également renvoyer à un beau texte écrit par ce dernier en 1986, à l’occasion d’une relecture collective de l’Histoire de la folie à l’âge classique (Penser la folie, Galilée, 1992). Dans ce texte intitulé « Etre juste avec Freud. L’histoire de la folie à l’âge de la psychanalyse », J. Derrida réinscrit l’épisode douloureux de cet affrontement à distance dans la trace d’une amitié tissée de ses propres ombres.