Une hétérotopie musicale : la collaboration entre Renzo Piano et Luigi Nono sur Prometeo
1Quand Foucault, lors d’une conférence devant le Cercle d’études architecturales, a proposé le concept d’hétérotopie pour penser les rapports que certains espaces, dont les théâtres, entretiennent avec les autres espaces de notre société, il a déplacé la manière de penser ces lieux et leur usage [1]. D’une part, le concept d’utopie et l’idée d’un art en rupture avec le monde qui avaient jusqu’ici permis de penser l’espace artistique se trouvaient relégués de côté. L’hétérotopie est un « lieu effectif », « dessiné dans l’institution même de la société », bien qu’il soit en même temps « hors de tous les lieux » [2]. L’hétérotopie engage à penser l’espace non comme un cadre vide et autonome, mais comme un emplacement pris dans un agencement avec d’autres emplacements et régissant les rapports des autres espaces entre eux. D’autre part, par la comparaison que Foucault établissait entre l’hétérotopie et le miroir, le concept de reflet se trouvait également déplacé dans son essence mimétique, puisque le reflet pouvait devenir synonyme de déplacement.
2Or, quand il évoque dans un entretien avec le compositeur Luigi Nono le concept d’hétérotopie pour qualifier le dispositif scénique de la musique classique, le philosophe Massimo Cacciari le fait dans une perspective critique [3] : à l’instar des prisons et des asiles, les salles de spectacle se seraient soumises aux impératifs de l’ordre bourgeois, d’une part en reproduisant dans la disposition des sièges la hiérarchie de son ordre social, et d’autre part en construisant un nouvel espace musical induisant une intellectualisation des rapports musicaux, lesquels sont désormais rapportés à une horizontalité univoque et à un concept visuel du sonore qui se déploient au détriment d’une polyvocité de l’écoute. Cette critique se fait sur fond d’un clivage politique dans lequel le compositeur refuse l’usage esthétique bourgeois au nom d’un usage politique et révolutionnaire de l’art, inspiré de Brecht et de Gramsci. Nono a beaucoup évoqué dans ses Écrits l’importance à ses yeux de ces effets de spatialisation éclatée par lesquels il cherche à produire un nouvel espace de vie et de pensée. Il s’agit d’en finir avec les cadres formels et univoques dans lesquels la pensée historiciste, pour reprendre les termes de Benjamin, enferme l’analyse du temps historique [4]. Contre cette univocité, Nono revendique l’héritage de la période qui a précédé l’âge classique, marqué en particulier par les polyphonies de Gabrieli, où la musique se déployait dans des espaces complexes et non homogènes. Il s’agit pour lui de retrouver une pratique de composition dans laquelle l’écriture et l’écoute de l’espace redeviennent actives. Construire par le son une nouvelle appréhension de l’espace, c’est ainsi qu’il faut comprendre cet énoncé qui revient souvent dans les Écrits de Nono, « le son lit l’espace » : le son ne traite pas l’espace comme un cadre vide et homogène pour l’écoute mais expérimente des multiplicités spatiales divergentes et singulières.
3Pourtant, on ferait une analyse superficielle de l’évolution des dispositifs musicaux si on se contentait de cette opposition entre des dispositifs classiques supposés indifférents à l’espace et des dispositifs spatiaux singuliers, élaborés par les compositeurs contemporains. En effet, l’architecture a toujours été un élément de l’espace musical : la salle de l’âge classique, appelée plus généralement salle à l’italienne, joue un rôle dans la détermination du son qui n’est pas seulement un rôle normatif. Par ailleurs, on peut se demander si l’idée que les salles « relèvent d’espaces autres qui inversent les précédents en les reflétant », propre à l’hétérotopie, ne peut pas s’appliquer aussi à cette spatialité éclatée revendiquée par Nono et Cacciari.
La salle est un moule
4Traditionnellement, le son est pensé comme une matière mise en forme par les rapports musicaux, ceux-ci donnant une forme au son ; ainsi, on suppose la matière informe et la forme comme ce qui vient donner à la matière cette dimension formelle qui lui manque. Ce rapport est lui-même reconduit au niveau de l’écoute, celle-ci étant pensée dans une dimension cognitive, comme acte de perception : ayant ramené l’œuvre à des formes musicales, on suppose corrélativement que l’écoute perçoit des formes. Mais ce faisant, on élude toute la dimension d’événement de la perception musicale : d’une part, on élude le temps qu’il faut pour entendre la forme alors que celle-ci ne se donne pas forcément au premier abord de l’écoute, et d’autre part, on écarte le processus dont la forme est issue. C’est ce qui fait que l’on glisse dans une pseudo-écoute qui, pour Nono, relève plus de la croyance que de l’écoute véritable. Non que cette pseudo-écoute engage quoi que ce soit de métaphysique ; mais nous croyons avoir entendu, alors que nous n’avons en fait que perçu des bribes que nous avons raccrochées à des formes déjà présentes en nous et convoquées automatiquement par des processus associatifs, comme c’est le cas dans la perception usuelle. Nous croyons voir jouer la musique mais en réalité nous projetons ce que nous avons imaginé sur le concert qui se déroule sous nos yeux.
5Retrouver une expérience d’écoute authentique, c’est donc se défaire de ces automatismes et retrouver dans le processus d’écoute la genèse des processus d’individuation des formes musicales, ceux-ci s’établissant non seulement dans le temps, dans la durée du développement musical, mais aussi dans l’espace de diffusion des sons. On a montré dans un précédent travail comment le parallèle qu’établit le philosophe Gilbert Simondon entre la fabrication des objets techniques et l’individuation des vivants trouve toute sa pertinence dans l’analyse de la genèse de l’œuvre musicale [5] : cette analyse nous permet de penser le rapport du matériau et des formes musicales avec l’espace architectural comme un rapport de moulage et d’échange des tensions entre deux systèmes homologues. Le son se diffuse dans la salle qui lui donne forme, le matériau musical se coule dans l’espace comme l’argile dans le moule pour donner un objet musical doté de propriétés harmoniques qui relève des deux systèmes. L’analyse simondonienne permet ainsi de penser la relation entre matériau et espace architectural comme une relation d’homologie entre deux systèmes de forces.
6On peut ainsi retracer une histoire des formes musicales qui s’attache aux caractéristiques physiques de ces dernières, aux forces variables inscrites dans la prise de forme ; ainsi le matériau qui privilégie les aigus, comme au Moyen Âge, n’est pas porteur des mêmes forces que celui qui résonne ; et les matériaux contemporains qui privilégient des spectres filtrés ouvrent de même à de nouveaux systèmes de forces. Et ces forces s’actualisent dans des espaces qui leur correspondent. Le propre de l’âge classique est que ce rapport devient particulièrement explicite ; avec la musique baroque, le matériau musical basé sur la résonance est conçu comme un enveloppement de rapports qui se développent et se réenveloppent dans l’espace selon une dynamique d’alternance entre harmonies en accords et mélodies en arpèges. Soit le couple accord/salle à l’italienne : quel système de forces commun à ces deux termes anime la musique baroque ? Pour faire surgir ce système de forces, on peut analyser celui sur lequel repose la musique ; mais on peut aussi faire surgir un troisième couple qui sous-tend les deux autres, à savoir le rapport âme-corps tel qu’il se noue à cette époque pour dessiner une nouvelle conception de la perception et de la pensée. Ainsi, les figures de la musique baroque, basées sur un mouvement arpégé développant leur résonance, ne se composent pas sur le même plan que les formes mozartiennes dont la dynamique est linéaire : les premières s’articulent les unes aux autres sur un plan d’intelligibilité qui articule la sensation et l’intelligibilité tandis que les secondes articulent leurs rapports sur un plan d’intelligibilité autonome dans lequel le rapport entre les mélodies s’établit sur fond d’un nouveau rapport théorique entre les énoncés dans la pensée.
7Composer, c’est agencer les conditions de la prise de forme d’un champ d’intensité global par l’acte de perception : c’est construire une métastabilité sonore qui soit résolue par la perception. En effet, ce champ préindividuel n’articule pas seulement le rapport de la forme à un ensemble de tensions ; il articule aussi le rapport du sujet et de l’objet engagés dans la perception. Nous sommes plongés dans un monde, et la forme de l’objet individué émerge comme polarisation instaurée par notre perception de ce monde. Et ces rapports sont à la fois matériels (ils s’établissent entre les individus musicaux réels) et psychiques, au sens où ils mettent en jeu une activité mentale déterminée. Percevoir des formes d’individuation musicales dans la diversité des émissions sonores, c’est non seulement donner un sens à une multiplicité sensible, mais se faire une place dans ce monde sensible, se trouver doté de nouvelles capacités de perception qui nous réindividuent à notre tour. Et l’histoire de la musique est non moins l’histoire des formes des individus musicaux que l’histoire des conditions et des formes de cette métastabilité et de sa résolution.
8Mais ici s’arrête la comparaison entre l’individuation technique et l’individuation musicale : si la brique existe en effet indépendamment du moule initial comme un objet autonome qui a capté les qualités de ce moule, l’œuvre musicale ne cesse de faire retour sur l’espace. Elle peut bien sûr changer d’espace, être reproduite dans des espaces à chaque fois différents, mais ces espaces se nouent au rapport fondamental de la musique et de l’espace qui s’inscrit à même la partition. Cet espace n’est pas campé une fois pour toutes au début de l’œuvre (en ce sens, il ne se confond pas avec la disposition des instruments, aussi singulière celle-ci soit-elle), il se construit et il ne tient que dans le temps de déploiement de la matière musicale. Quel est ce rapport de la musique et de l’espace que nous qualifions de retour vers l’espace ? Quelles sont les conditions de ce retour vers l’espace ? D’une part, les blocs musicaux ne se perçoivent pas comme des figures dans l’espace mais comme des figures de l’espace au sein desquels s’actualisent de nouveaux partages au sein du sonore. Percevoir la musique comme une forme dans le cadre d’une individuation finie, c’est la percevoir indépendamment de l’espace, appréhender celui-ci comme un cadre homogène ; c’est la dimension de métastabilité, autrement dit la dimension du sonore qui excède la forme, qui donne une perception qualitative de l’espace. D’autre part, la forme apparaît comme un espace complexe ouvert qui fait retour sur le lieu depuis lequel ces partages se donnent à voir.
9Le propre de l’accord, c’est qu’il s’entend ailleurs que là où il se produit. Ce qui le fait surgir dans sa continuité et dans sa topologie, c’est l’écoute. Et s’il constitue un objet remarquable pour l’esprit, c’est parce qu’en même temps surgit dans l’activité de ce dernier un nouveau mode de pensée qui s’apparente à l’accord. D’où l’existence complexe de ce qui se forme dans la relation de la musique et de l’architecture : non pas seulement une forme spatiale mais le rapport d’un objet et d’un lieu d’où cet objet se laisse percevoir. Autrement dit, un dispositif qui existe comme cartographie de l’écoute, comme ce cadre qu’elle pose pour construire sa propre unité, pour saisir le sens dans le divers musical. Et percevoir le sens de la musique à l’âge classique n’est pas, comme l’imagine Nono, pouvoir réduire la musique à un texte sous-jacent dont elle ne serait que le codage sonore, mais à la fois éprouver la manière dont l’œuvre musicale articule les différents champs du sonore et repérer les opérations mentales en jeu dans l’écoute. Certes, l’âge classique ouvre la voie à une nouvelle conception de l’intériorité ; mais ce que nous rappellent précisément les dispositifs musicaux de cette époque pour peu que l’on prenne en compte le processus d’individuation de leur matériau et de leur espace, c’est que cette intériorité est construite dans un repli de l’espace. Si la réduction de la perception habituelle à la seule forme perçue peut nous faire oublier cette polarité, c’est le propre de l’espace musical que de nous y renvoyer en exhibant l’interdépendance entre la forme perçue et la place du sujet dans le système de perception.
10La relation entre architecture et musique est donc plus complexe qu’il n’y paraît : ce n’est pas seulement une relation entre une matière et une forme, c’est aussi une relation entre un système de formes et un système de forces. La relation d’extériorité doit aussi être pensée de l’intérieur, comme relation de moulage avec comme arrière-plan la relation de cet espace avec une nouvelle pratique de la pensée dans ses relations avec la sensation. C’est dans cet effet de retour de l’espace musical sur la dimension corporelle de l’individuation subjective que se joue ce que Foucault a appelé l’effet subjectivant de l’hétérotopie.
La salle contemporaine et le modèle du moule
11Qu’en est-il aujourd’hui de cette relation entre salle et matériau musical ? Le caractère le plus frappant de la musique d’aujourd’hui est la diversité des catégories sonores actuelles : le son naturel est transformé, mêlé au son électronique, singularisé à l’extrême dans les œuvres. La salle, appuyée par des systèmes d’acoustique virtuelle, joue le rôle d’un moule en perpétuelle modulation. Cependant la question n’est pas seulement de savoir dans quel espace le son se construit, mais quel type de spatialité est enveloppé en lui : la spatialité des sons harmoniques est une spatialité qui déploie des directions (haut-bas, droite-gauche) dans l’espace ; elle nous donne une approche directionnelle de l’espace, et cette directionnalité conférée à l’espace est le corrélat d’une nouvelle directionnalité du temps. Or, on a vu que c’était précisément cette directionnalité de l’espace et du temps que Nono cherchait à déconstruire, au profit d’une nouvelle conscience. C’est à cet usage que va être employé le matériau électronique. En effet, le matériau électronique ne se construit la plupart du temps pas seul, mais en relation avec le matériau musical classique. Il n’apparaît pas tant comme un matériau que comme un antimatériau, destiné à perturber l’usage du précédent. La molécularisation du matériau déconstruit cette structuration directionnelle, elle produit au contraire des espaces pleins, nappes ou bulles ; mais ces espaces ne sont pas pour autant des espaces homogènes, du fait des nouvelles pratiques d’hybridation entre sons.
12Chez Nono, le matériau électronique ne perturbe pas seulement le son de l’instrumentiste mais il vient aussi perturber la perception de l’espace chez l’auditeur. Il s’agit de superposer au son ses propres métamorphoses électroniques, par une suite de transformations que Nono construit de manière soustractive. Le son est vidé de ses harmoniques et plus généralement de ses caractéristiques dynamiques, et se superpose à ces formes de lui-même évidées. Il ne s’agit cependant pas du même processus que chez Boulez, dans Répons ou dans Dialogue de l’ombre double par exemple : il ne s’agit pas d’inverser la relation entre source sonore et développement harmonique, entre sensation et éléments composés. Mais il s’agit, en superposant les soustractions à elles-mêmes, de composer une texture sans point d’ancrage dans l’espace.
13Un exemple frappant de ce type de relation est La lontananza nostalgica utopica futura, composée en 1988 pour violon et bande magnétique, créée avec le violoniste Gidon Kremer. Cette œuvre fut composée d’abord à partir des improvisations de l’instrumentiste : le violon, tantôt seul et tantôt avec la bande, évolue vers un jeu au son de plus en plus nu. Il s’agit de moduler une nouvelle individuation dans laquelle l’instrumentiste se réapproprie le nouveau mode de jeu pour entrer dans une nouvelle forme individuée. De manière générale, Nono encourage les instrumentistes à écouter la modulation électronique et à s’en imprégner pour produire un nouveau jeu instrumental proche de ce son électronique, à son tour inassignable. On remarque comment chacun s’empare des capacités de l’autre : la partie sur bande déploie des nappes sonores amorphes sur lesquelles vient se greffer le jeu en direct du violon qui tend quant à lui vers des aigus de plus en plus pauvres. C’est une dynamique entre les instruments et l’électroacoustique telle que celle-ci désarticule les rapports intrinsèques au son. Elle ne les désarticule pas rétroactivement au plan harmonique, en subvertissant le modèle de la résonance comme chez Boulez, mais comme une nappe sonore préalable, comme une texture de pur timbre qui enveloppe la musique et lui fait perdre son assise dans l’espace.
14À cet effet s’ajoute un principe de circulation de ces variétés de sons dans l’espace que Nono ne cessera d’affiner au fur et à mesure de ses compositions. Quelles sont les caractéristiques acoustiques de tels jeux ? La production d’un « son mobile » « sans origine », inassignable (« on ne sait pas où est l’exécutant »). Ce son « mobile » n’est pas un son qui se meut d’un point à l’autre de l’espace comme chez Aristoxène, porté par exemple d’un haut-parleur à l’autre, mais c’est un son instable, illocalisable, une instabilité vibratoire qui nous maintient dans un micro-mouvement permanent. L’originalité de Nono, c’est que cette instabilité ne se construit pas directement dans la dimension du son, dans la seule échelle des hauteurs, mais aussi dans l’espace même des sources, remettant en question la fonction spatiale des timbres. Dans l’instrumentation de l’âge classique et romantique, le timbre est porteur d’espace : chaque instrument (à vent, à corde) développe un espace harmonique singulier qui respecte cependant une fonctionnalité univoque de l’espace. Or, tantôt Nono joue à inverser ces directions, la dispersion permettant par exemple de jouer des basses pianissimo et des aigus forte sans qu’un son n’écrase l’autre comme dans le Canto sospeso, dont Nono disait avoir compris après coup la logique spatiale, tantôt il soustrait l’espace harmonique du timbre, de sorte que le timbre ainsi réduit apparaît comme la soustraction de toute composante spatiale au son. Tantôt les couches de spatialité ainsi obtenues sont encastrées les unes dans les autres, rabattues les unes sur les autres.
15Un deuxième procédé revendiqué par Nono est la superposition de couches musicales hétérogènes dans l’espace en vue de créer des spatialités éclatées. C’est, dans Intolleranza, ou dans La Fabbrica illuminata (1964), l’usage contemporain et libérateur de la technique électroacoustique tel que le revendiquait Nono : quand les sons transformés ne prolongent pas les sons naturels mais se heurtent à ces derniers, quand la parole se heurte au son, pour libérer les liens dans lesquels sont pris les éléments du passé et faire surgir des possibles inouïs du passé. En reprenant des textes dont des manifestes politiques dans La Fabbrica Illuminata, de Nono n’ambitionne pas seulement de donner aux ouvriers une voix qui leur redonne de la dignité, mais de transformer le rapport qu’ils entretiennent avec leur travail. Et cette transformation passe par le brassage des textes dans la composition musicale : la libération de l’ouvrier ne passe pas par la présence en soi d’un texte dans lequel il se retrouverait, mais par le travail technique du compositeur sur les textes, travail avec lequel l’ouvrier peut dialoguer du point de vue de son propre travail. Ou plutôt c’est l’inverse : c’est en adoptant le point de vue du travail du compositeur que l’ouvrier peut dialoguer avec son propre travail, c’est-à-dire instaurer une distance libératrice avec lui. Ce qui libère d’un travail aliénant, ce n’est pas une image narcissique, mais c’est un autre travail qui ne l’est pas [6]. Et cela suppose à la fois un travail de dilution des discontinuités et leur remplacement par des continuums artificiels, et d’autre part une entreprise d’extraction et le collage-cut des fragments arrachés aux anciennes continuités. « La conscience de faire éclater le continu de l’histoire est propre aux classes révolutionnaires dans l’instant de leur action [7]. » Et la recréation de cette diversité multiacoustique nécessite un travail d’écriture qui à la fois écrase les catégories sonores les unes sur les autres et les éclate sur des plans acoustiques différents [8].
16L’effet produit est « une écoute spatiale sans début et sans source directionnelle » [9] qui donne non seulement un nouveau sens à l’espace mais aussi au temps. « Celui qui professe le matérialisme historique ne saurait renoncer à l’idée d’un présent qui n’est pas passage, mais qui se tient immobile sur le seuil du temps. » écrivait Benjamin [10]. La pensée délivrée de la forme du passé se construit comme frémissement du présent : et ce frémissement du présent se construit comme frémissement de l’espace.
17Autrement dit, Nono fait plus que déployer une texture musicale capable de défaire ce « temps des vainqueurs » dont est faite l’Histoire officielle et que déplore Benjamin ; il remonte à la source du problème, à l’espace comme cadre homogène qui rend possible cet écrasement linéaire du temps.
Le projet de Nono dans le Prometeo
18Pour penser autrement le temps, pour se réapproprier librement le passé, il faut éprouver autrement l’espace. Et pourtant, il semble que cette multispatialité que déployaient les œuvres précédentes n’ait pas suffi à Nono. Peut-être relevait-elle encore trop de la représentation. Peut-être l’éclatement de l’espace restait-il encore trop un spectacle offert aux yeux et aux oreilles mais toujours situé devant eux, et non pas véritablement un événement pour le corps lui-même. Il fallait peut-être revenir en deçà du problème, à l’engagement individuel du corps dans l’espace, à la question du moule spatial.
19Une œuvre exemplaire d’un nouveau principe de dissolution de l’espace est l’opéra Prometeo de Nono, joué pour la première fois en 1984 dans la célèbre église de San Lorenzo à Venise, dans laquelle l’architecte Renzo Piano avait mis au point un dispositif architectural particulier. L’installation construite par Piano intégrait une grande arche en bois dans l’église avec pour principe l’imbrication des deux espaces l’un dans l’autre. Nono souligne bien l’étape que fut le Prometeo dans son travail : cet opéra rendait soudain lisibles des rapports sonores qui opéraient dans les autres œuvres, Das atmende Klarsein (1981) et Guai ai gelidi mostri (1983). Ce qu’apportait en particulier le Prometeo, c’est une mise en espace qui rendait plus concret encore ce nouveau rapport à l’espace en évitant le risque de se retrouver enfermé dans l’espace homogène. Piano précisait que cette arche montée sur plusieurs étages, dans laquelle le public se trouvait installé avec les instrumentistes, fonctionnait comme un immense instrument de musique, du fait du système de résonances qu’elle produisait. Certes, Piano et Nono reprenaient là un principe déjà usité de dispersion des sources musicales autour du public. Mais ce qui singularise ce dispositif architectural, c’est un nouveau rapport du dedans et du dehors. Avec le principe de l’arche, on n’est ni « dans » l’espace de l’église ni dans l’oubli de cet espace : l’arche, acoustiquement semi-ouverte, organise un filtrage sélectif des sons. De plus, elle nous situe de part et d’autre de la frontière entre deux mondes sonores [11]. En effet, le dispositif de Piano et Nono construit une double diffusion qui dissocie les sources électroacoustiques et les sources naturelles : tandis que les auditeurs sont enveloppés dans l’arche avec les instrumentistes, les haut-parleurs diffusent la musique électroacoustique hors de l’arche, vers les parois de l’église. Dans Prometeo, le spectateur n’est donc ni en face de l’espace musical, ni situé en lui : il est de part et d’autre de cet espace, dans le même espace que les instrumentistes, tandis que les sons enregistrés sont diffusés à l’extérieur de cette enveloppe.
20S’agit-il simplement de figurer spatialement l’expérience acoustique de la vie à Venise ? Quand il évoque l’acoustique de ses pièces, Nono dit souvent que les sons du Prometeo cherchent à révéler le jeu entre les espaces et les silences des églises de Venise, San Marco, San Lorenzo, et aussi ceux de la ville entière de Venise qui bien que situés à l’extérieur, se font entendre de manière déformée dans ces édifices. Ce qui est en jeu n’est pas seulement un ensemble complexe d’effets de réverbération sonore, mais un rapport particulier de filtrage entre l’intérieur et l’extérieur [12]. Or, le rapport classique entre intériorité et extériorité est une des choses qui pour Nono relevait de ce monde bourgeois qu’il refusait. « À travers les différentes ondes furieuses de la vie, le moment d’innovation politico-humain apparaît quelquefois plus chargé et plus explicite, d’autres fois plus tension impliquant “l’être seul avec qui ?”, l’annulation du binôme “externe-interne”, “social-privé”, “extraverti-intime”, pour d’autres espaces, natures, sentiments, continuellement en tension, voire en rupture [13]. » Il ne s’agit pas seulement de défaire l’univocité de l’espace et du point de vue, il faut aussi défaire le clivage entre intériorité et extériorité au profit d’une indistinction des deux. Non pas amener l’extérieur à l’intérieur, mais réarticuler le rapport de l’intérieur et de l’extérieur, voire annuler leur hétérogénéité. Déjà, évoquant les propriétés de l’électroacoustique avec le critique musical Enzo Restagno, Nono mentionnait cette possibilité de basculer de part et d’autre du dedans et du dehors comme étant au centre des possibilités du live electronic [14]. Avec l’arche de Piano, le phénomène de résonance amplifiée, constaté lors des essais effectués au studio expérimental de Freiburg avec le flûtiste Roberto Fabbriciani, se trouve complètement démultiplié et mis au service de ce clivage en engageant la perception dans un rapport dans lequel l’écoute oscille de part et d’autre de cette frontière, soumise à des stimuli sensoriels inversés, étant donné la proximité des vibrations de l’arche. Il y a ce que sent le corps, ce qu’entendent les oreilles, enfin ce que voient les yeux comme trois expériences autonomes qui empêchent l’écoute de s’en remettre à l’œil, de croire au lieu d’entendre comme le dit Nono. Si tant est que l’oreille perçoive ce qu’elle entend comme la lecture d’un espace, cela n’est donc pas pour autant l’espace dans lequel elle est. Ainsi, fondamental est ce nouveau rapport entre un « dedans » et un « dehors » qui implique le corps entier, et non plus seulement l’oreille, dans l’expérience de l’hétérogénéité multiacoustique.
21Balayer la scène de l’œil et ne plus discerner qui joue exactement, c’est soumettre l’œil à un vide en même temps qu’à une activité hallucinatoire, c’est empêcher l’esprit de construire le sentiment de l’espace autrement que sur une faille. Or, c’est précisément ce que voulait réaliser Nono dans le traitement des sons : traiter les sons comme des îles, non pas fermées sur elles-mêmes mais ouvertes les unes sur les autres. Les groupes de musiciens dispersés sur les différents étages de l’arche en bois forment comme une succession d’îlots musicaux. Mais Nono fait cependant autre chose que Gabrieli ; car sa musique ne joue pas seulement avec les qualités acoustiques de l’espace, elle n’épouse pas seulement l’espace pour en redoubler les proportions, elle entrelace l’un à l’autre le son et l’espace. Et pour cela, il faut d’une part un travail de composition et d’entrelacement des textures sonores – faire en sorte que l’électronique vienne déranger l’ordre sonore du son naturel. Et d’autre part il faut une raréfaction de la matière sonore, une manière de traiter le silence qui n’en fait pas un espace vide entre les sons mais une nouvelle sorte de son. La qualité d’un espace, c’est la manière dont il renvoie le son ; et plus ce renvoi est déformé et distendu, plus l’espace est fortement singularisé. Pour ce faire, le compositeur invoque la dimension du silence, d’un silence qui serait la condition de possibilité de cette nouvelle écoute de l’espace. Le silence comme lieu où sonnent les résonances exacerbées est comme la trace de cette distorsion [15]. Dans ce sentiment de spatialité, le silence ne vient pas interrompre le son, il lui donne forme au contraire, de sorte que l’on peut aussi bien dire que le silence vient habiter le son. Et cela n’a rien à voir avec le silence de la musique tonale qui était un silence de l’expression : ici, le silence est une catégorie spatiale et l’instrument d’une approche multiacoustique. C’est ce qui peut expliquer que dans le remaniement du Prometeo au fur et à mesure de ses différentes reprises, Nono ait progressivement comblé les silences par des interventions musicales dont l’effet, selon Claudio Abbado, était de créer des présences éloignées [16].
22On voit bien dès lors la nouvelle fonction acquise par l’espace : celui-ci ne remplit plus une fonction d’organisation des replis en résonances harmoniques, qui met en valeur les sources sonores, mais acquiert une fonction de prolifération infinie des vibrations sonores, qui estompe la hiérarchie entre les sources sonores et les parois de l’espace. C’est comme si, entre un instrument de musique et une paroi, il n’y avait qu’une différence de degré et non pas de nature, tous deux pouvant être définis par rapport à des types de vibrations et de réverbérations différents. Cela ne veut pas dire pour autant que le compositeur et l’auditeur deviennent eux aussi des récepteurs d’ondes acoustiques – Nono se démarque en cela fermement de Stockhausen. Compositeur et auditeur ont la charge de capter et de centraliser ces sons errants, ils sont actifs : « Lorsque la pensée se fixe tout à coup dans une constellation de tensions, elle lui communique un choc qui la cristallise en monade [17]. »
23Ainsi, la musique nous fait accéder à un sentiment de spatialité qui ne correspond plus au concept d’espace comme forme a priori qui nous est familier. Celui-ci était encore l’espace de notre pensée, espace dans lequel nous organisions l’intelligibilité des formes musicales. C’était encore, pour reprendre en un sens un peu différent la formule de Foucault, un « espace du dedans » [18]. Le concept d’espace auquel nous ouvre la musique de Nono est au contraire un « espace du dehors » dans lequel la limite surgit pour elle-même en tant que frontière mouvante et perméable : les spectateurs sont assis et les sources sonorent se déplacent, mais c’est pourtant le public qui se retrouve dans une position mentale mouvante. Mais surtout, il ne construit pas un espace de pensée en retrait du monde comme les hétérotopies de l’âge classique, il démultiplie les hétérogénéités du monde.
24Dès lors, qu’en est-il de la fonction de la salle de concert telle qu’elle se dessine dans la cohabitation de cette arche et de cette église ? On ne peut pas dire que la fonction de moulage ait totalement disparu, elle se trouve au contraire démultipliée puisque ce dispositif architectural dessine des jeux de résonance complexes. Mais on peut dire par contre que le moule a perdu sa fonction d’enveloppement périphérique pour devenir d’une certaine manière un objet central, dessiné en creux par les ruptures de la texture musicale. En fait, c’est comme si le dispositif classique se trouvait en même temps inversé et explicité ; les auditeurs voient qu’à l’intérieur de cet espace, ils ne voient pas tout : ce qu’ils voient, c’est leur propre position en lui et l’impuissance de cette position. L’œuvre musicale n’est plus située dans une hétérotopie, elle est en elle-même une hétérotopie.
Notes
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[1]
Michel Foucault, « Des espaces autres », conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967, in Dits et écrits T. IV, p.756.
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[2]
Op. cit., p.755.
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[3]
« Conversation entre Luigi Nono, Michèle Bertaggia et Massimo Cacciari », in Luigi Nono, Écrits, Ch. Bourgois éd., p.489-90.
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[4]
Pour la relation de Nono avec la pensée de Benjamin, cf. l’introduction de L. Feneyrou aux Écrits de Nono.
-
[5]
« La salle de concert, instrument de musique ? Le dispositif œil/oreille à l’âge classique » DEMéter, revue électronique de l’université de Lille 3, 2003.
-
[6]
L. Nono, « Le musicien à l’usine », Écrits, p.242.
-
[7]
Walter Benjamin, Essais II, éd. Gallimard, p.204.
-
[8]
L. Nono, Écrits, p.503.
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[9]
Op. cit., p.268.
-
[10]
Walter Benjamin, « Philosophie de l’histoire », in Essais II, op. cit., p.205.
-
[11]
La Lontananza (1988) qui est postérieure au Prometeo reviendra au dispositif frontal des œuvres précédentes, mais en reprenant les deux positions : l’instrumentiste entouré des haut-parleurs, dialoguant avec eux.
-
[12]
L. Nono, Écrits, p.79.
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[13]
Op. cit., p.81.
-
[14]
Op. cit., p.92-93.
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[15]
L. Nono, op. cit., p.92.
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[16]
Claudio Abbado, « Le nouveau Prometeo », in Luigi Nono, Festival d’automne à Paris 1987, Contrechamps, 1987, p.167-69.
-
[17]
W. Benjamin, « Philosophie de l’histoire », op. cit., p.205.
-
[18]
M. Foucault, « Des espaces autres », op. cit., p.754.