Traduction métaphysicoloniale et sciences humaines : la région amphibologique comme lieu biopolitique
La région amphibologique : un habitat biopolitique pour les multiples visages de l’Homme Souverain
1Nous nous proposons de considérer l’hypothèse suivante : l’habitat biopolitique qui correspond le plus au « doublet empirico-transcendantal » (l’Homme) décrit par Foucault dans Les Mots et les choses doit être recherché au cœur du rapport unissant les régions de la pensée (les « disciplines » dans les sciences humaines) aux régions géopolitiques du monde (nations ou cultures). Impliquant une véritable métaphysique de la traduction, ce rapport produit ainsi des territoires de pensée [1], ou « régions amphibologiques », aussi doubles et ambivalentes que « l’homme moderne » décrit par Foucault.
2On se doit d’envisager la relation entre les sciences humaines et le monde auquel elles sont supposées correspondre à partir d’au moins deux approches. Historiquement, la question est de savoir comment la « modernité impériale et coloniale », forme antérieure d’hégémonie capitaliste, a été codifiée dans les divisions disciplinaires qui constituent les sciences humaines, jusque dans leurs méthodologies, objets et thèses. Il s’agit en outre de comprendre par quelles voies les transformations actuelles qui sont effectuées par cette hégémonie affectent l’orientation des sciences humaines. Philosophiquement, nous devons analyser comment les sciences humaines organisent le fondement de la relation entre monde et connaissance, par un jeu de techniques ou de pratiques subjectives au premier chef desquelles figure la traduction. Ces techniques créent des « régions amphibologiques » que leur statut empirico-transcendantal transforme en un subtil habitat biopolitique pour les diverses figures et populations qui sont historiquement attribuées à l’« Homme Souverain » en tant que sujet vivant.
3De par leur dualité intrinsèque, les sciences humaines existent à la fois comme une institution sociale et comme un (ou des) corpus de savoir. En tant qu’institution sociale, les sciences humaines ont jusqu’ici fait indubitablement partie d’un appareil ou d’une structure d’État – point que la critique de Jacques Derrida a qualifié d’« humanisme national » [2]. À l’intérieur de cette structure historique caractéristique de la modernité impériale, les sciences humaines ont, dans leur relation à l’État, traditionnellement joué l’un des deux rôles que Bill Readings, dans un essai implicitement chargé de nostalgie (tonalité que nous ne partageons pas), a nommé l’Université de la Culture et l’Université de la Raison [3]. Tandis que l’Université de la Culture était clairement attachée aux particularités de l’État-Nation (luttes de classes, puis luttes de genres et de races), à travers les catégories d’histoire, de culture et de langage nationaux, l’universalisme – putatif mais apparent – qui était incarné par l’Université de la Raison favorisait invariablement un complexe de recherche industrielle et militaire qui, même dans un contexte de buts impérialistes, n’en était pas moins nationaliste. La configuration conjoncturelle qui maintenait l’hégémonie sociale de ces modèles entre aujourd’hui dans un processus de changement définitif du fait de l’émergence d’un nouvel État Global (ou Empire). Néanmoins, nous n’avons toujours pas de modèle capable d’expliquer en quoi les régions de la pensée, codifiées dans les sciences humaines par des divisions disciplinaires, correspondent aux régions politiques du globe issues des siècles de modernité impériale et coloniale. Si nous devons traiter des problèmes liés au « doublet empirico-transcendantal » qu’est l’homme moderne, nous aurons certainement besoin de mieux comprendre l’habitat biopolitique auquel celui-ci a été rattaché. Puisque cet « habitat » se définit par le caractère amphibologique des aspects empiriques et transcendantaux, nous le nommons « région amphibologique ».
4Issue des techniques d’amalgame caractéristiques de la modernité impériale et coloniale, cette « région » se manifeste par les figures et personnalités qui ont été façonnées en vue de la peupler. Pensons à l’analyse effectuée par Brian Holmes de la transition de la « personnalité autoritaire » de l’École de Francfort à ce qu’il appelle la nouvelle « personnalité flexible ». Holmes traite des grands changements qui ont eu lieu au sein des relations de productivité : redéploiement transnational du capital, émergence des ordinateurs à support réseau et des télécommunications. C’est à travers cette réquisition que le capitalisme a été capable de s’approprier les diverses critiques sociales adressées à l’encontre de son pouvoir et de son contrôle, modèle de production dans la période d’après-guerre. Holmes écrit que la « configuration de la personnalité flexible est une nouvelle forme de contrôle social dans lequel la culture a un rôle très important à jouer » [4].
L’Occident comme identité fossilisée
5Depuis le milieu du XXe siècle, la différence culturelle continue de jouir d’une légitimité qui est refusée à la notion de « race ». Cette différence, comprise comme régime de différences spécifiques entre sphères supposées par avance bien distinctes, est devenue le soutien à une économie de relation et d’échange qui est fondée sur ce que Zygmunt Bauman appellerait des notions « fossilisées » de l’identité commune. Bien qu’elle prétende favoriser le respect et l’égalité, c’est précisément cette notion d’identité fossilisée qui est actuellement mobilisée par les dispositifs de « sécuridentité » mis en place partout aujourd’hui par les États soucieux de gérer les flux transnationaux. En tant que ressources stylistiques pour la marchandisation de la production culturelle et le contrôle biopolitique, les fabrications identitaires sont encouragées alors qu’au même moment certaines populations sont prédisposées à des formes diverses de migration et de servitude forcées [5].
6Aussi adaptées soient-elles pour rendre compte de ces transformations, les sciences humaines ne sont cependant pas toujours en mesure d’en inférer de nouvelles formes de subjectivité. Le plus souvent, on assiste aux reproductions de subjectivités disciplinaires elles-mêmes fossilisées selon les images fournies par l’imaginaire étatique moderne (c’est-à-dire, coloniale-impériale). Parler de cette structure coloniale bien trop prévisible (flots de données de la périphérie vers le centre et flots de la théorie du centre vers la périphérie) constituant le nœud des sciences humaines, c’est introduire le récit historique tel que le promet notre position interdisciplinaire. Naoki Sakai et Osamu Nishitani font partie de ceux qui ont clairement établi le rapport entre les divisions fondamentales qui existent au sein des sciences humaines et les divisions géopolitiques du monde (post)colonial avec la division entre humanitas comme sujet de savoir et anthropos comme objet de savoir [6]. Malgré les dislocations massives et réelles qui sont en réalité inhérentes au terme d’« Occident », celui-ci s’impose indubitablement à la fois comme sujet de l’histoire et sujet de la connaissance. Bien que sa réalité soit plus que douteuse, le sujet discursif « Occident » est toujours aux commandes, en tant que point de référence pour l’organisation des relations sociales dans le monde actuel.
7Sans cette double position qu’occupe l’« Occident », il serait en effet impossible de maintenir l’absorption des régions géopolitiques dans les divisions disciplinaires, acte qui constitue les sciences humaines aujourd’hui. Nous pouvons affirmer qu’une métaphysique de la traduction est l’opération qui gère le déroulement de cette mise en rapport. Avant d’aborder ce point, revoyons d’abord la structure nationale et civilisatrice de la modernité coloniale dans laquelle cette mise en rapport a été initialement constituée.
La Noologie de la Police Souveraine
8Jacques Bidet [7] caractérise la structure de la modernité par deux axes d’antagonisme irréductibles : le structurel (interminable lutte de classes au sein d’une communauté nationale qui est putativement unifiée) et le systémique (interminable compétition entre les États-Nations souverains). L’antagonisme systémique ordonne toutes les localités selon la logique des communautés organisées comme des États-Nations et rivalisant militairement, économiquement et culturellement entre elles. L’antagonisme structurel est le degré du conflit de classe qui distingue les États-Nations de l’intérieur. Dans les deux cas, l’évolution du développement infini (compétition), qui n’est motivée que par la croissance de la masse elle-même (globalisation), conduit à un état de guerre civile inédit, qui semble être dur à résoudre sur les deux plans, systémique et structurel. Dans cet État-sans-loi universel, la souveraineté, dans sa relation avec les mouvements des multitudes, suit une logique propre à la police. La lutte systémique entre centre et périphérie est elle-même alignée, ou devrions-nous dire complice de l’émergence d’un super-État, ou, tout simplement, complice de l’identification de l’humanité avec l’étatisme. En effet, les guerres d’aujourd’hui, qui sont menées telles des opérations de police au nom de l’humanité, témoignent d’une ère naissante où le sens même d’humanité a peu à peu commencé à coïncider avec la notion d’étatisme. Il va s’en dire que les opérations de police ne prennent pas pour cible un ennemi mais un hors-la-loi. La police souveraine et le hors-la-loi étranger : deux figures fondamentales de la relation politique aujourd’hui. Cependant, notre bonne compréhension de cette relation implique une troisième figure noologique qui est tout aussi cruciale bien que moins comprise : les corpus de savoir qui sont, en général, concrètement représentés par la figure du spécialiste [8]. En ce sens qu’elles forment indubitablement une collection de corpus de savoir, les sciences humaines sont organisées autour de régions amphibologiques.
9Il est bien connu qu’au cours de la période moderne, le savoir, dans les sciences humaines, a profondément été entrelacé avec la souveraineté nationale et le langage national. Engendrées par un développement mondial tout à fait inégal, les divisions sociales ont été spécifiquement et profondément codées dans la structure du savoir en termes de divisions disciplinaires et d’objets, de méthodes et de thèses légitimes qui composent chaque discipline. En outre, les significations de ces divisions ont été d’autant plus réfractées par la formation du langage nationalisé qui continue encore de gouverner la production, la dissémination et la réception du savoir – critère suprême de vérité. En somme, les sciences humaines portent en elles-mêmes – structurellement, idéologiquement, linguistiquement et philosophiquement – les présuppositions de l’histoire mondiale qui ont été configurées à travers les structures corrélatives de la souveraineté et du colonialisme. À travers le processus d’expansion planétaire du capitalisme, le langage (aujourd’hui présent dans les rapports hiérarchiques entre les langages formés, c’est-à-dire reconnus comme langues nationales) a irrévocablement été rattaché à l’axe systémique, de telle sorte que toute articulation avec l’axe structurel en soit forclose.
L’identité radicale de l’étranger : traduction et savoir
10Dans un monde officiellement organisé autour des principes contradictoires de marché et de souveraineté, la traduction nous semble précisément être le point de suture entre le structurel et le systémique. Si en réponse à la lutte de classes, la révolution a proposé la formule égalité-plus-liberté, parallèlement, la réponse à la lutte systémique (entre États) doit être celle des multitudes humaines, la multitude d’étrangers que « Je » suis toujours. Cependant, on ne trouve pas en sciences humaines de formulations adéquates à cette multitude d’étrangers. La codification des sciences humaines en disciplines et régions tend à renforcer la production de savoir selon la logique systémique de ce que Naoki Sakai appelle la traduction homolingue [9]. Ce dispositif, c’est-à-dire la communication comme idéologie du Capital, vise à rendre toute énonciation compréhensible sur la base des trois données suivantes : 1) représentations spatiales de l’origi-nation et de la desti-nation ; 2) unité supposée de l’invocation pronominale (« nous ») et de la répétition ; et 3) adéquation entre le sujet de l’énoncé et son prédicat qui se trouve, dans la copule, comme auto-position effective de l’Être.
11En vue de démêler ces rapports, nous aurions à entreprendre l’invention des rapports non-disciplinaires plutôt que des rapports interdisciplinaires. Une telle invention, qui comprend forcément un moment critique qu’il nous est ici impossible d’étayer, s’élaborerait certainement en considérant les voies par lesquelles la traduction forme ce que Sathya Rao nomme la base « métaphysicoloniale » [10] des divisions au sein de toutes les sciences humaines. En d’autres termes, un régime spécifique de traduction est à la fois au centre du monde et des constructions savantes que nous échafaudons sur lui. Ainsi, la traduction est tour à tour le principe actif et la métaphore principale pour osciller entre l’empirique et le transcendantal, legs de la modernité coloniale.
12La mondialisation apportera sans doute aux sciences humaines une vague de fortes réorganisations, sans grand égard pour l’internationalisation du savoir ou du profil d’apprentissage. La question n’est pas de savoir si les sciences humaines vont changer, mais plutôt comment, en quoi et pour qui elles vont le faire [11]. La réponse sera inévitablement trouvée dans la personnalité flexible qui, selon Holmes, « symbolise une forme contemporaine de gouvernement, un schéma interne et culturel de douce contrainte, qui peut néanmoins être en directe corrélation avec la dure réalité des conditions de travail, les pratiques bureaucratiques et policières, les régimes frontaliers et les interventions militaires » [12]. Les personnalités flexibles sont aujourd’hui rattachées à la structure métaphysicoloniale de la traduction qui est elle-même imbriquée dans les sciences humaines. Observons que ces personnalités flexibles peuvent tout à fait être multilingues. Or, comme nous le savons pertinemment, le multilinguisme, qui est conçu comme simple pluralité, pourrait aisément renforcer le régime de la traduction homosociale. Celle-ci favorise la récupération des singularités à l’intérieur de la « voix du peuple » et lance un appel vers les régimes disciplinaires du savoir (inter)national.
13En opposition à l’homolinguisme pluriel de la personnalité flexible, nous aurons besoin d’inventer une autre figure pour la réorganisation des sciences humaines. Elle aurait pour but de rehausser le potentiel démocratique de la multitude plutôt que de renforcer les techniques de surveillance de type « sécuridentité » de l’Empire modelées sur l’activité linguistique elle-même. Ceci exige au moins une critique globale de la matrice, en dernière instance supportée par une métaphysique de la traduction alliant les régions géopolitiques du monde aux divisions disciplinaires propres à la construction du savoir. Proposons donc l’étranger pour désigner ce nouveau sujet. Abandonnons les présuppositions « nationales humanistes » des sciences humaines ainsi que toutes leurs imbrications empirico-transcendantales entre les divisions sociales du moment et le pouvoir idéologique de la représentation et de la légitimité qui ne font que reproduire la logique de la souveraineté au sein de la structure du savoir. La Science des Humains, ou Science de la Multitude d’Étrangers, produit la discipline de l’étranger des corpus savants, plutôt que le corpus de savoir avec ses personnalités officielles, qu’elles soient autoritaires, flexibles ou simplement souveraines. Les corpus savants possèdent un potentiel d’invention (au niveau des relations sociales) qui ne dépend pas de l’actualisation de la communication en tant qu’échange « informatique ». C’est justement dans l’expérience temporelle de la traduction (le « bruit universel ») qu’on découvre ce moment créateur qui déborde l’espace « entre » les langages.
14Une théorie de la traduction comme pratique sociale viserait par conséquent deux buts. Premièrement, un savoir démocratique qui remplacerait l’homme souverain gouvernant les corpus de savoir, eux-mêmes divisés selon la notion de région amphibologique (corpus typiquement codifiés en régions ou nations du monde et leurs domaines d’études), par les corpus savants, c’est-à-dire les disciplines de l’étranger. Deuxièmement, une réorganisation des sciences humaines basée sur une notion démocratique de l’humanité comme multitude transcendantale d’étrangers. Relevés conjointement, les deux niveaux d’un tel projet viseraient à étendre la problématique de la traduction à travers la division du travail comme à travers les divisions de la différence anthropologique. Traversées qui jouiraient d’une identité de type « détermination en dernière instance » : l’identité radicale de l’étranger.
Notes
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[1]
En français dans le texte.
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[2]
J. Derrida, Onto-Theology of National Humanism (Prolegomena to a Hypothesis) in Oxford Literary Review 14.1-2, 1992, 3-23.
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[3]
B. Readings, The University in Ruins, Cambridge, Harvard, 1997.
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[4]
B. Holmes, Hieroglyphs of the Future, Arkzin, Paris/Zagreb, 2002/3, p. 131.
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[5]
Les « Chinois » sont particulièrement exposés à cette situation : ils constituent la plus grande source au monde en force ouvrière migratoire (en Chine et à l’étranger) et leur population est également parmi celles qui sont foncièrement sujettes aux incroyables impératifs de l’identité culturelle. En ce qui concerne la migration elle-même, cf. Y. Moulier-Boutang, De l’esclavage au salariat, Paris, PUF, 2002.
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[6]
Sur ce point, cf. N. Sakai et O. Nishitani « Sekaishi » no kaitai – honyaku, shûtai, rekishi [The dissolution of « World History » – Translation, Subject, History], Tokyo, Ibunsha, 1999.
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[7]
J. Bidet, Théorie générale, Paris, PUF, 1999.
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[8]
G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 466.
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[9]
Cf. N. Sakai, Translation and subjectivity : on Japan and Cultural Nationalism, Minneapolis : Minnesota, 1997.
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[10]
Cf. S. Rao, « From a postcolonial to a non-colonial theory of translation », à paraître in J. Solomon et N. Sakai eds., Traces : a multilingual series of cultural theory, Vol. 4, et S. Rao, Philosophies et non-philosophie de la traduction, Thèse de doctorat en philosophie soutenue à l’U. de Paris X Nanterre, mars 2003.
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[11]
Les théories sur la « société du spectacle » rejoignent désormais celles du « General Intellect » et de la « production immatérielle », théories qui ont marqué le développement théorético-pratique de la pensée démocratique durant les trois dernières décennies. Ceci posé, accommodons notre regard sur le langage qui, dans l’actuelle « société du spectacle » en voie de mondialisation, constitue un problème spécifique.
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[12]
B. Holmes, Ibid., p. 139.