L'espace comme révélateur d'écriture
1À partir de musique et architecture, je voudrais proposer un parcours sur mon travail d’installation en explicitant ce titre que j’ai choisi, « l’espace comme révélateur d’écriture ». Je me focaliserai plus précisément sur quatre projets qui mettent en jeu des conditions d’espace et d’écoute assez différentes.
Le Passeur
2Le premier projet présenté lors de cette conférence est intitulé Le Passeur, c’est un parcours sonore réalisé en 1993 à La Villette dans le « Jardin de la treille ». Il répondait à une commande. Il s’agissait de choisir un lieu que l’on allait investir pendant trois mois et de créer une situation d’écoute pour un espace grand public. Les visiteurs y sont des passants pas forcément sensibilisés à l’écoute de la musique contemporaine ou à la musique électroacoustique, et qui viennent dans ce lieu parce qu’ils y ont certaines habitudes (bronzer, patiner à rollers, promener leur chien, lire, etc.). Le projet que j’ai monté pour Le Passeur est celui-ci : je suis partie de l’idée que ce jardin a une mémoire, la mémoire des lieux qui l’entourent et je me suis occupée de recréer une fiction de ce quartier du xixe arrondissement un peu élargi. C’est un jardin qui descend en espaliers, très minimaliste avec des lignes horizontales et verticales, des rampes en marbre percées de petits trous qui sont à la fois des fontaines, des sources de lumière (comme des yeux du jardin) et aussi des sources de son pour mon installation Le Passeur. Je suis partie de l’idée que ces endroits étaient la peau de ce jardin, que ces trous étaient les pores d’où émanaient les traces de la vie intérieure de ce lieu. Nous avons commencé à enregistrer des sons dans le jardin même, puis en effectuant des cercles de plus en plus grands dans le xixe arrondissement et aussi vers la Plaine Saint-Denis, dans des friches industrielles, jusqu’à revenir par Belleville. À chaque prise de son correspond un fragment de paysage sonore isolé de son contexte. Chaque installation est l’assemblage de ces bouts de mémoire des lieux, traces de mon parcours et de ma propre lecture du paysage. Ces fragments sont ensuite composés puis donnés à réentendre quelquefois dans le même site que celui de la prise de son. En ce qui concerne le dispositif de diffusion du son, j’ai choisi d’être complètement invisible, c’est-à-dire d’utiliser les alvéoles par lesquelles coule l’eau des fontaines comme une sorte de haut-parleur et de travailler comme un coloriste sonore dans le jardin : il ne s’agit pas de sonoriser le lieu mais de travailler avec un volume très doux, et uniquement sur le comportement spatial des sons. La personne qui ne tend pas l’oreille ne se rend pas compte que le paysage sonore du jardin a changé. Mon idée est de provoquer par le son un autre regard sur ce jardin et d’induire la présence d’autres lieux faisant référence au xixe arrondissement.
3Pour revenir sur la place du Prince comme place privilégiée, qui est un problème assez important pour moi, dans mon travail, cette installation du Passeur a une position charnière car cette place en est absente : on peut se positionner dans le jardin comme on veut, il n’y a pas de frontalité dans l’implantation des sons, pas d’orientation ni de face à face avec la chorégraphie des sons. C’est le promeneur qui construit son parcours. Il peut entrer ou sortir, et selon le temps ou l’heure de la journée, tout un ensemble de sons extérieurs (boulevard périphérique, pluie…) prendra plus ou moins le pas sur les sons diffusés par le dispositif.
Le Triangle d’Incertitude
4Je prends comme deuxième exemple un projet intitulé Le Triangle d’Incertitude.
5La raison de ce titre est que les navigateurs, avant d’avoir le GPS, utilisaient des amers, autrement dit des repères visuels, pour déterminer la zone de position probable de leur embarcation qui s’appelle la zone ou le « triangle d’incertitude ». C’est un peu le même principe qu’à La Villette : il y a une histoire de cartographie et une dimension de parcours. J’ai besoin de parcourir des lieux pour aller y chercher des sons, et selon le principe hétérotopique de Foucault, de ramener des lieux divers en un seul lieu. Ici il s’agit d’un territoire marin, et les sons ramenés ne viennent pas d’un environnement proche. Ces trois côtes choisies sont le sud de l’Irlande (le Fastnet), la pointe de la Bretagne du côté de l’île d’Ouessant, et le cap Finisterre en Galice. Leur point commun est une culture celte et le fait d’être des pointes extrêmes de l’Europe qui tombent dans l’Atlantique. Il s’agit également de zones très dangereuses pour la navigation. J’ai donc essayé de recréer un paysage à partir des sons de ces trois côtes, principalement des évocations de danger (bouées en mer, radio, signalétiques des phares…).
6Je vais revenir sur ces notions d’espace capté, d’espace composé et d’espace donné à entendre. En ce qui concerne l’espace capté, le micro n’est pas du tout neutre. Quand vous prenez un élément au micro, vous enregistrez l’espace dans lequel il s’est produit. Le son vous donne une image précise du lieu d’où il vient. En ce qui concerne cette expérience-là, il s’agissait d’aller prélever des sons en pleine mer et en particulier d’aller chercher des sons qui sont à la fois reconnaissables et facilement transformables de manière électroacoustique. Ce qui m’intéresse est l’hybridation des sons comme celle de l’écoute, que l’on soit à la fois en train de reconnaître l’origine du son et de prendre de la distance, de se rapprocher d’une écoute « abstraitement plus musicale », qui tend vers une qualité de matière, de timbre, vers une plastique des sons qui peuvent avoir des qualités rythmiques ou mélodiques. La captation s’est située en pleine mer, autour de bouées à cloche et à sifflet, lesquelles émettent un signal qui est propulsé sur l’eau lorsqu’on est en situation de danger, et qui donne des sons assez étranges. Je me suis appuyée aussi sur des sons de villes côtières et sur des sons de signalétique des phares, qui sont codés selon leur situation géographique (il existe une carte des phares et balises avec les sons particuliers de ces derniers).
7Ce travail sur Le Triangle d’Incertitude est le premier à avoir mis la position du Prince en avant. Dans le projet précédent, j’avais travaillé en studio électroacoustique en transformant des sons, en les montant et en les mixant, et j’étais sortie du studio avec des éléments séparés. J’avais écrit les comportements spatiaux des sons en fonction du lieu, des glissements de terrains latéraux et verticaux, avec une vitesse, un temps, etc. Dans Le Triangle d’Incertitude, la technologie m’a conduite à partir d’une autre position d’écriture. J’ai travaillé en studio avec des enceintes tout autour de moi en étant moi-même dans la position du Prince. C’est un dispositif où l’on écrit des comportements de sons ainsi que des particularités acoustiques qui peuvent transformer la pseudo-réalité des prises de son. Vous simulez en studio l’installation dans ses moindres détails, que ce soit une galerie, un parc ou tout autre endroit. Vous partez avec un environnement qui est déjà terminé ; l’espace de restitution est très contraint ; dans ce cadre-là, l’auditeur a une position centrale, il est entouré par les haut-parleurs, même si le dispositif technique est encore fait pour s’effacer visuellement.
8Dans tous les systèmes, je recherche l’immersion du spectateur, je cherche à générer des images mentales, un nouveau paysage. Ces installations sont accompagnées par un texte qui précise globalement le dispositif mais qui n’en dévoile pas tous les détails, de manière à ce que la dimension de l’expérimentation demeure. J’essaye de proposer des positions d’écoute qui sont aussi des positions particulières par rapport au corps. Il s’agit d’induire un espace d’écoute dans lequel les gens vont se rendre disponibles, prendre du temps : des transats, ou des matelas, ou un simple rond de lumière dans le noir, sur lesquels les gens puissent s’installer pour écouter. C’est une écoute collective avec une position privilégiée, contrairement à l’écoute déambulatoire du Jardin de la Villette.
Ellès
9Le projet suivant, intitulé Ellès, est encore plus contraint et exploite d’une manière encore plus extrême la position du Prince comme position d’écoute. Il s’agit d’une commande passée par le FRAC de la région Champagne-Ardenne. L’idée était une collaboration entre une chorégraphe, Emmanuelle Huyhn, et une compositrice, moi-même, pour réaliser une pièce dans laquelle il n’y ait pas de danse au bout du compte, mais un espace d’écoute. L’espace d’écoute a été conçu entre Emmanuelle et moi à partir d’un parallèle entre les comportements et les mouvements des corps dans la chorégraphie et ce que je fais moi-même avec des sons. On s’est donc focalisées sur la vie des sons dans un espace. Pour vous situer le contexte, il s’agissait de mettre en relation deux choses : d’une part ce travail sur l’espace, sur la relation entre les corps et les sons et d’autre part la manière dont nous réagissons aux événements géopolitiques. Les événements extérieurs ne nous glissent pas seulement sur la peau mais modifient l’intérieur de notre corps. En ce qui me concerne, il s’agissait des événements survenus à Cuba environ un mois après le 11 septembre. L’espace capté comporte un certain nombre d’éléments de type télés, radios, informations qui ont été retravaillés en studio. Par rapport au dispositif d’écoute, on voulait que le spectateur soit contraint, avant d’arriver à la position du Prince, par un espace à parcourir, une contrainte physique. Le dispositif comprend donc une sorte de sas à franchir dans le noir avant d’accéder à la table d’écoute principale.
10Je voulais travailler non seulement dans l’ouverture horizontale à 360 degrés mais aussi dans la perception de l’élévation du son avec un véritable espace en trois dimensions, un cube. On avait ainsi imaginé une structure en tissu élastique formant une sorte de boyau qui enserrait le corps et suivait les mouvements de la personne. Quand on était dans ce boyau, on avait une sorte de masque acoustique qui induisait une écoute permettant d’entendre mais sans localisation précise. Pour arriver à atteindre la place centrale d’écoute qui formait le creux de ce dispositif, il fallait donc effectuer ce parcours difficile dans lequel la dimension de stress et d’enfermement du corps était importante. On arrivait ensuite à l’espace central (et donc à la position du Prince) qui formait une sorte de tente dans la pénombre, dont la structure était solidaire du boyau et bougeait au fur et à mesure que les gens y entraient. Les personnes déjà installées dans la position du Prince se retrouvaient ainsi dans une structure mouvante en fonction des nouveaux arrivants. Nous n’avons pu aller au bout de ce projet pour des raisons financières. La solution retenue en garde les caractéristiques : le noir, la contrainte du corps, le jeu entre position centrale et position intermédiaire d’écoute. On a choisi de créer la contrainte par un sas fait par des parois et une chicane que suit un grand espace noir. Quand vous rentrez, vous ne voyez rien. On vous demande d’enlever vos chaussures, ce qui était pour moi une manière de signifier aux gens qu’ils s’investissaient dans un lieu. Il y a un premier sas d’où l’on perçoit une partie de la composition mais sans pouvoir distinguer finement la chorégraphie sonore. À l’intérieur, on commence au bout d’un certain temps à s’accoutumer à l’obscurité et à distinguer les silhouettes des autres visiteurs ainsi qu’un objet d’incitation à l’écoute créé par le plasticien Nicolas Floc’h. C’est une table noire de trois à quatre mètres de long, laquée comme un piano, très épurée, qui évoque à la fois table, lit ou banc et qui incite à diverses positions corporelles : s’allonger dessus, s’asseoir, marcher… Elle est incurvée au centre comme une sorte de jacuzzi et c’est dans ce creux central, qui forme une sorte d’île, que se situe la place du Prince. Seule une écoute attentive du son peut vous guider vers elle.
Listen Lisboa
11Comme on le voit, mon travail porte essentiellement sur la mémoire des lieux et les situations d’écoute. Les sons qui se situent dans une sorte d’entre-deux du sonore ont des comportements dans l’espace qui ne tiennent pas compte de leur caractère propre, plus ou moins retravaillé, plus ou moins identifiable. Mais chacun peut soi-même identifier des différences au vu de sa propre expérience, de sa propre spécificité. Ce qui m’intéresse est de susciter une écoute individuelle dans laquelle le corps est impliqué. Dans ce dernier projet, intitulé Listen Lisboa, il s’agit de composer une visite de Lisbonne où le déploiement sonore dépend du comportement du corps de chaque visiteur. Je l’ai tout d’abord pensée pour l’Atelier de Création Radiophonique de France Culture en pièce linéaire puis en installation 5.1 à l’Ircam. Ensuite je l’ai décomposée pour en créer une visite personnalisée. Imaginez que vous êtes en intérieur, dans la pénombre, avec une écoute au casque sans fil et que l’on vous propose de découvrir une ville en fonction de vos déplacements. Ce qui vous parvient aux oreilles ne sera pas la même chose que ce que percevra un autre visiteur. Cette installation contrairement aux autres n’est pas linéaire, elle n’a pas de dramaturgie comme les précédentes et fonctionne comme un jeu vidéo. Cette visite de Lisbonne est structurée avec des niveaux qu’il faut atteindre pour accéder à une connaissance plus approfondie de la ville. Il s’agit d’un clin d’œil à l’œuvre de Fernando Pessoa : il y a des malles avec des extraits littéraires qu’il faut trouver, selon une cartographie mappée au sol mais que l’on ne voit pas. Quand vous entrez dans le paysage, une voix vous suit ; si vous allez à un certain endroit, le paysage s’ouvre en deux. Cette cartographie vous ouvre alors deux possibilités : aller soit vers un espace musical dans lequel est caché un texte de Gilles A. Tiberghien qui se déploie en fonction de votre regard, soit vers un espace paysager, le port, dans lequel est caché un texte de Fernando Pessoa. Selon l’endroit où vous vous placez, selon le temps que vous y passez et votre attitude d’écoute, des indices sonores se révèlent à vous ou non. Le fait d’écouter dans le noir, au casque, en étant autonome, de provoquer une écoute partielle du paysage entendu mais sans connaître les lois qui régissent ces déclenchements, change énormément de choses. Le comportement des visiteurs en situation d’écoute, la vitesse à laquelle ils appréhendent les espaces, la manière dont ils se referment ou au contraire déploient leur corps dans le noir, m’intéressent. Certaines situations dans le paysage provoquent une acuité d’écoute semblable, comme être sur la mer, mais en intérieur je n’y suis pas parvenue autrement qu’en plongeant le visiteur dans l’obscurité plus ou moins totale.