L'idéologie comme description
1Si le concept d’idéologie fait aujourd’hui l’objet d’un large discrédit, il est rare que son rejet s’appuie sur une argumentation développée. Néanmoins, ce rejet s’est trouvé des formulations théoriques, et c’est sans doute la critique post-moderne des grands récits qui est à ce propos la plus éclairante [1]. Le concept d’idéologie est solidaire de deux caractéristiques qui sont aujourd’hui l’objet d’une contestation générale. Tout d’abord, il suppose une position en extériorité par rapport aux productions culturelles : c’est seulement en effet si l’on parvient à se soustraire à l’emprise de l’idéologie que l’on peut prétendre l’identifier comme telle. Il suppose ensuite une capacité à saisir les productions culturelles singulières du point de vue de l’histoire, point de vue tout à la fois macrosocial et dynamique : c’est seulement à condition d’effectuer une synthèse sur la diversité polymorphe du présent que les productions culturelles peuvent être considérées en général comme les moyens par lesquels les sociétés relaient symboliquement, soit pour les amortir, soit pour les développer sous une autre forme, leurs antagonismes structuraux. Ces critiques livrent sans doute l’un des enjeux de rejet actuel du concept d’idéologie : est-il possible comme le pensait Marx de continuer à penser historiquement en se débarrassant du type de vision de l’histoire qui caractérise les philosophies de l’histoire (et auquel il semble qu’il a parfois succombé), ou les seules positions critiques tenables supposent-elles un rejet de toute référence à l’histoire ?
21) La problématique de l’idéologie
3En formulant le concept d’idéologie, Marx a été le premier à souligner le fait que les discours et les représentations s’énoncent, se forgent dans un espace social et non pas dans les sphères autonomes du vrai, du bien et du beau. Il a ainsi esquissé une problématique qui comporte au moins trois interrogations : relatives au type d’inscription sociale des discours et des représentations ; au type de conditionnement que le contexte social exerce sur les discours et les représentations ; et au type d’effets qu’elles produisent sur leur contexte.
4Le premier élément de la problématique de l’idéologie concerne la validité sociale des discours et des réflexions. En définissant l’idéologie comme le « langage de la vie réelle » [2], ou le fétichisme comme des formes de pensée ayant une « objectivité pour les rapports de production de ce mode de production social historiquement déterminé » [3], Marx expliquait que les idéalités doivent entretenir un certain type de relation avec des intérêts sociaux dominants et avec des pratiques sociales en vigueur pour être l’objet d’une adhésion générale. Le second élément de cette problématique concerne le type de causalité qu’exercent les intérêts sociaux sur les idéalités. En insistant sur le fait que les représentations « expriment » [4] ou « représentent » [5] des intérêts sociaux, en ajoutant que leur sens est « l’émanation » des pratiques sociales [6], Marx soulignait leur conditionnement social et historique. Le troisième élément de la problématique de l’idéologie concerne les effets de justification que les discours produisent dans les contextes sociaux où ils ont validité. L’Idéologie allemande présente les discours sur le vrai, le bien et le juste comme des modes de dénégation de l’historicité spécifique des formations sociales, et des modes de dissimulation des intérêts satisfaits dans les organisations sociales inégalitaires. C’est encore des effets pratiques des idéalités que traite Le Capital, lorsqu’il explique comment les interactions économiques tirent certaines de leurs caractéristiques principales de ce système d’illusion qui confère un « caractère fétiche » aux marchandises. Ces thèmes entretiennent un lien étroit avec l’idée de justification sociale : c’est en justifiant certaines inégalités et certains éléments clefs du processus d’exploitation que les idéalités produisent leurs effets politiques.
5Il est permis de penser que les différents éléments de cette problématique sont unifiés chez Marx de façon pour le moins instable. Et sans doute convient-il également de reconnaître que l’on ne trouve pas chez lui une mais plusieurs conceptions de l’idéologie, et que chacune d’elles est affectée par des apories plus ou moins irréductibles [7]. Sans doute le concept d’idéologie est-il intrinsèquement problématique [8]. Cependant, un tel constat n’invalide en rien la problématique de l’idéologie. Pour argumenter contre cette problématique elle-même, il faudrait soit montrer que l’un des trois éléments de cette problématique de la socialité des idéalités n’a pas d’objet, soit soutenir qu’ils n’ont rien à voir les uns avec les autres. Mais est-il véritablement possible de soutenir par exemple que les idéalités n’ont aucune inscription sociale, ou encore que les justifications sociales n’ont rien à voir avec les intérêts sociaux et les périodes historiques dans lesquelles elles sont formulées, ou encore qu’elles sont sans effet sur l’effectivité sociale ? Il est presque absurde de croire que la problématique de l’idéologie n’a plus d’objet, mais comment expliquer alors que les références à l’idéologie ont perdu toute validité sociale, qu’elles n’apparaissent plus comme des moyens pertinents pour décrire la validité sociale, le conditionnement socio-historique et les effets pratiques des discours de justifications ?
62) La perte de croyance en l’idéologie
7Tenter de répondre dans le cadre de la problématique de l’idéologie revient à chercher du côté des transformations historiques et de leurs effets sur les idéalités. Ce type d’approche est susceptible de conduire à deux types de réponses qui ne sont pas exclusives l’une de l’autre. On peut considérer d’une part que les éléments subjectifs, ou le système de croyance qui permettait de donner validité au discours sur l’idéologie, ont été modifiés par des transformations sociales. D’autre part, il est possible que le mode d’inscription sociale des idéalités ait lui-même changé, et que le discours sur l’idéologie semble périmé précisément parce que les phénomènes que la problématique de l’idéologie est censée identifier ne peuvent plus l’être adéquatement dans le cadre de la conception classique de l’idéologie.
8Un premier élément de réponse est sans doute à chercher en effet dans les transformations sociales qui ont rendu difficilement opératoire l’interrogation sur le conditionnement socio-historique des idéalités. Dans des sociétés où la distribution des richesses s’effectue selon des continuums de revenus plutôt que suivant une forte polarisation (même si par ailleurs les inégalités explosent), dans des sociétés où la domination et les inégalités prennent des formes multiples qu’il est difficile de rapporter à des principes explicatifs globaux, il est malaisé de déchiffrer le conditionnement social et les effets politiques des idéalités. Chez Marx, le concept d’idéologie est toujours lié à l’idée de lutte des classes, mais dans un mode où l’idée de classe sociale semble perdre de son évidence, où les enjeux politiques sont rarement interprétés en termes de luttes de classe, la dimension idéologique des croyances et des discours perd de sa lisibilité.
9Plus généralement, les références à la dimension historique semblent elles-mêmes perdre de leur validité sociale. La crise des discours de légitimation prend son sens dans un cadre plus large que celui que Lyotard avait en vue en décrivant la perte de crédit des grands récits d’émancipation (par le droit, par l’économie, par la classe ouvrière). Elle doit plus généralement être rapportée à la modification de certains traits spécifiques du cadre de l’expérience moderne de l’historicité. Ce que Koselleck appelle « l’expérience de l’histoire » consiste en une perception de l’avenir comme remettant en cause qualitativement et de façon toujours accélérée le présent dans le sens du progrès [9]. Elle suppose une représentation de l’avenir comme lieu de la réalisation de possibles et comme l’occasion d’une transformation du présent dans le sens du meilleur. Mais aujourd’hui, l’avenir semble plutôt se présenter comme un prolongement du présent et comme l’éventualité de modifications principalement quantitatives, voire purement négatives : l’historicité semble avoir perdu toute sa dimension subversive [10]. De même, la référence au possible a cessé de désigner un principe de contestation de l’actuel, un lieu d’actualisation de ce qui dans l’histoire n’est pas encore accompli. Aujourd’hui, le possible est bien souvent attendu plutôt comme l’occasion d’une nouvelle confirmation du présent malgré son irrationalité criante [11]. Cette modification de l’expérience de l’histoire induit une sorte de deuil de la « croyance en l’histoire » dont la contrepartie positive est une représentation du présent comme un flux d’événements.
10Comment expliquer cette modification de l’expérience de l’histoire si ce n’est par des transformations sociales ? Elle correspond sans doute à la phase de développement du capitalisme, généralement désignée par le terme de mondialisation, qui passe par un processus d’unification éco-technique [12]. D’un côté, le processus d’homogénéisation tendancielle des normes sociales de la production et des échanges sous l’effet de l’interconnection des marchés tend à produire le sentiment qu’il n’est pas d’autre monde possible et que l’histoire en est arrivée à un point d’équilibre autour duquel ne sont plus possibles que des fluctuations désordonnées. D’un autre côté, les technologies de l’information propres à cette phase de développement du capitalisme, en offrant la possibilité d’une connection des espaces en temps réel, produisent le sentiment d’une absorption de l’espace par un temps réduit lui-même à l’instant. Ainsi se réalise en apparence la prophétie marxienne selon laquelle la production du marché mondial « détruit l’espace avec le temps » [13]. Cette substitution du flux des événements à l’histoire est l’un des éléments clefs d’une nouvelle configuration idéologique où la croyance en l’événement fait corps avec la croyance en la mémoire et en la mondialisation, pour se substituer purement et simplement à la croyance en l’histoire [14].
11Le concept d’événement a constitué la pièce maîtresse de différents dispositifs théoriques subversifs (Benjamin, Foucault, Deleuze). Mais le point de vue de l’événement sur l’histoire est également l’une des formes les plus spécifiquement contemporaines de la dénégation de l’histoire. Certains modes de légitimation procèdent en effet à l’absolutisation du présent non pas en proclamant sa conformité à une rationalité éternelle, selon la définition marxienne de l’idéologie, mais en insistant au contraire sur la mobilité et l’innovation permanente d’un nouveau capitalisme permettant l’accomplissement de la liberté individuelle et la réalisation des différentes facettes de l’existence individuelle dans un univers flexible. L’historicité sans l’histoire, l’historicité réduite au flux des événements, voilà ce par quoi se solde la perte de la croyance en l’histoire lorsqu’elle s’accompagne de la substitution de la mondialisation à l’histoire comme objet de croyance, voilà ce qui caractérise cette fin de l’histoire si particulière qui accompagne un ordre social qui se conçoit comme dénué de frontières spatiales ou temporelles [15]. Et sans doute aussi est-ce pour cette raison que la problématique de l’idéologie conserve toute sa portée critique, car il se pourrait bien que toute attitude critique aujourd’hui passe par ce défi : tenir que l’histoire est plus qu’un ensemble d’événements tout en faisant le deuil de la « croyance en l’histoire » [16] ; et symétriquement : comprendre que l’on peut parler d’histoire sans succomber à la croyance en l’histoire. Pour penser l’historicité du savoir par exemple, nul n’est besoin de trancher entre la vision d’une succession d’événements dont la singularité est irréductible, et celle d’un progrès linéaire de la raison. Il suffit de rattacher les uns aux autres des processus qui traversent les espaces sociaux et théoriques [17]. De même, pour poser les problèmes de notre situation historique et de ce qui pourrait être notre insertion dans le monde, pour nous représenter la dimension politique de notre propre discours et éviter de chercher naïvement les ressources de la critique dans les discours de justification (qu’il s’agisse des justifications des contextes institutionnels particuliers, de celles de l’action sociale en général, ou des justifications constitutionnelles), il n’est aucunement besoin d’un schéma général de l’histoire. Il suffit d’une pensée des processus qui modèlent le présent.
12Mais le discrédit de la problématique de l’idéologie s’explique sans doute aussi par des modifications plus profondes. Une part de l’explication doit être cherchée dans les transformations du mode d’inscription sociale des idéalités elles-mêmes. Chez Marx, le concept d’idéologie était celui d’une critique de l’autonomie des créations culturelles relatives au vrai, au bien et au beau. Mais le concept d’idéologie conservait néanmoins l’idée d’une telle transcendance lorsqu’il pensait les justifications sociales comme des légitimations, c’est-à-dire comme des justifications appuyées sur des principes faisant jouer leur apparence de transcendance : la valeur éternelle des droits naturels de l’homme et du citoyen, des principes moraux et religieux, de la science en général et de l’économie politique en particulier. Or, il se pourrait bien que certains des traits caractéristiques des transformations sociales de ces dernières décennies tiennent précisément en la perte de cette apparence de transcendance des créations culturelles, elles-mêmes devenues objets manifestes et instruments évidents de la valorisation capitaliste. Sur le versant objectif, les créations culturelles seraient prises dans un processus de transformation en marchandises massivement diffusées et en instruments visant à orienter désirs et projections vers d’autres marchandises. Sur le versant subjectif, la production culturelle tendrait à perdre son caractère semi-autonome, ou utopique, et conjointement, tout semblerait se dissoudre dans un spectacle sans autre réalité que l’intensité fugitive [18]. L’hypothèse d’une tendance à l’absorption de tous les plans de l’expérience sociale dans la circulation d’une culture réduite aux images de la valorisation (des marchandises comme de soi) est aussi celle d’une soumission du social à la double logique de l’instantanéité disparaissante et de la sidération aveuglée. Si cette hypothèse était avérée, nous aurions là un nouveau type d’opacité et une explication supplémentaire des difficultés qui peuvent aujourd’hui être éprouvées dans la lecture historico-sociale que la problématique de l’idéologie suppose. Plus généralement, nous devrions modifier de façon assez substantielle nos conceptions courantes de l’idéologie. Ici encore, le problème peut être présenté historiquement.
133) L’idéologie par les images
14Les politiques néolibérales de sortie du fordisme se sont appuyées sur de puissants discours de légitimation (fin de l’histoire, corrélation apologie de la démocratie-marché, critique du totalitarisme, primat des droits-libertés comme cœur des droits de l’homme, apologie de la mondialisation comme métissage, etc.). Il est frappant que ces discours n’aient presque plus cours aujourd’hui. S’ils ont perdu leur validité sociale, c’est sans doute en partie parce qu’ils ont déjà produit leurs effets et qu’aujourd’hui le capitalisme néolibéral apparaît comme un universel de fait qui n’a plus besoin d’être légitimé. C’est sans doute en partie aussi parce que la croyance en la mondialisation s’est constituée en légitimation alternative. Mais la croyance en la mondialisation ne procure plus aujourd’hui qu’une légitimation a minima : les proclamations du progrès du droit et de la démocratie dont elle s’accompagnait ont pris l’apparence du cynisme, quant aux prophéties de la libération par le métissage, elles ont cédé la place au spectacle angoissé du « choc des civilisations ». La croyance en la mondialisation ne procure aujourd’hui d’autre légitimation que par un argument de fait : celui d’un monde qui ne peut plus être mesuré à l’aune d’aucun autre monde réel (le socialisme réel par exemple) et qui met en place des dynamiques d’homogénéisations économiques, sociales et culturelles telles que les tentatives de développement alternatif semblent vouées à l’échec (voir les débats actuels à propos du Brésil). Cependant, l’universel de fait que prétend être notre monde mondialisé est traversé par de tels clivages sociaux et culturels, il donne lieu à de tels conflits géopolitiques et à de telles pathologies sociales, qu’il est surprenant que de puissants discours de légitimation ne s’efforcent pas d’une part d’en désamorcer la puissance subversive, d’autre part, de contrer les critiques sociales qui elles-mêmes tentent de s’organiser (dans les Forums sociaux internationaux par exemple).
15Faut-il en conclure à une relativisation de la pertinence de la problématique de l’idéologie ? Sans doute les ressorts subjectifs de l’acceptation de la domination ne s’expliquent-ils pas seulement par la production de justifications sociales, mais aussi par des processus qui modèlent directement les désirs, comme Adorno et Horkheimer le suggéraient par exemple dans La Dialectique de la raison. Aujourd’hui encore le phénomène de l’acceptation de la domination doit être expliqué par une psychologie du consentement [19], et peut-être qu’aujourd’hui plus qu’hier ce type de ressort de la domination joue un rôle déterminant. Mais rien n’indique que la domination ne passe plus que par ce vecteur, et rien ne permet non plus d’affirmer que l’idéologie ne joue plus aujourd’hui qu’un rôle accessoire. Car il se pourrait bien que le caractère déflationniste de la légitimation sociale s’explique en partie au moins par le fait que la justification sociale a cessé de relever de la légitimation. Notre hypothèse est que la transformation du type d’inscription sociale des créations culturelles s’est accompagnée d’un changement dans les modes de justification sociale : à la justification par la légitimation est venue s’ajouter une justification par description dans laquelle les images jouent un rôle décisif.
16Il paraîtra peut-être surprenant que les images soient ici considérées comme les éléments centraux de configurations idéologiques, dans la mesure où la notion d’idéologie désigne traditionnellement des ensembles organisés de représentations, eux-mêmes conçus sur un modèle verbal plutôt que visuel. Mais il se pourrait bien que nos réticences à parler d’idéologie à ce propos prouvent surtout l’incapacité qui est aujourd’hui la nôtre à penser politiquement les images et notre propre rapport aux justifications sociales contemporaines. D’une part, il est à peine besoin de rappeler que des images ne peuvent consister qu’en des mots : c’est le cas des images poétiques (et c’est peut-être parce que les images ont acquis une nouvelle fonction idéologique que l’usage naïf des images poétiques aujourd’hui est presque obscène). D’autre part, il semble évident que depuis le XIXe siècle au moins la production collective des images est devenue l’un des principaux moyens par lequel la société s’est représentée elle-même, et qu’ainsi elle peut être considérée comme le discours qu’elle tient sur elle-même. Comme le remarque Rancière, le développement du « grand commerce de l’imagerie collective » est solidaire d’une triple fonction conférée aux images : « donner aux membres d’une « société » aux repères indécis les moyens de se voir et de s’amuser d’eux-mêmes sous la forme de types définis ; constituer, autour des produits marchands, un halo de mots et d’images qui les rendent désirables ; rassembler, grâce aux presses mécaniques et au nouveau procédé de la lithographie une encyclopédie du patrimoine humain commun : formes de vie lointaines, œuvres de l’art, connaissances vulgarisées » [20]. L’image acquiert ainsi le statut d’une description sociale produisant indissociablement des effets de vérité et des effets d’identification. Sans doute le capitalisme mondialisé donne-t-il un nouvel élan à ces tendances.
17Sous le double effet d’une part, de l’intensification de la valorisation marchande et de son redoublement dans les images, d’autre part, de la mondialisation technique qui accroît tout à la fois la possibilité et le désir d’une description de ce qui se dérobe à la connaissance immédiate, les images deviennent plus que jamais l’élément central du discours que nos sociétés tiennent sur elles-mêmes. Or c’est le pouvoir des descriptions que de produire des effets de justification qui, s’ils ne sont certes pas directs, sont néanmoins irréductibles à la constitution des conditions subjectives du consentement à la domination. De même qu’un type de justification suppose un type de description des objets justifiés, de même, un type de description suppose toujours des jugements de valeur sur les objets dignes d’être décrits : instituer des descriptions revient de facto à renforcer des justifications sociales [21]. Ce premier effet de justification indirecte est indissociable d’un second qui tient à la particularité de tout point de vue sur le monde : il n’est pas de description totale possible, décrire tel aspect de la réalité revient donc à en dissimuler d’autres qui, de ce fait, n’ont plus besoin d’être justifiés. Cette double logique de la justification est à l’œuvre dans les descriptions par images. Elle est également renforcée par les dimensions identificatoires, banalisantes et aveuglantes de l’image. Une spécificité de la description par image tient aux dimensions identificatoires de l’imagerie sociale : l’image, en associant description et identification, renforce le caractère normatif de la description. Une autre spécificité tient au type particulier de circulation des images de la réalité sociale, qui oscillent entre la présentation fugitive, banalisante ou déréalisante [22], et des effets d’aveuglement voire de sidération : dans tous les cas, la réalité est présentée sous un jour tel qu’elle n’a plus véritablement besoin d’être justifiée.
18Dans ce dernier type de justification indirecte (fugitive/aveuglante), c’est bien à des effets de justification par le spectaculaire que nous avons affaire. Mais il s’agit de tout autre chose que des effets pris en compte par Debord dans sa critique de la société du spectacle [23]. Chez lui, tout repose sur l’antithèse du spectaculaire et de l’ordinaire, de sorte qu’en définitive, c’est encore la transcendance relative de l’idéologie qui constitue le vecteur de la justification. En outre, Debord pose les fantasmagories marchandes comme l’élément d’une compensation imaginaire qui rend le monde aliéné supportable, comme la stratégie d’une fuite utopique qui magnifie la vie pour mieux l’asservir à la loi de la réification capitaliste. Il est sans doute peu contestable que la production de marchandises s’accompagne aujourd’hui encore du spectacle dénoncé par le situationnisme, et il est bien possible que les fantasmagories marchandes jouent pour beaucoup dans la psychologie du consentement, mais les ressorts principaux de la justification sociale ne semblent plus résider principalement aujourd’hui dans la magnification de la vie par la représentation (aussi la pratique du détournement a-t-elle perdu toute portée subversive). Le plus souvent, notre monde en définitive apparaît soit comme tristement ordinaire (déprimant au sens propre et figuré du terme), soit comme l’objet de craintes multiformes (insécurités sociales, délinquance, terrorisme). Et c’est aussi ce type de monde que les images spectaculaires parviennent à justifier, lorsqu’elles retirent toute leur épaisseur sociale et historique aux pathologies sociales, qu’il s’agisse dans les pays développés de la dégradation des conditions minimales de sécurité sociale permises par l’État providence, alors même que les inégalités croissent de façon provocatrice, qu’il s’agisse du tiers-monde, du SIDA, des famines et de la réduction de populations entières au statut d’hommes jetables. La plupart du temps, les pathologies de notre monde sont présentées comme de simples « événements » de sorte que le spectateur peut tout à la fois jouir de la satisfaction de prendre ce genre de phénomènes en compte, tout en détournant de fait le regard puisque d’autres images l’emportent vers des affects moins pénibles et qu’il y a peu de chance que d’autres images les ravivent sous la forme d’un problème qu’on ne pourrait éviter d’affronter.
19Si le concept d’idéologie semble aujourd’hui perdre sa valeur opératoire, c’est sans doute en partie parce qu’il désigne traditionnellement le principe d’une critique des discours de légitimation, sans expliciter par lui-même d’une part que le sens des justifications dépend des dispositifs dans lesquels les discours prennent place, et d’autre part que la construction de leurs objets (comme objet de justification) produit déjà par elle-même des effets de justification. La critique de l’idéologie doit bien aujourd’hui encore s’en prendre aux discours de légitimation, à savoir à la croyance en la mondialisation. Et il est deux voies pour le faire : soit montrer que la mondialisation actuelle formule un projet qui appelle le dépassement révolutionnaire de sa forme actuelle [24], soit montrer que la mondialisation produit exactement le contraire de ce à quoi elle prétend et que c’est son projet même qui de ce fait doit être transformé [25]. Mais sans doute la critique de l’idéologie doit-elle s’en prendre également aux effets spécifiques de la justification par images, en nous apprenant à lire politiquement le pouvoir descriptif et identitaire des images (ce que dont nous sommes généralement incapables) [26], en analysant la manière dont un imaginaire mobilisé par les images se projette dans les descriptions [27], en réinjectant du temps et de l’espace dans les discours des images [28]. En définitive, la question de la pertinence actuelle des problématiques de l’idéologie repose dans l’articulation d’une nouvelle analyse de l’idéologie avec des nouveaux modèles de critique de l’idéologie.
20Si comme nous l’avions remarqué en guise d’introduction, le rejet des problématiques de l’idéologie est rarement argumenté, c’est sans doute parce que ce ne sont pas les analyses et les problématiques de l’idéologie qui ont perdu leur pertinence, mais l’usage même du terme « idéologie ». Ce type d’invalidation place toute défense du concept d’idéologie dans une situation difficile. Pour le défendre, nous ne disposons pas d’autres moyens semble-t-il que l’argumentation sur les significations du concept d’idéologie, alors que les obstacles que nous tentons de lever se situent à un autre niveau : l’argumentation se développe parmi les signifiés alors que le problème dépend plus fondamentalement d’un halo d’évaluations cristallisées autour du signifiant lui-même. Il n’est pas difficile de comprendre que la force de ces cristallisations tient fondamentalement à la coloration marxiste du signifiant, et au fait que le marxisme semblant désigner un projet historiquement dépassé, ses concepts semblent eux-mêmes périmés. Certes, l’argumentation peut par elle-même contribuer à affaiblir les jugements critiques qui se fondent sur de telles cristallisations, mais elle ne peut pas répondre au fond du problème qui est de savoir si les concepts marxiens font seulement l’objet d’une défense nostalgique, ce que l’invalidation du signifiant porte toujours à soupçonner, ou bien s’ils disposent aujourd’hui encore de ce qui était supposé constituer leur force : l’articulation d’un pouvoir analytique et d’un pouvoir critique. La seule défense efficace des concepts marxiens est leur reformulation opératoire.
Notes
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[1]
Jean-François Lyotard, La Condition post-moderne, Minuit, 1979.
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[2]
K. Marx, L’Idéologie allemande, Éditions sociales, 1976, p. 20.
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[3]
K. Marx, Le Capital, PUF, 1994, p. 87.
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[4]
K. Marx, L’Idéologie allemande, op. cit., p. 172.
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[5]
K. Marx, Le Capital, op. cit., p. 13.
-
[6]
K. Marx, L’Idéologie allemande, op. cit., p. 20 : « Le commerce intellectuel des hommes est une émanation directe du commerce de leurs rapports matériels ».
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[7]
Voir à ce propos, É. Balibar, « La vacillation de l’idéologie dans le marxisme », in La Crainte des masses, Galilée, 1997, p. 173-278.
-
[8]
Pour une étude des apories qui traversent les différentes conceptions de l’idéologie, voir N. Capdevila, Le Problème de l’idéologie, PUF, 2004.
-
[9]
R. Koselleck, L’Expérience de l’histoire, Gallimard/Le Seuil, Paris, 1997.
-
[10]
B. Ogilvie, « Anthropologie du propre à rien », in Le Passant Ordinaire, n° 38, janv-mars 2002.
-
[11]
M. Garcés, En la prisiones de lo posible, Edition Bellaterra, Barcelona, 2002.
-
[12]
Voir à ce propos F. Neyrat, « Milieux de monde », in Le Passant Ordinaire, n° 47, 2003.
-
[13]
K. Marx, Grundrisse, 10/18, 1972, p. 164.
-
[14]
B. Binoche, « Après l’histoire, l’événement ? », in Actuel Marx, n° 32, 2002.
-
[15]
M. Hardt, A. Negri, Empire, Exils, 2000, p. 19.
-
[16]
B. Binoche, « Histoire, croyance, légitimation », in Études théologiques et religieuses, 2000, 4, p. 517-529.
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[17]
Nous avons développé ce point à partir d’une analyse de la chimie post-lavoisienne dans E. Renault, Philosophie chimique, PUB, 2002, conclusion.
-
[18]
Sur tous ces points, voir F. Jameson, Postmodernism or the Cultural Logic of the Late Capitalism, Verso, London, 1991, introduction et chapitre un.
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[19]
Pour une description des formes contemporaines de domination dans le cadre d’une psychologie du consentement, voir C. Dejours, Souffrance en France, Seuil, 1997.
-
[20]
J. Rancière, Le Destin des images, La fabrique édition, 2003, p. 24.
-
[21]
H. Putnam, Vérité, raison et histoire, Aubier, 1984.
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[22]
Le simulacre, sur lequel Baudrillard construit sa propre conception de l’idéologie, ne rend compte que d’une fonction légitimatrice des images.
-
[23]
Pour une discussion de la compatibilité des transformations du statut de l’image avec les thèses situationnistes, et pour un point de vue plus favorable à Debord, voir F. Neyrat, L’Image hors l’image, Paris, Léo Scheer, 2003.
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[24]
M. Hardt, A. Negri, op. cit.
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[25]
É. Balibar, L’Europe, l’Amérique, la guerre, La découverte, 2003.
-
[26]
Pour un exemple de lecture politique des images par construction d’un dispositif, voir La rédaction, « New pink traçurage », in Le Passant Ordinaire, n° 48, 2004, p. 82-83.
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[27]
Voir par exemple, Ch. Fiat, New-York 2001, Al Dante, Niok, 2002.
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[28]
Voir par exemple, H. Jallon, La Base, Éditions du Passant, 2004.