Horizons
« Les machines les plus compliquées ne sont faites qu’avec des paroles [1] ».
1Loin de constituer un espace communicationnel homogène, l’Internet rassemble en un système unique d’interconnexions un nombre indéfini et dynamique de nœuds informatiques. Une immense variété de pratiques intellectuelles et sociales en résultent, qui déterminent un complexe problématique particulièrement difficile à déchiffrer. Adossées quelquefois à une maîtrise statistique des usages, voire aux sciences physiques et à leurs théories des flux [2], les sciences sociales ont entrepris depuis plus de dix ans de démêler l’écheveau des conduites réticulaires et de leur sens. Pour autant, et au-delà d’études techniques et statistiques d’abord, anthropologiques et culturelles ensuite, une hypothèse reste à construire, qui pourrait bien relever d’une exigence philosophique forte : appréhender en l’Internet une manière de « phénomène total » et qui transcende, pour ainsi dire, le substrat technologique lui servant de matrice informationnelle. Ou encore : appréhender l’Internet non plus seulement comme une structure technologique éminemment complexe mais néanmoins disponible, mais aussi et surtout comme un lieu princeps de production de sens, et le ressort majeur du renouvellement radical d’un grand nombre de nos procédures éthiques et cognitives.
2Si effectivement l’infrastructure de l’Internet, à savoir le tissu industriel rehaussé des dispositifs informatiques le rendant opératoire, impose des contraintes de protocole et de gestion destinées à en garantir la pérennité, les usages que font émerger les réseaux traduisent au plan social ou linguistique, économique ou intellectuel, une diversité humaine considérable, une dissémination infinie de vouloirs manifestes aussi bien que d’intentions implicites. Car au-delà de nos pratiques et de leurs conditions technologiques, l’Internet mobilise en vérité des « visions » autant que des outils, et des « représentations du monde » autant qu’un tissu industriel transnational et globalisé. Le phénomène des réseaux se projette ainsi sur ce qu’on aimerait pouvoir appeler « un horizon herméneutique », mais les lignes de fuite d’un tel horizon sont incertaines et le paysage sémantique en lui esquissé s’avère manifestement surchargé de nébulosités conceptuelles.
3Aussi bien, l’identification précise d’un champ d’investigation philosophique nommé « réseaux » ou « Internet » confinerait peut-être à l’impossible. C’est que nous sommes appelés à interpréter des pratiques et des intérêts qui ne se résument pas aux exigences utilitaires d’un éphémère ici et maintenant – qu’il soit technologique et industriel, ou social et politique. Pratiques et intérêts ne participent pas simplement de conceptions économiques, sociales, ou politiques relativement convenues, tiraillées entre une éthique libérale de l’ouverture communicationnelle et le souci d’un contrôle normatif des comportements. Ils s’étendent plus fondamentalement aux espaces de la parole et de l’écriture, de l’« être-ensemble » ainsi que de l’« être-contre », autant de manières d’être, de penser, et de faire, dans lesquelles nous sommes assurément immergés, mais que nous parvenons difficilement à réfléchir, et moins encore à maîtriser.
4L’Internet désigne principalement un espace discursif qui l’exprime dans son indéfinie variété et le manifeste dans sa réalité la plus immédiate. Entrelacs complexe de pratiques et de discours, il dénote un monde où s’entremêlent des projets individuels et des finalités collectives, l’entreprise privée et le bien commun, des principes ou des croyances, des persuasions, des convictions, des idéologies, toute une nébuleuse de significations dont la rencontre offre presque toujours un spectacle d’une remarquable opacité. Entre expression intellectuelle et exposition de soi, activisme social ou politique et recherche savante, jeux de langage ou exténuation nerveuse, les frontières qu’on aimerait tracer parmi nos pratiques réticulaires se résolvent en des myriades chaotiques et coïncidentes de gestuelles informatiques et donc techniques, techniques et donc mondaines, mondaines et donc culturelles tout autant que vivantes et corporelles.
5C’est de là que résulte à vrai dire cette authentique difficulté pour la pensée philosophique de s’approprier l’Internet comme un « objet » qu’il faudrait décrire « là-devant » et penser comme un isolat formellement constitué. La distance de l’objectivation paraît en effet radicalement impossible, dans la mesure précisément où l’Internet reflète un monde dans lequel s’entremêlent et même se confondent nos pratiques intellectuelles et nos pratiques sociales, la trivialité d’échanges commerciaux et le sérieux de visions politiques, religieuses, « philosophiques » même. Pratiques qui n’ont pas vraiment lieu sur l’Internet, mais qui sont mobilisées dans et par les réseaux, leurs exigences, leur ordre de contrainte technologique et cognitif : leur architecture. Ce qui n’est sans doute pas à dire que les réseaux induisent des comportements sociaux ou intellectuels dont nous serions dépossédés et auxquels nous serions condamnés à rester aveugles. Mais plus précisément que notre propre relation critique à l’expérience hybride que nous en faisons, et qui n’est jamais de pure et simple instrumentalité, est faussée par l’urgence pratique de conduire avec efficacité cette même expérience et de satisfaire à ses contraintes immédiates : nous appropriant les réseaux, nous nous « déproprions » en retour d’une pensée assujettie aux schèmes techniques qu’elle investit avec la certitude dogmatique de son efficacité.
6Nous pouvons du même coup difficilement isoler ce « monde Internet » des interprétations qui nous accompagnent subrepticement dans la rencontre que nous faisons de ses ressorts infinis. L’expérience que nous en faisons, le plus généralement instrumentale et transparente, mais parfois également comptable et savante, s’inspire presque immanquablement de schèmes qui vont osciller entre le déterminisme technologique le plus traditionnel – l’Internet serait un « outil » conditionnant de profondes mutations économiques et sociales, culturelles et comportementales – et une vision tout à la fois esthétisante et holiste du « Cyberespace » comme matrice réalisante d’une humanité parvenue au faîte de sa spiritualité – les réseaux étant alors considérés dans l’horizon d’une « intelligence partagée » susceptible de sublimer notre histoire dans l’avènement d’une posthumanité hybride, tout à la fois organique et machinique.
7Force est cependant de reconnaître que nos usages des réseaux ne sont nullement neutres ni distanciés. Le prétexte de leur utilité ou de la rapidité d’exécution des opérations que nous y effectuons forme véritablement un voile dressé entre nous-mêmes, nos pratiques réticulaires, et le prétendu espace dans lequel nous les déployons. Une conception utilitariste satisfait sans doute pleinement aux exigences d’une rationalité pratique et d’une intelligence sociale partagées, ensemble confinées dans l’hypothèse lénifiante plutôt que probante d’une instrumentalité sans horizon de sens ni espérance de réflexivité. Pourquoi en effet interroger ce qui « fonctionne », c’est-à-dire ce dont le fonctionnement est si « naturel » qu’il paraît tout simplement prolonger nos habitudes sociales ou intellectuelles, en les grandissant sans doute, puisqu’elles en sont exponentiellement décuplées et diversifiées ?
8Il existe une alternative à ce positivisme d’indifférence, une alternative un peu inquiète et hésitante, mais qui prend la forme d’une approche méthodologiquement critique de notre rapport à l’Internet et de l’expérience d’incertitude qu’il trahit. Reprenant à notre compte un propos du philosophe Robert Damien, nous dirons que cette alternative est de « produire une objectivation qui dépasse le dilemme du dehors et du dedans et libère l’analyse du conflit entre la participation aveuglante et la lucidité contemplative, la captation sympathique et l’extériorité métaphysique » [3]. Il s’agit par là de faire droit à l’idée d’une incommensurabilité de l’espace discursif de l’Internet à la compréhension dont l’ensemble de ses usagers, opérateurs et créateurs, sont capables de se pourvoir dans les usages « naturels » qu’ils en ont. Où il faut postuler au moins deux choses : l’une, que l’Internet constitue un espace de problématicité irrévocablement ouvert, qui requiert des reprises réflexives multiples, hétérodoxes, contradictoires peut-être, en tout cas heuristiques et non pas dogmatiques ; l’autre, qu’il remet radicalement en cause certains schèmes cognitifs présidant aux pratiques intellectuelles et sociales auxquelles nous sommes accoutumés, et que nous avons à y apprendre à observer des images de nous-mêmes et de notre identité anthropologique et culturelle insolites et inhabituelles.
9Sur un plan thématique, cela revient à poser le problème des réseaux et de leur « nature » en termes de participation, s’il faut ainsi parler, c’est-à-dire en admettant que nous n’avons nullement affaire à un système d’outils disponibles, appropriables, et par conséquent réductibles à leur instrumentalité, leur ustensilité, leur malléabilité technico-pratique, et en somme à leur être-là. « Participation » signifie en effet moins que nous collaborons de façon plus ou moins uniforme au devenir des réseaux – la chose est entendue et passablement dénuée d’intérêt – que le fait que nous sommes désormais traversés par la problématique de l’Internet, dont nous participons en effet, et qui contribue à nous figurer en contribuant à figurer nos aspirations, l’entente que nous en avons, en un mot la narrativité de notre devenir actuel et de son ouverture à son propre inconnu.
10Les textes que propose ce numéro 55 rassemblent à cet effet des perspectives extrêmement diverses et forment une tentative d’encerclement des problématiques de l’Internet. Comme à l’accoutumée, ils sont ordonnés selon des sections que connaissent les lecteurs de la revue.
11S’il est donc question dans « Corpus » des réseaux en tant que tels (Daniel Parrochia) – car la figuration de la chose même ou sa cartographie sémantique constitue une étape primordiale dans la détermination de son champ de réalité –, il y est aussi question de nos pratiques et plus fondamentalement encore des architectures mondaines que nous dessinons à travers ces pratiques (Peter Lunenfeld). L’Internet ne constituant pas une espèce de territoire séparé de la « vie », mais la structurant plutôt comme son armature symbolique princeps, il engage la façon dont nous la pensons et dont, la pensant, nous nous mettons en mesure de nous penser nous-mêmes à travers elle. Ce qui implique « vivre-ensemble », mais aussi écarts, connexion en même temps qu’« inconnexion » (Geert Lovink), activité sociale, politique, entrepreneuriale (Olivier Blondeau et Laurence Allard). Et paradoxalement, l’effort de comprendre la réalité de l’Internet ne s’épuise pas dans une nomenclature normative supposée valider certains de ses usages et en dénoncer d’autres qui seraient « déviants ». Il se hausse à une problématique de l’« être-ensemble » qui n’implique pas le droit seul mais encore les conceptions que nous avons de notre monde et des normes que nous entendons y produire pour tenter de nous le rendre aussi humain, tolérant, et familier que possible – non la loi en somme, mais le vouloir même de la loi (Mireille Delmas-Marty).
12Une théorie de l’Internet n’en est pas simplement la description théorique, elle forme aussi un ensemble de pratiques dont émane l’architecture d’une part, d’autres pratiques induites par les premières d’autre part. La leçon que donne à cet égard dans un entretien qu’il nous a accordé l’informaticien et militant de la liberté Richard Stallman est exemplaire : l’outil informatique n’est pas un « util », pour dire comme Heidegger, il décrit les contours d’un « monde de la vie » dont nous avons à penser les possibilités et la façon dont nous souhaitons nous y articuler en nous articulant les uns aux autres, c’est-à-dire en articulant dans nos pratiques informatiques et réticulaires la liberté des uns à la liberté des autres.
13Ces pratiques réticulaires et de liberté sont celles-là mêmes que mettent en œuvre un artiste comme Bruno Chatonsky ou un philosophe comme Michael Heim, qui nous font part, dans « Périphéries », des travaux qu’ils conduisent, l’un entre Paris et Montréal, l’autre entre la Californie et – le reste du monde !
14La rubrique « Répliques » quant à elle est consacrée à un ouvrage du juriste Yochaï Benkler tout récemment paru aux États-Unis, The Wealth of Networks, dont l’écho à La Richesse des Nations d’Adam Smith est mis en perspective par Thierry Leterre. De manière atypique, elle précède une section intitulée pour l’occasion « Paralipomènes », dans laquelle est pour ainsi dire mise en scène la réflexion de MacKenzie Wark, enseignant-chercheur à la New School de New York, dont la dimension résolument poétique est archétypique des possibilités sémantiques que renferme l’Internet.
15La présentation de ce numéro 55 de la revue Rue Descartes serait incomplète s’il n’était fait état d’un dispositif inaugural, la mise en contexte, en intertexte sur le réseau et en hypertexte, de certains aspects de son contenu. Cela ne signifie pas qu’on pourra derechef se procurer une version électronique du corps des essais qui y sont publiés, mais que ceux-ci sont enrichis de plusieurs contributions, des auteurs ou de commentateurs, qui se trouvent quant à elles sur le site Internet du Collège international de philosophie (http://www.ciph.org/ rubrique Rue Descartes). Effectivement, les appels de note marqués par « web » invitent le lecteur à se connecter sur l’Internet et à enrichir sa lecture de la consultation des documents annexes qui sont mis à sa disposition. Bien évidemment, ces documents comme les essais contenus dans la revue peuvent être lus séparément les uns des autres et dans l’ordre qui agréera à chacun.
16On espère en tout état de cause, sinon induire de nouvelles habitudes de lecture, du moins susciter la conviction que le geste même de la lecture est un geste dont l’évolution est aujourd’hui accusée et infléchie par le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication, qui sont en vérité de nouvelles technologies de l’écriture et de la lecture, c’est-à-dire en fin de compte de la pensée et de sa vérité.