Zakhor

1« Depuis longtemps, si longtemps, je redoutais d’avoir à dire Adieu à Emmanuel Levinas. Je savais que ma voix tremblerait au moment de le faire à voix haute, ici, devant lui, si près de lui, en prononçant ce mot d’adieu, ce mot « à-Dieu » que, d’une certaine façon, je tiens de lui […] [1]. »

2Comment dire Adieu à Jacques Derrida sans penser à celui qu’il adressa à Emmanuel Levinas ce matin du 27 décembre 1995 au cimetière de Pantin. Plainte, douleur, désolation, solitude, nous sommes définitivement en deuil, et d’une voix tremblante, nous devons prononcer un impossible salut. Quel salut pourrait aujourd’hui faire face à cette dévastation dont nous ne pouvons mesurer que la démesure, le scandale ? La mort de Jacques Derrida me touche, nous touche et affecte tout, la pensée, la langue, le politique, le monde, le proche, le lointain, le siècle. Il nous l’aura bien dit : Chaque fois unique la fin du monde. Il nous laisse le Salut que je ne veux pas entendre comme la signature de la fin, ni son ajournement, mais comme l’événement qui installe une diachronie au cœur même du mot Salut qui dans ma bouche est aussi le shalom. Paix pour toi Jacques, paix au-delà de toutes les dévastations. C’est le Salut au nom propre, tout entier contenu dans l’asymétrie du temps dévolu au deuil, dans une altérité dont le dehors désormais nous habite comme s’il avait trouvé un lieu de repos et d’effroi. Ce Salut, je l’appelle prière. Ni croyance, ni religion, ni dogme, ni observance, ni téléologie de la foi ou de la loi. Juste ce mouvement d’intériorisation irréversible que la mort consent au survivant. Elle nous voue à la mémoire d’une mort que nous intériorisons. Zakhor en hébreu signifie « souviens-toi ». Inutile de rappeler la longue généalogie qui accompagne la signification du mot Zakhor. L’injonction à se souvenir fonde certes la signification profonde de la Bible hébraïque, mais également introduit du sens dans l’histoire, dans sa transmission, son écriture et son interprétation. Au fond, nous sommes là pour dire notre fidélité à ce qui s’est effacé. Pour pleurer ensemble cet effacement. Mémoire à tout rompre ; nous veillons. Nos bougies sont virtuelles, nos flammes si précaires, si éphémères qu’elles sont devenues le paradigme de cette veille infinie. Prière à tout effacement. Elle nous incombe, cette mémoire, cette mémoire plus grande que nous, plus grande que la mort, plus grande que tous les morts dont elle scande incessamment le « chaque fois unique ». Alors je relis ce texte extraordinaire de Jacques Derrida commentant une des photos du recueil de Frédéric Brenner, Diaspora : terres natales de l’exil[2]. Je ne savais pas qu’un jour je le lirais devant toutes nos mémoires réunies et que je tenterais d’en faire le commentaire du commentaire, comme si je cherchais en aveugle à dire non à cette fin du monde ; ne pas lui laisser le dernier mot. Il n’y a aucun doute, nous sommes en présence d’un Midrash. Ce sont des marranes de Belmonte au Portugal, mari et femme devant les bougies qui ouvrent le temps du Shabbat. Nous sommes aussi des vigiles qui clamons dans un désert dont aucune de nos veilles ne sortira souveraine. Et c’est pourquoi nous veillerons encore. On appelle cela un rituel ; c’est la vulnérabilité du veilleur. Nos veilles sont plus irrédentistes que la mort ; on appelle cela l’étude. La mémoire peut-elle être autrement qu’endeuillée ? (…)

3Un débordement de mémoire s’est produit : c’est l’À-Dieu à Jacques Derrida.

Notes

  • [*]
    Extrait du texte prononcé pour l’hommage à Jacques Derrida, Collège International de Philosophie, jeudi 21 octobre 2004.
  • [1]
    Jacques Derrida, Adieu – à Emmanuel Levinas, Galilée, Paris, 1997, p.11.
  • [2]
    Éditions de La Martinière, Paris, 2003.