La diffusion de la pensée de Victor Cousin en Grèce au xixe siècle
En souvenir du temps que, jeune étudiante, j’ai passé dans la Bibliothèque Victor-Cousin de la Sorbonne
1À la fin des années 1820 et à la sortie du bouleversement révolutionnaire s’est produit en Grèce une sorte de tournant dans le trajet de la réflexion philosophique [1]. La nouvelle société qui émerge réévalue la situation en recherchant de nouvelles assises théoriques et en articulant le culturel au politique. Comment caractériser ce tournant, lié à un souci de modernisation ? Le déplacement qui s’opère dans les nouvelles conceptions politiques en aurait entraîné un autre dans le domaine de la philosophie ; mais de ce fait, la réaction à la pensée dominante de la période qui a précédé devient une riposte spiritualiste contre le rationalisme des Lumières et la réflexion des Idéologues, dont les esprits les plus forts du début du dix-neuvième siècle s’étaient réclamés [2]. Nous pouvons même dire que nous avons affaire à des « contre-Lumières ». Assigner une place précise à Victor Cousin dans ce processus apparaît d’emblée simple. La voie a été préparée par la philosophie de Dugald Stewart, enseignée à l’Académie Ionienne de Corfou, alors sous domination anglaise, ainsi que par les ouvrages de François Thurot, utilisés par Néophytos Vamvas pour ses cours dans cette même Académie et plus tard à l’université d’Athènes [3].
2Une grande partie des penseurs grecs savent qu’à côté de la raison des Lumières, il faut avant tout expliciter ce que nous découvrons en nous, l’intériorité de l’homme. Dans l’horizon intellectuel du milieu du dix-neuvième siècle en Grèce, on s’est servi de V. Cousin d’abord pour revendiquer la puissance du sentiment contre la raison, le romantisme contre le classicisme, mais le philosophe français représente également pour les intellectuels grecs une politique de la philosophie [4]. Il incarne la convergence du pouvoir et du savoir que Guizot présentait comme le principe de la société nouvelle.
3Le fait que l’éclectisme soit devenu, après la révolution de 1830, la doctrine officielle de l’État français, ainsi que l’autorité politique de Cousin, ont contribué largement à regrouper autour de lui et de son disciple Théodore Jouffroy les représentants de la jeunesse libérale grecque [5] qui assistaient à leurs cours ; par la suite, ces intellectuels ont joué un rôle considérable dans la destinée politique et culturelle de leur pays. Dans la correspondance de V. Cousin, éditée par Jules Barthélemy Saint-Hilaire [6], on peut repérer son philhellénisme et ses liens avec des personnalités politiques de la Grèce, comme Jean Capodistrias, Jean Colletis, des intellectuels comme Georges Tertsetis, Xenophon Zographos, Andreas Moutsoxydis, Nikolaidis Philadelpheus, Nicolas Piccolos, Athanase Politis, Michel Schinas, Georges Kozakis-Typaldos. Tous témoignent de sa générosité et de sa bienveillance envers eux, et soulignent l’intérêt qu’il a porté à la régénération de la Grèce moderne qui, selon lui, doit bénéficier des lumières de la Grèce antique.
4Par conséquent, il y a en Grèce une connaissance directe de l’éclectisme. La diffusion de la pensée de Victor Cousin et de son disciple Théodore Jouffroy, ainsi que celle de Damiron, s’est accomplie évidemment grâce à ces générations d’élèves qui réaffirment la nécessité de faire confiance au sens commun. Les Cours d’histoire de la philosophie, les Fragments philosophiques de Cousin, son ouvrage Du vrai, du bien, du beau ainsi que les Mélanges philosophiques de Théodore Jouffroy ont alimenté la pensée de deux générations d’intellectuels grecs qui se sont inspirés des leçons qu’ils avaient suivies à Paris. On peut, à titre d’exemple, citer parmi eux Nicolas Piccolos, Spyridon Komnos, Constantin Iraklidis, Nicolas Damaskinos, Constantin Stratoulis, Petros Vraïlas-Arménis [7].
5Sous l’impulsion de l’éclectisme cousinien s’entame en Grèce une tradition spiritualiste et cette pensée de la conscience et du sens commun constitue le fond de la philosophie néohellénique pendant plus d’un demi-siècle. C’est au nom de la liberté d’esprit que s’effectue ce changement culturel qui infléchit la réflexion dans un sens spiritualiste. Cette école philosophique qui prétendait constituer sa doctrine propre en choisissant parmi les thèses des divers systèmes celles qui lui conviennent, correspond aux intentions intellectuelles des Grecs. Ces derniers suivent l’argumentation de Cousin : leurs opinions portent l’empreinte de la réflexion cousinienne, car l’éclectisme implique un retour au spiritualisme et à l’esprit du christianisme mais en même temps à un esprit de tolérance, un libre examen.
6Les intellectuels grecs ne voulaient pas faire table rase du passé, ils prenaient en considération l’histoire de la philosophie dans sa continuité et voulaient s’élever jusqu’au point de convergence des vérités partielles. L’impulsion donnée en France à l’étude de l’histoire de la philosophie, en suscitant de nouvelles éditions de Platon et de Descartes, reçoit leur accord. Ils acceptent la double approche méthodologique, de la psychologie comme analyse de l’esprit humain, et du point de vue historique qui suppose une connaissance de tous les systèmes philosophiques. Leur pensée repose donc sur la complémentarité à la fois historique et systématique de quatre principes fondamentaux : sensualisme, idéalisme, scepticisme et mysticisme. Comme méthode philosophique, l’éclectisme est pour les penseurs grecs la découverte progressive d’une complétude, d’une harmonie des principes, contre la prétention abusive de chacun d’eux à constituer un système qui se suffirait à lui-même. Ils feront de plus en plus de l’éclectisme un spiritualisme appuyé sur le christianisme et sommairement opposé au matérialisme. Ainsi, en 1849, Spyridon Komnos, pour qui l’histoire n’est pas un champ de bataille, mais une harmonie entre la société et la philosophie, évoque les doctrines de la pensée française : Guizot avec son Cours d’histoire moderne, Honoré Torombert, Lamennais, Pierre Leroux avec sa Réfutation de l’éclectisme, Théodore Jouffroy avec ses Nouveaux mélanges philosophiques [8].
7L’œuvre cousinienne avec sa méthode historique et psychologique servit de point de départ à l’intelligentsia grecque pour aborder et réétudier d’autres systèmes philosophiques, comme ceux de Platon et d’Aristote notamment. Theophilos Kaïris voit dans Cousin surtout un platonicien [9] et Komnos, afin de résoudre des questions herméneutiques à propos de la philosophie platonicienne, se tourne vers la préface de Victor Cousin pour l’édition de la République de Platon. D’ailleurs, c’est dans une perspective cousinienne qu’est introduit également dans l’espace grec l’idéalisme allemand et que sont analysés les problèmes des doctrines kantiennes. Komnos reproduit un long passage des Fragments philosophiques, où Cousin exprime son opinion sur le tournant de la nouvelle philosophie allemande [10]. On retrouve également dans cet ouvrage l’écho de la réfutation par Victor Cousin de la critique kantienne sur Aristote, tirée des Leçons sur Kant [11].
8La conscience du fait que l’éclectisme était tributaire de la philosophie allemande et écossaise, est claire dans les milieux intellectuels grecs. D’ailleurs, c’est par les traductions en français de Dugald Stewart et de Thomas Reid que les Grecs ont été à même de prendre connaissance de la philosophie écossaise. En 1864, Constantin Stratoulis [12] affirme dans son Traité de philosophie que Victor Cousin est à la fois disciple de Royer-Collard, de Thomas Reid et de Stewart [13]. « C’est la philosophie écossaise », signale-t-il, « qui ouvrit la voie au combat contre le matérialisme et l’Idéologie en impulsant la création d’un système plus large sous le titre d’éclectisme français. Cette école philosophique des éclectiques est devenue fructueuse… Dans l’éclectisme français il y a un examen des trois voies de l’activité mentale : la raison, la sensibilité et la volonté » [14]. Stratoulis met en évidence le grand changement survenu dans la pensée européenne, quand le philosophe français a abandonné les théories de Condillac pour se rapprocher des principes philosophiques cartésiens [15]. Selon lui, Cousin a mis fin à une révolution philosophique entamée par Maine de Biran et Laromiguière, en fondant une nouvelle philosophie soucieuse d’introduire dans sa pensée synthétique les éléments que d’autres systèmes avaient évincés. Ce qui, d’après Stratoulis, caractérise l’éclectisme, c’est sa méthode rationnelle, le passage du connu à l’inconnu et la croyance que l’âme humaine ne constitue pas la fin mais le point de départ de toutes les études sur la nature de Dieu et des êtres.
9C’est Petros Vraïlas-Armenis, professeur à l’Académie Ionienne de Corfou, qui exprime peut-être le mieux la synthèse des idées de la philosophie écossaise avec celles de Cousin [16]. En 1851, dans la présentation qu’il entreprend de la philosophie écossaise dans son Essai sur les idées et les principes premiers, il suit la méthode psychologique de Cousin et utilise amplement des passages de La Philosophie écossaise [17] ainsi que la traduction des Œuvres complètes de Thomas Reid par Th. Jouffroy (Paris 1828-1836) [18]. Vraïlas, plus que ses prédécesseurs de l’Académie Ionienne, a pris connaissance de la philosophie de Th. Reid par l’intermédiaire de l’œuvre de Cousin. Il prône une morale éclectique et critique le matérialisme. En essayant d’édifier la philosophie de l’histoire sur des bases ontologiques, il s’appuie sur l’exemple des conceptions cousiniennes pour qui l’histoire et la philosophie se fondent sur l’Être, selon les principes du christianisme. Cependant, la lecture de Cousin le conduit non seulement à Th. Reid mais également à l’hégélianisme. Vraïlas suit Cousin dans les analyses esthétiques de son ouvrage Du vrai, du bien et du beau, en voyant dans le beau la révélation de l’infini.
10L’image de Victor Cousin en Grèce au dix-neuvième siècle n’a rien de négatif, ni de détérioré ; on ne considère pas qu’il s’agisse d’un « bavardage philosophique », pour reprendre l’expression de Paul Ricœur. La contribution apportée par Cousin à l’élaboration d’une alternative à l’héritage des Lumières est appréciée positivement. Aux yeux de ses contemporains en Grèce, Cousin est un grand novateur de la pensée de son temps, le chef de file d’une philosophie nouvelle tendant à mettre en place les valeurs du spiritualisme.
Notes
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[1]
Roxane D. Argyropoulos, La Pensée philosophique en Grèce de 1828 à 1922 ; vol.1 Influences européennes et efforts pour une philosophie nationale 1828-1875 (en grec), Gnosis, Athènes, 1995.
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[2]
Roxane D. Argyropoulos, « La pensée des Idéologues en Grèce », Dix-Huitième Siècle 26 (1994), p. 423-434.
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[3]
G. P. Henderson, The Ionian Academy, Édimbourg, 1990.
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[4]
P. Vermeren, Victor Cousin. Le jeu de la philosophie et de l’État, L’Harmattan, Paris, 1995, p.128.
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[5]
Roxane D. Argyropoulos, « Diversité des théories libérales en Grèce au xixe siècle », La Revue Historique, I (2004), p. 69-87.
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[6]
Jules Barthélemy Saint-Hilaire, Victor Cousin. Sa vie et sa correspondance, Paris, 1895.
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[7]
De plus, Cousin entretient dans l’espace allemand des relations avec d’éminents philhellènes de son temps : Friederich Thiersch, Wilhelm Traugott Krug, Schelling et Eduard Gans qui eux aussi avaient des liens avec les libéraux grecs.
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[8]
Spyridon Komnos, Le Précurseur de la philosophie. Harmonie des idées philosophiques et de la société humaine (en grec), Athènes, 1849, p. 61. Spyridon Komnos, né à Corfou, a étudié le droit et la philosophie à Naples et à Paris. D’abord magistrat, il occupa ensuite le poste de directeur de la Bibliothèque nationale et celui de professeur de philosophie à l’École militaire.
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[9]
Theophilos Kaïris, Éléments de philosophie (en grec), Athènes, 1851, p. 34.
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[10]
Ibid., p. 119-120.
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[11]
Ibid., p. 96-97, 110.
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[12]
Constantin Stratoulis (Leucade 1824-Cythère 1892), métropolite de Cythère. Il a étudié la théologie à l’Académie Ionienne et la philosophie à Paris. Il a vécu pendant vingt ans à Liverpool en tant qu’archimandrite de la communauté grecque.
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[13]
Constantin Stratoulis, Traité de philosophie (en grec), Athènes, 1864, p. 8.
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[14]
Ibid.
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[15]
Ibid., p. 287.
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[16]
Petros Vraïlas-Arménis (Corfou 1812-Londres 1884), philosophe, homme politique et diplomate ; lors de ses années d’études de droit à Paris, il a noué des liens avec le cercle de V. Cousin (Jouffroy, Barthélemy-Saint-Hilaire, Fouillée, P. Janet).
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[17]
V. Cousin, La Philosophie écossaise, Librairie Nouvelle, Paris, 1857. En ce qui concerne les influences de Victor Cousin sur Vraïlas, cf. Athanassia Glykophrydi-Léontsini, « Influence de la philosophie écossaise sur la réflexion heptanésienne » (en grec), La Philosophie néohellénique. Personnages et thèmes (en grec), Athènes 1993, p. 148-149.
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[18]
E. Moutsopoulos, Le Problème du beau chez P. Vraïlas-Arménis, Ophrys, Aix-en-Provence, 1960.