« Le vivant n'est pas une marchandise ». Quelques réflexions en marge d'un slogan

1On parle beaucoup aujourd’hui des limites nécessaires à tracer face à l’expansion généralisée de la « forme-marchandise » qui semble recouvrir inexorablement la totalité des ressources naturelles et des productions humaines, jusqu’à celles qui échappaient naguère encore à cette appropriation : ainsi de « la » vie ou « du » vivant – le singulier signifiant plus ou moins expressément une sphère marquée de sacralité, une « intangibilité » inextricablement ontologique et axiologique aujourd’hui menacée [1]. Venues d’horizons politiques assez hétérogènes, de nombreuses voix dénoncent avec vigueur ou désespoir la « mainmise » de la logique marchande sur l’ensemble du vivant qui, du fait de la maîtrise technologique exponentielle de la génétique végétale, animale et humaine, semble instrumentaliser la vie en ouvrant la perspective d’une transformation indéfinie des formes vivantes réduites à un capital à mobiliser et à faire fructifier [2]. La « transgénèse » généralisée serait ainsi l’horizon indépassable et terrifiant de la « génomique » issue des biotechnologies. Ces mêmes voix n’hésitent donc pas à considérer l’appropriation technologique et économique du vivant comme une intensification sans précédent – et peut-être sans recours – de la « pulsion d’emprise » mortifère sur la nature et sur l’humanité [3].

2Ce discours critique et souvent apocalyptique est évidemment loin d’être sans portée, y compris simplement descriptive ; il exprime avant tout, de manière parfois grandiloquente ou désespérée, l’exigence d’une orientation alternative des activités humaines, en fonction de valeurs morales et politiques qui devraient échapper à la seule logique de l’appropriation privée et du mode d’échange uniformisant inhérents à ce capitalisme sans rivages et sans autre foi que celle de sa propre puissance. Une telle critique, qui puise à diverses sources théoriques (politiques, morales et religieuses), se trouve donc relayée par des argumentations assez diverses ; elle présente cependant l’inconvénient majeur de substituer le plus souvent l’incantation à l’analyse en s’appuyant sur une sorte d’évidence massive implicite quant à la sacralité supposée de « la » vie transcendant les vivants qui la composent.

3Même si la signification la plus immédiatement reçue de la proclamation : « le vivant n’est pas une marchandise » relève indiscutablement d’un impératif de résistance politique à l’ordre économique [4], c’est bien cette « évidence implicite » qui résonne dans son apparente limpidité. Il est donc utile et légitime d’en expliciter et d’en questionner les justifications qui ne peuvent se détacher d’un registre de sacralité, même s’il n’est pas toujours thématisé comme tel. On fera d’emblée l’hypothèse que ce registre recouvre en réalité des contenus assez différents, voire hétéroclites, et engage des analyses divergentes concernant la description et la critique du mouvement d’intégration des processus vivants dans l’économie générale d’appropriation et d’échange qui, dans ce domaine comme dans d’autres, englobe aujourd’hui la production et la circulation des connaissances fondamentales et appliquées – devenues indiscernables [5].

L’immanence du capital

4De fait, il y a une réelle hétérogénéité des diagnostics et des jugements normatifs selon qu’ils mettent en œuvre une critique globale des formes contemporaines les plus massives du capitalisme (globalisation des marchés financiers [6], extension des formes de la propriété privée – notamment les activités intellectuelles – corrélée à leur « marchandisation » intégrale) ou selon qu’ils instituent la sphère « du » vivant comme une limite « ontologique » (autrement dit éthique et/ou théologique) à cette appropriation économique considérée par ailleurs comme le seul mode efficace de production, de circulation et de répartition des richesses. Nonobstant les équivoques de sa fausse simplicité, le slogan qui refuse de faire de la vie une marchandise se rattache pour l’essentiel à une critique d’ensemble des processus à l’œuvre dans la globalisation capitaliste [7]. La forme même d’un tel slogan incite en effet à décliner sur le même mode d’autres objets ou domaines (la connaissance, l’éducation, l’air…) – ce qui revient à proclamer non pas une exception singulière mais une série d’exceptions qui voudraient devenir la règle. Le principe unificateur d’une telle série est la notion générique de « bien commun » ou celle, plus spécifique, de « patrimoine commun » de l’humanité, définissant par là un domaine du « non-appropriable ». Mais la discussion reste ouverte quant aux limites mouvantes de son extension et quant à ses justifications ultimes, économiques et politiques [8].

5Sans négliger l’importance de cette discussion qui sera reprise un peu plus loin, il faut s’arrêter un instant sur l’argumentaire plus spécifique qui fait du vivant l’exception singulière à la légitimation d’ensemble des mécanismes du marché – du fait même que cet argumentaire apparaît plus hétérogène et en un sens plus révélateur que la dénonciation globale du « règne universel de la marchandise » dont les formes théoriques et rhétoriques sont largement répertoriées. Comment postuler et justifier le principe d’une séparation pour le moins problématique entre d’un côté la légitimation d’une appropriation privée et d’une circulation généralisée des biens et des services, et de l’autre l’impératif d’un régime d’exception tout entier concentré dans l’exigence de préservation de la vie dans son « intégrité » supposée ? Cela tient-il à la volonté de maintenir, au moins dans ce domaine, les restes d’une prérogative souveraine ou régalienne par ailleurs défaite et dont la justification résiderait dans la nécessité de faire respecter des valeurs posées comme transcendantes : intégrité des corps, dignité de la personne, respect de la vie, ce que certains présentent comme un « ordre symbolique » menacé dans ses fondements structurels [9] ?

6On peut alors y voir la persistance d’un motif théologique assumé jusque dans ses conséquences normatives les plus intransigeantes, creusant un écart de plus en plus sensible entre les bienfaits supposés d’un libéralisme purement économique et le contrôle normatif le plus « classiquement » étatique des personnes dès lors que, à travers l’impératif de préservation de la vie, il est question de la conduite la plus individuée de leur vie (sexualité, procréation, usages du corps, choix de ne pas vivre « à tout prix »…). Et l’on peut identifier dans cet étrange alliage une double figure de pouvoir apparemment antithétique mais peut-être secrètement complémentaire : celle qui assume pleinement la duplicité la plus cynique entre des principes moraux posés comme inconditionnels et la violence des situations réelles, et celle qui construit obstinément une schizophrénie défensive et autoritaire qui se situe alors aux antipodes des ressources de la « schizo-analyse » promue par G. Deleuze et F. Guattari au rang de critique active du capitalisme [10].

7Cette dernière référence ne vient pas ici fortuitement. Pour saisir autrement les contours de l’articulation aporétique entre immanence et transcendance, il faut en effet rappeler quelques-unes des remarques faites naguère par G. Deleuze à propos de ce qu’il nomme les « sociétés de contrôle » : « Je crois que Félix Guattari et moi, nous sommes restés marxistes, de deux manières différentes peut-être, mais tous les deux. C’est que nous ne croyons pas à une philosophie politique qui ne serait pas centrée sur l’analyse du capitalisme et de ses développements. Ce qui nous intéresse le plus chez Marx, c’est l’analyse du capitalisme comme système immanent qui ne cesse de repousser ses propres limites, et qui les retrouve toujours à une échelle agrandie, parce que la limite, c’est le Capital lui-même [11]. »

8Une telle remarque éclaire d’un jour singulier l’argumentaire qui, cherchant à tracer un extérieur structurellement nécessaire et « salutaire », prétend faire de « la » vie le point d’accroche d’une transcendance croyant pouvoir affronter l’extension la plus immanente du capitalisme aujourd’hui sans rival [12]. Faut-il voir dans ce recours à un principe d’extériorité en surplomb autre chose que la limitation purement imaginaire du Capital ? Si, comme le soutiennent Deleuze et Guattari, on ne peut se satisfaire ici de la notion commune « d’idéologie » réduite à un simple effet de légitimation masquant de sordides réalités [13], il faut analyser autrement les éléments les plus significatifs de la « capitalisation » de la connaissance, en suivant quelques-unes de ses lignes de fuite, selon l’indication de G. Deleuze : « une société nous semble se définir moins par ses contradictions que par ses lignes de fuite, elle fuit de partout, et c’est très intéressant d’essayer de suivre à tel ou tel moment les lignes de fuite qui se dessinent » [14].

L’économie de la connaissance

9On peut esquisser une analyse de cet ordre à propos des discussions récurrentes portant sur le statut juridique d’un objet comme le génome humain, autrement dit sur la question plus spécifique et plus débattue de la brevetabilité des séquences génétiques isolées par les divers programmes de recherche, publics et privés. Si l’on peut s’accorder pour voir dans la constitution de la génomique quelques-unes des tendances les plus identifiables du capitalisme contemporain, il faut ici faire droit à une approche qui relève de ce qu’on nomme aujourd’hui « l’économie de la connaissance » [15], autrement dit l’analyse articulée de sa production, publique et privée, de son régime d’appropriation, de sa circulation et de son usage qui suppose éventuellement de payer des « droits d’usage » ou ce qu’on pourrait nommer, dans un vocabulaire inspiré de réalités historiques plus anciennes, des « droits de passage ».

10La question, telle qu’elle est ordinairement posée et débattue, se présente comme un dilemme interminablement parcouru (qui fait le charme monotone de la littérature bioéthique) : le génome est-il un bien privé ou un « patrimoine commun de l’humanité » [16] ? Dans cette perspective, on en vient presque toujours à dénoncer la réduction de la vie humaine à un ensemble d’éléments détachables et échangeables sous la forme de marchandises, impliquant à terme une nouvelle forme d’esclavage d’autant plus redoutable qu’elle supposerait quelque chose comme un consentement « contractuel ». C’est ce que n’hésitent pas à soutenir de nombreuses voix hostiles à la génomique présentée comme la nouvelle et terrifiante « économie du vivant ». Un juriste comme Bernard Edelman – par ailleurs spécialiste reconnu du « droit d’auteur » – estime en ce sens que la situation est aujourd’hui désespérée puisque l’alternative n’est même plus entre appropriation privée du vivant et définition d’un « bien commun » inappropriable, mais entre deux formes d’appropriation (ou de « réification ») aussi mortifères l’une que l’autre : « La fabrique de l’homme a, d’une façon ou d’une autre, dépossédé l’individu de son identité biologique. Soit la communauté scientifique l’emportera et il deviendra une sorte d’objet sacrificiel, soit l’industrie pharmaceutique l’emportera et il deviendra une richesse exploitable [17]. »

11Même si ce genre de formulations traduit un sentiment aujourd’hui très répandu, on peut estimer qu’un diagnostic aussi sombre mélange de fait et de droit plusieurs plans, jusqu’à confondre purement et simplement la « dignité de la personne » (implicitement postulée ici) avec cette curieuse notion d’une « identité biologique » qui serait aujourd’hui « aliénée » au seul bénéfice de la science ou de l’industrie. Plus spécifiquement, un tel diagnostic réitère une confusion fréquente entre des régimes d’appropriation qui, bien qu’ils s’inscrivent dans une même logique économique, ne peuvent pourtant être identifiés : le droit des brevets comme propriété intellectuelle et industrielle n’est pas une « mainmise » souveraine sur des choses qui impliquerait une « aliénation » stricto sensu, un transfert de propriété sans reste et sans retour. Ce qu’instaure la brevetabilité, c’est le droit temporaire de contrôler l’usage d’un procédé « inventif » spécifié par un certain nombre de critères (même si ces critères varient selon les traditions juridiques et n’offrent pas de régime juridique uniforme à l’échelle de la globalisation capitaliste). La question qui est alors posée ne porte pas sur la menace d’une aliénation générale de l’homme au seul profit de logiques scientifiques et industrielles convergentes, mais bien plutôt sur les effets contrastés et éventuellement divergents de cette « économie de la connaissance », dès lors qu’est légitimé le paiement d’un « droit d’usage » sur certaines productions intellectuelles, voire sur la plupart d’entre elles.

Les « lignes de fuite » du libéralisme

12On peut donc formuler autrement le dilemme qui traverse aujourd’hui la plupart des recherches portant sur l’information génétique, son appropriation et sa circulation réglée, en montrant qu’il met aux prises plusieurs régimes de liberté (liberté d’appropriation, liberté de circulation, liberté d’usage) et traverse les composantes diverses et peut-être contradictoires de ce qu’on nomme indistinctement « libéralisme ». Les connaissances doivent-elles circuler sans entrave, du fait de traits spécifiques liés à l’activité intellectuelle, qui font des produits ordinaires de cette activité des « choses communes », donc inappropriables car librement laissées à l’usage de chacun ? Même si l’objet qui cristallise ces questions, le « génome », apparaît ici dans sa nouveauté indiscutable, le problème n’est pas si inédit qu’il paraît et rend plus manifestes certaines tensions internes de la pensée libérale, déjà présentes dans les discussions du XVIIIe siècle sur la question de la propriété intellectuelle au regard d’une exigence de « libre-circulation » des produits de cette activité. À travers la constitution de la génomique, n’assiste-t-on pas finalement à un remake de débats anciens qui mettaient déjà aux prises un certain régime de la propriété et un certain régime de la liberté d’usage reliée à l’idée, même minimaliste, d’un bien commun à instituer ou à préserver ?

13Il n’est pas inutile de rappeler que cette discussion plus générale sur le statut de la connaissance comme « production intellectuelle » s’est ouverte dès la fin du XVIIIe siècle dans des termes finalement assez analogues à ceux d’aujourd’hui, même si le capitalisme globalisé fait apparaître une autre échelle d’analyse quant aux effets en retour de la « privatisation » juridique de la connaissance. De fait, l’activité intellectuelle, la production d’œuvres et surtout de connaissances, est depuis longtemps (sinon depuis toujours) dans un rapport contradictoire avec l’idée d’une propriété souveraine, qu’elle porte sur des choses ou sur des procédés inventifs dont les auteurs se voient délivrer un droit temporaire d’exclusivité. Un récent article de Z. Laïdi sur « La propriété intellectuelle à l’âge de l’économie du savoir » [18] rappelle qu’une telle question était discutée et évaluée dans ses diverses conséquences dès les débuts de l’économie politique : comment concilier un libre régime d’appropriation individuelle, fondé sur l’idée du travail incorporé dans les choses produites, et une libre diffusion de la connaissance ouverte en droit à tous, donc relevant d’un statut de « bien commun » ? Cette discussion n’opposait pas frontalement les tenants d’un mercantilisme libéral (fondé sur la prééminence de la propriété des choses préalable à leur régime d’échange) aux partisans d’un volontarisme étatique (seul à même de garantir l’institution ou la préservation d’un « domaine public » ou d’un « bien commun ») ; elle traversait de fait et de droit la pensée libérale dans sa dimension plus proprement politique, révélant par là même des contradictions ou des « lignes de fuite » significatives qui se reposent aujourd’hui à nouveau frais.

14Comme un certain nombre d’auteurs anglophones, Z. Laïdi voit dans le mouvement d’expansion du champ de la brevetabilité – et donc de recul de la catégorie de « bien commun » – quelque chose de comparable au mouvement des enclosures qui a présidé à une phase antérieure de développement du capitalisme d’accumulation. La comparaison semble éclairante puisqu’elle vise à désigner un mouvement d’appropriation privée de « biens communaux » succédant à leur libre usage collectif. Si l’on peut partager la critique d’un tel mouvement de « privatisation » de la connaissance, la comparaison la plus ajustée n’est peut-être pas tant avec le mouvement des enclosures, mais avec une sorte de retour des « droits de péage » renvoyant à des structures féodales : la prise de brevet constitutive de la génomique semble aujourd’hui relever de cette logique à courte vue qui consiste à faire payer un « droit de passage » pour accéder à des informations susceptibles de produire d’autres connaissances ou applications industrielles (d’ailleurs aléatoires). En ce sens, les stratégies économiques des entreprises de biotechnologie relèvent pour partie d’une sorte de jeu de go où il s’agit d’abord d’enserrer un espace qu’on peut protéger juridiquement, contrôlant alors des accès pour lesquels il faut payer, avant même de savoir s’il y a un quelconque intérêt en termes de recherche-développement. C’est à l’évidence une logique plus financière qu’industrielle – dont il n’est pas certain qu’elle soit aussi viable qu’escompté ; mais elle relève bien de ce « commerce des promesses » qui, pour un auteur comme P.-N. Giraud, caractérise la globalisation financière [19].

15Dans cette perspective, le débat sur la brevetabilité du vivant apparaît certes beaucoup moins apocalyptique que ce qu’on en dit ordinairement en y voyant un possible « effondrement symbolique » des conditions minimales de la dignité humaine. Mais il est à coup sûr plus significatif pour qui veut saisir les lignes de fuite et les impasses prévisibles de cette « économie de la connaissance » aujourd’hui à l’œuvre, dans ce domaine comme dans d’autres. À l’évidence, la préférence d’une majorité de scientifiques dans le monde est celle d’une libre circulation des connaissances fondamentales, considérées comme la partie commune de la recherche, qu’il faut distinguer des applications inventives relevant d’une protection juridique de la propriété intellectuelle et industrielle. Cette partition peut cependant apparaître assez naïve et il n’est pas certain que ses défenseurs y croient vraiment jusqu’au bout, dès lors qu’ils s’interrogent sur la réalité ordinaire des conditions de production des connaissances scientifiques : l’approche en termes d’économie de la connaissance montre précisément que les frontières naguère encore identifiables entre les diverses formes intellectuelles et institutionnelles de la recherche se sont singulièrement estompées, jusqu’à rendre presque indiscernable ce partage entre connaissances « fondamentales » (science) et connaissances « appliquées » (technologie).

Les devenirs autoritaires du capitalisme

16Quel est alors le sens politique d’une préservation de la connaissance comme « bien commun », si l’on veut y voir autre chose qu’une idéalisation par trop naïve – et de fait très équivoque – de la science « désintéressée » ? Quels en sont notamment les enjeux en termes de politique de santé publique, dès lors qu’il faut s’affronter à la globalisation en cours des régimes de la propriété intellectuelle dont les effets dans le domaine de l’industrie pharmaceutique sont massifs ? C’est dans ces termes que les questions sont de fait à poser, bien plus que dans ceux d’une opposition culturelle et philosophique entre une tradition « utilitariste » ou « pragmatiste », présentée ordinairement comme ployable en tous sens, et une tradition d’inspiration kantienne invoquant l’inconditionnalité de la dignité de l’homme, voire de « la vie », pour prétendre en interdire tout commerce – quitte à tolérer ou à inventer les formulations les plus contournées pour faire droit aux réalités plus trivialement marchandes. Car ce partage complaisamment entretenu et reconduit entre utilitarisme malléable et rigorisme des principes laisse entièrement en suspens la question de savoir comment sont rendues disponibles à un coût raisonnable les thérapeutiques issues de ces biotechnologies, ce qui implique de considérer des acteurs qui posent autrement les problèmes et les enjeux : associations de malades, organisations non gouvernementales, fronts communs inédits à constituer entre pays – dans le cadre contraignant de l’Organisation mondiale du commerce – à propos des discussions en cours sur les règles internationales de la propriété intellectuelle et industrielle.

17Affronter politiquement les enjeux de cette « économie de la connaissance », y compris pour en contester les orientations aujourd’hui dominantes, engage donc à sortir des slogans purement défensifs qui relèvent au mieux du vœu pieux, à tous les sens de l’expression et notamment au sens d’une « piété » dont la défense inconditionnelle de « la » vie serait aujourd’hui l’ultime refuge. Les implications normatives d’une telle piété, dans ses dimensions théologico-politiques les plus identifiables, ne sauraient être confondues avec une approche critique du devenir économique de la connaissance du vivant, sauf à réitérer de manière aveugle ou parfaitement consciente la défense d’un ordre de surplomb (qu’on le nomme « symbolique » ou « naturel ») qui a toujours fait du contrôle des vivants un objet politique privilégié.

18Dans cet éclairage, la défense d’une transcendance singulière et exclusive de « la » vie ou « du » vivant n’est donc pas à comprendre comme une protestation et encore moins comme une résistance opposée au cours inexorable de la marchandisation intégrale ; elle s’inscrit bien davantage dans la composition aujourd’hui à l’œuvre d’une figure de pouvoir qui cherche à combiner à tout prix (et souvent au prix fort) la dérégulation économique la plus large et le contrôle généralisé des personnes et des conduites. L’un n’est pas tant la compensation « symbolique » de l’autre, comme un gage idéologique destiné à masquer une réalité par ailleurs innommable dans sa sauvagerie effective ; elle constitue son envers ou son revers qui n’a rien de « libéral », quelque sens qu’on donne à ce terme [20]. De ce point de vue, les formes dominantes du capitalisme contemporain, loin d’être la victoire sans partage d’un libéralisme dont on a relevé les équivoques, les tensions ou les « lignes de fuite », sont plutôt à penser comme des formes congruentes de capitalisme autoritaire, même si c’est à des titres divers et selon des configurations politiques irréductibles les unes aux autres.

19C’est cet étrange alliage, bien plus résistant qu’il n’y paraît, dont il faut aujourd’hui éprouver, affronter et le cas échéant « défaire » la consistance, pour autant que l’on accorde quelque pertinence aux remarques incisives de Deleuze sur les « sociétés de contrôle » et l’économie numérique de leur organisation – économie qui structure à l’évidence la connaissance et la maîtrise des processus vivants. Il est certain que les « armes » intellectuelles et politiques de cet affrontement sont en grande partie à inventer ou à combiner si, comme le remarquait incidemment Deleuze, les « mots d’ordre » (les slogans) ne sont pas vraiment à la hauteur des innombrables ressources des « mots de passe » (et de blocage) des formes développées du contrôle numérique [21]. Il y faut et il y faudra davantage d’inventivité, y compris syntaxique, capable de faire surgir ou de frayer d’autres devenirs plus vivables.

Notes

  • [1]
    L’intérêt dont jouit aujourd’hui l’œuvre de H. Jonas, au-delà du seul Principe Responsabilité, tient pour une bonne part à cet entrelacement tout à fait explicite entre ontologie vitaliste et finalisme moral. C’est là une thèse très classiquement « physico-théologique » ; il est simplement surprenant de constater que le travail du criticisme kantien contre cette forme de pensée trouve peu d’échos chez les commentateurs les plus attentionnés de H. Jonas : comme si l’affirmation que la vie est l’expression intrinsèque d’un « sens » métaphysique ne posait aucune difficulté de principe.
  • [2]
    Cf. les analyses du juriste B. Edelman, synthétisées dans un texte récent : « L’homme dépossédé. Entre la science et le profit », in La Génétique, science humaine, Belin, 2004.
  • [3]
    Cf. par exemple le livre de la psychanalyste M. Vaquin, Main basse sur le vivant, Fayard, 1999 ; celui de l’économiste J. Rifkin, Le Siècle « biotech », trad. française, La Découverte, 1998 ; ou encore la plupart des livres du biologiste J. Testart.
  • [4]
    Pour un point de vue militant frontalement opposé aux évolutions lourdes de la connaissance et de l’exploitation économique des processus vivants, notamment dans le domaine médical, cf. le petit livre publié récemment sous l’égide d’ATTAC, Le Complexe médico-industriel, Mille et une nuits, 2003.
  • [5]
    Pour une compilation récente et assez exhaustive des tendances lourdes de la « génomique », cf. Magali Franceschi, Droit et marchandisation de la connaissance sur les gènes humains, CNRS éditions, 2004.
  • [6]
    Pour une approche d’ensemble de cette globalisation financière, cf. notamment le livre de Pierre-Noël Giraud, Le Commerce des promesses, Seuil, 2001.
  • [7]
    Cf. notamment le livre de V. Shiva récemment traduit sous un titre « acclimaté » aux formules alter-mondialistes les plus emblématiques : La vie n’est pas une marchandise, Enjeux planète, 2004. Il faut cependant noter que son titre original est plus sobre et plus ajusté à son objet : Patents : Myths & Reality, 2001.
  • [8]
    Sur la catégorie de « bien commun » appliqué à la connaissance, outre le livre de V. Shiva déjà cité dans la note précédente, cf. l’article récent de Z. Laïdi, « La propriété intellectuelle à l’âge de l’économie du savoir » (Esprit, novembre 2003), et celui de l’économiste américain J. E. Stiglitz « Knowledge as a Public Global Good », publié dans le collectif : Global Public Goods, Oxford University Press, 1999.
  • [9]
    C’est le cas d’un juriste comme Pierre Legendre dont les travaux, définis comme une « anthropologie dogmatique », ressassent inlassablement la même litanie autour d’un « ordre symbolique » instituant la vie ; cf. à cet égard son récent recueil : Sur la question dogmatique en Occident, Fayard, 1999. Mais il faut reconnaître que les analyses de P. Legendre portent aussi, quoique de manière englobante, sur une certaine critique de la « rationalité marchande ».
  • [10]
    Cf. L’Anti-Œdipe, Minuit, 1972, et Mille plateaux, Minuit, 1980, dont le sous-titre commun est : « Capitalisme et schizophrénie ». Pour une analyse des thèses de Deleuze et Guattari à cet égard, qui n’en esquive pas les difficultés, cf. l’article de Frédéric Neyrat : « L’Être et le Capital, ontologie et politique deleuzienne » (Chimères, n° 48, 2002).
  • [11]
    Entretien entre G. Deleuze et A. Negri, reproduit sous le titre « Contrôle et devenir » dans le dernier chapitre du recueil Pourparlers, Minuit, 1990, p. 232.
  • [12]
    Les seules institutions étatiques conséquentes qui se réclament encore d’une « idéologie » alternative, tel le régime de la Chine communiste, sont devenues à l’évidence une forme tout à fait viable de capitalisme autoritaire – les protections collectives minimales du salariat y étant largement défaites.
  • [13]
    C’est bien le sens de la formule plusieurs fois réitérée selon laquelle « l’idéologie n’existe pas » : pour Deleuze et Guattari, il faut résolument se défaire de cette conception « optique » de l’idéologie comme camouflage ou comme trompe-l’œil.
  • [14]
    Entretien avec A. Negri op. cit., p. 232.
  • [15]
    Pour une présentation synthétique à cet égard, cf. le livre de D. Foray : L’Économie de la connaissance, La Découverte, coll « Repères », 2000.
  • [16]
    Cette catégorisation est notamment celle de la Déclaration internationale de l’Unesco portant sur le génome humain (adoptée en 1997).
  • [17]
    Telle est la conclusion — sans grand recours — de son article récent sur « L’homme dépossédé » (cf. note 2).
  • [18]
    Article déjà cité (note 8).
  • [19]
    Cf. son livre déjà cité (note 5).
  • [20]
    C’est finalement la raison majeure de cette perplexité maintenue à l’égard d’un slogan comme « le vivant n’est pas une marchandise ». D’où également, malgré certaines proximités, une nette divergence d’analyse par rapport au livre récent de B. Stiegler, De la misère symbolique, Galilée, 2004, qui porte un autre diagnostic, plus « civilisationnel », sur les formes contemporaines du capitalisme — dont l’auteur remarque par ailleurs à juste titre qu’il n’est certainement pas à définir comme « post-industriel » mais bien comme « hyper-industriel ».
  • [21]
    Pourparlers, Minuit, 1990, p. 243-244 : « Dans les sociétés de contrôle, (…) le chiffre est un mot de passe, tandis que les sociétés disciplinaires sont réglées par des mots d’ordre (aussi bien du point de vue de l’intégration que de la résistance). »