Politiques des traductions philosophiques
1Pour « philosopher en Grèce aujourd’hui », il est évident qu’il nous faut des traductions des grands textes de l’histoire de la philosophie, des traductions qui soient de qualité. Ceux qui connaissent la situation actuelle de la philosophie en Grèce peuvent facilement le constater : pendant les quinze ou vingt dernières années, les choses se sont beaucoup améliorées en matière de traduction philosophique, sur le plan quantitatif et qualitatif. Cependant, la situation laisse encore beaucoup à désirer [1].
2Je me propose donc d’examiner ici le problème de la traduction vers le grec moderne des textes philosophiques, et notamment des textes philosophiques classiques, en insistant sur les enjeux politiques et philosophiques correspondants. Nous laissons de côté le problème constitué par la traduction des textes du grec ancien vers le grec moderne, qui pose des difficultés d’ordre différent et nécessite une étude minutieuse particulière [2]. (Il est à signaler, pourtant, qu’Aristote ou les Stoïciens ne sont, à l’heure actuelle, pas bien traduits en grec moderne). Nous nous centrons sur la question de la traduction des textes écrits en latin, en français, en italien, en allemand et en anglais.
3De ce point de vue, il est intéressant de remarquer que, en règle générale, la traduction des textes dits classiques pose le problème suivant : étant donné son caractère « classique », un texte peut sembler si lointain et si important, qu’on a tendance à le considérer presque comme sacré, voire impossible à traduire. Selon cette analyse, il ne serait pas possible de traduire les textes classiques sans nuire gravement à leur contenu et à leur sens. On retrouve ici sous une forme extrême ce que l’on pourrait appeler « le paradoxe de la traduction », paradoxe consistant en ce que la traduction provoque de véritables querelles politiques [3].
4Comment décrire la situation présente ? Il est certain que des lacunes importantes subsistent : ne sont toujours pas traduits les grands textes de la philosophie médiévale, les textes des empiristes anglais et la majeure partie des philosophes de l’âge des Lumières. Descartes, Spinoza et surtout Leibniz sont peu traduits, Kant et Hegel partiellement, etc. Par contre, il existe de bonnes traductions des textes de philosophie contemporaine, notamment du xxe siècle. En effet, on peut trouver des traductions satisfaisantes des œuvres de Husserl, Heidegger, Bergson, Merleau-Ponty, Sartre, Wittgenstein, ainsi que des œuvres d’autres représentants de la philosophie analytique, et les principaux textes d’épistémologie. Sont aussi traduits de façon satisfaisante Althusser, Foucault et Deleuze, mais également les travaux plus ou moins récents de philosophie politique : Leo Strauss, Isaiah Berlin, Karl Popper, John Rawls, Richard Rorty, Anthony Giddens, Charles Taylor, Will Kymlicka, Michael Walzer, Étienne Balibar, Antonio Negri, Giorgio Agamben, Slavoj Zizek. On constate donc une prédominance de la philosophie contemporaine par rapport à la philosophie classique, médiévale et moderne.
5Il s’agit là d’une chose étonnante : on traduit de plus en plus des textes qui constituent « l’actualité » philosophique (ce qui est une bonne chose), mais en négligeant la traduction des textes formant les présupposés historiques et théoriques de cette même actualité. Il en résulte que le lecteur contemporain risque de se perdre facilement dans une sorte de mode intellectuelle, sans pouvoir toujours discerner et comprendre à fond les enjeux philosophiques et politiques correspondants.
6D’autre part, il y a eu (et il y a toujours) des efforts isolés pour traduire les grands textes de l’histoire de la philosophie. La tentative la plus remarquable et fructueuse dans ce sens consiste sans doute dans la création de la collection « Bibliothèque philosophique et politique », dirigée par Panagiotis Kondylis aux éditions Gnosis. Cette collection (fondée en 1983 et suspendue en 1999) constitue un exemple paradigmatique de politique cohérente et efficace en matière de traduction philosophique. Ayant une stratégie de traduction bien claire et déterminée, Kondylis a pu choisir des œuvres de grande importance pour les traduire et les éditer. Grâce à lui plusieurs textes classiques ont été ainsi traduits pour la première fois en grec moderne.
7Parmi les cinquante-neuf titres parus dans cette collection, on trouve des publications de textes tels que le Léviathan de Hobbes, le Second traité du gouvernement de Locke, l’Esprit des lois de Montesquieu, la deuxième Recherche logique de Husserl, les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie de Heidegger, les Remarques philosophiques de Wittgenstein, la Condition de l’homme moderne d’Arendt, Les Mots et les Choses de Foucault, De la grammatologie de Derrida, La Condition postmoderne de Lyotard. Sans parler des œuvres de K. Marx, F. Nietzsche, K. Loewith, E. Cassirer, C. B. MacPherson, L. Strauss, R. Aron, J. Piaget, G. Sorel, C.-L. Strauss.
8Il faut également mentionner la traduction du français vers le grec des quatre volumes de La Philosophie [4], la publication d’une histoire de la philosophie néohellénique en quatre volumes (la période 1453-1821 étant présentée par le professeur Nikos Psimmenos, en deux volumes, et la période 1828-1922 par le professeur Roxane D. Argyropoulos, également en deux volumes), ainsi qu’une admirable histoire de la pensée socialiste en Grèce moderne (1875-1974), rédigée par le professeur Panagiotis Noutsos en cinq volumes (tous professeurs à l’Université de Ioannina). Si l’on tient compte de cette production, on peut alors mesurer l’apport considérable de la « Bibliothèque philosophique et politique » à la formation des études philosophiques en Grèce d’aujourd’hui. Malheureusement, les problèmes financiers de la maison d’éditions Gnosis, mais surtout la mort prématurée de Kondylis (1943-1998), qui avait décidé de poursuivre son travail de traduction aux éditions Nepheli, nous ont privés d’une collection précieuse.
9Quelle était la raison du succès de cette collection ? Sans doute, la personnalité philosophique de Kondylis a-t-elle joué un rôle primordial, mais aussi son esprit d’ouverture et de travail collectif. Certes, il a choisi certains collaborateurs parmi ses amis philosophes, mais aussi, et surtout, parmi les meilleurs spécialistes dans chaque domaine précis. C’est ce travail d’équipe, toujours dirigé en dernière instance par lui-même, qui a pu produire des résultats impressionnants. Et c’est effectivement cette façon de travailler collectivement qui manquait le plus au milieu philosophique grec, dans lequel chacun avait l’habitude de travailler seul et isolé des autres collègues. En ce point consiste la leçon la plus précieuse des ouvrages publiés par Kondylis. Cela dit, il est à noter que toutes les traductions de la collection n’ont pas la même qualité, et que l’on peut aussi trouver des lacunes ou des erreurs de temps en temps. Il n’en reste pas moins que l’importance philosophique et politique de cette collection a été vraiment capitale.
10Si l’on jette un coup d’œil maintenant aux autres collections de traductions philosophiques, on constate un progrès considérable pendant ces dernières années. Les maisons d’édition Polis, Hestia, Nissos, Ekkremes, Critique, Scripta, Savvalas, Presses Universitaires de Crète, Nepheli, Alexandreia, Metaichmio et Patakis effectuent un travail de base important. Elles offrent ainsi la possibilité aux lecteurs grecs s’intéressant à la philosophie de connaître une quantité très variée de textes philosophiques, dans des traductions de bonne qualité (en règle générale). C’est souvent l’heureuse coïncidence d’un éditeur averti et d’un (ou plusieurs) responsable(s) de collection qui est à l’origine d’une production philosophique féconde.
11Alors, que reste-t-il à faire encore en matière de traduction de la philosophie en grec ? Pas mal de choses, quand même. Plus précisément, on peut voir que Machiavel est souvent traduit, sans doute à cause de son importance pour la pensée politique moderne : on possède plusieurs traductions du Prince ; mais seulement une ou deux sont fiables. Quant à Hobbes, on n’a traduit que le Léviathan, tout le reste manque. Leibniz est très peu traduit (Discours de métaphysique, Monadologie), et la situation n’est pas meilleure pour les œuvres philosophiques de Locke, Berkeley et Hume. Il existe inversement une jolie traduction des Essais de Montaigne, faite par F. Drakontaïdis. Les Pensées de Pascal ont été traduites à deux reprises, la plus récente étant l’édition fournie par K. Papagiorgis. Descartes est bien traduit, même s’il manque toujours une traduction des Principes de la philosophie. La pensée de Spinoza bénéficie d’un intérêt particulier, grâce à un nombre de jeunes chercheurs formés, pour la plupart, par le professeur Gerassimos Vocos (Université de Thessalonique). Mais on attend toujours une traduction du Traité théologico-politique, ainsi qu’une nouvelle traduction de l’Éthique.
12Par contre, presque toutes les œuvres de Rousseau sont disponibles en grec moderne. En ce qui concerne Kant et Hegel, les choses se sont nettement améliorées pendant les dernières années, car il y a plusieurs jeunes chercheurs qui travaillent sur l’idéalisme allemand. Mais il manque toujours une traduction intégrale de la Critique de la Raison pure et de quelques textes hégéliens fondamentaux. Quant à Fichte et à Schelling, il n’y a presque rien. Marx constitue un cas à part, sans doute à cause de l’histoire du mouvement communiste : il est beaucoup traduit, mais pas toujours de manière fiable. On peut trouver les textes principaux de Kierkegaard en grec. Mais c’est sans doute Nietzsche qui est le philosophe le plus traduit et édité en Grèce (peut-être exception faite de Platon), mais pas souvent de façon heureuse. Enfin, pour les œuvres de la philosophie contemporaine, nous avons déjà remarqué l’essor de leurs traductions, même s’il reste toujours des textes d’importance capitale à traduire.
13Le retard de traduction des textes classiques tient par conséquent au caractère relativement récent du travail de traduction, et à ses enjeux politiques ; mais il est dû aussi aux difficultés particulières de la traduction de certains textes classiques en grec. Les questions posées par la traduction de Spinoza condensent un certain nombre de ces difficultés.
Un exemple : traduire Spinoza en grec
14L’état actuel des traductions des œuvres de Spinoza en grec moderne pose problème : peu de traductions, déjà assez vieilles, souvent discutables, parfois pas du tout disponibles en librairie. En effet, on peut trouver deux traductions de l’Éthique, deux du Traité Politique et une du Traité de la réforme de l’entendement en grec moderne [5]. On pourrait quand même signaler une étonnante singularité : il existe une belle traduction de l’Éthique, effectuée par N. Kountouriotis, qui date de 1913. À cette époque-là on ne trouve presque aucune traduction philosophique : ni Descartes, ni Kant, ni Hegel, mais Spinoza. Pourquoi ?
15Faute de recherche historique, on ne saurait répondre à cette question qu’à titre hypothétique. Mais, déjà, cette exception dans la vie intellectuelle grecque du début du xxe siècle est remarquable, et elle pourrait même être matière à une interrogation philosophique : dans quelles conditions, dans quel contexte philosophique et culturel cette traduction est-elle devenue possible ? À condition, évidemment, de ne pas se contenter de justifier ce fait « extraordinaire » par l’initiative un peu excentrique d’un seul homme, du traducteur. En effet, la réalisation de la traduction de l’Éthique en 1913 constitue une sorte d’énigme, surtout lorsqu’on sait que le spinozisme n’a jamais été, sous une forme ou sous une autre, un courant de pensée important dans la vie philosophique et universitaire grecque. Au contraire, parmi les courants philosophiques existants dans la première moitié du xxe siècle, on doit noter la position hégémonique du néo-kantisme dans l’Université, et aussi la présence de l’hégélianisme et d’un certain marxisme des intellectuels de gauche. Cependant, la seule traduction de philosophie classique de ces années-là est celle de l’Éthique. Ainsi se manifeste l’intérêt que pourrait avoir pour l’histoire du spinozisme, en Grèce comme en Europe, une étude exhaustive sur la question, laquelle dépasse toutefois largement les limites du présent texte [6].
16La traduction de Kountouriotis a plusieurs mérites, mais aussi un défaut « extérieur » : elle est faite dans la langue artificielle et officielle de l’époque, dite langue « puriste » (katharevoussa), aujourd’hui dépassée et définitivement remplacée par la langue parlée (demotikè). Par conséquent, elle ne peut pas être convenablement utilisée comme traduction d’usage par les étudiants et les lecteurs non-spécialistes. D’autre part, elle est depuis longtemps épuisée, sans espoir d’être rééditée à cause de sa particularité linguistique ; ce qui est dommage, vu sa qualité. Elle garde, en tout cas, toute sa valeur historique.
17La seconde traduction grecque de l’Éthique, celle de Mina Zografou, est plus récente (1970) et elle est faite en langue moderne. La traductrice s’inspire souvent des solutions proposées par Kountouriotis, parfois même quand il s’agit de s’en démarquer. Étant à la fois disponible en librairie et moderne d’un point de vue linguistique, la traduction de Zografou joue un rôle très important, car c’est la traduction d’usage de l’Éthique en grec.
18Chacun des deux traducteurs grecs de l’Éthique s’est proposé de résoudre les nombreux problèmes d’ordre lexical et philosophique que pose une transcription du latin de Spinoza en grec moderne. Kountouriotis, dans sa notice de deux pages précédant le texte, souligne les « difficultés exceptionnelles » de l’entreprise : outre la difficulté du texte de l’Éthique lui-même, il s’agit de la première traduction en langue grecque. Par la suite, il ajoute qu’il a essayé de s’en tenir autant que possible « à la lettre du texte » et d’éviter toute interprétation personnelle [7]. Il signale encore son effort pour traduire l’Éthique de manière à ce que sa traduction soit accessible « à tous les hommes d’esprit » et non pas seulement aux « philosophes de métier ». En poursuivant ce but, il a préféré parfois traduire certains termes moins rigoureusement, afin de faciliter la compréhension du texte grec. Le traducteur donne comme exemple le terme attributum (attribut) : bien que sa traduction philosophique rigoureuse soit katigorima, il lui préfère le mot idiotita (propriété). Ainsi, la Pensée et l’Étendue deviennent des propriétés de Dieu, ce qui constitue un choix plutôt malheureux. En effet, de cette façon on court le risque de déformer le concept spinoziste d’attribut, même si l’on peut comprendre le souci du traducteur à l’égard des lecteurs non-spécialistes. Le même principe de traduction des termes « techniques » joue quant à la dénomination de quelques affects, mais avec plus de succès cette fois : c’est le cas, par exemple, pour desiderium, traduit par nostalgia (nostalgie).
19En poursuivant le même but, c’est-à-dire faciliter la compréhension du texte, Kountouriotis traduit parfois un seul concept par deux termes grecs. Ainsi affectus (affect) est rendu par synaisthima et pathos (affect et passion) ; cupiditas (désir) est traduit par epithymia et pothos (les deux mots signifiant également désir) ; conatus est dit tassis ou prospatheia (tension ou effort). Toutefois, ces traductions « doubles » ont plutôt le caractère d’une explication : elles ne se présentent qu’à la première définition d’un concept, le traducteur choisissant par la suite le terme qui lui paraît le plus convenable. Ainsi la troisième partie s’intitule « Archè kai physis ton Synaisthimaton kai Pathon » (Origine et nature des Affects et Passions) ; mais par la suite affectus est presque partout traduit par synaisthima. Même chose pour cupiditas et conatus, pour qui on préfère finalement les mots epithymia et tassis.
20La traductrice M. Zografou, de son côté, choisit de traduire affectus par pathos, cupiditas par epithymia et conatus par prospatheia. En ce qui concerne affectus, elle justifie son choix par une note [8], dans laquelle elle déclare néanmoins que la notion de pathos est analogue à celle de synaisthima. En renvoyant au Vocabulaire technique et critique de la philosophie d’André Lalande, comme elle le fait d’ailleurs à plusieurs reprises [9], Zografou nous explique que les mots affectus, affectiones, passiones sont considérés comme synonymes. Quant à l’attributum, elle le traduit par katigorima, à juste titre, en s’expliquant également dans une note [10]. Quant à mens, les deux traducteurs sont d’accord pour traduire en choisissant le mot psyché (âme). D’autre part, il y a un problème concernant l’adjectif adequatus et l’expression énigmatique de Spinoza sub specie aeternitatis. Kountouriotis traduit adequatus par teleios (parfait), tandis que Zografou préfère le mot autotelis (qui a sa propre fin). À mon avis, les deux choix laissent à désirer. En ce qui concerne sub specie aeternitatis, le premier propose apo apopseos aioniotitos (du point de vue d’éternité), l’autre donne me ena eidos aioniotitas (d’une espèce d’éternité).
21En général, on l’a déjà remarqué, le travail de Kountouriotis a produit une bonne traduction, surtout si l’on pense au moment où elle a été réalisée. Elle facilite la compréhension du texte, tout en restant fidèle à l’original. Ses imperfections s’expliquent pour la plupart par l’état des études spinozistes en Europe en 1913. Le traducteur a travaillé sur l’édition de Van Vloten et Land ; il a aussi consulté les traductions françaises d’Émile Saisset et de Raoul Lantzenberg. Quand il se trouve en désaccord avec ces deux traducteurs français sur quelques points, il le signale dans des notes, en défendant son opinion [11]. La traduction de Zografou présente, elle, d’une part l’avantage d’être faite dans un langage plus proche du lecteur d’aujourd’hui et, d’autre part, d’améliorer certaines imperfections du texte de Kountouriotis, la plus importante étant celle concernant attributum. Cependant, cette traduction de Zografou comporte des faiblesses, surtout en ce qui concerne certains longs scolies. Du reste, comme la traductrice ne donne aucune indication dans sa notice (longue de six pages, dans lesquelles il est question de la vie et de la philosophie de Spinoza), nous ne pouvons pas savoir sur quelle édition latine elle a travaillé, ni si elle a consulté des traductions en d’autres langues.
22Après avoir noté certaines difficultés des traductions existantes, nous pouvons maintenant passer à quelques remarques générales. Le problème que pose la traduction des œuvres de Spinoza en grec (comme en toute langue, d’ailleurs) est celui de produire un texte qui soit exact et rigoureux, tout en étant à la fois cohérent et aisément lisible. Or, cette tâche est délicate, surtout en ce qui concerne la traduction de l’Éthique. Tout d’abord, on doit affronter le problème de la terminologie. Les langues d’origine latine, on le sait, présentent des avantages considérables sur cette question. Le français, par exemple, traduit facilement substantia par substance, attributum par attribut, affectio par affection, etc. Du latin vers le grec moderne, au contraire, les solutions ne sont pas évidentes, même si l’usage et la tradition philosophique ont depuis longtemps proposé, voire imposé, des choix.
23En ce qui concerne précisément l’Éthique, le plus difficile à traduire, ce sont les parties III et IV, c’est-à-dire tout l’univers affectif, surtout à cause de la famille de mots : affectio, affectus, afficere, affici. En effet, en grec on ne trouve aucun mot de la même racine, et il est difficile de trouver un mot qui en rendrait le sens exact. S’il semble évident que l’on doit traduire affectio par diathesi, il est très improbable de trouver une solution satisfaisante dans la même famille de mots pour affectus et pour les formes verbales. Il faut encore beaucoup essayer, et même inventer, pour arriver à traduire ces termes de façon cohérente (comme en français : affection, affect, affecter, être affecté). Les traductions existantes sont, sur ce point précis, plutôt malheureuses et, en tout cas, peu rigoureuses. Évidemment, il reste aussi d’autres difficultés. Pour se limiter à quelques exemples : comment traduire mens ? Par psyché (âme) ou par pneuma (esprit) ? Intellectus et intelligere posent aussi problème, ainsi que les expressions Natura naturans, Natura naturata et sub specie aeternitatis. Quant aux noms de plusieurs affects, il y aura aussi des difficultés à affronter. Toutefois, il est certain que toute traduction présuppose un travail d’élaboration d’un glossaire du vocabulaire et des concepts utilisés par Spinoza. On devrait sans doute se référer, en traduisant, au Lexicon Spinozanum d’Emilia Giancotti, ainsi qu’à d’autres instruments de travail linguistiques et lexicographiques. Enfin, il faut aussi consulter un bon nombre de traductions des œuvres de Spinoza en français, en anglais, en italien, en allemand, en espagnol, en hollandais, afin de profiter d’une riche expérience et d’une longue tradition.
24Pour conclure, nous sommes obligés de constater, en matière de traduction, l’existence d’un retard considérable par rapport à d’autres pays européens, retard qu’il faudra essayer de rattraper le plus vite possible. La plus grande urgence aujourd’hui, c’est de composer plusieurs équipes de traducteurs spécialistes qui vont s’attaquer aux textes classiques non encore traduits en grec moderne. Ce travail collectif, d’une grande importance politique et philosophique, peut sans doute amener à la formation d’une terminologie assez fixe et reconnue, ainsi qu’à la constitution d’un véritable langage philosophique en grec moderne. Car ce sont là des conditions indispensables pour cultiver une pensée philosophique originale et pour produire des œuvres néohelléniques philosophiquement intéressantes.
Notes
-
[1]
Pour une exposition générale de la situation des études philosophiques en Grèce pendant les trente dernières années, on peut se reporter à l’article de Vassilis Kalfas, « Philosophia » in Kanon, n. 3, « Thessalonique, capitale culturelle de l’Europe 1997 », Thessalonique, 1997, p. 29-37.
-
[2]
Voir à ce sujet les travaux de Georges Zografidis, et notamment son article « Nostos prosopon kai keimenon : archaioi kai mesaionikoi hellines syggrafeis se metafrasi (1980-1996) » in Kanon, n. 3, op. cit., p. 105-126. Voir aussi D. N. Maronitis, « Intralinguistic Inequality », in « Strong » and « weak » languages in the European Union. Aspects of Linguistic Hegemonism, volume II, Centre for the Greek language, Thessalonique, 1999, p. 879-882.
-
[3]
Sur cette question extrêmement vaste, on pourrait se reporter aux études de Georges Mounin, Les Problèmes théoriques de la traduction, Gallimard, Paris, 1963, d’Antoine Berman, L’Épreuve de l’étranger, Gallimard, Paris, 1984, de Jean-René Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction, Gallimard, Paris, 1994 et d’Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Verdier, Paris, 1999.
-
[4]
La Philosophie, sous la direction de François Châtelet, éd. Marabout, 1979.
-
[5]
Éthique, traduit par N. Kountouriotis, Fexis, Athènes, 1913. Éthique, traduit par Mina Zografou, Pella (et Anagnostidis), Athènes, 1970. Traité Politique, traduit par Achille Vayénas, Anagnostidis, Athènes, 1971. Traité Politique, traduit par Aristotelis Stilianou, Patakis, Athènes, 1996. Traité de la réforme de l’entendement, traduit par Bernard Jacquemart et Vassiliki Grigoropoulou, Polis, Athènes, 2000.
-
[6]
Les traductions grecques de l’Éthique ne sont pas mentionnées dans la Bibliographie spinoziste de J.-P. Préposiet. Il est pourtant intéressant de noter que, après les traductions néerlandaise, allemande, française, anglaise et russe, il y a eu une traduction en grec, en même temps qu’en espagnol (1913) et en italien (1914). Les autres langues européennes (suédois, tchèque, polonais, portugais…) suivront. cf. Préposiet, p. 181-192.
-
[7]
cf. Notice, p. IV.
-
[8]
Note de la page 113.
-
[9]
Notes des pages 13, 15, 33, 42, 50, 113, 188.
-
[10]
Note de la page 13.
-
[11]
Notes des pages 31, 47, 201, 203, 250, 262.