La gloire de ce qui revient. Quelques notes à propos de The Ghost and Mrs Muir

Le redoublement fantomatique

1Les « films de fantômes » peuplent le cinéma depuis ses origines, jusqu’à en constituer un genre à part entière – quelles que soient les discussions légitimes sur le bien-fondé d’une telle catégorisation, pour le cinéma comme pour les autres arts [1]. Certaines analyses ou visions englobantes n’hésitent pas à identifier le cinéma tout entier à une histoire de revenants, à y percevoir une structure de « hantise » constamment à l’œuvre, qu’il soit ou non expressément question de spectres, d’ectoplasmes ou de fantômes dans tel ou tel film. C’est notamment le cas de Jacques Derrida qui, dans un film de Ken Mc Kullen, Ghostdance, où il joue son propre personnage, est amené à hasarder quelques formulations générales sur la nature spectrale du cinéma. En écho indirect à certaines analyses de Roland Barthes sur la photographie dans La Chambre claire, il énonce notamment la proposition suivante : « Être hanté par un fantôme, c’est avoir la mémoire de ce qu’on n’a jamais vécu au présent, avoir la mémoire de ce qui, au fond, n’a jamais eu la forme de la présence. Le cinéma est une “fantomachie”. Laissez revenir les fantômes. Cinéma plus psychanalyse, cela donne une science du fantôme. La technologie moderne, contrairement aux apparences, bien qu’elle soit scientifique, décuple le pouvoir des fantômes. L’avenir est aux fantômes ».

2Formules énigmatiques, surgies d’un échange filmé en partie improvisé avec la comédienne Pascale Ogier (qui mourra par ailleurs peu après ce film) ; formules embarrassantes aussi dans leur généralité, mais que Derrida est amené à préciser et, en un sens, à modifier, dans le dialogue avec Bernard Stiegler recueilli dans Échographies : « Évidemment, le mot de science, je ne sais pas si je le garderais à la réflexion, au delà de l’improvisation ; car en même temps, c’est quelque chose qui, dès lors qu’on a affaire à du fantôme, déborde, sinon la scientificité en général, du moins ce qui, pendant très longtemps, a réglé la scientificité sur le réel, l’objectif, ce qui n’est pas ou ne devrait pas être, précisément, fantomatique [2]. » Dans une brève incise qui précède ces propos, Derrida avançait par ailleurs une distinction entre le « spectre » et le « revenant » : « Dans la série des mots à peu près équivalents qui désignent justement la hantise, spectre, à la différence de revenant, dit quelque chose du spectral. Le spectre, c’est d’abord du visible. Mais c’est du visible invisible, la visibilité d’un corps qui n’est pas présent en chair et en os. Il se refuse à l’intuition à laquelle il se donne, il n’est pas tangible. Fantôme garde la même référence au phainesthai, à l’apparaître pour la vue, à la brillance du jour, à la phénoménalité. Et ce qui se passe avec la spectralité, avec la fantomalité – point nécessairement avec la revenance –, c’est que devient alors quasiment visible ce qui n’est visible que pour autant qu’on ne le voit pas en chair et en os » (Échographies, p.129).

3Cette distinction du « spectral » et du « revenant » n’est pas sans intérêt ni pertinence par rapport aux multiples façons dont le cinéma fait advenir les fantômes. De fait, il arrive à certains films de fantômes de ne pas faire apparaître ceux-ci sous une forme évanescente censée « traduire » leur dimension spectrale (le plus souvent par régime de surimpression photographique), mais bien sous la forme de personnages donnant à voir un corps « en chair et en os », autrement dit selon une présence corporelle dans le film équivalente à celle des personnages (encore) vivants, abolissant de fait, au moins dans la perception qui en est donnée, la distinction des mondes [3]. Mais pourtant, malgré le privilège que Derrida semble ici accorder à l’analyse du spectral (ce « visible invisible ») dans le fantomatique, c’est bien la réalité du « revenant » qui vient le frapper de plein fouet lorsqu’il revoit, plusieurs années après, une scène précise du film Ghost Dance qui ponctue le dialogue précédemment cité avec la comédienne Pascale Ogier. Voici comment Derrida rend compte de cette expérience singulière du « revenir » cinématographique : « À la fin de mon improvisation, je devais lui dire : “Et vous alors, est-ce que vous croyez aux fantômes ?” Et en la répétant de nouveau au moins trente fois, à la demande du cinéaste, elle dit : “Oui, maintenant, oui”. Déjà, dans la prise de vue, elle l’a répété au moins trente fois. Déjà, ce fut un peu étrange, spectral, décalé, hors de soi, cela arrivait plusieurs fois en une fois. Mais imaginez quelle a pu être mon expérience quand, trois ans après, alors que Pascale Ogier, dans l’intervalle, était morte, j’ai revu le film aux États-Unis à la demande d’étudiants qui voulaient en parler avec moi. J’ai vu tout à coup arriver sur l’écran le visage de Pascale, que je savais être le visage d’une morte. Elle répondait à ma question : “Croyez-vous aux fantômes ?” En me regardant quasiment dans les yeux, elle me disait encore sur grand écran : “Oui, maintenant, oui”. Quel maintenant ? Des années après, au Texas. J’ai pu avoir le sentiment bouleversant du retour de son spectre, le spectre de son spectre revenant me dire, à moi ici maintenant : “Maintenant… maintenant… maintenant, c’est-à-dire dans cette salle obscure d’un autre continent, dans un autre monde, là maintenant, oui, crois-moi, je crois aux fantômes” » (Échographies, p.135).

4Ce qui frappe Derrida dans la description de cette seconde scène revue/revécue dans une vision décalée et marquée par la séparation irréductible de la mort, c’est donc bien l’effet de revenant, au sens littéral du terme, qu’il est alors difficile, voire impossible de séparer du spectral, même si Derrida précise juste après qu’il ne s’agit pas d’un simple effet de retour de la même image décalé dans le temps, et qu’en un sens le dédoublement était déjà là dès la première « prise de vue », si l’expression doit être entendue à la lettre : « Mais en même temps, je sais que la première fois où Pascale a dit cela, où elle a répété cela dans mon bureau, déjà, déjà, cette spectralité était à l’œuvre. Elle était déjà, elle disait déjà cela, et elle savait, comme nous savons, que même si elle n’était pas morte dans l’intervalle, un jour, c’est une morte qui dirait : “Je suis mort” ou “Je suis morte, je sais de quoi je parle d’où je suis, et je te regarde” » (Échographies, p.135).

5Dans ces effets d’échos qui font surgir le « fantômal » toujours à l’œuvre, il faudrait d’ailleurs ne pas se limiter à la seule dimension du visible – et Derrida le suggère ici, en liaison avec l’un de ses premiers livres sur La Voix et le phénomène. Car la voix peut aussi prendre une tonalité fantomatique, comme le fait entendre ce saisissant passage du beau livre de Claude Jæglé, Portrait oratoire de Gilles Deleuze aux yeux jaunes, où l’attention de l’auditeur en vient à se focaliser sur des ruptures ou des dédoublements de voix : « Par moments, la voix paisible et touchante de Deleuze enfle jusqu’à prendre une sonorité de spectre jaillissant, d’ogre. Cette voix rappelle les voix menaçantes des châteaux hantés, le ton féroce que prennent les enfants quand ils jouent à se faire peur en ouvrant les bras comme les ailes d’un vampire et grondent d’une voix sinistre. Ou lorsqu’ils imitent le rugissement d’un fauve censé vous figer de terreur. C’est la voix de Deleuze maintenant. Je n’en crois pas mes oreilles. On dirait la vengeance du vrai jetant son masque de pondération et fondant sur vous comme un tigre. Pendant quelques secondes, Deleuze grogne avec une voix de basse traînante, porteuse de sentence et de menace. J’écoute un séminaire de philosophie, pourtant. J’entends évoquer les traditionnelles notions d’âme, d’essence, de nature et de connaissance, mais l’univers sonore de ce cours ne ressemble pas à ce que j’attendais. Comme si, pendant quelques secondes, le séminaire passait du philosophique au philosophal. Comme si la substance du concept résultait d’une opération sonore occulte. Une voix d’ogre racontant une histoire de fantômes [4]. » Il est difficile, à la lecture de cette page, de ne pas percevoir un peu autrement la magnifique série filmée que constitue l’Abécédaire de Gilles Deleuze réalisée par Claire Parnet, d’autant que sa condition expresse de possibilité fut, comme on le sait, de ne pas être montrée avant la mort de Deleuze.

L’évidence du charme

6L’identification du cinéma au fantomatique peut sembler mobiliser trop complaisamment les divers registres de la « hantise », jusque dans leur prolifération métaphorique la moins réglée. Elle n’est cependant pas aussi excessive ou forcée qu’il pourrait le paraître et elle donne en tous les cas accès à une dimension peu contestable du cinéma. Tout récemment, le cinéaste et critique Jean-Louis Comolli formulait à sa manière cette relation : « Le cinéma se résume d’un mot : renaissance (que l’on me permettra de préférer à résurrection). Résurgence, réinstallation, retour. L’homme mort fait retour à l’écran, une vie posthume lui est sinon assurée, du moins possible : l’histoire du cinéma est faite à ce jour davantage de morts qui survivent en images (et en sons pour les plus privilégiés d’entre eux) que de vivants, si je puis dire, en exercice. D’entrée de jeu, le spectre s’attache à l’image, et l’image au spectral. S’il faut parler d’utopie, elle a au cinéma partie liée avec les fantômes, elle n’est que d’être la réassurance du revenant – du revenir et non point du devenir – dans la vie des vivants. L’utopie du cinéma est de nous faire rencontrer des morts qui reviennent, vivants, sous nos yeux, sur l’écran qui fixe nos yeux autant que nous le fixons […] Je crois aux fantômes cinématographiés comme je crois aux histoires qu’enfant l’on me raconte, mais j’y crois, si je puis dire, bien mieux, dans une perfection de croyance. Il, elle est là, face à moi, avec moi, sur cet écran, je les vois, il n’y a pas de doute possible, leur mort n’est grâce au cinéma qu’un épisode de leur survie [5]. »

7The Ghost and Mrs Muir, film réalisé par Joseph L. Mankiewicz en 1947, est l’un de ces films qui donnent d’emblée le sentiment d’une telle évidence, et ce dès la première vision – même si, au cinéma comme ailleurs, cela ne constitue pas un critère indiscutable ni même décisif. La révélation immédiate produite par la vision du film est de fait une expérience très commune et il est rare de trouver des exceptions, des résistances ou même de simples réserves, sinon pour en atténuer l’originalité par rapport aux œuvres ultérieures de Mankiewicz, supposées plus personnelles et plus incisives : All about Eve (Eve), Barefoot Contessa (La Comtesse aux pieds nus), A Letter to Three Wives (Chaînes conjugales), trois films majeurs caractérisés par le déroulement implacable d’une construction narrative mobilisant notamment toutes les possibilités du flash-back au service d’une structure ironique de désillusionnement parfaitement réglée. Contrairement à ces films, le charme réel et profond de Mrs Muir (le film et le personnage « incarné » par Gene Tierney – sa métonymie si l’on veut) n’est pas produit par un dispositif narratif fait d’allers et retours dans le temps, de multiplication des voix narratives, de flash-back enchâssés qui viennent brouiller les repères temporels et introduire un flottement auquel Mankiewicz a toujours dit être très sensible – jusqu’à en faire une sorte de « méditation » de tonalité shakespearienne qui est d’ailleurs plus une attention à des décrochages temporels et à des effets de contamination entre passé et présent qu’une variation un peu convenue sur la « fuite du temps » et l’impossible permanence des sentiments [6]. Si cette thématique de la dissolution inéluctable et cruelle des êtres et des choses est bien présente dans The Ghost and Mrs Muir, le film raconte de manière linéaire une « classique » histoire de fantôme, sans le moindre effet de distanciation ironique, cynique ou désabusée qui serait portée par le commentaire d’une voix off. Si la tonalité romanesque dominante en est triste, voire mélancolique, l’une des forces du film est de faire coexister le plus « naturellement » du monde un fantôme très corporel cohabitant dans sa propre maison avec cette mortelle, Mrs Muir, qui en a accepté sinon expressément désiré la présence, et qui va vivre avec lui une forme singulière d’amitié conjugale.

8Nombre de ceux qui ont parlé de ce film cherchent d’abord à en prolonger le « charme » insistant et commencent (et très souvent terminent) leur évocation par ce simple mot, quitte à le cantonner à un registre mineur, comme le dit Jacques Doniol-Valcroze sans s’y attarder davantage : il y a quelque chose de « charmant » et « d’exquis » dans cette « comédie de fantôme » (Cahiers du cinéma n°2, 1951). Tout se passe comme si le lyrisme subtilement enroulé du film rendait artificiel ou déplacé tout commentaire plus analytique qui chercherait à rompre l’effet d’écho sensible de sa projection continuée. D’où la floraison des descriptions qui essaient de maintenir, de prolonger cette résonance lyrique : « Les mots sont bien incapables de rendre le charme de ce film enchanté, la beauté des paysages de mer, la sensation du temps qui passe et, surtout, ces superbes ouvertures vers l’imaginaire que constituent les envolées lyriques de Rex Harrison » (Dominique Rabourdin, Cinéma 85, janvier 1985). Ce qui est évoqué là, c’est notamment le discours qui ponctue l’effacement du fantôme du capitaine Gregg (joué/présentifié sans la moindre faille par Rex Harrison) devant l’insistance inéluctable du désir de Mrs. Muir (joué là aussi sans la moindre faille par Gene Tierney) de rencontrer à nouveau un amour plus tangible, condition même de la vie des mortels. C’est pourquoi le fantôme viendra prendre congé d’elle en lui soufflant dans son sommeil le regret d’un temps imaginaire qui n’aura jamais pu commencer : « Comme tu aurais aimé le cap Nord, et les fjords sous le soleil de minuit, et naviguer près des récifs de la Barbade où le bleu de la mer tourne au vert, et vers les Falkland où le vent de galerne venu du Sud fend la mer tout entière et la couvre d’écume blanche […] Nous avons manqué beaucoup de choses, Lucia, nous avons manqué beaucoup de choses tous les deux [7]. »

9C’est encore cette dimension que souligne Jacques Lourcelles dans sa notice très élogieuse du film : « L’aventure de Mrs Muir offre un alliage rare, presque unique, entre l’expression d’une intelligence déliée et caustique et le goût romantique de la rêverie s’attardant sur les déceptions, les désillusions de l’existence. Le film n’appartient à aucun genre connu et crée lui-même son propre genre pour raconter, avec une poésie déchirante, la supériorité mélancolique du rêve sur la réalité, le triomphe de ce qui aurait pu être sur ce qui a été [8]. »

10Cette interprétation du film et du registre dans lequel il s’inscrit semble s’imposer tout naturellement si l’on peut dire, puisque le « surnaturel » fantomatique y est traité avec la plus grande évidence, sans aucun des effets qui viennent ordinairement souligner et nourrir le registre du fantastique : ni mystère entretenu, ni effroi suspendu pour être relancé, ni apparition en surimpression qui viendrait matérialiser la coexistence conflictuelle de deux mondes, celui des vivants et celui des morts qui persistent à revenir dans le monde des vivants pour prendre leur place ou les entraîner ailleurs, le plus souvent dans la violence et dans le sang, ou pour exiger leur « dû » comme le suggère très judicieusement Serge Daney au détour d’une analyse consacrée au genre mélodramatique [9]. Dans The Ghost and Mrs Muir, l’au-delà ne fait pas irruption sur le mode d’une angoisse soutenue par les effets les plus éculés – et souvent les plus efficaces – du cinéma fantastique ; il n’est pas une menace à l’encontre des « encore vivants » que sont les mortels, mais bien plutôt un gage d’immortalité protectrice : c’est le fantôme du capitaine Gregg qui vient vivifier l’existence rêveuse de Mrs Muir en lui infusant progressivement le désir assumé d’une parole qui lui soit propre, à l’encontre de toutes les convenances sociales ; et c’est lui qui viendra ultimement la ressusciter dans une éternelle jeunesse, effaçant toutes les traces de la décrépitude et des désillusions des mortels.

11L’évidence du « charme » de ce film semble donc tenir pour l’essentiel à un lyrisme apparemment limpide, à une histoire de fantôme racontée dans sa linéarité la plus simple, jusqu’au dénouement exalté d’un amour enfin inaltérable. On peut alors y voir comme le rayonnement d’une pure présence, une « gloire » sans reste, selon le sens du terme rappelé par Maurice Blanchot dans Le Livre à venir : « La gloire, au sens antique, est le rayonnement de la présence (sacrée ou souveraine)… La gloire est la manifestation de l’être qui s’avance dans sa magnificence d’être, libéré de ce qui le dissimule, établi dans sa vérité de présence découverte [10]. » Une telle définition semble correspondre très exactement au mouvement du film qui se clôt avec éclat (presque trop) sur cette « magnificence d’être », sur cette « vérité de présence découverte » qui vient abolir dans l’immortalité de l’amour la fragilité et le dérisoire de la vie des mortels. C’est encore cela qu’on entend dans le finale du magnifique mélodrame de Douglas Sirk, Mirage de la vie, lorsque l’héroïne du récit rappelle aux survivants son souhait ultime pour être enterrée : « Je veux quatre chevaux blancs, la fanfare…, pas de deuil mais la joie comme si j’allais vers la gloire ».

12Dans The Ghost and Mrs Muir, la gloire comme présence magnifiée n’a cependant rien de « sacré », au sens proprement religieux ou liturgique du terme ; elle est exclusivement « profane » et elle joue à l’évidence de cet effet de présence corporelle du fantôme du capitaine Gregg, jusque dans le dénouement ultime du film qui vient confirmer l’inversion des rapports entre absence et présence, entre vivants et morts puisque c’est le corps fantomatique qui vient vivifier pour l’éternité le corps mortel enfin « épuisé » de Mrs Muir. Mais de quelle présence s’agit-il vraiment ? Le finale du film ne peut suffire à en rendre compte – il jouerait même, du fait de son caractère plutôt conventionnel de happy end, une fonction d’écran, au sens où Freud parle de ces « souvenirs-écran » qui viennent recouvrir autre chose. Comment forcer davantage l’analyse de ce que recouvre trop ostensiblement cette résolution de l’histoire à la fois très convenue et par ailleurs difficilement évitable ?

La matière romanesque

13Le scénario de The Ghost and Mrs Muir semble de prime abord respecter à la lettre un matériau littéraire le plus classiquement romanesque : une jeune veuve séduite par le romantisme d’une maison au bord de la mer, attirée par un portrait à la fois anodin et insistant annonçant la présence de son double fantômatique, et qui se laisse volontiers entraîner dans les récits d’aventure de ce fantôme avant d’être ramenée à des réalités plus cruelles. La même veine romanesque/romantique se retrouve dans l’absolu d’un amour intemporel qui triomphe par delà la séparation et la mort, comme dans Peter Ibbetson ou d’autres transpositions filmées desquelles on n’a pas manqué de rapprocher The Ghost and Mrs Muir en insistant sur une thématique presque trop évidente : l’amour plus fort que la vie défaisant les scénarios espérés ; la mort qui réunit dans un éternel présent. Dans sa présentation du découpage du film, Patrick Brion pousse cette interprétation jusqu’au bout : « “La rencontre” et la liaison de Mrs Muir et du capitaine Gregg sont les deux étapes d’un véritable voyage initiatique, celui de Lucy au fond de son être. Ayant compris quel est son désir le plus cher, Lucy pourra accueillir avec la plus grande sérénité la mort qui va pour toujours la débarrasser de son enveloppe charnelle [11]. » Autrement dit, si l’on suit cette ligne d’interprétation vaguement mystique ou ésotérique, voire « gnostique », le corps est ce qui fait obstacle à la présence ou à la permanence d’un éternel présent [12]. Même si la thématique du film semble explicitement autoriser une « lecture » de ce genre, on peut rester dubitatif sur sa capacité à en saisir le lyrisme singulier que tous ou presque s’accordent à y voir.

14De manière cohérente, après avoir très justement rappelé que ce film s’inscrit dans une série de scénarios construits à la même époque – et beaucoup dans le même studio, celui de la Fox – sur le thème de personnages fascinés par des portraits, des photographies ou des reflets d’êtres disparus ou insaisissables [13], Patrick Brion évoque une idée souvent reprise à propos de The Ghost and Mrs Muir : « Le personnage de Lucy Muir est un cas très révélateur de l’influence de Freud et de la psychanalyse sur ce cinéma américain des années quarante car le capitaine Gregg représente véritablement une création du subconscient de la jeune femme ». De fait, cette analyse du film n’a rien de déplacé ni d’illégitime – et Mankiewicz s’intéressait suffisamment à la psychanalyse pour en avoir fait un fil conducteur aux effets ironiques très efficaces dans son film précédent, The Late Georges Appley (Un mariage à Boston). Mais par rapport à la subtilité indéniable et retorse de son cinéma, un tel principe d’interprétation a quelque chose de trop « reconnaissable » pour être vraiment éclairant quant au trouble sur lequel repose The Ghost and Mrs Muir et qui fait une partie non négligeable de son « charme » ou de son effet de contagion. Car, tout en réaffirmant la « magie » du film, un tel principe d’interprétation le ramène à un schéma rassurant qui vient en démentir l’effet de trouble persistant.

15Ce schéma s’appuie sur les éléments les plus identifiables et en un sens les plus interchangeables du scénario, ceux qui tirent le film du côté de l’adaptation – réussie – d’un matériau littéraire dont Mankiewicz se serait fait le metteur en scène scrupuleux, tout en y apportant ses propres thématiques sur le temps qui vient défaire toutes les attentes, désirs et obsessions. Telle est d’ailleurs en gros la version des choses donnée par Mankiewicz lui-même lorsqu’il est conduit à évoquer ce film sur lequel il ne s’étend guère, l’un des premiers qu’il réalisa à la suite de sa déjà longue carrière de producteur à Hollywood. Dans les divers entretiens qu’il a donnés vers la fin de sa carrière, il présente ses premiers films d’abord et avant tout comme un apprentissage de son métier de cinéaste, avant de passer à des œuvres plus « personnelles » et plus retorses : « … Quant à The Ghost and Mrs Muir, c’était une pure romance et le souvenir le plus marquant que j’en garde est celui de Rex Harrison faisant ses adieux à la veuve. Il exprime le regret de la vie merveilleuse qu’ils auraient pu connaître ensemble. Il y a le vent, il y a la mer, il y a la quête de quelque chose d’autre… Et les déceptions que l’on rencontre. Ce sont là des sentiments que j’ai toujours voulu transmettre et je crois bien qu’on en trouve trace dans presque tous mes films, comédies ou drames [14]. » Comme on le voit, Mankiewicz s’en tient ici à une approche thématique qui intègre le film dans la continuité d’une œuvre traversée par des préoccupations ou des obsessions récurrentes, notamment cette idée de la vie qui vient briser de manière comique ou tragique les scénarios espérés, ou qui amène à les recomposer autrement que ce qui était escompté par les personnages qui les imaginent, les rêvent, les projettent et cherchent à les réaliser. Il ne retient donc du film que certains aspects déjà soulignés par sa mise en scène : « La vraie vie est ailleurs ».

Les bifurcations du temps

16Sans pour autant prétendre effacer l’impression d’un charme insistant qui reste le motif essentiel d’une affinité élective assez communément ressentie à la vision du film, il faut pourtant se résoudre à dépasser cette dimension thématique qui laisse insatisfait. Pour le dire un peu autrement : The Ghost and Mrs Muir fait partie pour moi de l’un de ces films qui « nous regardent » – pour reprendre une expression et une idée développées par Serge Daney dans Persévérance (P.O.L., 1991). Et l’on pourrait dire aussi, dans ce cas précis : l’un de ces films qui « nous écoutent », qui continuent de nous poursuivre et à qui l’on revient, qui nous accompagnent – y compris par l’écoute régulière de la bande musicale (comme peut l’être celle du Guépard, de Vertigo, du Mépris, des Deux anglaises et le continent…) : une écoute flottante qui fait partie intégrante de cet « accompagnement ». Il faut souligner ici l’importance de la musique de Bernard Hermann : on entre dans le film par cette musique (qui vient même envahir l’amorce ordinairement réservée au gimmick des studios de la Fox), et le déroulement de l’histoire est littéralement bercé par un flot musical (avec l’influence revendiquée de Debussy), jusqu’au finale qui referme glorieusement le récit, même si ce finale correspond plus conventionnellement au canon hollywoodien du happy end sonore, presque trop surligné ou surexposé de ce point de vue, dans la gloire magnifiée d’une certaine immortalité qui n’est cependant pas celle, chrétienne, d’une résurrection, mais celle, très profane, d’une absorption salvatrice. Le ressac accidentel et parfois violent – mais néanmoins contenu – de la mer en est évidemment une composante essentielle qui ne relève pas d’une métaphore un peu usée sur le temps qui efface ou sur l’éternel retour du même, mais bien d’une présence du lieu comme mouvement. De fait, Mankiewicz a toujours revendiqué l’importance du « décor » comme une présence qui est tout sauf décorative ou allégorique ; et c’est bien Mrs Muir qui, dès le début du film, justifie son désir encore abstrait d’une vie au bord de la mer comme une promesse de « romanesque ».

17Que dire de plus précis, de plus analytique ? Quel est le secret de ce film, spontanément pressenti et tout aussi spontanément préservé, comme si l’on avait peur d’en perdre quelque chose d’essentiel à trop vouloir chercher à le percer ? Pour détourner le titre du film le plus célèbre ou le plus emblématique de Mankiewicz – celui qui a consacré sa gloire éphémère dans la légende et dans la jungle hollywoodienne : All about Eve –, peut-on sinon tout savoir, du moins en savoir un peu plus sur The Ghost and Mrs Muir et sur le trouble euphorique de sa vision ? Ce détournement de titre n’est peut-être pas ici totalement déplacé : comme on le sait si on a vu All about Eve, la prétention à un savoir total promis par ce titre (Tout – savoir – sur Eve) est défaite par le récit même du film puisque le principe du flash-back sur lequel il est construit – jusqu’à en multiplier les effets d’insertion dans les récits entrecroisés des personnages – ne joue pas comme un principe de récapitulation conduisant le récit en fonction d’un souci d’élucidation progressive des mobiles véritables du personnage principal ; c’est un récit construit comme un ensemble de « bifurcations du temps » dans lesquelles le souvenir rapporté ou reconstruit n’est jamais une garantie de compréhension du passé, et encore moins du présent [15].

18Mais cette dimension n’est pas directement éclairante pour The Ghost and Mrs Muir qui, on l’a déjà rappelé, n’est pas construit sur le principe d’un récit indirect et décalé mais bien sur une linéarité sans à-coups, même si les décalages y sont bien présents du fait de la permanence du décor où la maison et la mer viennent se mêler. Pourtant, s’il ne passe pas par un tel dispositif narratif, le « flottement » temporel existe à l’évidence dans The Ghost and Mrs Muir. Et il ne tient pas seulement à sa thématique la plus évidente qui en fait indiscutablement un « film de fantôme » : la maison hantée, autrement dit le brouillage du partage entre visible et invisible, entre présence et absence, entre vivants et morts revenant hanter les vivants, entre temps mesuré et vie éternelle. Ce flottement temporel tient davantage encore au contraste entre une ligne narrative simple, continue, homogène, et un effet de porosité des distinctions qui contamine entièrement le « décor » : un intérieur et un extérieur, la maison et son paysage, une maison au bord de la mer qui devient très vite une maison flottante, avec le seuil, le passage que matérialise la baie incurvée de la chambre de Mrs Muir donnant sur un balcon devenant lui-même insensiblement une baie, au sens maritime du terme. Ce flottement agit également par l’effet très prégnant de l’enveloppement sonore et musical : les bruits deviennent souvent des éléments de la partition de Bernard Hermann, comme la cloche de marin qui tinte et qui vient ramener la mer dans la maison, ou attirer la maison vers la mer.

19Ce lyrisme insistant peut donc sembler en porte-à-faux avec la plupart des autres œuvres de Mankiewicz, notamment celles qui lui ont conféré un statut d’exception comme producteur et comme réalisateur à la fois reconnu et brièvement encensé par Hollywood, mais considéré comme trop « intellectuel » ou intelligent (le surnom de « Harvard » que lui donnait le patron de la M.G.M., L. B. Mayer, était à cet égard autre chose qu’une admiration). De fait, Mankiewicz a souvent été présenté comme « le plus intelligent » des cinéastes, ce dont il joue avec une certaine complaisance dans ses entretiens, notamment avec les critiques français. Je dirais plus volontiers que Mankiewicz est un cinéaste d’esprit, au sens du « mot d’esprit » – y compris dans son sens plus spécifiquement freudien, très présent dans nombre de ses films. S’il y a quelque chose de cet ordre dans The Ghost and Mrs Muir, c’est moins, comme le suggère Patrick Brion, parce que le fantôme du capitaine Gregg serait une projection inconsciente de Mrs. Muir, que parce qu’il s’inscrit dans cette logique des portraits et doubles « psychopompes », autrement dit de ces personnages fantomatiques qui sont des protecteurs et des conducteurs d’âme dans l’autre monde, mais qui agissent aussi comme des guérisseurs dont l’action passe essentiellement par la parole.

20Si The Ghost and Mrs Muir ne fait pas partie de la veine sarcastique du cinéma de Mankiewicz – raison pour laquelle celui-ci ne lui accorde guère de crédit – c’est un film qui joue, à sa manière, sur les mêmes éléments que ses autres films plus célèbres. On peut en comprendre la résonance singulière si on se détache de la thématique du temps destructeur réitérée à sa manière par Mankiewicz, ou plutôt si on l’aborde par un biais plus ajusté, à la manière très précise d’un critique attentif, Jean Narboni : « Les films de Mankiewicz se situent dans un temps qui n’est ni le présent de la chronique ou du journal, ni le passé du souvenir, mais un temps étrange et mixte qu’on pourrait appeler du récit : où l’histoire, en même temps qu’elle se déroule, semble faire retour sur elle-même, et l’événement nous être donné à la fois dans sa présence et son évocation ; où chaque instant appelle, éclaire ou modifie un autre instant, le même, parfois connu de nous, d’autres fois ignoré » [16]. À la lumière de cette analyse d’ensemble du cinéma de Mankiewicz qui ne s’en tient pas aux formulations expresses du réalisateur mais qui cherche à préciser sa manière caractéristique de faire jouer les ressorts temporels, il est alors possible de comprendre un peu mieux de quoi est constitué ce film « qui nous regarde ».

Le médium de soi-même

21Sans prétendre percer un ultime secret caché dans l’apparente limpidité de cette histoire de fantômes, on peut reprendre le plus simple et le plus connu ou reconnaissable : c’est un film de genre, et la proposition faite à Mankiewicz d’en être le « réalisateur » s’inscrit dans les nombreuses réalisations sur ce registre des portraits et doubles « envoûtants » qui saisissent le regard. De fait, la question du regard est mise en abyme dans le film à travers le tableau, à la fois anodin et pénétrant, du portrait du capitaine, double de son propre fantôme et exprimant ironiquement une sorte de regard « absolu » qu’on peut comprendre ou interpréter comme une variation ironique et sublimée sur le thème de l’anneau de Gygès : voir sans être vu, et ici – ce qui n’est pas absolument secondaire – sans pouvoir toucher ni être touché, puisque tel est le destin du fantôme, envers d’une érotique impossible. Dans plusieurs scènes, Mankiewicz joue le comique de cette situation d’un corps sans corps, d’un corps visible et audible pour Mrs Muir mais non pour les autres ; c’est notamment le cas pour la scène où il effraie la belle-mère et la belle-sœur de celle-ci, dans une séquence tout entière construite sur le principe d’un corps agissant mais intouchable – sans jamais basculer pour autant dans le grotesque ni dans le pathétique.

22Cette présence corporelle du fantôme peut être rendue plus sensible par le biais d’un rapprochement purement subjectif, souvenir d’une vision très ancienne réactualisée depuis : celle de Sylvie et le fantôme, film vu à la télévision dans ma lointaine enfance. De ce souvenir persistant (y compris dans la petite ritournelle accompagnant le fantôme), je n’ai retrouvé la trace plus nette que bien plus tard, et un peu par hasard, en éprouvant un certain plaisir à constater que le rôle du fantôme y était tenu par Jacques Tati. Mais dans ce film de Claude Autant-Lara, la nature « fantômale » est matérialisée par une surimpression de silhouette blanche assez convenue, ce qui n’est évidemment pas le choix de Mankiewicz. L’une des forces de The Ghost and Mrs Muir, comme le relève très justement l’écrivain Javier Marias, est en effet que le fantôme n’a rien de fantomatique ni de « spectral », il est très présent jusque dans sa voix et sa véhémence, même si cette présence ne peut pour autant transgresser le postulat d’un impossible contact corporel. Que reste-t-il alors de véritablement fantomatique dans ce film ? Est-ce encore un « film de fantôme » ?

23Je soutiendrai volontiers qu’il constitue un écart dans la filmographie de Mankiewicz, comme une « pensée échappée » qui serait l’envers de son cynisme mondain, si l’on cherche à préciser une remarque faite en passant par Serge Daney où, évoquant un cinéaste chinois, il suggère cette comparaison : « Il y a du Mankiewicz chez lui, ce même goût méchant pour la comédie sexy et la satire délurée. Son creux, le même cynisme un peu trop affiché pour être tout à fait vrai [17]. » C’est d’ailleurs Mankiewicz qui en donne lui-même le meilleur indice dans un long et dense entretien de 1980. Il y est très peu question de The Ghost and Mrs Muir mais on y trouve une indication éclairante à propos de la caractérisation des « genres » cinématographiques (selon la logique industrielle d’Hollywood) : « Il y a une ligne de démarcation très nette dans mon œuvre entre les films où j’étais metteur en scène et ceux que je réalisais comme écrivain. En tant que metteur en scène, je désirais tout essayer : la “romance” gothique, la fantaisie sentimentale, la comédie de mœurs. Les films que je n’écrivais pas moi-même mais que je mettais en scène étaient très divers [18]. »

24Une « romance gothique », une « fantaisie sentimentale » : ce n’est peut-être pas exactement un genre répertorié par l’industrie hollywoodienne, mais l’intelligence caustique et littéraire de Mankiewicz lui donne son nom le plus approprié concernant The Ghost and Mrs Muir, jusque dans les résonances shakespeariennes et freudiennes qui ne peuvent lui échapper mais qui ouvrent alors sur une dimension moins « contrôlée » que celle de son statut revendiqué de réalisateur prétendant être maître de soi et de son travail. La réussite du film, sa beauté, peut alors être comprise comme une sorte de revanche de la « logique » industrielle des studios sur un auteur réputé pour son intelligence et son « esprit » : c’est effectivement un film de facture classique, conforme à certains « standards » thématiques et scénaristiques de production – d’où probablement le léger dédain de Mankiewicz à son endroit.

25Dans le même entretien, lorsqu’il se réfère expressément (et en passant) à The Ghost and Mrs Muir, il donne à cet égard une indication plus précise – qu’on peut lire à l’inverse de sa prétention à une maîtrise absolue : « Dans The Ghost and Mrs Muir, je m’en souviens, je dépendais beaucoup de deux superbes acteurs : Rex Harrison et Edna Best. Ils étaient sublimes dans leurs rôles, si remarquables qu’à eux deux, ils soutenaient Gene Tierney dans son rôle – et lui apportaient en supplément leur imagination et leur compréhension profonde du “mysticisme” du film. J’étais capable d’utiliser leur force pour, au delà de leur propre compétence, soutenir Gene Tierney dans les scènes importantes. Rappelez-vous la scène de la mort ; Edna Best, qui joue un rôle secondaire, domine cette scène et conduit Gene Tierney à des hauteurs qu’elle n’aurait jamais pu atteindre toute seule [19]. » C’est là une curieuse présentation de The Ghost and Mrs Muir : dans la description par Mankiewicz de la « part » de chaque acteur, c’est Gene Tierney qui apparaît comme la plus « fantomatique » – au sens le moins laudatif du terme. Mais ce qui passe, aux yeux un peu méprisants de Mankiewicz, pour une faiblesse, un défaut de « profondeur » de jeu et de compréhension intime de la tonalité du film, se révèle à son corps ou plutôt à son esprit défendant comme l’une des forces majeures du film. Il y a là une vérité qui lui « échappe », exactement au sens où Pascal parle d’une « pensée échappée ». Et fort heureusement, pourrait-on dire : ce que la remarque désobligeante de Mankiewicz fait percevoir plus clairement, c’est que la grâce de Mrs Muir interprétée par Gene Tierney la fait ainsi apparaître dans une dimension effectivement fantomatique. Le « véritable » fantôme en ce sens, ce n’est pas le capitaine Gregg dont on ne peut au contraire que ressentir avec euphorie la présence pleine et sans faille, même dans les moments où il s’efface ; c’est bien davantage Mrs Muir qui se révèle imperceptiblement comme le plus évanescent des personnages, ce que pouvait d’ailleurs indirectement faire pressentir le plan de son arrivée au village de la côte maritime : Gene Tierney y apparaît en noir avec son chapeau-voilette, devant un petit pont qu’il faut franchir, comme un seuil, un passage. Et l’on sait, depuis Nosferatu, que le pont franchi est bien ce qui préside à la rencontre des fantômes.

26Mais il faut ici suivre une idée très suggestive de Jacques Lourcelles pour percevoir que cette rencontre avec les fantômes peut alors, et en un sens doit impérativement être comprise comme une rencontre avec soi-même, mais soi-même comme fantôme. Dans un article d’ensemble très attentif aux composantes les plus singulières du cinéma de Mankiewicz – mais où il n’est pourtant jamais question de The Ghost and Mrs Muir – Lourcelles souligne à quel point les personnages de Mankiewicz agissent et sont agis par la parole qui les « hante » littéralement. Et il explicite la dimension équivoque de cette caractéristique : « Mais, pour beaucoup de ces personnages, la maîtrise qu’ils recherchent n’est que cela : une hantise ; et la hantise veut l’épanchement, quémande ou implore la consolation. La parole, tout en continuant à servir de moyen d’action, sera en plus le dépôt des angoisses secrètes, des obsessions, de l’impuissance des personnages qu’elle exprime à leur insu ou à leur plus grande surprise. Ils deviennent, sans trop bien le comprendre, les médiums d’eux-mêmes [20]. » Cette dernière remarque est ici très éclairante et, quoiqu’il n’y soit jamais expressément question de The Ghost and Mrs Muir, elle semble s’y appliquer tout particulièrement : l’un des secrets de son « charme », ce n’est pas de supposer que le fantôme du capitaine ne serait finalement qu’une projection inconsciente ou subconsciente de Mrs Muir, signe poétique d’un dédoublement psychotique ; c’est bien davantage de sentir que Mrs Muir devient imperceptiblement, par la présence du fantôme et l’effet contagieux de sa parole, le véritable et émouvant « médium » d’elle-même.

27L’Aventure de Mme Muir : tel est le titre français du film, qui n’est finalement pas si faux ou décalé qu’il n’y paraît car le titre anglais pourrait être tout aussi bien : The Ghost of Mrs Muir. Et, si l’on veut, on peut alors plutôt revoir le film comme le rêve du capitaine Gregg, inversant le rapport entre absence et présence ou plus exactement la tonalité fantomatique de ce rapport : la présente-absente, c’est bien Mrs Muir, et de ce point de vue, le choix de Gene Tierney, quoi qu’en ait pensé et dit Mankiewicz, vient renforcer ce flottement imperceptible mais néanmoins très agissant qui, sans être le secret ultime du film, vient lui transmettre cette émotion singulière que tous ceux qui l’aiment ne manquent pas de ressentir. La « gloire » d’une présence magnifiée dans le « revenir » n’est donc pas celle du fantôme intangible mais très corporel du capitaine Gregg ; elle est tout entière concentrée dans la superposition de Mrs Muir et du corps de Gene Tierney apparaissant et revenant de film en film, depuis Le Ciel peut attendre d’Ernst Lubitsch (l’un des « maîtres » de Mankiewicz), jusqu’à Laura d’Otto Preminger, qui est l’un de ses rôles les plus connus sinon les plus marquants. Le rapprochement de The Ghost and Mrs Muir avec ce dernier film apparaît d’autant moins superficiel ou extérieur qu’il offre à Gene Tierney un rôle qui l’apparente d’emblée aux « images captivantes » des portraits et miroirs déjà évoquées : dans Laura, c’est le portrait de ce personnage supposé assassiné qui va déclencher l’attraction amoureuse que lui porte le détective (joué par Dana Andrews) à la recherche de l’assassin. Il y a dans ce film une présence fantomatique qui fait de Laura/Gene Tierney, littéralement, une « revenante » : elle passe pour morte, y compris aux yeux de son assassin qui s’est en fait trompé de victime et qui la verra revenir de manière impromptue « en chair et en os ». Et, comme dans The Ghost and Mrs Muir, Gene Tierney est alors associée, pour toujours, au thème musical qui donne son nom au film et au personnage : musique des revenants, entre absence et présence. « Pour toujours », ou plutôt à chaque « revenir » de la projection du film où le spectateur est à son tour projeté.

Notes

  • [1]
    Pour une analyse centrée sur le cinéma, cf. notamment le livre de Jean-Louis Leutrat, Vie des fantômes. Le fantastique au cinéma, Cahiers du cinéma, 1998.
  • [2]
    Échographies. – De la télévision, Galilée, 1996, p.133.
  • [3]
    Pour prendre un exemple qui semblera peut-être secondaire, mais qui n’est pas sans intérêt, la récente série télévisée Six Feet Under utilise ce procédé pour scénariser avec une certaine efficacité la présence générale de la mort et des morts dans la vie des vivants. Il y a là un héritage en mode mineur de tout un pan du cinéma classique, refusant par ailleurs les facilités du registre gore mais insérant au contraire la présence de la mort avec un certain « naturel » qui n’est pas si fréquent ni si marquant que cela.
  • [4]
    Portrait oratoire de Gilles Deleuze aux yeux jaunes, PUF, 2005, p.10. Pour une autre approche de cette dimension fantomatique de la voix, on peut également renvoyer au récent livre d’Alain Fleischer, L’accent. Une langue fantôme, Seuil, 2005.
  • [5]
    Voir et pouvoir, Verdier, 2004, p.600. Cf. dans ce numéro l’entretien avec Jean-Louis Comolli, même s’il porte davantage sur la dimension documentaire du cinéma et sa part de fiction.
  • [6]
    Sur cette idée de « bifurcation du présent » dans le cinéma de Mankiewicz selon un certain rapport narratif au passé, Gilles Deleuze a écrit de très belles pages dans L’Image-temps, Minuit, p.67-75 ; cf. également les articles auxquels il renvoie, notamment celui de Jean Narboni dont on reparlera plus loin.
  • [7]
    Ces formules, dont on trouve un écho dans une séquence finale de Blade Runner de R. Scott, semblent inspirées en partie du Prufrock de T. S. Eliot ; cf. à cet égard les judicieuses remarques de l’écrivain Javier Marias dans sa belle analyse du film, « L’aventure de Madame Muir », Trafic, n°18, 1995.
  • [8]
    J. Lourcelles, Dictionnaire du cinéma, tome iii : Les films, Laffont, coll. « Bouquins », p.101.
  • [9]
    Cf. La Maison cinéma et le monde, tome i, P.O.L., p.206-209.
  • [10]
    Le Livre à venir, Gallimard, 1959, p.298.
  • [11]
    L’avant-scène cinéma, n°237, décembre 1979. On en trouve une analyse un peu plus étoffée dans le tout récent livre consacré par Patrick Brion à l’ensemble de la carrière de Mankiewicz : J.-L. Mankiewicz, La Martinière, 2005.
  • [12]
    Sur un registre comparable, mais développé de manière plus ample et systématique, un critique comme Jean Douchet avait naguère proposé une « lecture » gnostique des films de A. Hitchcock. Cf. son livre souvent réédité : Alfred Hitchcock, L’Herne.
  • [13]
    Sur ce thème, notamment les portraits « psychopompes » qui viennent guider l’âme dans l’au-delà, cf. le livre de Marc Vernet, Figures de l’absence. De l’invisible au cinéma, éd. de l’Étoile, 1988.
  • [14]
    « Mesure pour mesure », entretien donné par Mankiewicz aux Cahiers du cinéma, n°178, mai 1966.
  • [15]
    Sur ce point, il faut renvoyer, là encore, aux analyses très éclairantes de G. Deleuze dans L’Image-temps.
  • [16]
    « Mankiewicz à la troisième personne », Cahiers du cinéma, n°153, mars 1964.
  • [17]
    La Maison cinéma et le monde, tome ii, P.O.L., 1998, p.166.
  • [18]
    « Mankiewicz, Propos », Cinéma 81, n° 270, p.22.
  • [19]
    Ibid., p.20.
  • [20]
    « Place de J.L.M. », Présence du cinéma, n°18, novembre 1963.