Accorder musicalement un espace réel et un espace inventé
1JEHANNE DAUTREY : Je te propose de partir de ce que Luigi Nono dit de ton projet de « composer des sons avec les sons » [1] : qu’est-ce que cela signifie et qu’est-ce que cela implique ensuite quant au statut de l’espace et du sonore, quant à leur rapport ? Cette phrase de Nono me rappelle l’impression que j’ai eue en écoutant ta pièce Ossia : Seven strophes for a literary drone pour violon, violoncelle et piano, donnée le 11 janvier 2007 en création française au Théâtre des Bouffes du Nord : j’avais eu le sentiment d’un tissage non linéaire des sons dans lequel les instrumentistes mobiles (le violon et le violoncelle) jouaient dans le champ de l’instrument immobile (le piano), et je me souviens encore de la sensation spatiale très surprenante que cela donnait à l’audition.
2Dans un premier temps, il m’a semblé que les déplacements des deux cordes déterminaient à chaque fois de nouveaux rapports au piano – il y a cette question qui me passionne toujours, de la nature des rapports qu’un instrument engage avec un autre lorsqu’il lui « répond » –, et de ce que ce rapport engage quant à la nature du phénomène sonore. Et dans un deuxième temps, j’ai vraiment eu l’impression que cette œuvre renversait le rapport habituel de l’espace et de la musique, au sens où l’on n’assistait plus au déploiement d’une texture sonore et musicale dans un moule architectural silencieux, mais au déploiement d’un espace musical virtuel préalable que le jeu (gestes, mouvements) des instrumentistes viendrait actualiser.
3Serait-ce la question de ce que tu appelles les champs d’énergie générés par les composantes des organismes musicaux, ces champs générant eux-mêmes des « espaces morphologiques » ? Il y a chez toi tout un nouveau vocabulaire pour décrire la vie et l’évolution des organismes musicaux dont j’aimerais bien que tu parles.
4MARCO STROPPA : Bien que Nono ait écrit, vers la fin de sa vie, quelques-unes des œuvres pour instruments et électronique parmi les plus réussies du genre, il n’avait pas une connaissance intime de l’outil électronique, à la différence de compositeurs plus jeunes. Je ne sais donc pas exactement ce qu’il voulait dire par sa phrase, mais je crois que cela signifie que chez moi, dès le départ, la composition du son – c’est-à-dire la synthèse du son par ordinateur, l’invention de matériaux nouveaux pouvant générer des formes nouvelles impossibles à réaliser avec des matériaux instrumentaux – a été conçue comme un monde singulier, demandant des règles spécifiques, à la fois microscopiques (celles qui contrôlent les « rouages » profonds du son, que j’appelle « l’orchestration » du son), et macroscopiques (ayant à faire à des phénomènes temporels plus longs, de l’ordre de quelques secondes, par exemple). Déjà ma première expérience en la matière, l’œuvre Traiettoria pour piano et sons de synthèse se proposait de faire « dialoguer » deux mondes sonores apparemment incompatibles, celui d’un piano joué « normalement », et celui de sons entièrement produits par la seule force de mon « invention », n’utilisant aucun modèle naturel, et ne cherchant pas non plus à mimer les sons du piano. Cette œuvre montre qu’un rapport musical riche et, je l’espère, intrigant, peut exister, malgré la diversité des matériaux utilisés. Une vraie dialectique ne peut exister que si chaque « monde » est autonome et indépendant : c’est ainsi que des forces hybrides, liant ces mondes, peuvent se constituer, être composées et faire advenir in fine une forme musicale particulière.
5Dans cette quête d’un rapport musical, plusieurs éléments jouent un rôle important. J’en mentionnerai deux, l’espace et les « briques » formelles. Le premier doit être conçu de façon à mettre en valeur le potentiel des éléments en jeu en créant des réseaux, des relations possibles et indispensables qui donnent aux différents matériaux leur caractère ultime et unique. Dans cette pièce par exemple, deux « espaces » s’interpénètrent : l’un, petit, est concentré autour du piano, amplifié « sur place », c’est-à-dire sans déplacer la perception de la source amplifiée de celle du piano acoustique (comme s’il s’agissait d’un instrument beaucoup plus grand), mais prévoit également un haut-parleur placé sous le piano, dirigé vers et collé aussi proche que possible de la table d’harmonie, qui, en diffusant les sons de l’ordinateur, fait vibrer par sympathie les cordes de l’instrument et influence le jeu de l’interprète, lequel se trouve face à une sorte d’instrument « actif ». L’autre espace, de type acousmatique (beaucoup de haut-parleurs différents placés à autant d’endroits que possible, sur la scène, dans la salle, en hauteur, et ainsi de suite, formant une sorte d’orchestre de haut-parleurs), n’est « habité » que par les sons de synthèse, les seuls qui puissent s’échapper des contraintes physiques et « voler » autour du public. Dans cette conception, enfin, il faut pouvoir interpréter véritablement la diffusion du son, instaurer un rapport actif avec le pianiste, « sentir » ses réactions lorsqu’on injecte des sons sous l’instrument, bref, faire de la musique avec lui. Le rôle de la diffusion du son est donc aussi important, du point de vue musical, que le jeu du pianiste.
6Le deuxième élément que je voudrais développer, et qui répond en partie à la dernière question, est celui de la forme que peuvent prendre des matériaux musicaux, tant pianistiques qu’électroniques, dans une composition de ce genre. Ce serait trop long à expliquer de façon détaillée, mais les théories issues de recherches en psychologie cognitive, en particulier dans le domaine de la « catégorisation », montrent qu’une approche de type « combinatoire » ou de « processus » (deux techniques de composition abondamment utilisées dans les années cinquante-soixante et soixante-dix), ne permet pas de réaliser ces formes spatio-musicales mobiles. Il faut donc changer d’approche : c’est exactement ce que j’ai essayé de proposer lorsque j’ai introduit le terme d’OIM (Organisme d’Information Musicale), décrivant la « primitive » de ma démarche compositionnelle, pour utiliser un terme informatique. Un OIM est en fait un « espace morphologique », à savoir une forme (dont les propriétés ne peuvent pas se réduire à la liste des composants du matériau, mais doivent prendre aussi en compte toutes les relations possibles entre deux ou plusieurs composants entre eux) douée de caractéristiques de reconnaissance permettant son identification lorsqu’elle revient, transformée, à un autre moment d’une pièce. Pour y arriver, il faut prendre en compte des questions de perception (sans laquelle aucune forme ne peut rentrer en nous), de cognition (élaboration mentale des perceptions sensorielles, ayant à faire avec les processus de reconnaissance, voire de prémonition), de mémoire et enfin toutes les autres dimensions moins rationnelles, qui font la richesse d’un être humain.
7Pour de la musique instrumentale, ce système n’est pas obligatoire, on a composé beaucoup de belle musique sans l’employer. Mais pour la composition de sons de synthèse ayant un certain potentiel musical (y compris expressif), et désirant entrer en contact avec un monde instrumental complexe et riche, il est très difficile d’obtenir des résultats satisfaisants sans aborder ces questions. Pour revenir à ta question du début, c’est peut-être cette interpénétration entre des techniques de composition du son et de composition de matériaux instrumentaux qui avait intéressé Luigi Nono, lorsque nous nous sommes rencontrés.
8J. DAUTREY : La synthèse sonore joue encore dans la génération précédente des compositeurs un rôle que l’on pourrait qualifier d’inversion de l’originaire (au sens où l’on ne va plus de quelque chose qui est développé dans une sensation enveloppante, mais on réinjecte des sons dans la résonance). Or, si je reprends tes termes dans l’analyse que tu fais de Traiettoria, il me semble que l’on est dans une tout autre dimension.
9Ce qui me frappe aussi dans ton travail, c’est que tu ne t’engages pas seulement dans une construction de rapports entre espaces ou entre instruments, dans la question des modalités techniques de la composition de ces rapports, mais aussi dans la question de l’écriture de ces rapports. Dans tes articles, tu te poses la question d’une écriture musicale de la synthèse sonore, de la partie électroacoustique. Cette question engage bien sûr comme tu le dis la possibilité d’interpréter cette musique, mais aussi l’espace mental de l’écoute. Écrire, c’est imaginer des structures en surface et en profondeur, imaginer ce qui se lit et qui ne s’entend pas forcément. Et c’est non seulement imaginer les organismes ou les objets en jeu qui forment les invariants de la perception, mais aussi les champs dans lesquels évoluent ces objets, c’est-à-dire le processus de variation et d’évolution de ces invariants.
10M. STROPPA : La question de l’écriture est primordiale : je crois beaucoup à sa puissance provocatrice, voire à sa force révolutionnaire vis-à-vis de la perception, car ce n’est qu’à travers elle que nous pouvons véritablement imaginer des mondes sonores, formels, expressifs que notre perception seule ne peut même pas concevoir, mais qui sont néanmoins d’une beauté éblouissante, y compris du point de vue perceptif. Je pense, par exemple, à une œuvre comme Farben de Schönberg : avec une approche purement perceptuelle (la partition comme « tablature » de la perception), on n’aurait jamais pu imaginer, puis composer une œuvre à la fois d’une grande beauté sensuelle et d’une telle profondeur structurelle.
11J’aime bien exprimer ce concept par une métaphore « aquatique » : supposons que les plages d’une île correspondent à ce qui peut être perçu, et que la mer corresponde à ce qui ne peut pas l’être. Si une plage est entourée par des falaises abruptes et infranchissables, il n’y a pas d’autre solution pour y accéder que la voie maritime, donc un trajet dans l’inconnu perceptuel. J’aime beaucoup explorer ces phénomènes perceptifs qui ne peuvent cependant être visités que par un détour hors de la perception. Ce sont souvent les plus intrigants à découvrir !
12L’écriture a aussi été, au départ, une aide à l’exécution de la musique instrumentale : lorsque le compositeur ne peut pas jouer sa propre musique, par exemple, parce qu’il s’agit d’une pièce pour plusieurs instruments, il est bien obligé de noter ses idées en utilisant un alphabet que les interprètes peuvent décoder de façon fiable. C’est le rôle primaire de la notation et de la partition. Mais dans le cas de la musique informatique, cette distinction n’existe plus de façon aussi tranchée : souvent, c’est l’auteur lui-même qui est à la fois compositeur, interprète et luthier ! Cette absence de nécessité pratique ne diminue pas pour autant la fonction « mentale » de la partition, la possibilité, par exemple, de jouer avec le « temps » comme avec une dimension totalement libre (on peut sauter dans le temps, aller à reculons, l’accélérer, le figer, le regarder, tout simplement), comme si cette dimension que la perception ne sait pas arrêter devenait subitement ductile et perméable. Cet aspect, qui est un des avantages de l’écriture, mérite à lui seul que l’on se donne de la peine pour trouver une sorte d’écriture valable aussi pour la musique informatique. Ce sera probablement une écriture à géométrie variable, devant s’adapter, du moins en partie, aux besoins spécifiques de chaque pièce. Mais sans la possibilité d’une véritable réflexion sur le « papier », aucune forme véritablement complexe ne peut être conçue.
13J. DAUTREY : Quel espace discret, c’est-à-dire non seulement quels éléments (hauteurs, timbres, enveloppes…), mais aussi quelle expérience de l’espace, quel rapport sensible à l’espace cela donne-t-il ? (car l’espace musical structuré par les hauteurs allait de pair avec une certaine conception de la sensation et une expérience de la pesanteur et de la hauteur, du rapport entre sensation et pensée, une certaine conception du temps, de la dramaturgie…)
14M. STROPPA : Cette question touche à deux aspects de l’espace, ainsi qu’aux rapports qu’ils entretiennent entre eux : un aspect, disons, réel – l’espace en tant que dimension physique, volume, distance, mouvement, et ainsi de suite – et un aspect imaginaire, l’espace en tant que métaphore. Nous pouvons, en effet, retrouver des relations de distance ou de mouvement dans l’espace des hauteurs, ou des timbres.
15J’aimerais aborder ces deux aspects en prenant deux œuvres pour le même effectif. Le quatuor à cordes a ceci de particulier qu’il emploie des instruments qui ont une grande variété de timbres (des sons percussifs, comme le pizzicato, aux sons tenus, des textures les plus variées, à une tessiture très étendue), tout en possédant une grande unité (ce sont quatre instruments de la même famille), et une virtuosité digne d’un instrument soliste. Bref, le milieu idéal pour tester certaines hypothèses « spatiales ».
16Dans Spirali, pour quatuor à cordes projeté dans l’espace, j’avais commencé par placer les instrumentistes aux quatre coins d’une salle de répétition et par explorer quelles sortes de matériaux pouvaient « bouger » entre les instrumentistes : des sons courts ou longs, forts ou faibles, hauts ou bas, des figures plus ou moins longues, et ainsi de suite. Par ce terme je ne veux pas dire que les interprètes se promenaient, mais que le même matériau était joué par un autre instrument après un certain retard constant ou variable. C’est une technique connue (cf. par exemple Gruppen pour trois orchestres, de Karlheinz Stockhausen), mais je ne connaissais pas d’exemples appliqués au quatuor à cordes.
17Cependant, une salle de concert est trop grande pour placer les instrumentistes aux quatre coins : ils ne pourraient plus s’entendre, et donc jouer ensemble. Ne pouvant pas les « agrandir », ni réduire le public à une taille lilliputienne, j’ai dû recourir à quatre haut-parleurs qui jouaient le rôle d’agrandissement souhaité. À chaque haut-parleur correspondait un instrument (en réalité, les besoins d’une amplification de ce genre sont plus complexes, mais prenons cette hypothèse simplifiée comme une base de travail pratique). Lors de la création de cette œuvre, je me suis aperçu que mon chemin n’était pas allé jusqu’au bout. Car, à partir du moment où des haut-parleurs existent, un corps « étranger » est introduit, qui a d’autres contraintes et nécessite un traitement adéquat. En d’autres termes, il fallait creuser cet espace davantage.
18J’ai donc ajouté un traitement électronique, qui avait deux fonctions : travailler la « mise au point » d’un instrument, ainsi que sa distance. Par « mise au point » j’entends qu’un son peut être non seulement centré sur un haut-parleur, comme un point situé dans son milieu, mais également devenir une « surface » (dans laquelle la perception d’une directionnalité persiste, à ceci près que ce n’est plus un point précis, mais une région de l’espace), voire un son diffus partout, comme lorsqu’on écoute un instrument lointain dans un espace très réverbérant, une grande église, par exemple, et que l’on a l’impression qu’il est partout. À l’instar d’un chercheur, j’ai soumis tous les matériaux de Spirali (ce sont ici des OIMs) à ces transformations et examiné leur potentiel « spatial », car tous ne se prêtent pas à tous les types de transformations.
19Enfin, j’ai travaillé la distance de ces matériaux (points, surfaces, sons diffus) par rapport aux haut-parleurs eux-mêmes, pour donner l’impression d’un rapprochement ou d’un éloignement. Pour terminer, j’ai réécrit quelques parties de l’œuvre, afin de mieux exploiter les résultats de mes expériences. L’espace de Spirali entoure le public : les déplacements dans la dimension azimutale (la ligne imaginaire joignant les haut-parleurs entre eux) sont toujours écrits dans la partition, comme au début. Le reste (degré de « mise au point » et distance) est réalisé par l’ordinateur et un interprète dans la salle qui active tel ou tel espace en suivant la partition. C’est une tache très virtuose et fort délicate, aussi difficile que les parties instrumentales.
20Les notions évoquées ci-dessus peuvent également se retrouver dans des espaces métaphoriques n’utilisant pas les paramètres de l’acoustique, mais d’autres systèmes (espace de hauteurs, de timbres, de rythmes, de durée, et ainsi de suite, il y en a beaucoup !).
21Après Spirali, j’ai essayé d’explorer ces espaces « autres » en utilisant la même configuration, le quatuor à cordes, mais sans électronique.
22Dans Un Segno nello Spazio (Un Signe dans l’Espace), œuvre en deux mouvements, le premier, court, est structuré par un ensemble de « signes » (grosso modo des petits OIMs), dont le rôle principal est d’être « cognitivement » pertinents, ce qui veut dire qu’ils ont une identité musicale forte, facile à apprendre et permettant leur reconnaissance. Le deuxième mouvement, deux fois plus long, parcourt à nouveau la forme du premier, au ralenti, et la soumet à un « spatialisateur » musical à profondeur variable. Des notions typiquement acoustiques (distance, sentiment de volume, de direction, de qualité d’une source, comme dans Spirali) sont utilisées pour transformer les matériaux présentés dans le premier mouvement. C’est stupéfiant de voir combien de possibilités on trouve lorsqu’on entreprend ce genre de tâche. Des espaces se créent ainsi, mais au sens musical du terme, des espaces imaginaires habités par des « signes ». C’est exactement ce dont Italo Calvino parle dans l’une des nouvelles de Cosmicomiques qui fut le point de départ de ce quatuor et qui lui a donné son titre.
23J. DAUTREY : Une chose qui me frappe, par rapport à ce que faisait Boulez par exemple, c’est que tu cherches une notation qui soit capable d’exprimer le passage d’une note centrée à un bruit ; autrement dit, tu ne penses pas le bruit comme un effet qui échappe à l’écriture dans ce qu’elle a d’analytique (comme une dissonance), mais comme un objet (on pourrait même presque dire une figure) musical.
24M. STROPPA : C’est une notion fondamentale, qui est une conséquence du travail sur les OIMs. Dans la pensée musicale paramétrique, un paramètre, par exemple, la hauteur, a une valeur abstraite, disons mi bémol. Mais pour moi, cette représentation de type structuraliste est insuffisante : ce serait comme réduire un être humain à son squelette ! Si on cherche une fracture, c’est parfait, mais lorsque c’est l’homme dans toute sa complexité qui nous intéresse, c’est très réducteur. Il n’y a jamais « de » mi bémol, mais « des » mi bémol, celui, par exemple, d’un violon jouant forte en trémolo et pendant une certaine durée, ou celui d’une clarinette tenue avec un crescendo. Ensuite, la valeur elle-même du paramètre n’est pas constante, mais oscille toujours entre plusieurs pôles, en assumant l’infinité des valeurs intermédiaires. C’est un phénomène que l’on teste facilement avec un ordinateur, mais qui peut aussi être réalisé avec des instruments traditionnels. Par exemple, si on prend un bruit blanc (un son sans hauteur) et que l’on passe ce bruit par un filtre de plus en plus étroit, à un moment donné, variable en fonction du contexte, un sentiment de deux hauteurs commence à apparaître, puis celui d’une hauteur « brouillée ». En serrant de plus en plus le filtre, on peut même parvenir à un son pur ! Nous avons donc besoin d’expliquer de façon formelle ce phénomène, chose que je réalise en associant une troisième dimension, que j’appelle un « poids », à la valeur du paramètre. Cette troisième dimension, en elle-même multiple, exprime le degré de « mise au point » de cette valeur. C’est une technique empruntée à un domaine informatique, celui des systèmes experts.
25Un autre exemple peut montrer un parcours différent : si nous prenons un son harmonique, composé d’une hauteur fondamentale et d’un certain nombre de partiels placés à distance égale ou multiple de la fondamentale, on perçoit une hauteur stable et facile à chanter, pourvu que le son ne soit pas trop haut ou trop bas, ni trop faible ou trop court, avec une certaine couleur que l’on appelle schématiquement son « timbre ». Si on commence à étirer les partiels du son, cette stabilité s’affaiblit progressivement, tandis que la perception d’une sorte d’accord non harmonique apparaît peu à peu. Voici donc un autre parcours travaillant uniquement sur cette troisième dimension.
26Il y a enfin à prendre en considération la relation entre ces manipulations techniques et la perception, car un déplacement continu sur un axe, ne produit pas, en général, l’impression d’un déplacement continu au niveau perceptuel. C’est un monde fascinant à explorer, pourvu d’un potentiel structurel et expressif extraordinaire et difficile d’accès aux instruments acoustiques.
27J. DAUTREY : Et qu’en est-il de la possibilité d’intégrer dans l’écriture la notation de l’espace que tu évoques dans tes articles ?
28M. STROPPA : C’est une notion fondamentale, car, comme je l’ai écrit, sans écriture, point d’interprétation possible. D’une façon plus générale, comment écrire ce que le musicien jouant de l’ordinateur doit interpréter lors d’un concert ?
29Dans un cycle d’œuvres inspirées par des poèmes de E. E. Cummings, pour instrument soliste et « électronique de chambre » (un terme de mon invention qui signifie la recherche d’un caractère de musique de chambre entre un musicien sur scène et d’autres « musiciens » virtuels, dans une projection du son uniquement frontale), les parties informatiques sont très difficiles à jouer. Il fallait donc trouver un moyen de les noter, afin de faire la différence entre ce qui est composé et les réglages spécifiques à chaque salle ou les choix d’interprétation personnels. Après avoir procédé à plusieurs essais de notation, que j’expérimentais sur moi-même, je pense avoir trouvé des pistes à la fois pragmatiques et transmissibles, des pistes qu’un interprète à l’ordinateur pourrait apprendre sans avoir forcément besoin d’entrer en contact avec moi. Mais je dois encore peaufiner ces hypothèses.
30Au contraire, Zwielicht, pour deux percussions, contrebasse, électronique et espace à 13 dimensions, utilise la composition de l’espace le plus sophistiqué jusqu’à présent, mais ne demande que peu de choses à l’interprète à l’ordinateur lors du concert, l’espace ayant été pour sa partie essentielle composé et noté dans la partition. Mais il fallait un système pour donner du moins une idée de la manière dont fonctionnait cet espace, histoire de mieux calibrer la projection du son.
31Douze haut-parleurs sont placés dans la salle et sur la scène, en hauteur, et définissent en ensemble de nombreux polygones réguliers et irréguliers. Un son peut soit sortir d’un seul haut-parleur (comme les « points » de Spirali), soit se déplacer entre plusieurs haut-parleurs, en définissant ainsi une trajectoire qui peut être parcourue une ou plusieurs fois à différentes vitesses. Dans ce cas, c’est l’ordinateur qui fait se déplacer le son à travers une configuration de haut-parleurs choisie. Une véritable « polyphonie » de trajets devient ainsi possible, chaque trajet utilisant une configuration de haut-parleurs différents, pouvant aussi être partagés, exactement comme dans la polyphonie de la Renaissance, dont les voix indépendantes pouvaient parfois se rencontrer dans un unisson. J’ai trouvé que lorsque les trajets et les matériaux sont assez différents, on pouvait percevoir plusieurs « espaces » simultanés.
32Enfin, un son peut être composé à la source dans un espace donné, comme un son stéréo dont le timbre peut être partagé entre deux haut-parleurs, par exemple des aigus à gauche, vers les graves à droite, ou devant/derrière, en haut/en bas, etc. Pour obtenir cet effet, il faut associer la composition de l’espace à la composition du son, alors que dans le premier cas, ce sont deux phénomènes techniquement distincts.
33Pour cette œuvre, et avant tout pour moi-même, j’ai dû inventer une notation qui me permette de composer ces polyphonies spatiales. Peut-être qu’au bout des chemins liant les œuvres pour électronique de chambre et Zwielicht, je trouverai une notation pratique de l’espace me permettant de pousser encore plus loin ce concept.
34J. DAUTREY : En ce qui concerne le statut de l’espace comme moule, ce modèle classique est-il pour toi encore opératoire, aussi bien dans l’idée d’une place privilégiée pour voir et pour entendre, que dans le rôle de l’espace comme caisse de résonance et comme espace neutre ? Ton texte d’accompagnement pour le concert des Bouffes du Nord évoquait un jeu du visible et de l’invisible (certaines sources sonores étant visibles, d’autres invisibles) qui peut faire penser à ce que Nono engageait dans le Prometeo ; est-ce à dire que l’espace se déploie de manière orientée, pour un spectateur situé face à lui ? Et dans le cas où l’on n’occuperait pas ce point de vue central, quels sont les effets de déformations ?
35M. STROPPA : La conception spatiale de Luigi Nono me plaît beaucoup et comporte différents aspects qui se trouvent bien adaptés à sa musique ; mais ces aspects sont différents de mon travail actuel. C’est, je crois, que la musique est très différente, et donc, l’espace étant lié à la musique, on ne saurait pas trouver des solutions similaires. En ce qui me concerne, je me concentre pour le moment sur un espace frontal, face au public, compatible avec la plupart des théâtres existants, que j’essaie néanmoins de creuser de façon plus complexe.
36J’avais fait au début une tentative d’immersion du public dans le rayonnement instrumental, dans une œuvre aujourd’hui retirée dans cette forme, qui s’appelle élet…fogytiglan. Dans sa version initiale, elle était pour 11 instruments et… 32 microphones et haut-parleurs ! Certains instruments étaient captés par plusieurs microphones tout proches, qui en saisissaient le rayonnement. Par exemple, la clarinette avait 8 microphones : une gamme chromatique ascendante commençant de la note la plus grave, en ouvrant peu à peu les trous correspondant au doigté souhaité, activait les microphones situés au-dessus des trous en question, qui, projetés sur 8 haut-parleurs dans la salle, donnaient l’impression que la clarinette était étirée sur une distance de quelques dizaines de mètres ! Puisque cet instrument était celui dont le rayonnement était capté de la façon la plus précise, la musique lui confiait un rôle de premier plan dans l’ensemble. Cette expérience ne s’est pas révélée très fructueuse, car compliquée à mettre en place (tous ces microphones et haut-parleurs pour une œuvre sans électronique !). Et, surtout, elle aurait eu besoin d’un maillage beaucoup plus fin de l’espace, à la fois dans la captation (à la source), et dans le nombre de haut-parleurs. Enfin, le son des instruments directs peut interférer de façon négative sur la perception de la spatialisation de leur rayonnement, à moins de les éloigner beaucoup du public, ou de les faire jouer sous une cloche de verre doublé, avec du vide à l’intérieur ! J’ai donc retiré cette version et écrit une autre sans amplification et pour 15 instruments.
37Mais je n’ai pas abandonné l’idée de départ pour autant. C’est le domaine de la musique de chambre « spatialisée » qui m’a permis de l’explorer avec la souplesse et la finesse que je voulais obtenir. C’est un cycle d’œuvres dont l’espace est uniquement frontal, sans amplification, mais jouant sur ce que j’appelle un « accord » (au sens musical du terme, comme on accorde des instruments) entre un espace réel, la scène, un espace inventé (le placement des instrumentistes à des endroits spécifiques de la scène) et une musique dont les matériaux ont été conçus pour « s’accorder » avec cet espace. Cela donne des œuvres en plusieurs mouvements : avant chaque mouvement, les instrumentistes mobiles se placent à un endroit marqué dans la partition. Ils génèrent, ainsi, de par leur position, une configuration donnée. Ensuite ils ne bougent plus jusqu’à la fin de ce mouvement. Nous sommes donc loin de la conception des « caminantes » de Nono, où les instrumentistes se promènent pendant qu’ils jouent. Ici, point de théâtre non plus, mais un jeu entre l’espace ainsi défini et les matériaux musicaux qui le mettent en valeur, ou, parfois, le contredisent. Faire jouer un instrumentiste dos au public (on n’entend que le son indirect), ou le cacher derrière un instrument volumineux tel que le piano, donne une image non seulement visuelle mais aussi acoustique qui fait sonner la scène d’une façon spécifique. C’est cette spécificité que j’essaie d’explorer et d’adapter à mes œuvres. Mais je ne suis qu’au début de cette recherche !
Notes
-
[1]
Luigi Nono, Écrits, Ch. Bourgois éd., p.95.