Esthétique du flux
« Prenons l’exemple secret du Réseau : en appelant un numéro de téléphone non attribué, branché sur un répondeur automatique (“ce numéro n’est pas attribué…”) on peut entendre la superposition d’un ensemble de voix fourmillantes, s’appelant ou se répondant entre elles, s’entrecroisant, se perdant, passant au-dessus, au-dessous, à l’intérieur du répondeur automatique, messages très courts, énoncés suivant des codes rapides et monotones [1]. »
Dans les flots
1Le sentiment qu’une époque a changé. On peut nommer cet affect postmodernité, en déconstruire les surdéterminations institutionnelles, l’affubler de mille mots, son intensité n’en sera pas réduite. L’impact se répète depuis des décennies. On connaît ce sentiment par cœur. On entend certains dire qu’il n’y a plus d’œuvres, autonomes et sublimes, que c’en est fini de l’art véritable, et se retourner vers les maîtres anciens. Et c’est toujours la même histoire parce que la modernité, qu’ils désignent comme le grand Art, a aussi produit son lot de mélancolie. Parce que dès Vasari (1511-1574) l’histoire de l’art n’a cessé de raconter la fin de la vérité antique, la désolation du présent et sa dégradation par rapport à ce qui précédait [2].
2Il faut remarquer que l’art (mais que met-on au juste sous ce mot au singulier ?) qui était auparavant l’un des plus grands pourvoyeurs d’images, c’est-à-dire de constructions esthétiques, est devenu minoritaire dans la création du sensible. Les industries culturelles sont les plus grands producteurs d’images de notre temps. Elles ne produisent d’ailleurs plus d’images singulières. Chaque image fait appel à d’autres images produisant un enchaînement inchoatif de perceptions. Les arts peuvent-ils résister à ce flux permanent en s’adressant à une minorité pour sauvegarder dans ces espaces réservés et sacralisés que sont les galeries et les musées un privilège passé, ou doivent-ils donner un autre point de vue, une dissonance fût-elle infime ? Les frontières se brouillent. La publicité ressemble de plus en plus à de l’art et l’art à de la publicité. C’est que les arts viennent après-coup : terminé le grand récit des avant-gardes, toujours en avance, toujours présent même si le peuple manquait encore à l’appel. Le peuple est bien là, c’est l’œuvre qui manque à présent.
3Nommons l’objet de ce sentiment encore imprécis « flux », et ne le déterminons pour l’instant pas plus, restons-en à sa silhouette décrite par Yves Michaud dans L’Art à l’état gazeux. Ce sentiment que quelque chose nous déborde dans le champ du sensible et ne s’arrête jamais, coule indéfiniment comme si rien n’était plus autonome. C’est le sentiment d’impuissance du politique qui passe de l’action à la gestion d’une situation donnée. Ce sont les médias qui se déversent jour après jour, dans l’espace domiciliaire par la télévision, dans l’espace public par la publicité. C’est dans chaque fait d’actualité l’idée que le monde va trop vite et ne va nulle part, un « processus de complexification » [3] disent-ils, un développement effréné, l’innovation permanente [4], la mondialisation.
4Avançons une hypothèse : si de nombreux artistes s’intéressent tant aux réseaux, qu’ils soient numériques ou analogiques, c’est moins pour se laisser porter par l’air du temps et par une passagère mode que pour mettre en place des stratégies, moins pour s’opposer de façon bien-pensante aux flux constitutifs de notre époque que pour s’y insérer, s’y incorporer, s’y infiltrer. Ce que beaucoup prennent pour un laisser-faire cynique et pour ainsi dire une participation à la domination, serait finalement une position dépassant la critique (Krisis), l’alternative constructive selon laquelle à la destruction doit faire suite une proposition. Une résistance non comme opposition, mais comme résistance électrique [5], comme point mort, grésillement infime aux pôles, bruit de fond. Il s’agirait de se placer résolument dans le flux, puisqu’on ne saurait être au dehors, en l’utilisant comme médium, c’est-à-dire comme langage, non comme support d’une communication idéale, d’en extraire ensuite un fragment, de le coder, de l’encoder et de le décoder sans en fixer la lecture d’avance. Venir toujours après-coup, c’est-à-dire après les médias de masse, serait le plus grand attrait tout autant que la fragilité de l’art actuel qui lui permettrait de réinscrire du temps différé là même où il semble faire défaut.
L’incident
5« Tu imagines (j’aimerais que nous la lisions ensemble en nous y perdant) l’immense carte des communications dites immédiates (le téléphone, etc.), appelle ça télépathie à travers la distance et le réseau des décalages horaires [6]. »
6On commencera par le récit d’une expérience banale : nous écrivons un texte sur ordinateur. La pensée semble se dérouler tandis que les doigts pianotent, chacun tentant de suivre l’autre, c’est un flux entrelacé. Brutalement, les touches ne répondent plus. La machine ferme le programme. Le texte disparaît. On ouvre à nouveau le logiciel, on essaye de trouver la trace du fichier dans le dossier temporaire. On ne parvient qu’à retrouver une vieille version d’il y a plusieurs heures. Le fait est accompli, l’inscription a été effacée. On est alors dans un double bind, celui-là même de l’écriture, de l’esthétique et de la différance [7] : on ne peut pas réécrire la partie de texte manquante parce qu’on ne peut répéter à l’identique ce flux qui avait porté l’écriture, il a déjà eu lieu. On ne peut pas non plus écrire en faisant abstraction que quelque chose a déjà eu lieu, écrire donc à neuf. Faire comme si rien n’avait eu lieu. Quelque chose s’est retiré.
7On peut donner à cet événement une multitude de noms : bogue, accident, accroc, accrochage, contingence, contrariété, contretemps, crise, désagrément, difficulté, imprévu, obstacle, occurrence, etc. Désignons cette occurrence par la notion d’incident et remarquons combien nous l’occultons en espérant que la technique, puisque c’est le mot utilisé, sera à même de réduire dans un futur qu’on espère proche les déraillements de la mémoire numérique. « Le paradoxe, c’est que plus nous élaborons des procédés et des technologies qui nous permettent de gagner du temps et d’économiser du travail, plus nous avons l’impression d’être débordés et d’avoir moins de temps à nous que toutes les générations qui nous ont précédés sur cette planète. La prolifération de toutes ces techniques censées nous faire gagner du temps ne fait que stimuler la diversité, le rythme et le flux des activités marchandes qui nous encercle de toutes parts [8]. » Voyons combien deux flux s’opposent là, un premier flux que nous voulons retrouver, flux de l’écriture, de la conscience qui tente de s’écrire, et l’autre flux, flux des arrêts, des suspens et des événements. Plongeons dans ce dernier flux, puisqu’en général on ne perçoit qu’une pauvreté [9] d’expérience. Plongeons dans cet énervement subtil quand quelque chose s’oublie.
8Il n’est pas nécessaire de revenir sur la façon dont Heidegger et ses successeurs ont tiré parti de cet événement comme angoisse et dévoilement du réseau instrumental [10], conflit entre la terre et le monde. L’incident n’est pas un phénomène qu’il serait possible de réduire par l’idéalité du perfectionnement technique, un jour à venir il n’y aura plus de panne, messianisme intenable parce qu’il hante notre civilisation, parce qu’il nous arrive effectivement, parce que plus il y a de technique, plus ça déraille et que ces suspens font bel et bien partie de notre expérience concrète des techniques. « L’outil est endommagé, le matériau inapproprié, etc. En frappant ainsi l’attention (Auffälligkeit), l’ustensile à-portée-de-main se donne comme n’étant plus tout à fait à-portée-de-main mais déjà devant-la-main, glisse d’un mode de présence à l’autre. L’être devant-la-main commence à apparaître quand l’être à-portée-de-main commence à disparaître et inversement […] Un seul ustensile manque et tout devient inutile […] Obstruction (Aufsässigkeit) [11]. » En suspendant temporairement le flux d’une activité instrumentale, l’incident révèle cette activité comme flux et son entrelacement avec d’autres flux, par exemple un flux machinique qui code une interface d’entrée, le clavier, et le décode en interface de sortie, l’écran. Un flux n’est jamais seul.
9Face à cette expérience de l’incident, le discours dominant est celui de la fluidité instrumentale où rien ne peut être arrêté. Les publicités pour Internet font croire à un débit sans rupture, et l’utilisation fréquente du concept de « haut débit » fait référence à une certaine conception du flux, à une connexion continue, à des systèmes informatiques sans bogue [12], à des logiciels user friendly et intuitifs, bref à une certaine idée de la continuité du flux numérique qu’on nommera fluidité. Dans le domaine économique, la notion de franchise semble garantir un flux encore plus fluide : « à strictement parler, le franchisé n’achète rien, si ce n’est l’accès à court terme à l’usage de cette propriété intellectuelle dans des conditions définies par le prestataire. Il s’agit en effet d’une relation prestataire-usager, et non pas d’une relation vendeur-acheteur. Dans un contrat de franchise, aucune propriété n’est transférée, c’est simplement de l’accès qui est négocié. Il s’agit d’une nouvelle forme de capitalisme » [13]. L’accès est une des formes du flux. Avec la notion floue de « web 2.0 » comprenant des technologies hétérogènes, c’est la promesse d’une interconnexion généralisée, les sites Internet se font sociaux, asynchrones, chacun profitant de l’expérience des autres, rêve d’une communauté enfin reliée.
10Derrière ces discours et ces conceptions techniques, il y a une ambivalence qu’on retrouve souvent quand il est question de technique. D’un côté, l’enthousiasme pour des possibilités nouvelles, rythme de l’invention appliquée à l’espace social, de l’autre la conjuration, car ces discours inquiets viennent comme étouffer l’expérience de l’incident. Il y a conjuration, au double sens du terme que Derrida avait investi [14], du dysfonctionnement des technologies, du fait qu’elles ne fonctionnent que par métastabilité entre fonction et incident, palpitation incessante de l’un à l’autre. L’idéologie des industries technologiques, qui ont pour elles des capitaux importants permettant d’investir les consciences individuelles par le biais de la publicité, est une conjuration qui tente de restaurer le privilège d’une fonction et d’une finalité (causa finalis). Par là elles garantissent leur propre unité en tant que productrices de technologies (causa efficiens), mais au delà encore, l’unité de la production industrielle et technologique d’une part, et d’autre part du discours d’accompagnement et de légitimation qui lui est devenu essentiel.
11Or, toute une part de l’art numérique reprend à son compte l’atmosphère de cette idéologie en s’appuyant sur la nécessité d’une position éthique de l’artiste, c’est-à-dire de la cause efficiente. Frank Popper, l’un des premiers théoriciens de cette forme d’art, n’a cessé d’insister sur l’obligation faite à l’artiste de rendre la technique consciente d’elle-même, au regard des désastres du siècle dernier. L’esthétique de la communication fondée par Fred Forest dans les années quatre-vingt [15], a été l’occasion de promouvoir une fonction critique de l’art médiatique. Des œuvres comme Les Miradors de la paix (1993) permettaient d’envoyer par téléphone des messages sur les territoires yougoslaves, l’idée étant donc par l’amplification de la voix de rendre à nouveau fluide la communication, de produire des ponts et des relations quand celles-ci étaient brisées. À la même période le concept de « réalité virtuelle » a été l’occasion pour l’industrie comme pour l’art de développer un discours utopique et métaphysique consistant à évider la réalité phénoménale de ses arrêts, de ses suspens et de ses doutes. C’est encore le designer John Maeda [16] qui, remarquant la complexité du monde des techniques, propose de le simplifier formellement, réaction qui témoigne en creux d’une crainte.
12Une grande part de l’art actuel et numérique développe une tout autre approche que l’on pourrait qualifier d’esthétique incidentelle. Il s’agit alors de suspendre ou détourner la notion même de finalité qui est la forme fondamentale du flux technique, de rendre inutilisable les technologies en en modifiant l’horizon d’attente, de soustraire le discours utopique du flux pour nous rendre à un autre flux – flux dont nous ne cesserons de parler à présent, flux qui ne s’oppose pas au reflux, à une gravité, à des tourbillons, à des sillages, à des arrêts, à des différences, à des effets de traîne [17], flux qui transforme notre relation même aux technologies et donc une part importante de notre accès au monde. « L’outil peut soudainement se révéler inutilisable. Il devient alors en soi, un matériau brut [18]. » Crank the web de Jonah Brucker-Cohen (2001) [19], permet au public de naviguer sur Internet en accélérant ou décélérant la bande passante par l’intermédiaire d’une interface physique, un tourniquet anachronique. Il s’agit là de rendre palpable et physique le flux, et cette transformation ne peut se faire que par une recorporalisation de celui-ci.
13Cette esthétique tentant d’aménager des incidents transforme la notion d’utilité technique et doit être reliée à l’ensemble des pratiques modernes et contemporaines qui depuis Dada court-circuitent les techniques. Il nous faudrait relire l’histoire de l’art du xxe siècle à l’aune de cette problématique, des machines célibataires du Grand Verre (1915-16), à l’intégration des journaux dans le cubisme, de la Parade amoureuse (1917) de Picabia, des Marilyn répétées de Warhol (1962), au programme conceptuel de Robert Morris dans Card File (1962), etc. Pourquoi cette obsession des artistes pour la technique ? N’est-ce pas qu’ils trouvent en elle un écart mettant en jeu la production même du sensible ? En suspendant l’instrumentalité, cette esthétique incidentelle des objets questionne la relation entre l’art et la technique à partir de la techné, leur racine commune. Elle peut être reliée à l’esthétique de l’autonomie, c’est-à-dire de la perception retournée vers elle-même où les artistes « quand ils regardent une chose, la voient pour elle, et non plus pour eux. Ils ne perçoivent plus simplement en vue d’agir ; ils perçoivent pour percevoir, – pour rien, pour le plaisir […] C’est parce que l’artiste songe moins à utiliser sa perception qu’il perçoit un plus grand nombre de choses [20]. » À la différence de la panne, l’incident ne suspend pas le flux, mais le transforme, car la panne est encore soumise à l’idéal de l’instrumentalité et de la fonction comme flux continu. L’incident est en ce sens out of order, en dehors de l’ordre, de la loi, ce qui ne veut pas dire qu’il ne fonctionne pas, mais que l’invention du fonctionnement est contemporaine de la mise en fonction, libre jeu de l’esthétique. Ne pourrait-on pas penser que les œuvres configurent le sensible en aménageant des incidents ? « L’artiste est le maître des objets ; il intègre dans son art des objets cassés, brûlés, détraqués pour les rendre au régime des machines désirantes dont le détraquement fait partie du fonctionnement même ; il présente des machines paranoïaques, miraculantes, célibataires comme autant de machines techniques, quitte à miner les machines techniques de machines désirantes [21].»
14Deux pratiques déterminent l’esthétique incidentelle. Le délai et le branchement aberrant qui ont comme fonction de détourner un flux et de produire un autre flux. Ainsi, dans Present Continuous Past(s) (1974), Dan Graham produit un délai dans une pièce dont les murs sont des miroirs. Une caméra filme le lieu et un moniteur diffuse cette image avec 8 secondes de délai. Le moniteur est réfléchi dans le miroir et on voit l’image du moniteur dedans avec 8 secondes supplémentaires de retard, et ainsi de suite, de reflet en reflet, régressant infiniment dans le temps. Le flux temporel est court-circuité par la réflexion spatiale produisant un autre flux grâce aux miroirs. Passage abrupt du temps à l’espace. Avec Information (1973), Bill Viola branche la sortie audio sur une entrée vidéo. Ce branchement réalisé en dépit du bon sens, détournement parfaitement physique du flux audio-visuel, produit une image abstraite, traduction aberrante d’un média en un autre. Ce simple branchement est paradigmatique de la faculté des artistes à jouer avec les fils du réseau, à détruire un flux instrumentalisé pour produire un autre flux dont l’objectif est d’ouvrir la perception à elle-même. « Un instrument inconnu dont on n’aurait pas eu l’emploi […] qui ne se prêtait à rien, qui se défendait, se refusait au service et à la communication. En elle quelque chose d’atterré, de pétrifié. Elle eût pu faire songer à un moteur arrêté [22].»
L’indétermination
15« Ça fonctionne partout, tantôt sans arrêt, tantôt discontinu. Ça respire, ça chauffe, ça mange. Ça chie, ça baise. Quelle erreur d’avoir dit le ça. Partout ce sont des machines, pas du tout métaphoriquement : des machines de machines, avec leurs couplages, leurs connexions. Une machine-organe est branchée sur une machine-source : l’une émet un flux que l’autre coupe [23]. »
16Cette attention portée au flux interroge notre époque où la construction du sensible est le fruit d’un échange continu. La notion cybernétique de feed-back peut être appliquée à l’esthétique : le flux devenant alors un échange continuel entre les positions de l’émetteur et du récepteur qui à tour de rôle s’échangent. C’est l’entreprise qui consomme le public par des sondages souhaitant capter leurs besoins, c’est le public qui consomme l’entreprise en achetant des produits qui produisent du besoin, et ainsi de suite, régression indéfinie de la causalité. Le flux instrumental qui est aujourd’hui valorisé semble sans fin, rien ne semble pouvoir échapper à son cercle. L’art, qui dans le domaine culturel fait bel et bien partie du cercle de la consommation, reste à côté, comme déplacé quand il s’agit de la production artistique. Impossible de faire une exposition sans prendre en compte le fait que le public est hanté par toutes ces autres images, impossible de croire en un lieu sacré, le musée, boîte blanche imaginaire, qui permettrait une fois le pas de la porte franchi de suspendre la mémoire et l’impact de tous ces flux.
17Que reste-t-il donc à faire si ce n’est une coupure ? Extraire du flux, par exemple Guernica (1937) inspiré des journaux de l’époque et dont la forme même fait référence à la photographie, mais qui fait subir à celle-ci un réencodage brutal. C’est cette capacité à coder, décoder, réencoder qui caractérise l’esthétique du flux. C’est donc dire là que le flux a une relation à certaines fonctions langagières. News (1969) de Hans Haacke est la production d’une telle extraction : une machine imprime les nouvelles d’une agence de presse en continu, quelque temps après ces papiers accumulés sont placés dans des boîtes d’archives qui sont soigneusement conservées. Pour l’artiste il s’agit de capter et de couper à même le flux, de le faire changer de régime, de statut, rien de plus, « penser l’époque depuis la vitesse, c’est alors penser, avant la décomposition en espace et en temps, avant l’opposition de la forme et la matière » [24]. Point de grande œuvre, simplement cette coupure dans le flux en changeant son régime temporel de l’immédiateté informative à l’archivage historique.
18L’extraction devient une production de flux. Fluxus, le mouvement bien nommé, a été l’expérience d’un réseau d’artistes expérimentant tous azimuts, sans direction préalable, profitant de l’interdisciplinarité que leurs rencontres produisaient. Nam June Paik a été l’un d’entre eux et son travail a consisté d’une part à produire des boucles esthétiques, par exemple dans TV Buddha (1974), la statue d’un bouddha filmée et se regardant dans un poste de télévision dans une étrange position méditative et en feed-back où l’entrée et la sortie sont identiques. D’autre part, de grandes sculptures anthropomorphiques émettant un flot ininterrompu d’images, mais sans fil narratif ou informatif, du flux pour du flux, nous mettant face à notre situation de consommateurs du sensible. Il s’agit de produire des causalités mettant en relation des flux et des coupures incidentelles. Ainsi, cet autre dispositif Tv bra (1973) est un poste de télévision sur lequel on voit le visage de Nixon, un aimant est positionné dessus et si on le déplace, il vient perturber ce visage connu. La télévision tout comme l’aimant sont chacun à sa manière des flux, et viennent se perturber l’un l’autre : deux flux font un reflux. À chaque fois, il s’agit de produire une causalité paradoxale en dépassant la relation hylémorphique classique, en faisant en sorte que forme et matière ne soient pas dans des relations hiérarchiques.
19Et c’est par une action corporelle, la faculté d’agir par exemple sur un aimant, de le déplacer, que l’hylémorphisme est justement remis en cause. La causalité est introduite dans le spectateur même, elle n’est plus dans l’œuvre autonome, les frontières se brouillent. « La physique se réduit à deux sciences, une théorie générale des voies et chemins, une théorie globale du flot [25]. » La construction des causalités serait celle de chemins à travers les flots. Plusieurs causalités sont permises avec l’ordinateur, cette machine à produire et à reproduire du flux : l’interactivité concerne l’échange d’informations entre au moins un élément machinique et un corps humain. L’interaction est l’échange d’informations entre au moins deux éléments machiniques. La génération est l’échange d’informations dans une même unité machinique. Une interface est un élément permettant une traduction en entrée ou en sortie. Ainsi, un clavier traduit le mouvement des doigts en information pouvant être traitée par l’ordinateur. Un écran traduit des données numériques en information visuelle compréhensible par un être humain.
20À partir de ces éléments simples, les artistes composent des machines de communication impossibles. David Rokeby dans N-CHA(n)T (2001) a créé un réseau de 7 ordinateurs qui communiquent entre eux et avec le public. Chaque machine, reliée en réseau aux autres machines, est munie d’un écran et d’un microphone relié à un logiciel de reconnaissance vocale. Sur chaque moniteur apparaît une oreille dans diverses positions d’écoute. Comme l’explique Rokeby « quand le système est prêt à écouter, l’écran affiche une oreille attentive. Si le système entend un son, il prête l’oreille afin de se concentrer. Lorsque le système pense, un doigt s’enfonce dans l’oreille. Enfin, s’il sent qu’on le stimule trop, d’une main le système se bouche l’oreille indiquant ainsi qu’il refuse d’écouter ». Chaque ordinateur écoute les visiteurs prononcer des mots et leur répond. Les ordinateurs sont aussi programmés pour communiquer entre eux au moyen d’un réseau. Lorsqu’une machine reçoit des données de la voix humaine, elle les partage avec les autres machines. À défaut de visiteurs, les machines discutent entre elles, échangeant leurs flots d’associations verbales jusqu’à ce que leur communication tourne autour des mêmes thèmes et que finalement ils finissent par chanter la même phrase à l’unisson. Cette installation condense l’ensemble des causalités à l’œuvre dans les dispositifs numériques à partir de la situation simple de l’écoute et de la parole, de l’ouverture et de la fermeture, de l’entrée et de la sortie. Elle signale, indépendamment de toute approche métaphorique, une ressemblance étrange entre les processus machiniques et les corps humains, ressemblance dont il nous faut comprendre la nature.
21Le caractère autistique de ces machines qui produisent pourtant du flux, mais du flux sans communication transparente, se retrouve dans l’installation Listening Post (2001) de Mark Hansen et Ben Rubin. Deux cents petits écrans diffusent des fragments extraits en temps réel des forums, des chats, des bulletins d’information sur Internet. Ces fragments sont lus par une voix de synthèse et provoquent des notes musicales selon des cycles déterminés. L’ensemble produit une étrange impression de flux qui extirpé de son interface écranique classique, devient un dialogue des fragments avec eux-mêmes, une espèce d’improvisation permanente qui donne une certaine perception de l’état du réseau Internet à un moment donné. Encore d’autres projets, tel que Carnivore [26] du rsg (2001) basé sur un logiciel du fbi, se mettent à l’écoute du réseau et produisent des coupures dans le flux (décodage) qui sont ensuite traduites sous une autre forme (encodage) suivant en cela le destin de la cryptographie qui est à l’origine de l’informatique [27].
22Ces extractions de flux réinterprétées permettent de lier explicitement deux formes bien différentes de flux : les flux médiatiques et le flux de la conscience dont la phénoménologie husserlienne a fait son objet privilégié. Il n’y a pas lieu de les identifier, par un anthropomorphisme naïf auquel la cybernétique nous a habitués, mais de voir pour quelles raisons aujourd’hui le flux de notre conscience est comme révélé par les flux technologiques et de quelles façons ils sont devenus inséparables dans le mouvement même qui les différencie. N’est-ce pas dire là qu’il y a une finitude technologique et que l’incident en est le symptôme ? Une fiction sur Internet est emblématique de cette approche, Wax Web de David Blair (1994) [28]. À travers les fils complexes et labyrinthiques écrits par plusieurs centaines de personnes sur Internet, cadavre exquis de notre temps, Blair construit l’histoire d’un homme travaillant pour l’industrie américaine de l’armement qui parvient à voir dans la télévision le monde des morts. Le récit est étrange, fragmentaire, mais c’est de la confusion même entre la finitude humaine et la défaillance technologique qu’il est ici question, cette zone indécise, troublante. Une fiction, mais sans narration, sans voix unique qui vient donner un sens à l’ensemble des fragments. Il y a là, entre des affects hétérogènes, une indétermination [29] qui articule les incidents et les flux en tant que ceux-ci n’ont plus de direction définie et balisée à l’avance. Cette indétermination court-circuite les fonctions et l’idée même d’instrumentalité. « Au théâtre, chacun ne dit que ce qu’il faut dire et ne fait que ce qu’il faut faire ; il y a des scènes bien découpées ; la pièce a un commencement, un milieu, une fin ; et tout est disposé […] Mais, dans la vie, il se dit une foule de choses inutiles, il se fait une foule de gestes superflus, il n’y a guère de situations nettes ; rien ne se passe aussi simplement, ni aussi complètement, ni aussi joliment que nous le voudrions ; les scènes empiètent les unes sur les autres ; les choses ne commencent ni ne finissent ; il n’y a pas de dénouement entièrement satisfaisant, ni de geste absolument décisif, ni de ces mots qui portent et sur lesquels on reste : tous les effets sont gâtés […] la réalité n’apparaît plus comme finie ni comme infinie, mais simplement comme indéfinie. Elle coule, sans que nous puissions dire si c’est dans une direction unique, ni même si c’est toujours et partout la même rivière qui coule [30]. » L’indétermination des dispositifs artistiques au travers de causalités paradoxales ne serait-elle pas une façon se faire le sismographe de nos existences ?
La dislocation
23« Car il n’y a d’imagination que dans la technique [31]. »
24Le ralentissement est ce qui hante l’instrumentalité technique : crainte qu’Internet ne devienne lent par surcharge du système, comme lors du 11 septembre, peur que nos ordinateurs ne s’immobilisent progressivement, etc. Mais derrière cette image idéologique, il y a l’expérience de l’attente à laquelle l’ordinateur en réseau ne cesse de nous convier. Et peut-être ce délai différé est-il purement et simplement occulté par l’instrumentalité. Peut-être est-ce également pour cette raison que de nombreuses expérimentations artistiques mettent en place, comme nous l’avons déjà signalé, des retards où tout ne se donne pas immédiatement. Henri Bergson explique très justement que le cerveau « ne doit donc pas être autre chose, à notre avis, qu’une espèce de bureau téléphonique central : son rôle est de donner la communication, ou de la faire attendre » [32]. C’est dans ce jeu entre l’immédiateté et le différé, dans ce petit rien indéterminé que l’esthétique est rendue possible. « Certaines images privilégiées […] se définissent uniquement par intervalle entre l’action subie et l’action exécutée. Cet intervalle, cet écart, c’est l’équivalent des petits lacs de non-être. À la lettre c’est du rien. Il se trouve que ce rien, il va faire quelque chose [33]. » L’interactivité est une manière exemplaire de modéliser les relations de cause à effet et d’y inscrire, par la technicité même des dispositifs, un retard qui est quotidiennement oublié ou refoulé afin d’éviter que la suite des « maintenant » ne s’engorge.
25Internet se rêve de plus en plus rapide, les sites de plus en plus accessibles, la mise en réseau immédiate, rejouant par là même l’idéalisme métaphysique, le désir d’une fusion maternelle avec la perception. Mais ne s’agit-il pas de disloquer ce flux par un autre flux le faisant refluer et qui n’a plus l’évidence de l’usage ? Dans Revenances (1999) [34], nous avons avec Reynald Drouhin construit un monde tridimensionnel où, à la différence des sites portails commerciaux où tout est à portée de main en un seul clic, il faut parcourir des distances pour déclencher le réseau des liens. Le fait de réinscrire de la distance et de l’espacement, cette relation privilégiée de l’espace et du temps, déstabilise l’usage, le site devient quasi inutilisable, l’attente est intolérable. Comme l’écrit Bernard Stiegler, « le quoi contemporain a souvent été spécifié par sa vitesse. Si la vitesse, comme avance, a toujours été un attribut propre à la technique, elle donnait dans l’époque de la lettre l’épreuve du retard comme temps différé. Aujourd’hui la vitesse de la technique prend elle-même en charge ce retard […] Comme si la technique intégrait en elle-même le retard qui semblait jusqu’alors constituer le qui à l’écart du quoi, lui accordant par là même sa consistance. C’est un tel déplacement apparent que l’on nomme le temps réel [35] ». Le temps réel ne serait pas la fin, au double sens du terme, du temps différé ou de la temporalisation comme espacement des « maintenant », mais le mouvement incessant de l’un à l’autre, et les œuvres en réseau ne se livreraient que dans l’après-coup, car « le temps est ce qui empêche que tout soit donné tout d’un coup. Il retarde, ou plutôt il est retardement […] L’existence du temps ne prouverait-elle pas qu’il y a de l’indétermination dans les choses ? Le temps ne serait-il pas cette indétermination même [36] ? »
26La dislocation du flux prend également la forme de la fragmentation. Celle-ci est une coupure dans le flux. Or le numérique est par nature fragmenté dans la mesure où l’ensemble des médias (images, sons, textes) est codé selon une suite de 0 et de 1, mathesis universalis de l’artifice. Cette numérisation oblige au passage entre le discret et le continu de façon incessante, et ce passage s’effectue par des traductions intermittentes. Ainsi, une image sur un écran d’ordinateur est constituée de pixels, unités discrètes ayant une valeur en elles-mêmes, que nous nous représentons sous la forme continue d’une image. C’est dire que la coupure fait partie intégrante du flux numérique, même si elle est occultée, et c’est pourquoi dans les arts, en musique en particulier, on retrouve l’usage des fragments, des samples dont la répétition permet la différenciation.
27De la mosaïque antique au pointillisme impressionniste, en passant par le cut-up de Burroughs, les procédures de fragmentation sont multiples. 201 : a space algorithm [37] de Jennifer et Kevin Mc Coy (2001) est un programme sur Internet décomposant séquence après séquence le célèbre film de Stanley Kubrick (1968). On peut alors manipuler chaque fragment et associer chacun d’entre eux librement selon un ordre plus ou moins aléatoire. Un autre film apparaît, pris entre la mémoire du film que nous connaissons tous, et ces images fragmentées, où il y a des traces narratives, mais non pas de fil narratif dans le sens d’une construction causale. Ce n’est plus l’esthétique de l’attention cinématographique qui est en jeu, où je ne peux tourner la tête sans risquer de perdre une information utile, mais de la distraction [38] où les fragments dans leur indifférence même se suivent selon un certain rythme, selon un certain tempo. « Comment produire, et penser, des fragments qui aient entre eux des rapports de différence en tant que telle, qui aient pour rapports entre eux leur propre différence, sans référence à une totalité originelle même perdue, ni à une totalité résultante même à venir [39] ? »
28Quel est le sens esthétique de cet usage de la fragmentation dans les œuvres en réseau ? Pourquoi prendre ces médias déjà existants et les décomposer, encore et encore ? Qu’est-ce que tout cela a à voir avec le flux et le réseau ? Des Frags [40] de Reynald Drouhin (2000-01) est un des rares exemples, avec Rhizomes (1999) [41] du même artiste, d’une image spécifique au réseau Internet. Interactivité : on choisit sur son disque dur local une image que l’on dépose sur un serveur puis on choisit un mot quelconque. Interaction : le serveur va interroger des moteurs de recherche pour traduire ce mot en images trouvées sur Internet. Génération : le serveur reconstitue l’image d’origine en utilisant les images trouvées sur le réseau. Les mosaïques ainsi composées sont archivées sur le serveur et progressivement effacées. Le résultat est une image constituée d’autres images, une image radicalement dépourvue d’aura, car elle n’est pas identique à elle-même, une image qui est sa propre coupure en devenant le flux d’autres images produites par une traduction langagière. C’est à ce subtil agencement que l’artiste nous convie en nous montrant que « la répétition a pour véritable effet de décomposer d’abord, de recomposer ensuite, et de parler ainsi à l’intelligence du corps » [42].
29Il y a un flux entre les fragments, entre tous ces codes binaires, un flot qui permet de parler d’images, de sons et de textes particuliers malgré l’identité des codes binaires. Simondon nous donne un premier élément d’explication en parlant de transduction, ce qui nous permet de décrire la façon dont le flux se répand dans un réseau : « Il y a transduction lorsqu’il y a une activité partant d’un centre de l’être, structural et fonctionnel, et s’étendant en diverses directions à partir de ce centre, comme si de multiples dimensions de l’être apparaissaient autour de ce centre ; la transduction est apparition corrélative de dimensions et de structures dans un être en état de tension préindividuelle, c’est-à-dire dans un être qui est plus qu’unité et plus qu’identité, et qui n’est pas encore déphasé par rapport à lui-même en dimensions multiples [43]. » Cette transduction qui s’étend de proche en proche et où les éléments s’individuent sans perdre leur dynamique, a une caractéristique particulière en informatique, c’est la traduction. En effet, les ordinateurs sont des machines de traduction, elles traduisent les gestes en signes, les codes en image sur un écran, et à chaque étape de traduction elles produisent de l’information nouvelle. Comme dans toute traduction, peut-être même plus, la fidélité n’est pas permise, il y a du performatif, la production de nouveau, un événement. Nous avions déjà approché cette traduction par la notion d’interface. Proposons donc la notion de tra(ns)duction pour désigner cette relation entre art, langage et technique dans les réseaux numériques.
30« Il y a un cas particulièrement important de transcodage : c’est lorsqu’un code ne se contente pas de prendre ou de recevoir des composantes autrement codées, mais prend ou reçoit des fragments d’un autre code en tant que tel [44] ». En sauvegardant l’intégrité d’un code non décodé, on suspend le flux de la tra(ns)duction et d’une certaine manière on l’intensifie comme dans le cas du Human Browser de Christophe Bruno (2004) [45] où un logiciel coupe dans Internet des fragments de textes, les traduit en voix de synthèse, les envoie à un acteur qui les lit à haute voix. Cette tra(ns)duction fait circuler une même information en la traduisant de proche en proche. Parce qu’elle est fragmentaire, l’information extraite est indéterminée, et cette circulation traduisant du réseau en texte, du texte en voix synthétique, cette voix synthétique en voix humaine, garde des traces de ce qu’est le réseau en le transformant, en le déphasant par rapport à lui-même. L’être humain court après le flux comme il court après sa propre voix en écho avec cette voix informatique qu’il entend. Un peu comme lorsque nous parlons dans un microphone et qu’un casque diffuse en même temps le son de notre voix qui n’est plus identique à elle-même, mais tra(ns)duite.
31En 1927 s’ouvre le procès de Brancusi contre les États-Unis. L’objet du litige, une pièce de métal jaune nommée Oiseau dans l’espace. Quelque temps plus tôt, Brancusi visitait une exposition aéronautique avec Marcel Duchamp, tous deux s’enthousiasmaient pour la beauté des hélices et des ailes. L’art était là, pensaient-ils tous deux. Brancusi, prenant au mot ce sentiment, réalisa cette sculpture qui était la reproduction d’une hélice. Par là il détournait le flux industriel, s’en inspirant, il sortait l’hélice de sa fonction, la désinstrumentalisait, en lui donnant le nom d’un animal, il en changeait le statut, puis se trouvait confronté à la frontière au jugement des douanes américaines. Celles-ci désiraient taxer cet étrange objet pour ce qu’il semblait être, un objet industriel, non une œuvre d’art. C’est à cette situation de détournement que nous convient les arts contemporains en jouant sur des variables. L’art du xxe siècle aura consisté dans le désir de rendre de plus en plus variable l’œuvre, tant et si bien qu’elle perdra son aura, le spectateur y participera, interagira, elle n’existera plus que comme le souvenir d’une relation. S’« il ne s’agit plus exactement d’extraire des constantes à partir de variables, mais de mettre les variables elles-mêmes en état de variation continue » [46], alors cet art langagier qu’est l’informatique réalise cette variabilité parce que l’image n’est pas fixée d’avance, elle est un programme et un modèle.
32Ce qu’il y a là d’étonnant est sans doute qu’à mesure que l’empire technologique accroît son territoire, l’instabilité grandit. L’ordinateur promettant par la cybernétique un contrôle plus grand déstabilise nos habitudes. On peut s’interroger sur la nature exacte de cette indétermination. « Comment les programmes peuvent-ils engendrer de l’indétermination, de l’improbable et de l’improgrammable ? Répondre à ces questions suppose que soit développée une esthétique [47]. » Un programme peut aussi s’entendre d’une diffusion médiatique, l’image d’une star, d’un produit. Le fait pour Andy Warhol de reproduire des Marilyn (1962) est beaucoup moins anodin et mécanique qu’il ne pourrait sembler, car dans cette répétition il y a l’idée de série. Loin de reproduire à l’identique, la déclinaison rend sensible les différences, fussent-elles infimes. Face aux grandes différences de programme que les médias nous promettent jour après jour, les œuvres sans promesse mettent en place de petites perturbations, à peine perceptibles, quelques traces de Marilyn en plus ou en moins, à peine une vibration de la forme qui en démontre l’indétermination. Si l’artiste du pop art disait qu’il désirait être une « machine à peindre », c’était sans doute au sens où « le véritable perfectionnement des machines, celui dont on peut dire qu’il élève le degré de technicité, correspond non pas à un accroissement d’automatisme, mais au contraire au fait que le fonctionnement d’une machine recèle une certaine marge d’indétermination. C’est cette marge qui permet à la machine d’être sensible à une information extérieure. C’est par cette sensibilité des machines à de l’information qu’un ensemble technique peut se réaliser, bien plus que par une augmentation de l’automatisme. Une machine purement automatique, complètement fermée sur elle-même dans un fonctionnement prédéterminé, ne pourrait donner que des résultats sommaires [48]. »
33Dans Se toucher toi (2003), une installation offline et online, on voit les mains d’un homme et d’une femme se caresser quand on effleure à distance l’interface. La variabilité est un jeu à 2+n éléments. Éprouvant ce contrôle, on joue en déplaçant sa main pour que les deux mains se caressent. Mais au bout d’un certain laps de temps, les mains se caressent sans répondre aux ordres de notre main. En effet, l’installation existe ailleurs, à travers les fils du réseau, et ce que nous voyons là est le résultat de l’interactivité d’un autre utilisateur. Par là même, nous comprenons que lorsque nous jouissions réflexivement de la manipulation des mains, nous l’imposions à cet autre. La variabilité concerne la traduction d’une manipulation spatiale (notre main) en un déplacement temporel (la chronologie d’une vidéo), mais également la tra(ns)duction de notre causalité vers une autre causalité (celle de l’autre espace d’exposition) qui se retourne vers le souvenir de notre causalité. Prendre le pouvoir et le perdre au même instant. Ainsi « le ressouvenir, avec sa libre mobilité, jointe à son pouvoir de récapitulation, donne le recul à la libre réflexion. La reproduction devient alors “un libre parcours” qui peut conférer à la représentation du passé un tempo, une articulation, une clarté variables [49]. »
Insularités décodées
34Cette brève traversée nous a permis de comprendre que la question des flux ne concernait pas seulement le réseau Internet, mais d’autres flux, celui de notre conscience, de notre perception, de l’économie, des médias de masse. Internet est sans doute aujourd’hui la forme privilégiée du réseau, son symptôme le plus intense, mais n’est pas exclusif d’autres approches. On ne saurait plus séparer l’esthétique des technologies de l’esthétique quotidienne, parce que la première est inextricablement entrelacée à la seconde. C’est aussi pourquoi les expérimentations numériques sont le prolongement des pratiques artistiques du xxe siècle.
35Le caractère hégémonique du capitalisme de l’accès décrit par Jeremy Rifkin mène les artistes à des stratégies qui s’approprient et se retournent comme un gant, les logiques du flux. De l’incident à l’instrumentalité, du délai au branchement, en passant par l’extraction et la coupure, la répétition, l’indétermination, le ralentissement, la fragmentation, le détournement et la traduction, etc. Certains artistes témoignent que la production du sensible rend obsolète la séparation de l’artificiel et du naturel, de la techné et de l’être. L’alternative moderne était dialectique : être dans le flux ou hors de lui, c’était finalement préconiser la construction d’une coupure utopique. Mais cette position a été disloquée par notre contemporanéité. On ne peut plus opposer le flux et la coupure, car les techniques qui nous entourent codent et décodent de façon incessante. À peine un flux est-il défait qu’un autre se constitue, s’invente, se traduit et se répand par transduction. La vitesse de cette traduction peut provoquer un sentiment d’impuissance ou le désir de jouer selon une autre fluidité qui n’est pas garantie d’avance par une finalité instrumentale. C’est pourquoi les expérimentations esthétiques dont nous avons parlé produisent des insularités, c’est-à-dire des coupures, dans le flux lui-même, mais qui restent en son sein. « Dispars » est le mot pour signifier cette différence en soi de soi, le paradoxe du sens intime [50]. « La seule pensée, mais abjecte, objective, réjective, capable de penser la fin de la domus, c’est peut-être celle que suggère la techno-science […] Baudelaire, Benjamin, Adorno. Comment habiter la mégapole ? En témoignant de l’œuvre impossible, en alléguant la domus perdue […] Habiter l’inhabitable, c’est la condition du ghetto. Le ghetto est l’impossibilité de la domus [51]. »
Notes
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[1]
Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Minuit, 1972/1973, p.466.
-
[2]
Georges Didi-Huberman, L’Image survivante, Minuit, 2002, p.11-34.
-
[3]
Jean-François Lyotard, « Domus et la mégapole » in L’Inhumain, Galilée, 1988, p.13.
-
[4]
Bernard Stiegler, La Technique et le temps I, Galilée, 1994, pp.53-57.
-
[5]
L’artiste Michel de Broin a fait de nombreux travaux portant sur cette forme particulière de résistance. – Cf. http://www.micheldebroin.org/
-
[6]
Jacques Derrida, La Carte postale de Socrate à Freud et au-delà, Flammarion, 1980, p.36.
-
[7]
Ce n’est pas un hasard si Jacques Derrida n’a cessé de marquer son intérêt pour les télétechnologies.
-
[8]
Jeremy Rifkin, L’Âge de l’accès, La Découverte, 2000, p.148.
-
[9]
Être en panne c’est être pauvre. Il y aurait à analyser là une relation entre panne et pauvreté, face à la richesse prétendue du fonctionnement instrumental.
-
[10]
http://incident.net/medias/pdf/PANNE.pdf
-
[11]
Didier Franck, Heidegger et le problème de l’espace, Minuit, 1986, p.45.
-
[12]
Le développement informatique est hanté par la traque des bogues. Des méta-logiciels servent à coordonner des équipes dans l’unique objectif de n’oublier aucun bogue pour assurer la fluidité du système.
-
[13]
Jeremy Rifkin, ibid., p.85.
-
[14]
Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, 1993.
- [15]
-
[16]
http://weblogs.media.mit.edu/SIMPLICITY/
-
[17]
Georges Didi-Huberman, Mouvements de l’air, Gallimard, 2004.
-
[18]
Michel Haar, Le Chant de la terre, L’Herne, 1988, p.50.
- [19]
-
[20]
Henri Bergson, « La perception du changement » (1911), La Pensée et le mouvant, in Oeuvres, PUF, Paris, 1959, p.1373.
-
[21]
Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p.39.
-
[22]
Henri Michaux, Les Grandes Épreuves de l’esprit, Gallimard, 1966, p.156-157.
-
[23]
Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p.7.
-
[24]
Bernard Stiegler, La Technique et le temps II, Galilée, 1996, p.20.
-
[25]
Michel Serres, La Naissance de la physique dans le texte de Lucrèce. Fleuves et turbulences, Minuit, p.65.
- [26]
-
[27]
Simon Sigh, Histoire des codes secrets, Lattès, 1993.
- [28]
-
[29]
Cette indétermination devrait être liée à celle décrite par Gilbert Simondon (L’Invention dans les techniques, Seuil, 2005, p.93) au sein même de la technique comme articulation entre fonction relationnelle et fonction d’auto-corrélation, ce que nous ne pourrons pas faire ici faute de temps et de place. Nous avons ailleurs largement développé le parallélisme entre les deux indéterminations à partir de l’horizon ouvert par Henri Bergson : Le Centre d’indétermination : une esthétique de l’interactivité. Intermédialités, Montréal, 2004.
-
[30]
Henri Bergson, « Sur le pragmatisme de William James : vérité et réalité » (1911), op. cit., p.1441-1442.
-
[31]
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Minuit, 1980, p.426.
-
[32]
Henri Bergson, Matière et mémoire, PUF, 1990, p.26.
-
[33]
Gilles Deleuze, Retranscription du cours du 02/11/1983, www.webdeleuze.com.
- [34]
-
[35]
Bernard Stiegler, La Technique et le temps II, op. cit., p.76.
-
[36]
Henri Bergson, « Le possible et le réel » (1930), op. cit., p.1333.
-
[37]
http://www.mccoyspace.com/201/
-
[38]
Yves Michaud, L’Art à l’état gazeux, Hachette, 2004, p.111.
-
[39]
Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Gallimard, 1969, p.451-452.
- [40]
- [41]
-
[42]
Henri Bergson, Matière et mémoire, op. cit., p.122. Il faudrait sans doute distinguer une bonne et une mauvaise répétition, comme une bonne et une mauvaise décomposition du mouvement, cette dernière trouvant son modèle dans la captation chronophotographique contemporaine de Bergson.
-
[43]
Gilbert Simondon, L’Individu et sa genèse physico-biologique, Jérôme Millon, 1995, p.10.
-
[44]
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p.386.
- [45]
-
[46]
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p.458.
-
[47]
Bernard Stiegler, La Technique et le Temps I, op. cit., p.58.
-
[48]
Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier-Montaigne, 1969, p.11.
-
[49]
Paul Ricœur, Temps et récit, t.3, Seuil, 1985, p.54.
-
[50]
Gilles Deleuze, Différence et répétition, PUF, 1968, p.156-157.
-
[51]
Jean-François Lyotard, « Domus et la mégapole » in L’Inhumain, op. cit., p.210-212.